Lettres de mon Ermitage septembre 1892

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Dom Juniperien, « Lettres de mon Ermitage », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 1-7.


LETTRES   DE   MON   ERMITAGE (1)
à monsieur maurice talmeyr
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 Salies-de-Béarn, le 27 juillet 1892.
 L'on parlait hier, Monsieur, de votre récent ouvrage : Les Possédés de la Morphine, dans une compagnie mondaine où l'épuisement de mon « Frère Ane » m'oblige à fréquenter. Pour une tumeur qui m'est venue au scrotum et dont le Sabahoth me gerdonna selon Son Eternelle Miséricorde, force m'est d'abluer, par les salines du Béarn, ma substance étendue, et d'ouïr les propos, au moins frivoles, d'une table de voyageurs. L'endroit manque un peu de ce que vous autres, gens du siècle, vocitez de l'agrément. C'est un village tout plat, d'une chaleur de fournaise, encombré d'hôtelleries saumâtres et d'une manière de parc où Phébus évapore de multiples cacas. L'église polychromée, à l'instar des plus horrifiques badigeonnages sulpiciens, domine un rocher fort hostile aux oignons des cucupiètres. On y contemple saint Martin occupé à déchiqueter son balandras de telle façon que le caïman et lui soient également privés de courtine, symbole, peut-on croire, du socialisme chrétien. Une bâtisse thermale, dans ce goût hispano-mauresque cher aux naturels de Fontenay-sous-Bois, offre aux œgrotants des baignoires crasseuses avec l'aiguade salée dont le prix est d'un écu. Mais l'horreur du lieu n'est que Saint-Jean au regard des personnes qui l'habitent. Nous sommes, à proprement parler, dans la Cité dolente des matrices. Le sexe auquel nous devons Jules Viaud s'affirme par une exhibition cocasse de pseudoplasmes dégoûtants et de fibromes suppurés. O les fâcheux utérus en proie au maulubec ! Une odeur légère d'iodoforme égaie la salle à manger. Ce sont les tampons que fichent, à travers leurs pudendes, maintes vieilles personnes en liquéfaction. On dirait d'un comice agricole où naveaux, cougourdes et giraumonts seraient doublés par toutes sortes d'excroissances ombilicales. Au surplus, les tenancières de ces madrépores, loin de manifester aucune gêne, trimballent avec cynisme leurs infirmités : je ne voudrais pas jurer même qu'elles n'en tirent quelque vaine gloire, « idole de caverne », comme aurait dit Bacon. Ici, Rondibilis eût gardé, pour tout potage, le manuel : De Ventre inspiciendo. Les médicastres, ses hoirs, l'assaisonnent parfois d'un peu de chirurgie, sitôt qu'il plait aux dames opulentes de s'aérer l'intestin. Un aspect assez joyeux est encore celui des bonnes sœurs à qui leurs dernières couches ont mal réussi, et qui préfèrent aux fontaines de Lourdes les eaux glauques de Salies. Ajoutez force mères bordelaises curieuses d'avouer aux gens comme quoi leurs « demoiselles » fondent en ulcères, plus un gros de touristes imbéciles autant qu'il sied. Ainsi vous aurez présente la configuration de l'assemblée qui vous discutait, un soir de juillet, en l’Hôtel de la Poule au Pot, tandis que fumaient les lampes du parloir et que les crapauds, ces rossignols de la boue, sanglotaient, à l'ombre des parterres, leur frêle note d'or.
 Il est vraisemblable, Monsieur, que vous n'auriez pas été médiocrement flatté d'ouïr les propos tenus. Votre livre touchant la « dark idol » eut une emprise entière sur ces intellects caparaçonnés de bêtise. En évitant soigneusement d'entrer au vif de la question, en substituant à la psychologie de l'amère Consolatrice les anecdotes lamentables que vous excellez à narrer, en vous gardant surtout de la précision et du style exécrés chez les bourgeois, vous avez conquis la bénivolence du lecteur et, pour les habitués des cabinets de lecture, évoqué, sans autre magie, « le frisson nouveau ».
 Si, comme vous l'affirmez, le peuple français est à la veille de s'endormir dans la plus alliciante folie que l'industrie humaine ait jamais empruntée aux herbes vénéneuses, et d'offrir littéralement au Démon du Rêve une couronne de pavots,

« Pallentas violas ac summa. papavera carpens »,
il y avait, ce semble, plus à dire et mieux que vous n'avez fait. Cette victoire de
la Mort sur une race dont l'expression ethnique ne peut être synthétisée que par le commis voyageur, patriote et courtisan des Belles, ne vous paraît-elle un avertissement formidable, le signe d'un Gotterdammerung qui, si j'ose employer les mots de Joseph Prudhomme, nous emportera ? Mais ces sortes de cogitations ne paraissent point, Monsieur, troubler votre sommeil. Écrivant sur une débauche moderne, vous avez recueilli le plus de faits possible et rédigé soudain, en reporter modèle, sans plus vous soucier de la mentalité que Paul Alexis lui-même, quand il enseigne Méténier. Vos prédécesseurs, au demeurant, n'avaient guère fait voir de compétence en la matière. Depuis Quincey, nul n'a touché le fond, comme si, après la « Confession » du vieil humouriste, magnifier le « juste, subtil et puissant » venin fût devenu interdit.

 Dans trois cents mortelles pages écrites — c'est le cas de placer un mot fameux — avec de l'opium sur des lames de plomb, monsieur Bonnetain s'évertue de raconter comment, a la force du poignet, il repoussait, en Indo-Chine, les avances des boys, fidélité louable pour son ami Charlot.
 Un autre gorille, Dubut de Laforest, n'a pas manqué la découverte. Naturaliste considérable autant peut-être que le jeune Oscar, il stigmatisa, chez Dentu, les officiers de cavalerie adonnés au népenthès. Vous connaissez l'écriture du galant, et quel tour il peut donner à ses élucubrations. Pour moi, je confesse que, depuis l'histoire d'un sénateur charbonnant des lunes sur le fessier conjugal, il ne m'est guère advenu de consulter ce gendelettre que la modestie de mon état m'oblige à qualifier de « très cochon ».
 Après ces initiateurs, vous apparûtes, Monsieur, et nous montrâtes une épouvantable lanterne magique. Il y a, parmi votre Enfer, quelques « bolges » d'une lugubre épouvante, où les damnés ricanent d'horreur et de folie avec des tordions suffisamment hideux. Je retiendrai la mort de cette verseuse crevant de poison, dans l'entresol d'une brasserie à femmes, et sa mise en bière près des latrines où fiente sans répit un stercoraire peint à la détrempe sur le mur ; le gentilhomme acoquiné chez les rôdeurs favorables au pianiste Saut-du-Toit ; les sœurs lesbiennes cherchant le « kief » en un bureau d'hôtel meublé ; cette famille singulière bramant son état de besoin à travers les champs de Viroflay ; tout cela forme un excellent cauchemar auquel vous eussiez pu joindre la théorie sinistre des amateurs de cocaïne et des buveurs d'éther, sans craindre de charger le tableau ou d'assommer votre clientèle.
 Il me parait seulement que vous avez oublié d'éclairer le défilé en nous disant pourquoi tant de millionnaires, stupeur du jeune Barrés, entrent si volontiers dans l'abrutissement, pourquoi le goût du « just opium » sembla jusqu'ici le privilège des oisifs dont ce même Barrès exalte la voiture et fait travailler les dentistes. À votre place, le « député de Nancy » eût expliqué la chose à Bérénice. Monsieur Bourget, recenseur des leuchorrées fashionnables, n'eût pas manqué, sur une telle matière, à vagir de subtils bafouillements.
 Quant à moi, religieux indigne, je reçus la confidence de maintes pécheresses dont les nerfs détraqués n'acceptent plus les consolations robustes que la Grâce nous permet de leur offrir. Celles-là,

« Chercheuses d'infini, dévotes ou satyres »,
sont les clientes prédestinées de la morphine. Le besoin d'alibi intellectuel que
leur pauvre cerveau de femelles ne peut créer par l'art ou par la science leur fait endurer volontiers les supplices que vous avez décrits. Il n'y a rien là que de fort naturel. Ces lamentables victimes du snobisme qui, pendant un nombre effroyable d'années, évoluent dans le manège des plaisirs à la mode et des adultères vomitifs, sentent parfois leur néant, et l'appétit leur vient de l'approfondir encore. Ce qui, pour le malade, pour le songeur exaspéré, pour le vaincu de l'action ou du rêve, est vraiment le bon népenthès et le baume d'oubli, devient pour ces poupées, imbéciles au-delà du dernier Tasmanien, une manière d'absinthe élégante où se noie leur vague intellectualité. Sera-ce, Monsieur, grand dommage qu'elles en crèvent, et faut-il prendre le deuil pour si peu ?

 Et leurs mâles, juste Dieu ! Avez-vous réfléchi à ce que peut contenir de macérations l'existence d'un clubman : le turf, le baccara, les drôlesses, le monde, les courses de Trouville, le cirque Mollier et les jours d'Opéra où l'on n'entend mie la partition ! J'en sais un qui écrivait de Bayreuth : « Pendant trois heures d'horloge, Tristan dit : « Oh! » à sa maîtresse ; Isolde répond : « Ah ! » et c'est tout. » Quelle ciguë, quelle jusquiame eût effrayé le pauvre sire contraint de chopiner ce Graal ? J'estime qu'il n'eût point reculé devant les pieds du Sâr. Au moins la Bonne Calomniée permet-elle d'endurer les joies de la vie mondaine avec un tantinet d'inconscience et l'éloignement béatifique du prochain. Cette marchande de sourires qui se morphinait pour ne pas « sentir » son vieil entreteneur et copuler avec des songes eût été, elle aussi, mal fondée à se plaindre des lendemains. N'avait-elle point, grâce aux magies de l'opium, secoué la réalité immonde, oublié son esclavage et reconquis l'orgueil ?
 Vous le savez, Monsieur, la liste est sans fin des teriakis occidentaux. En Angleterre, où, d'après le docteur Regnard, on trouve sur les champs de courses autant de flacons d'éther que de bouteilles de Champagne, l'ivrognerie saxonne indique depuis longs jours aux buveurs mécontents cette voie nouvelle où nous entrons le plus galamment du monde. « Le Nirvânâ pour un penny ! » Qui ne voudrait goûter cette marchandise ! Quand le monde, amplement ravacholisé, aura purgé le Mufle omnipotent, quand il ne restera plus rien de l'état social envers qui monsieur Renan exerça tant d'optimisme, la seringue homicide perdra sans doute la plupart de ses fidèles et reprendra son rang parmi les accessoires chirurgicaux. Mais il serait présomptueux d'espérer ces temps de douceur et de paix, car, ainsi que prophétise le saint homme Ézéchiel, « Nous mourrons sur la terre étrangère de la mort des incirconcis ».  Veuillez trouver ici, Monsieur, l'hommage
 de mon apostolique dilection.
 Dom Junipérien.


P.S. — Nous apprenons avec douleur la mort d'Adrien Decourcelle, décédé à Etretat, le 6 août dernier, en la 70me année de son âge. L'auteur des Formules du Docteur Grégoire alimenta d'esprit maintes gazettes, nommément Le Figaro depuis les premiers jours de sa fortune.
 Quel causeur prestigieux fut cet excellent homme, ceux-là peuvent le dire qu'il honora de son amitié. Mais ses bons mots hantent les mémoires et sont trop connus pour les rappeler ici. Elles méritent d'ailleurs une louange égale, toutes ces formules de gouaillerie athénienne et de robuste sincérité.
 En ce temps d'emphase et de galimatias, leur sobre élégance pourra fournir quelque salutaire guérison et ramener vers le « goût » les jeunes indécis.
 Le maître qui les dictait a fini de sourire. Les roses de sa verte vieillesse se sont brusquement effeuillées. Mais il nous lègue sa vivante gaîté, son œuvre légère et forte improvisée aux hasards du journalisme et de la vie mondaine, son œuvre qui perpétue la tradition haute et charmante des causeurs d'autrefois, son œuvre que n'eussent point désavouée les grands ancêtres, Chamfort et Rivarol.
 D. J.


(1) V. Mercure de France n° 8 et 22.



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