Merveilles : I. Extase. - II. Apocalypse

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Stuart Merrill, « Merveilles: I. Extase - II. Apocalypse », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 221-223.


merveilles

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I. - EXTASE


 Je suis - chantait le Porteur de la Lyre et de l'Epée aux générations épuisées d'avoir eu tant de pères dans le péché - le Mage, détenteur des ultimes secrets, qui ai cueilli les astres à l'Arbre de l'universelle Vie.
 Et bien que, jaillissant des herbes sacrées dont le suc rend fou, mille serpents aux coruscants squames d'or dardassent vers ma targe et ma cuirasse blasonnées du signe de la victoire leurs vibrantes langues d'azur,
 Je fis fulgurer dans la lumière astrale la colère vindicative de mon glaive, et je fis retentir sur les sept cordes l'Ode divine des Dominateurs; et par la mauvaise plaine siffla l'agonie des reptiles aux yeux de rubis.
 Et j'empoignai la crinière de l'immémoriale Pécheresse qui gisait, la fleur rose de son sexe épanouie à la tentation, sous l'ombre étoilée de l'Arbre où veillaient, sans ailes ni chants, tous les oiseaux du Temps.
 Domptée par mon poing de chaste chevalier, elle proféra vers les cieux, d'une voix jusqu'alors inouïe, la parole d'épouvante qui me révéla, tel le tonnerre dans la tempête, le mystère de ces mondes dont parlèrent les géants nos ancêtres.
 Depuis cette heure des heures mon âme d'archange vole, sonore et folle, sur l'aile musicale des hippogriffes du gouffre, vers cet Inconnu qui est au-delà de notre Inconnu, comme le Silence est au-delà de la Ténèbre!
 Et mes pâles mains se crispent, roides des gemmes dérobées jadis au trésor du Dragon, vers les éblouissants arcanes, que les dieux ont à jamais caché, par crainte d'inéluctable folie, du sanglant regard de mes frères.
 Plus haut, du vol et du galop, ô monstres de la révélation, jusqu'à ce que mes lèvres exsangues mordent aux grappes de pourpre que vendangeront, aux jours de la vengeance, le Christ et Satan!
 Afin que, heurtant de mes bras tumultueux à la porte adamantine de la septième sphère où se dressent, la lame de blanche flamme à la main, les séraphins et les chérubins ailés de lune et casqués de soleil,
 Je puisse, ayant accompli ma septuple destinée, jouir enfin, dans les paradis d'asphodèles et d'amaranthes où le jour est la nuit et la nuit est le jour, de la Vie parfaite dans la parfaite Mort, pour l'éternité des éternités!
 Ainsi chantait le Porteur de la Lyre et de l'Epée.


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II. — APOCALYPSE


 Ce n'est plus, en les demi-ténèbres qui couvent, sous de pâles planètes où tressaille la dernière lumière, le secret des siècles de la terre, que de vains tintements de harpes parmi les coupes et les guirlandes de l'universelle orgie des hommes.
 Sur les tours des palais de basalte d'où tourbillonne, vers le ciel oublié, la flamme violette des trépieds, les rois ivres dont le rire écorche la gorge déchirent de leurs ongles la soie âpre des étendards que les aïeules, aux matins d'espérance, chamarrèrent de vols de chimères.
 Et les reines dont les doigts et les bras sont lourds de trop précieuses pierreries lisent en des parchemins, enluminés de sinople, des histoires d'amour, de guerre et de mort, dont à peine elles peuvent comprendre le sens, tant leurs têtes chancellent sous le poids des antiques couronnes.
 Soudain, dans le désert qui déroule ses sables aux portes des maudites capitales, la horde des barbares de la nuit, secouant le lourd tonnerre de leurs tympanons, galope en orbes d'ombre autour des remparts où dorment, à la lueur des torches piquées sur les lances, les sentinelles de fer.
 Un vent s'élève dans la solitude, et dans le vent de cette solitude les rois ivres et les reines folles, laissant choir de terreur, du haut des tours, les loques des étendards et les feuillets des parchemins, savent que clame, avant l'apocalypse, la voix des anciens prophètes.
 Déjà le fleuve qui coule de l'Est charrie en ses flots, qu'empourpra jadis le sang de tant de multitudes chantant vengeance et victoire, des cadavres d'hommes verts dont les yeux, ayant lu là-bas le secret des destinées, se révulsent à jamais d'épouvante.
 Ils ont fait d'étranges rêves dans les bleues montagnes du silence où méditent les Mages, et voulurent, par une humaine pitié contraire à celle du Dieu des dieux, proclamer aux peuples pâlis par le séculaire péché la bonne nouvelle que recèle le Livre.
 Mais les Archanges gardiens du secret les ont frappés au front de la fulgurante flamme de leurs épées, pour ce qu ils tentèrent de rompre avant les temps, sur le seuil du Temple de la Lumière, le triple sceau qui n'éclatera que sous le sceptre du fatal Rédempteur.
 Et voici que les rois ivres et que les reines folles, à la vue de ces cadavres qui passent paiement au fil de l'eau, et à l'ouïe du tonnerre de la chevauchée des barbares, se prennent à pleurer dans l'irrémédiable nuit; et leurs doigts soudain dressés semblent vouloir arracher du ciel les dernières étoiles.

Stuart Merrill.

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