Malveillance

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Alfred Vallette, « Malveillance », Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 261-268.


MALVEILLANCE (1)


 Quelques brèves lignes en tête de ce recueil, il y a dix-sept mois, exposaient que, d'aventure, et entre autres matières qui pourraient aussi bien être insérées ailleurs, il s'y publierait des articles assez hétérodoxes pour n'être point accueillis par les feuilles qui comptent avec la clientèle. A défaut d'un but plus noble, c'était comme un programme : on nous en reproche aujourd'hui l'exécution. Jamais plus nous n'avons reparlé de nous depuis lors. Nous sommes si peu gens à manifestes que la discrétion des « Mercuriens » — une naïveté sans doute en ce temps de puffisme — est passée en force de chose jugée dans de hauts milieux littéraires. Mais la... violence à notre égard d'une éminente personnalité de la presse nous oblige, pour un court moment, à changer d'attitude. Au reste, nous ne sommes point de mœurs « engueulantes » — une sottise peut-être — : nous nous distinguons en cela de tant d'autres, et c'est encore une justice qu'on nous rend.
 Je prie qu'on remarque que je ne viens pas défendre et justifier — il n'a pas à l'être — M. Remy de Gourmont, un lettré rare, esprit spéculatif un peu métaphysique, dont l'ordinaire souci est à mille lieues du sujet qu'il traita le mois dernier. Il a même fallu que la comédie patriotique se manifestât par de bien véhémentes clameurs pour être perçue du nuage qu'il habite, et où il était déjà remonté quand M. Nestor le vouait, dans L'Echo de Paris du 26 mars, à un genre de supplice tel qu'il « envierait alors les damnés du Dante. » La pénitence est douce. Je désirerais seulement remettre les choses au point.
 D'abord, le fond même du débat : il ne s'agit nullement de l’idée de patrie. Encore que cette idée-là soit assez peu « excitante », d'un intérêt relatif et infiniment au-dessous — M. Nestor le concède — de l'idée d'humanité, très permise à l'heure actuelle, elle n'est pas en question, en tant du moins qu'abstraction dégagée des soi-disant nécessaires préjugés contemporains. M. Camille de Sainte-Croix l'a bien compris (La Bataille du 29 mars). Après avoir précisé l'économie de l'article de M. de Gourmont, il conclut :
 « Il n'y a là motif à aucune ligue pour ou contre l'idée de patrie. Ces raisons vont plus haut. D'autant qu'avec lui encore nous répétons : — Tous les Français gardent une solidarité nationale. Faites la guerre et nous partirons. Mais si vous ne la faites pas, fichez-nous la paix. »
 Et M. George Hère dans le Constitutionnel — le sage Constitutionnel — ajoute :
 « Ce dilemme n'a rien de subversif ; il est simplement imbus du bon sens français, cette vertu dont on parle toujours et qu'on n'éprouve jamais... La vision de M. de Gourmont est plus sensée certainement, et plus noble je crois, que celle de M. Déroulède. »(2)
  Ce même journal a très exactement défini le mobile, d'ailleurs patent, du signataire de l'article tant incriminé : l'attitude indécente des revanchards quand même. De plus, et il n'est pas le seul, M. de Gourmont n'estime pas du tout la fameuse revanche indispensable au bonheur de l'humanité. Mais fût-on partisan d'une nouvelle guerre, admît-on avec La Bataille, ce qui est soutenable à un certain point de vue, que « le besoin de revanche n'est même pas discutable », de quel œil contempler les pitreries de ces étranges énergumènes toujours prêts à partir, jamais partis, et qui compromettent une fois par mois la sécurité publique ? On finit par en rire : ils rappellent invinciblment ces cocasses personnages de l'opérette d'Offenbach, qui, un quart d'heure durant, sans bouger d'une semelle, chantent avec énergie : « Détalons et fuyons ! Détalons et fuyons !... » Ah ! combien se trompe La Cocarde en disant que M. de Gourmont a « tourné en ridicule ceux dont la pensée est constamment orientée vers l'Alsace-Lorraine ! » Il n'a que noté un fait. Ce n'est pas sa faute, pourtant, si ceux-là grimpent sur les tréteaux, hurlent et gesticulent, au lieu de se préparer dans le recueillement à l'œuvre souhaitée. La perspective d'une conflagration de deux millions d'hommes, de l'arrêt ou de la rupture de tous les rouages sociaux, est certes très folâtre et justifie surabondamment le « caractère français », le « vieux sang gaulois », les vrais patriotes enfin de leurs... exubérances — innocentes facéties pour égayer la longue veillée d'armes. Et la farce tapage si fort, atteint de telles hauteurs dans le grotesque et s'offre d'une si franche drôlerie, qu'ils sont en effet bien étonnants les esprits assez chagrins pour ne s'en point divertir. Conçoit-on ces gens moroses saisis d'une nausée rien qu'à ouïr les lointains éclats de la parade, et qui ne regardent pas à se faufiler par les petites rues, quittes à beaucoup allonger leur route, afin d'esquiver la place où paillaissent, bobèchent et fantochent les délicieux revanchards !... Une belle musique est vite insupportable une fois en bobine dans les orgues de barbarie, de fervents admirateurs de la Marseillaise — goût point blâmable en soi — ne peuvent plus l'entendre depuis qu'on en a tant mésusé : trop d'Amiati ont braillé et braillent encore la Revanche pour que nous soyons les seuls, nous qu'on dénomme d'une lèvre méprisante les « raffinés », à penser ainsi. L'ensemble des écrits provoqués par l'article de Remy de Gourmont le témoigne de reste. On n'est pas patriote de ce patriotisme-là ; quotidiennement grossit le nombre de ceux qui se débarrassent de ce « virus » nouveau, « nouveau, oui, sous la forme épaisse qu'il assume depuis vingt ans ». 
 Or, où l'idée de patrie en tout cela ? — Comme M. Nestor, mais avec courtoisie au moins, L'Eclair, M. Edmond Lepelletier dans Paris, M. Antoine Salvetti dans Le Pays, M. Vielé-Griffin dans les Entretiens Politiques et Littéraires, déploraient donc à tort, implicitement ou apertement, que M. de Gourmont s'en prît à l'idée de patrie : ce n'est que presque exact. Mais encore, M. Octave Mirbeau n'imprimait-il pas naguère dans L'Echo de Paris, à propos de l'incident Renan-Goncourt, que les paroles attribuées à M. Renan décelaient — je reproduis de mémoire — « une hauteur de vues fort louable chez quiconque ne vit point dans l'atmosphère intellectuelle de M. Déroulède » ? Et M. Camille de Sainte-Croix, en son article précité de La Bataille, met le sentiment public de la partie : « Le récent débat soulevé par M. Renan contestant à E. de Concourt l'authenticité de certaine relation d'un dîner littéraire où l'auteur de la Vie de Jésus se serait élevé contre l'idée de patrie, a prouvé que l'étonnement public était non pas que M. de Goncourt eût arbitrairement rapporté ces choses, mais que M. Renan s'indignât de les voir rapportées. » Parlerai-je enfin de la Critica sociale, de Milan, qui s'empoigne avec l'idée de patrie et l'appelle « la carcasse d'un idéal putréfié » (3).
  Que de bûchers ! Que de potences !
  Mais M. Nestor lui-même risquerait fort d'être pendu, car le début de son article émane le parfum de cette hérésie qui nous vaut la hart. Il y semble déclarer : « Au fond, je suis parfaitement de votre avis ; mais on ne profère pas ces choses, sinon entre dilettantes — mes amis et moi pour tout dire — et surtout on ne les publie pas, parce qu'elles sont un danger public. » Opinion judicieuse à coup sûr, qui toutefois s'applique mal à notre espèce et à quoi il serait peut-être intéressant de répondre par un chapitre intitulé :

Du droit au dilettantisme en l'an 1891 et de ses dangers au point de vue social. Je passerais sur la réjouissante prétention de M. Nestor à l'accaparement du dilettantisme.

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis


si je ne tenais à dire un mot sur cette qualification de Jeunes qu'à tout propos on nous lance avec dédain. Oui, des adolescents qui jouerainet le dilettantisme seraient des poseurs, des illusionnés ridicules ou d'imbéciles jobards ; mais, enfin, si nous n'avons ni l'âge, ni l'expérience, ni sans doute — bien qu'il ignore Laforgue, que nous savons par cœur — l'universalité de connaissances de M. Nestor, nos seize ans sont loin ; nous avons suffisamment pratiqué nos semblables, beaucoup vu, retenu un peu, jeté sur le monde assez de coups d'œil pour nous en former une idée — point fière à parler net. Et peut-être que de la douzaine que nous sommes l'un a pu tout de même aboutir au dilettantisme, à celui qui est dans le domaine public aussi bien M. Nestor en possède un breveté S. G. D. G.
 Quant au danger « d'exprimer des idées qui sont cependant justes, qui devraient assurer le bonheur intellectuel de sages délicats en un mot, de pratiquer l'aristocratie des opinions », il est indéniable si la feuille qui les répand est un organe populaire. Mais imagine-t-on Le Joujou Patriotisme offert au Petit Journal ?...Ah ! nous l'avouons sans mélancolie, nous ne tirons pas « encore » à un million d'exemplaires, et le Mercure de France n'est pas très apprécié dans les ateliers de fleuristes : il manque de feuilleton.
 Voici donc détruite toute l'argumentation de M. Nestor, décidément parti contre des moulins à vent. Et ce lui est une malveine d'avoir bataillé, en cette fallacieuse occurrence, avec des armes qu'il ne sort guère, forgées pour des aventures plus glorieuses : je veux dire ces épithètes terribles dont il a semé son article, et qui, de la part d'un esprit si sage et d'habitudes si benoites, seraient presque des injures. — Injures méritées en somme ! Qu'est-ce que ces gens nés d'hier, groupés dans une publication durable, dont on s'occupe quoiqu'ils se tiennent à l'écart, ne paraissent point dans les rédactions et ne sollicitent jamais rien de personne ? Car pourquoi le taire : ces « raffinés, avides de bruit et de scandale », oncques ne prient qui que ce soit de seulement signaler leur recueil. Mercure de France ignore les « prière d'insérer », les petites notes aux journaux, les multiples machinations par lesquelles on s'insinue et on obtient de la réclame ; il néglige même de profiter des très nombreuses relations qu'il a dans la presse, et au lieu de s'indigner lorsque quelque journaliste, qui a demandé à le recevoir contre promesse d'entrefilets, omet de se rappeler la condition du contrat, il s'amuse philosophiquement de ces aimables mœurs (4)— et continue le service. Voulez-vous des noms, messieurs des quotidiens ? Gageons que vous ne m'autoriseriez point à publier vos lettres. Il est à peine besoin d'ajouter que nous sommes profondément reconnaissants à ceux qui nous aident.
  Non, la vérité, contre quoi s'insurger serait par trop naïf, est telle : efforcez-vous à un livre qui soit une œuvre, nul ne se soucie de le constater ; commettez un écrit qui ait seulement l'apparence d'une sottise, et dont on suppose la divulgation de nature à vous nuire, nul n'y faillira. C'est dans la presse comme un devoir. Voici, par exemple, M. de Gourmont précisément, « l'homme sans nom », qui publie Sixtine, une des plus belles œuvres parues l'an dernier et qui relève assurément de la haute critique : M. Nestor se garderait bien d'en écrire un seul mot. Mais ce même « homme sans nom » choque, par un articulet aussitôt oublié que fini, le plus formidable de nos préjugés, renie publiquement le faux dieu Patriotisme : tout de suite M. Nestor lui dispense une large part de réclame. D'où cette morale, recommandée aux jeunes chercheurs de notoriété : « Des œuvres ? Peuh ! Le moindre pétard ferait bien mieux votre affaire. » Et l'on sait si M. de Gourmont, une manière de moine constamment plongé en d'érudits travaux, de qui Savine éditera cet automne Le Latin mystique, étude sur les poètes latins du iiie au xiiie siècles, est un habituel allumeur de pétards...
 Au fait, nul doute que Minerve, sa pourtant vigilante patronne, ne vaquât à d'autres soins quand M. Nestor écrivait son article. « ... Je commence à trouver, y est-il dit, que notre patience indulgente (?) envers tous ces prétentieux farceurs doit prendre fin. Tous, tant que nous sommes, et moi le premier, nous avons souri à leurs œuvres vides et obscures, nuit d'où, dans notre naïveté (!) bienveillante (??), nous espérions toujours voir surgir quelque clarté. Mais d'inutiles et de ridicules... » etc. Ce sont là des appréciations critiques qu'il ne m'appartient pas de discuter ; cependant, une remarque : ces « prétentieux farceurs », en moins de dix-huit mois, ont publié six volumes de prose : Vieux (Savine), Albert (Bib. artistique et littéraire), Sixtine (Savine), La sanglante ironie (Genonceaux), Sourires pincés (Lemerre), Le Vierge (Tresse et Stock) ; et trois de vers : La Néva (Savine), Les Cornes du Faune (Bib. artistique et littéraire), Au Pays du Mufle (Vanier). Avant l'été paraîtront encore, signés d'eux, quatre livres de vers et trois de prose : Les Trèves, — Quand les violons sont partis, — Lassitudes (Perrin et Cie), Strophes d'Amant (Lemerre), L'Eléphant (Savine), A l'écart (Perrin et Cie), et un volume de Théâtre (Savine). Total : seize ouvrages. Pour des « larves d'hommes », on avouera que c'est joli. Et je ne cite, bien entendu, que les productions des rédacteurs en titre du Mercure de France, non les livres de ceux d'entre nos confrères qui nous font l'honneur de collaborer à notre recueil. Or, la plus stricte sapience ne conseille-t-elle point d'espérer en des gens d'une bonne volonté si manifeste ? Et puis, est-il bien prouvé que leurs œuvres d'aujourd'hui soient tant que cela « vides et obscures » ? Ne serait-ce point plutôt que M. Nestor n'en a pas même ouvert une seule ? ... En somme, cette nullité générale exigerait la réunion des douze crétins de lettres les plus crétinisants que la terre eût jamais portés, ce qui est presque aussi drôle que l'accaparement du dilettantisme par M. Nestor, et d'ignorer « le tendre et ironique » Laforgue — dont hier encore, dans L'Echo de Paris, MM. J.-K. Huysmans, Lucien Descaves, Jean Ajalbert, proclamaient le talent.
  Je dirai pour finir — car, persévérants dans nos us, nous n'avons l'intention de reparler de nous de longtemps — que la désignation de Symbolistes nous étiquette tout juste aussi exactement que celle de Jeunes. Il faut bien le répéter, puisque les i qui ont perdu leur point sont de simples bâtons pour cette sagace fin de siècle : ce n'est pas en vue de prosélytisme au profit d'une esthétique déterminée, du triomphe d'une école, pas même par sympathie de talents que nous nous sommes groupés, mais uniquement et plus modestement pour avoir un coin propre où imprimer, sans craindre les refus, coupures et tripatouillages d'un directeur, ce qu'il nous plaît écrire. Est-ce clair ? Au début, toutefois, tel était le hic : aurait-on des lecteurs ? — On en a.

Alfred Vallette



(1) Ces quelques pages étaient composées quand M. Nestor publia, dans L'Echo de Paris, son article : Les Jeunes et les Vieux.
(2) Voir également La Chronique du II avril (Bruxelles).
(3) Voir aussi L'Egalité du 7 avril (A. Hamon).
(4) Pour plus de détails sur cette intéressante question, lire l'article de M. Jean Jullien : Document pour l'édification des abonnés, acheteurs, lecteurs d'Art et Critique, et de ceux qui reçoivent gratuitement cette revue (Art et Critique, n° 84).



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