Les livres, Choses d'Art, Interview de M. Laurent Tailhade, Échos divers

De MercureWiki.
 
Mercure, « Les Livres, Choses d'Art, Interview de M. Laurent Tailhde, Échos divers », Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 243-256.



LES LIVRES(1)

Vieux, par G.- Albert Aurier (Savine) Voir page 233.
 Le Pèlerin Passionné, par Jean Moréas (Vanier). ― Nos lecteurs de cette revue partagent avec tout le monde le plaisir de connaître ce livre de précieuse essence poétique. Nulle part mieux qu'ici la science et le talent de Jean Moréas ne sont appréciés, et je n'intéresserais personne en traitant — du moins si rapidement — de questions techniques de composition, de rhythme et de style.
 Je voudrais seulement donner à penser à propos de la philosophie de cette poésie, de la philosophie sentimentale de ce poëte.
 (Des sentiments pensés, voilà, en effet, ce que vous trouverez au fond de ces subtiles et tendres harmonies, et j'entends mal que bien des gens se soient étonnés de n'y trouver que cela! Le grand malheur de la littérature, c'est qu'elle se sert du même outil, la plume, qu'usitent aussi la psychologie, l'histoire, la trigonométrie... De là une sotte confusion préétablie dans un certain nombre d'estimables esprits moyens qui, si vous leur parlez d'un nouveau poëte, se jettent sur son livre avec l'espérance décidée d'y trouver tout de suite la solution définitive de tous les problèmes de la Destinée. Mais ce chanteur ne sait leur dire que ses propres émotions : son désir et son choix, et le regret qu'il a de laisser fuir tout ce qu'il ne peut étreindre, de l'infini, en un rapide moment d'éternité. Et les estimables esprits lui gardent rancune de quelque déception qui n'est que de leur fait, et s'en vont. Qu'ils restent, au contraire : au second regard ils percevraient les causes et les résultats, les fins dernières de ces passagères émotions : et peut-être leur apparaitrait, à travers les justes, les providentiels moyens de l'art, une face jusqu'alors voilée de la Vérité qu'ils cherchent. Elle les toucherait doucement du bout des lumineux rayons de la Beauté.)
 Un profond amour de la vie, une poignante expérience de ses mensonges, une résignation amoureuse encore, et la conscience de ses propres «  contre-temps », — voilà, je pense, le fonds et le fond du Pèlerin Passionné. A peine ému des premières espérances, le poëte — alors des Syrtes — avait cruellement ressenti combien nous trompent les belles apparences, — et ses premiers accents assumaient une prématurée vieillesse, la couleur douloureuse d'un deuil encore futur; le poëte maintenant de ce nouveau livre s'en ressouvient, de cette juvénile erreur, avec une ironie attendrie :

Alors que j'étais, ô Æmilius, le nouveau
Temps, alors que, la feuille de primerole;
Que mon âge allait plus éclairci que l'eau
De la source matinale en sa rigole
De gravier : devis ni son,
Fredons comme de tourtres et passes,
N'envolaient de ma bouche aimée des Grâces,
Mais, soupirer complainte et tenson.

Vraiment, c'est qu'il prenait alors trop au sérieux la vie et qu'il ne savait pas que la sagesse est de chercher le rire mystérieux qui sommeille au fond du désespoir. Un instant vient, quand les cheveux vont blanchir, où l'erreur éclate, et l'âme se déride quand les traits vont se rider. Cela ne va guère sans transitoire tristesse :

O Æmilius, pourquoi sur l'agreste flûte, ai-je
Dit l'automne maligne et le cortège
Des pluies, alors que Flora versait
Beau-riante l'étrenne de sa corbeille,
Et, d'un tortis, Cyprine mes boucles pressait,
O Æmilius; et la barbe, à peine, entour l'oreille
Me naissait ?

Le souvenir seul a raison, et la fête de la vie ne se révèle guère qu'au regard détourné, à la barbe sur l'épaule, aux pas vieillissants. Le fardeau des jours peu à peu s'allège, comme si son poids n'était que du nombre déterminé des heures à subir, lesquelles tombent une à une de notre besace : et l'heure de lamenter, serait-ce la vraie de s'éjouir ?

L'été, maintenant, grandit l'ombre de mes pas ;
La mi-été, maintenant, boit la rosée. Ah, n'est-il pas
Levé, l'astre qui fait s'ouvrir la fleur tardive
Du safran! Æmilius, Æmilius, voici bruire
L'heure au roseau que mon souffle avive,
L'heure de lamenter.

C'est pourquoi :

Ore je vous vais dire :
La folâtre Amarylle, et le joyeux Tityre.

C'est pourquoi :

Qu'un marmouset pleure,
Rions, car c'est l'heure.

C'est pourquoi :

Les feuilles pourront tomber,
La rivière pourra geler!
Je veux rire, je veux rire,

Et l'âme, dans son secret, qui regrette et tremble, a beau dire :

Je suis si triste,
Comment rire helas !

et :

Dormir est si doux,
Que ne mourrons-nous !

l'expérience, qui est cet allégement de la fin promise, en répondant :

Ah, la Mort, ah, n'est-ce
Une menteresse !
garde à bon titre le dernier mot, dans cet éternel dialogue, fût-ce avec cette raison de déraison, qui mystérieusement poétise, d'un vague désespoir qui craint seulement que la conclusion garde un lendemain.

Ch. Mce.


Le Don d'Enfance, par Fernand Séverin (Lacomblez, Bruxelles). — L'un des plus charmants poèmes parmi ceux qui composent ce livret de vers débute ainsi :

Mon cœur est éperdu des étangs et des bois,
Comme s'il les voyait pour la première fois !
Mais je me sens troublé d'une étrange science
Et mon cœur est pensif, malgré ce don d'enfance.

Etre un enfant : regarder avec étonnement encore la vieille merveille du monde, trouver dans les choses qui semblent mortes aux sages de vivantes et fraternelles analogies, dévoiler en leur ingénuité première la haine et la tendresse, saisir par intuition ce que cache chez les hommes la nécessaire habitude du mensonge, et cependant être un homme auxieux et troublé, qui connaît bien la vanité de ce décor et de ces acteurs et de sa propre pensée, unir en soi cette monstrueuse dualité, ce rare phénomène constitue le Poète. M. Fernand Séverin a reçu le terrible don, et avec une honnêteté trop scrupuleuse il a révélé le secret qu'il eût fallu peut-être tenir caché. Mais il y aurait bien mauvaise grâce à s'en plaindre ; cela nous vaut une série de poèmes d'une tristesse et d'une douceur infinies, et réellement simples en ce temps où les artistes les plus byzantins prétendent seuls, en général, à l'ineffable naïveté des primevères et des petits oiseaux.

 L'uniformité voulue du vocabulaire, l'extrême concision des images, la passion latente exprimée par des mots tout en demi-teintes, apparentent directement M. Fernand Séverin avec Racine et Madame Desbordes Valmore ; ceux-ci ne se sont point mésalliés en l'accueillant dans leur mélancolique paradis, entre les arbres pâles, sous le ciel de cendre lumineux ; car parmi les poètes de notre âge, il n'en est point de plus délicat et de plus pur.

P. Q.


 Les Confessions, Souvenirs d'un demi-siècle, 1830-1890, tomes V et VI, par Arsène Houssaye (Dentu).— Il y a dans certains châteaux de ces jolies consoles Louis XV à pieds de biche dont le milieu est occupé par un panier fleuri, autour duquel tournent des colombes et des nœuds de ruban. Elles sont dorées, recouvertes d'un marbre rose ou blanc, supportent une glace ornée d'amours ... Sans un mur où s'accrocher, elles s'écrouleraient d'elles-mêmes, car elles ne se tiennent pas debout toutes seules, mais elles sont bien merveilleuses d'aspect. Ajoutez à la poussière du siècle dernier un peu de poudre de riz de la cocotte ou de la grande dame qui les possède actuellement, et ces consoles, toilettes Watteau ou socles de statue provocante, vous donneront peut-être une idée du style d'Houssaye dans ses confessions toujours galantes.

 Mais, mon Dieu, que le pénitent qui se confesse a de fatuité !...et qu'il est délicieux de songer qu'on a dû le tromper quelquefois... L'Arsène Houssaye de ces confessions-là, c'est Almaviva, et j'ai la conviction qu'il ne se flatte jamais.
 Hélas, cher Maître, nous avons terriblement marché depuis votre première conquête. Il n'y a plus de société choisie, plus de maîtresses intelligentes (et parlant le style d'Houssaye), plus de soupers, plus de fêtes vénitiennes, plus de coups d'état machinés entre un directeur de Comédie-Française et un empereur gracieux, plus de jongleries avec les bracelets des comédiennes, plus rien pour faire des mots, plus rien pour faire des femmes, pas davantage pour faire des hommes spirituels... Il nous reste nos deux yeux pour pleurer... car vous nous avez tout pris, si j'en juge par la nomenclature de vos exploits d'amoureux et d'homme spirituel... Et vous nous reprochez d'être pessimistes, névrosés !... Mais, cher Maître, à pères trop gais, fils tristes... C'est vous qui êtes un monstre...

 * * *

Le Jardin de Bérénice, par Maurice Barrès (Perrin et Cie.) — Scandaleuse confession, sans doute : — je n'aime pas

M. Barrès. Quand je lis un roman de M. Barrès, je crois lire un roman de M. Renan, — oh ! d'un Renan bien surélevé, bien au-dessus (sans que cela me donne des sensations de surélévation transcendante) du pauvre farceur qui a passé sa vie à découvrir des idées anti-religieuses familières aux Allemands d'il y a soixante et quatre-vingts ans. L'ironie de M. Barrés est franche, du moins ; elle méprise sans hypocrisie et sans regrets ; elle méprise tout, hormis M. Barrès lui-même, perle unique entre les valves de ce monde vain.
 Pourtant (c'est vers la fin du volume et comme en note), un respect est avoué pour l'Argent : « L'Argent, voilà l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre qu'on organise quelque analogue aux ordres religieux.. ! » Cette attitude adjuratoire n'est pas chez M. Barrès bien caractéristique : il ne cherche, en la fortune qu'il appète ou qu'il détient, rien autre chose qu'une condition indispensable aux efflorescences de son narcissisme spirituel. Il faut bien, pour vivre, prendre un vague intérêt à soi-même ; il y a des devoirs intérieurs ; il y a aussi une nécessité transcendante qui nous oblige à regarder en nous pour voir ce qui se passe extérieurement à nous ; mais il me semblerait dur, en ce qui me concerne, de me borner à l'examen incessant d'un mécanisme toujours identique à lui-même, de regarder les mouvements du locomobile en me répétant sans cesse : « Comme je fonctionne bien ! » De cette admiration, M. Barrès ne se fatigue pas, — ce sont les autres qui se lassent, qui finissent par trouver inadmissible une complaisance si prolongée. Car, enfin, les talents de M. Barrès — quoique variés, quoique étendus selon une gamme qui va de la causerie intime à l'éloquence parlementaire, du journalisme politique à l'essayisme dilettante et renanesque — ne sont pas de ceux qui justifient l'admiration sans bornes qu'il ressent et qu'il clame pour cette gemme précieuse, son moi. C'est un genre de littérature : soit, et c'est bien pour cela qu'il nous est permis de le juger et de le trouver insuffisant, malgré de l'esprit, une manière d'ironie qu'on ne peut nier spéciale, un mode même neuf de blasphème et qui, en ce dernier volume, s'accentue, un dédain justifié pour la fausse tenue morale du bourgeoisisme contemporain, etc. L'homme, enfin, est d'un grand intérêt comme exemplaire bien complet d'un genre inédit de cynisme : c'est un Jean-Jacques aristocrate et bien portant.

R. G.

 nota. — Tout ceci est peut-être inexact, M. Barrès ayant la monomanie, comme les femmes, de ne montrer que l'envers ou l'à-côté de sa pensée.

 Presque, par Francis Poictevin (A. Lemerre.) — « Gardons-nous d'écrire trop bien » : ce pernicieux conseil, un samedi des années passées, chuchoté par M. Anatole France à Charles Morice, l'auteur des Songes ne l'eût pas compris non plus. Ecrire trop bien, c'est à quoi M. Poictevin passe la moitié de sa vie, l'autre étant réservée à presque vivre les impressions qu'il notera en des phrases d'une musicalité unique d'orgue byzantin. Phrases moins que vibrations, et

vibrations si spéciales que peu d'âmes s'y trouvent d'accord. Musique de plain-chant grégorien, tel qu'on l'écoute en une somptueuse église flamande, avec de soudaines fugues de prière exaltée qui planent sur les lignes hautes, se jettent vers les voûtes peintes, avivent les vieux vitraux, illuminent d'amour les chemins de la Croix assombris. Le moine mystique, le vrai moine, le Fra Angelico et un peu le Bonaventure, revit davantage le long des pages de ce Presque, de chatoyante spiritualité, qu'en toute la littérature pseudomonastiqne de notre temps. Plairait-elle pas, mieux que de protectrices et fructifères déductions, à l'auteur du Recordare sanctœ crucis, cette oraison : « Le Christ apparaît ici-bas la plus resplendissante, la plus aimante, la plus absorbée figure de l'éternelle substance, elle embaume de toutes les vertus : elle a les bleus dulcifiants, les jaunes brûlés et clairs de la topaze ou du chrysanthème, les ensanglantements des gloires futures. Et malgré et contre mes rechutes de chaque jour, je m'efforce, selon la parole de Jésus à la Samaritaine, à l'adoration en esprit et en vérité. » M. Poictevin est entré dans le « jardin de toutes les floraisons » que chanta saint Bonaventure,

    (Crux deliciarum hortus

     In quo florent omnia...)


et à genoux il a baisé le cœur des roses dont la roseur est faite de sang, — le sang du grand Supplice. Pendant que le Matin, jeune homme aux cheveux blonds, livre aux femmes folles sa moite adolescence, il va, vers une paix « ecclésiale », à des messes de solitude, et l'une des grâces recueillies c'est l'imprégnement de son âme par « la lumière intérieure, claritas, cavitas. »

R. G.


 Femmes et Paysages, par Jean Ajalbert (Tresse et Stock). — M. Jean Ajalbert vient de réunir en un respectable volume tous les vers qu'il a publiés depuis 1886. Si l'on veut bien lui concéder qu'employer le langage rimé et rythmé à donner l'impression exacte d'un paysage, à camper de précises visions de femmes, à détailler l'analyse d'amours bourgeoises, c'est accomplir une œuvre poétique, on pourra se complaire à le lire, et beaucoup. Il a du vers alexandrin à libre césure une science bien mise en valeur par les excentricités de certaines poétiques contemporaines, et ce n'est pas un mince mérite. Quant au fond, une très personnelle ironie, dont l'expression du sentiment est à noter. Mais où M. Ajalbert se montre d'une incontestable maîtrise, c'est dans l'évocation de la banlieue de Paris, dont les moindres aspects nous sont révélés dans toute leur désolante laideur. La Nature, que l'auteur a voulue pour seule inspiratrice, l'a parfois si royalement servi que tel paysage, conçu objectif, devient un véritable paysage d'âme — pour la plus grande gloire du symbolisme.

E. D.


 Une Idylle à Sodom, par G. de Lys (Savine). — Cette maigre historiette valait-elle d'être rééditée ? L'auteur nous parle que « la presse ourdit la conspiration du silence » et déposa sur son livre l'éteignoir de la perfidie. C'était surtout lui rendre service. Pour des restitutions il faut quelque ampleur de poème, une acuité de vision quasi-géniale et divers dons de nature qui ne sont point remplacés par l'habituelle dédicace à Flaubert. L'intrigue enfantine effarouche moins ici, d'ailleurs, que le style odieusement pompier, paraphrasant le mauvais Chateaubriand des Natchez et plusieurs feuilletonnistes : — O rage ! Pourquoi m'as-tu fait épargner cet infâme ! — Le fils de Un tel a parlé !..., etc.
 Quant à l'érudition, c'est celle de tout le monde, avec un Lenormand et un Maspéro sous la main. M. de Lys ignore jusqu'à la véritable situation de Sodome, au Sud de la Mer Morte, au point que les Arabes appellent Sdoum, et dont les ruines informes subsistaient lors du voyage de M. de Saulcy (1851). M. de Lys place Sodome près du Jourdain, c'est-à-dire au N. du lac Asphaltite, et l'a peut-être confondue avec Gomorrhe ?

C. M.

 Peines de cœur, par Jean Surya (Vanier). — Il y a bien du cœur dans la littérature contemporaine. Maupassant, Bourget, Champsaur, Peladan — et qui ? et qui ? — exploitent ce viscère dans leurs titres. M. Surya le choisit aussi. Sait-il pourquoi, et qu'il subit l'influence déjà surannée d'une école qui n'a pas grand âge ? Faibles vers, parfois mauvais tout court, parfois ou souvent. D'aimables exceptions, tels :
Et mon cœur souriait au travers de ses pleurs,
Car vos yeux étaient bons et vos yeux étaient doux
Et moi qui refusais de ployer les genoux,
Le bonheur m'a vaincu bien mieux que la douleur.
Que valent ces vers, isolés ? — Dans le livret ils sont bons.

X.

 La flûte à Siebel, par Max Waller. (Lacomblez, Bruxelles). — Les pièces en vers octosyllabiques de ce recueil sont d'un sentimentalisme mi-triste, mi-folichon, qu'essaye en vain de relever une petite pointe de paillardise. Elles furent évidemment composées après boire. La réelle science de leur facture parnassienne, ô combien ! n'en justifie pas la publication, d'ailleurs posthume, et due à des amis dont la clairvoyance n'a certes pas égalé la piété.

E. D.


 Tête d'or (Librairie de l'Art indépendant). — Par une modestie quasi-divine, l'auteur n'a point signé son œuvre, un drame étrange et visionnaire, où de mystérieuses figures, Tête d'or, Cébès, la Princesse, l'Empereur, représentent l'avènement des rustres aventureux, la lassitude de ceux qui pensent, la pitoyable déchéance des races anciennes, tandis que des images tumultueuses — souvent nouvelles — évoquent le spectacle des victoires et des déroutes emportant les foules serviles vers les rapines et vers la mort.

P. Q.

 Marat inconnu, l'homme privé, le médecin, le savant, d'après des documents nouveaux et inédits, par le Docteur Aug. Cabanès (Genonceaux). — Mademoiselle de Corday, cette blonde Normande aux yeux hallucinés, eut grand tort de poignarder Marat, — dans cette baignoire qui était la coquille de colimaçon de l'Ami du peuple. Elle eut tort, d'autant plus que, insinuée par le hasard entre les familiers de Marat, elle aurait aussi bien pu en assassiner un autre, même le beau Barbaroux ; et puis, elle activa, par cet acte inconsidéré, une apothéose qui se serait difficilement érigée aux hauteurs voulues : d'un simple Chabot, d'un simple Hébert, elle fit un martyr destiné aux bustes couronnés de crêpe, aux biographies pieuses : — mais le peuple, qui se choisit ses saints, n'a jamais que ceux qui le portraiturent, qui le synthétisent. Sans la folle Charlotte, donc, Marat serait différent, presque inconnu ; c'est cet inconnu que le Dr Cabanès exhume, le Marat physicien, médecin, chimiste, droguiste et un peu charlatan. Le livre voué à cette tâche est fort bien composé ; avec science et persévérance toutes sortes de documents curieux sont coordonnés et pressurés jusqu'à ce qu'en jaillisse un personnage nouveau. Le Dr Cabanès avoue une certaine sympathie pour son Marat, mais il l'analyse sans nulle passion politique, aboutit à une excellente étude de biographie scientifique, — ce dont il faut le louer, sans rancune pour le sujet choisi.

R. G.

 Le Bonheur de Mourir, par Auguste Chauvigné (Ollendorff). — Un vieux beau de l'armée française séduit une jeune fille. Tout naturellement, ce général possède un fils qui s'éprend de la même jeune fille : de là, combat, tirades, torsion de cœur et torsion de nerfs. Le jeune homme part pour le Tonkin, désespéré ; la jeune fille meurt de consomption avec autant de joie qu'on peut en mettre à mourir de la sorte. Roman faux d'un bout à l'autre, mais qui se rachète par de jolies descriptions féminines, point décolletées du reste. François Coppée peut s'en permettre la lecture !

* * *

 Le Dernier des Clarencieux, par Ouida (Perrin et Cie).— Une adaptation ou une traduction de roman anglais, faite avec une telle négligence que très souvent les phrases ne finissent pas, laissant le lecteur perplexe devant les non-sens les plus baroques. Le style est soutenu...comme imbroglio, exemple cette phrase étrange prise au hasard dans ce livre énorme, une histoire en deux tomes : « Il marchait sans bruit, sans s'inquiéter de la neige qui tombait sur sa tête nue, de l'âpre vent du nord qui soufflait comme une bise glacée. »
 Il s'agit de la grandeur et de la décadence d'un grand seigneur anglais qui se fait la victime volontaire d'un frère bâtard. Il y a une vengeance commencée par un garçon de sept ans qui dure trente ans. Le reste à l'avenant ! Quand on veut écrire des romans pareils, il faudrait au moins se souvenir que Paul Féval avait du génie.

* * *

 Talleyrand, Mémoires, Lettres inédites et Papiers secrets, accompagnés de notes explicatives, par Jean Gorsas. — Il ne s'agit pas des fameux Mémoires tant et depuis si longtemps attendus, mais d'une correspondance inédite, de trouvailles dans les Archives des Affaires étrangères et les Archives nationales, de curieux rapports de police. « Tout cela, dit l'auteur dans un Avant-Propos, rassemblé, relié par une documentation biographique et des annotations sérieuses, nous a permis de mettre en relief un Talleyrand peu connu, qui éclairera certainement et complétera les Mémoires dont le duc de Broglie nous donne les deux premiers volumes. »

X.


 La Négra, par Fr. Tusquets (Savine). — Mœurs espagnoles, ou mieux mœurs de feuilleton espagnol, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Une jeune fille, la Négra (ainsi nommée parce que son teint est d'une blancheur extraordinaire), épouse un vieux général et le trompe avec le neveu, presque l'obligé, le fils adoptif de son mari. Comme on le voit, la donnée semble furieusement française. Vengeance d'un fou qui tue enfin l'amoureux après la mort de l'amoureuse et mille péripéties extravagantes. Bon roman pour les concierges lettrés. De temps à autre, un aperçu sur l'existence de Dieu et un pur régalia ou un non moins pur havane fumé en l'honneur de la morale. À part le personnage d'un prêtre qui ne sait pas le latin, tous les compagnons de la Négra manquent absolument d'originalité.

 * * *


 La Banque Nationale de France, par E de Werbrouck (Savine). — Opuscule d'un intérêt tout spécial, où l'auteur expose une combinaison de reconstitution de la Banque de France.

X.


(1) Au prochain fascicule : Enivrances (Alfred Gauche) ; Vingt-cinq Sonnets (Paul Dulac) ; Les Cahiers d'André Walter (œuvre posthume) ; Les Pharisiens (Georges Darien) ; Les Dernières Fêtes (Albert Giraud) ; Poésies variées et nouveaux Chats (Alfred Ruffin) ; Les Aphodèles (Martin Paoli) ; Poèmes et Ballades de A. C. Swinburne (Gabriel Mourey) ; Les Fusillés de Malines (Georges Eekhoud) ; Les Adolescents (Daniel de Venancourt).


CHOSES D'ART

 Musée du Louvre. M. J. Maciet vient de faire au Louvre un don important : un grand Calvaire sur fond doré, du commencement du XVe siècle (offrant certains rapports de ressemblance avec le panneau du Martyre de St-Denis que possède le musée) et un tableau allégorique appartenant à cette école de Fontainebleau encore si mal représentée au Louvre.
 On parle actuellement de la création d'une salle spéciale des Primitifs français. Le Musée de Cluny abandonnerait au Louvre les tableaux de l'École Française antérieure à la Renaissance qu'il possède. Voilà un projet excellent. Quand le réalisera-t-on ?
 À voir :
 Chez Dumont, 27, rue Laffitte, des lithographies de Manet, de Redon, des eaux-fortes de Wisthler.
 Chez Delarebetrette, 52, rue Laffitte, des Monticelli.
 galerie lambert, rue de Châteaudun, des Guillaumin, Raffaelli, Monticelli.

 Chez Thomas, boulevard Malesherbes, un portrait de femme d'Anquetin, une Avenue de peupliers d’Emile Bernard, un portrait de Mme C. de Schuffenecker, un Lautrec.
 Chez Bachereau, rue Le Peletier, 26. une tapisserie du XVe siècle représentant un épisode du siège de Troie, et une autre tapisserie un peu postérieure représentant un mage avec « En vous en est » en devise.
 Chez l'éditeur Vanier. Vient de paraître dans les hommes d'aujourd'hui Odillon Redon, texte de Ch. Morice, dessin de Schuffenecker. — Prochainement Cesanne (dessin de Pissaro).

G.-A. A.


Échos divers et communications

 Notre collaborateur Laurent Tailhade, interviewé par M. Jules Huret, a formulé de façon piquante son opinion sur le mouvement de la littérature contemporaine (Écho de Paris du 6 mars 1891. Enquête sur l'évolution littéraire}. Nous reproduisons ci-dessous cet entretien.
.............................................
 J'ai rencontré hier, par hasard, Laurent Tailhade, et comme je lui soumettais mon projet d'interview, il acquiesça sous cette réserve que je placerais son opinion partout ailleurs que parmi celles des poètes : « Ces gens-là, comme dit Rivarol, ont reçu leur cerveau en gosier ».
 Voilà pourquoi je classe ici ma conversation avec l'auteur d'Au Pays du Mufle, conversation que je reproduis sténographiquement, sans commentaire.
 — D'abord, dis-je, le naturalisme est-il fini ?
 — C'est-à-dire que Zola ne fera plus que continuer dans sa formule. Quant à ses successeurs, ils se sont vus forcés de chercher d'autres éléments que l'observation quotidienne de la vie sur le trottoir. Lorsqu'on eut noté tous les propos des blanchisseuses et des égoutiers, on s'est demandé si l'âme humaine ne chantait pas en d'autres lyres. Comme la fréquentation des gens qui se servent de brosses à dents et à qui l'usage des bains est familier répugne aux romanciers expérimentaux, ils ont dû s'adresser à d'autres couches sociales rudimentaires. M. Daudet ayant casé son fils et s'étant assuré l'héritage des Goncourt, M. Zola postulant l'Académie, les jeunes disciples de ces maîtres inventèrent le roman slave et le drame norvégien, sans compter le parler belge qui est le fonds même de leur quiddité littéraire. Ils ont mangé de la soupe aux choux fermentés avec les paysans de Tolstoï, découvert, avec M. Hugues Le Roux,

les jongleuses foraines,— ces sœurs d'Yvette Guilbert — et surtout créé, avec Méténier, les rapports de police accommodés en langue verte
 — Quels vont être leurs successeurs ?
 — Il me paraît que l'évolution sera partagée nettement entre deux catégories, c'est-à-dire : les jeunes hommes qui, n'ayant aucune fortune ni métier avouable dans la main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues ; puis ceux à qui suffit l'approbation des brasseries esthétiques et d'intermittentes gazettes, ce sont les symbolo-décadents-instrumento-gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne saurait plaire et qui le remplacent par un petit-nègre laborieux.
 Un peu « estomaqué », comme dirait M. de Goncourt, par cette sortie inopinée, je demandai à M. Tailhade, avec un léger ahurissement :
 — Vous n'êtes donc pas symboliste ?
 — Je n'ai jamais été symboliste, me répondit-il. En 1884, Jean Moréas, que n'avaient pas encore élu les nymphes de la Seine, Charles Vignier, avec Verlaine, le plus pur poète dont se puisse glorifier la France depuis vingt-cinq années, et moi-même qui n'attribuai jamais à ces jeux d'autre valeur que celle d'un amusement passager, essayâmes sur l'intelligence complaisante de quelques débutants littéraires la mystification des voyelles colorées, de l'amour thébain, du schopenhauérisme et de quelques autres balivernes, lesquelles, depuis, firent leur chemin par le monde. J'ai quitté Paris et vécu de longs mois en province, trop occupé de chagrins domestiques pour m'intéresser à la vie littéraire. Ce n'est qu'accidentellement que j'appris l'instrumentation de M. Ghil, les schismes divers qui déchirèrent l'école décadente et les démêlés de Verlaine avec Anatole Baju.
 — Du symbolisme lui-même, que pensez-vous ?
 — Mais de tous temps les poètes ont parlé par figures ! Depuis Dante et la Vita Nuova, depuis même toujours, ceux qui composèrent des poèmes ont été symbolistes ! Pourtant, il faudrait s'entendre. Si l'on désigne par symbole l'allégorie et la métaphore, il y en a partout, même chez Nicolas, qui montre le Rhin appuyé d'une main sur son urne penchante.
 Mais, de vrai, les symbolistes, qui n'ont aucune esthétique nouvelle, sont exactement ce qu'ont été en Angleterre les euphuistes, dont le langage a laissé de si détestables traces dans Shakespeare ; en Espagne, les gongoristes dont le parler « culto » sigilla toute la poésie des siècles derniers, depuis les « agudas » amoureuses de Cervantès jusqu'à la glose de Sainte Thérèse : «  Yo muero porque no muero  » (1) ; en France, la Pléiade au redoutable jargon, continué par les Précieuses, que railla et pratiqua Molière ; en Italie, les secentistes fauteurs de si terribles pointes, le cavalier Marin, l'Achillini et tant d'autres : « Sudate o focchi a preparar metalli ! » (2).
 — En voulez-vous donc aussi aux archaïsmes ?
 — Les archaïsmes des ronsardisants modernes ont été fort agréablement raillés par Rabelais, pour ne rappeler que des souvenirs nationaux (car s'il faut en croire Suétone, Auguste reprochait à son neveu Tibère ce genre de cruauté). L'Ecolier Limousin ne parle pas d'autre sorte que les plus accrédités poètes de notre temps :
 « Nous transfretons la Séquane au dilicule et au crépuscule …nous cauponizons ès tavernes méritoires... nous inculcons nos vérètres ès pudendes de ces meretricules amicabilissimes… m'irrorant de belle eau lustrale, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. »
 La Collantine de Furetières et les amis de Gombault faisaient paraître le même style. Il fallut que Malherbe vînt et biffât tout son Ronsard pour détourner le goût français de ces chemins rocailleux. Le principal effort des jeunes littérateurs contemporains consiste, comme je le crois, à découvrir la Pléiade et à la traduire en moldovalaque.
 Récemment, Barrés inventait Ignace de Loyola, auquel il voulait bien reconnaître des mérites égaux à ceux de M. Deschanel. Je ne désespère point, avant ma mort, de rencontrer un hardi novateur par qui nous seront appertes les Oraisons funèbres, et qui nous fera savoir qu'il existe, sous le nom d'Athalie, un drame assez honnêtement charpenté.
 — Vous avez lu le Pélerin Passionné ?
 — Et je suis passionné pour ce pèlerin, encore que la facture moins inattendue des Cantilènes et des Syrtes, par quoi nous fut révélé Jean Moréas, s'accorde mieux à mes habitudes spirituelles et me laisse goûter sans effort les riches trouvailles de ce glorieux artisan. Sous le même titre (Passioned Pilgrim), Shakespeare écrivit un poème qu'ont fait oublier la Tempête et le Roi Lear. Jean Moréas, dont les lectures s'étendent sur diverses nationalités, favorisa le grand Will dans le choix de son titre, mais pour consoler nos nationaux emprunta au vieil Rutebeuf « le dict du chevalier qui se souvient », sans compter les grâces vendômoises dont je vous parlais tantôt.
 — Quel avenir accordez-vous à ces deux écoles nouvelles : les psychologues et les symbolistes ?
 — Ceci est plus sérieux : je crois que le premier poète qui, dans la langue savamment préparée par nos devanciers du Parnasse et par les écoles contemporaines, exprimera simplement une émotion humaine, et pleurera d'humbles larmes en racontant que sa bonne amie lui a fait du chagrin, ou qu'elle a cueilli des pervenches sous les arbres en fleurs, sera le maître indubitable des générations d'artistes qui viendront après lui. Entre Musset et Verlaine, toute voix sincère avait fait silence, étouffée par les rugissements méthodiques de M. Leconte de Lisle, ce bibliothécaire pasteur d'éléphants. Cette circonstance est pour expliquer la fortune sans précédent mais non illégitime de Sagesse et de la Bonne Chanson.
 Quant aux psychologues, MM. Bourget et Barrès ayant contracté d'opulents mariages, l'école a certainement accompli sa destinée, tout aussi bien que le héros Siegfried, quand il eut reconquis le fameux anneau.
 — Quelle est donc votre formule littéraire, à vous ?
 — Je vous le dis tout de suite :
 Je considère que, lorsqu'on n'est point un sot, ni un bélître, ni un pion, ni un quémand, l'art de faire des vers est la manifestation intellectuelle d'un ensemble d'élégance qu'à défaut d'autre terme je qualifierai de dandysme, nonobstant l'abus qu'on a fait de ce vocable, éculé par les génitoires de Maizeroy et le pied de Péladan. Je réprouve donc toutes les exhibitions foraines ou mondaines qui assimilent le poète à un phénomène ou à un cabotin, et je n'aime pas plus les veaux à deux têtes des parlotes symbolo-décadentes que les Vadius des salons basbleuesques où Jean Rameau gasconne ses pleurardes inepties.
 Voilà.
.................................................
 Avec Théodore de Banville disparaît le dernier héritier immédiat de cette — pour nous du moins — fabuleuse époque de 1830. Bien des écrivains de ce cycle nous sont indifférents, quelques-uns même insupportables, mais le poète des Odes Funambulesques et de tant de délicieuses fantaisies

restait, reste un de nos maitres aimés. Nous nous associons pieusement au deuil de sa famille.

 Nous apprenons la mort de M. Louis Germain, jeune poète auteur d'un François Villon représenté naguère au Théâtre Mixte (depuis Théâtre d'Art), pièce un peu jeunette où s'annonçait toutefois un tempérament d'auteur dramatique.

 Deux coquilles — deux ! ô vandales de typos ! — déforment de la plus regrettable façon Les Quarante Heures, de Barbey d'Aurevilly (n° de mars). Au lieu du charabia qu'on lit p. 129, II. 1 et 2, il faut lire : « De tous les jours que l'année, cette joueuse au cerceau… » Ces coquilles ne sont dailleurs point les seules, hélas ! et nous publierons désormais une liste d'errata dans le dernier fascicule de chacun de nos tomes.

 Voici un nouvel hebdomadaire illustré : Le Messager Français (18, rue Vavin. Secrétaire de la rédaction : Léon Perrin ; administrateur : Marius Trébla). Article de Jules Renard, Nouvelle et poésie de Marcel Schwob, Chronique musicale de Willy, etc. Dessius de A. Calbet, Lebègue, E. Rousseau, Camille Langlois. — Nos meilleurs souhaits au nouveau-né.

 Réunion particulièrement intéressante, le 7 mars, à l'Auberge des Adrets. Parmi les Têtes de bois présentes : Bracquemond, Charles Morice, André Lemoyne, Armand Renaud, Léveillé,Coustantin Leroux, Paul Gallimard, Comble. Présidence de Jean Dolent. — La petite fête recommencera le 6 avril.

 Pour paraître prochainement : La Chanson du Grillon (Premières Chansons), par Ed. Teulet, I vol., chez l'éditeur E. Meuriot.

 La dernière livraison de La Société Nouvelle (Bruxelles, 32, rue de l'Industrie. — Paris, A. Savine), revue internationale, où la littérature et l'art occupent une large place, donne la fin d'un bon article sur Odilon Redon, par Jules Destrée.

 Le Magasin Littéraire (Gand. Président du Comité de rédaction : Hermann de Baets ; secrétaire : Jean Casier. — Paris, A. Savine) publiera dans ses prochains fascicules : Villiers de l'Isle-Adam (Henry Bordeaux) ; La Chevalière de la Mort (Léon Bloy) ; Un Fragment de Ruysbroeck l'Admirable (Maurice Maeterlinck), etc.

 Chez E. Bouhaye, 31, rue de Chabrol : Le Sillon, revue mensuelle, littéraire et artistique.

Mercvre.



(I) Je me meurs de ne pas mourir !
(2) Suez, ô feux, à préparer les métaux !
Outils personnels