Monsieur X., Poète français, volontaire de la bataille pour le Mieux, guide désigné des races montantes

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Pierre Quillard , « Monsieur X., Poète français, volontaire de la bataille pour le Mieux, guide désigné des races montantes  », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 130-135.


MONSIEUR X.
Poète français, volontaire de la bataille pour le Mieux, guide désigné des races montantes.


Quand ils ont geigné (sic) huit jours...
......................................
Comme le Christ sur la colline,

Étincelants d'ardeur divine,

Vous gravirez votre Thabor,

Sans vous soucier si, dans l'ombre.

Là-bas, sous un nuage sombre,

Le Golgotha vous guette encor.

(Monsieur X., passim.)


Quand j'écris: Monsieur X., « Poète français, volontaire de la bataille pour le Mieux, guide désigné des races montantes », peut-être l'X assez indéterminé de son nom, les qualificatifs étranges qui l'accompagnent et la surprenante fantaisie grammaticale et esthétique des paroles qui lui sont attribuées laisseraient croire que le personnage ainsi défini appartient à la classe exquise des êtres de fiction, et que par un choix heureux de mots bien appropriés j'eusse voulu suggérer d'une manière cursive l'idée même et l'image d'un pauvre d'esprit trop parfait pour exister ailleurs que dans le royaume du ciel. Qu'on se rassure, il existe sur cette terre; il s'est donné lui-même tous ces titres et quelques autres analogues, tels que: « servant altier des rénovations à venir »,« gardien de la pensée », « pasteur des âmes indécises », et, le plus souvent qu'il peut, il proclame par le livre ou par le journal la beauté de son cœur et ses aspirations éventuelles à l'apostolat, voire au martyre. La seule vertu chrétienne qui semble lui manquer jusqu'ici est l'humilité, et il n'abhorre pas avec assez de ferveur d'attirer l'attention sur le mérite qu'il se croit. Aussi est-ce dans l'intérêt de son salut et de son définitif épanouissement moral que je préfère ne le pas nommer, pour la mortification de sa vanité que je n'imagine point insensible à la sorte d'importance mondaine que donne la critique, même la plus justement sévère. En outre, si je satisfaisais aux curiosités en éveil en divulguant les lettres privilégiées qui, dans la vie courante, servent à distinguer des autres hommes ce scribe sans génie, je perdrais le bénéfice de la pénombre et du mystère indispensable à l'éclosion des mythes; et Monsieur X.,indigne par lui-même de distraire une minute les têtes bien faites, ne prend toute sa valeur que considéré comme le représentant accompli de certaines doctrines à qui leur indiscutable niaiserie acquit assez rapidement l'adhésion enthousiaste des sots.

 Monsieur X. est, en compagnie de quelques autres, confesseur de la foi selon Nos Seigneurs Ernest Lavisse et Melchior de Vogüé. On admirera ici l'extraordinaire puissance d'illusion et de crédulité qu'il faut aux gens qui se créent un dieu, même médiocre. Ceux-la voulaient un directeur de conscience : ils auraient pu s'adresser à un sage comme M. Louis Ménard, qui a interrogé passionnément toutes les philosophies et toutes les religions et dont l'âme fut assez grande pour accueillir tous les dieux. Sans doute une telle pensée était trop haute et trop noble pour eux et, modestes ce jour-là, ils allèrent trouver un professeur adroit et se firent prêcher l'impératif catégorique par M. Ernest Lavisse,qui ne se refusa jamais à des accommodements avantageux, à des transactions utiles entre ses principes de la veille et ceux du lendemain: démagogue à sa façon, il ne cesse de prononcer devant ses disciples le panégyrique de leurs propres vertus, moyen sûr, sinon très élégant, d'acquérir une popularité sans grandeur. L'attitude notablement plus prestigieuse de M. le vicomte E. Melchior de Vogüé expliquerait peut-être l'erreur des deux ou trois personnes intelligentes qui se laissèrent séduire par la foi nouvelle; ses lèvres de gentilhomme semblaient ennoblir encore les mots qu'elles profèrent habituellement: « Idéal, Charité, Réconciliation sociale, Action, Devoir.» On ne s'est point aperçu tout de suite que c'était là seulement le caprice d'un homme bien élevé pour des sentiments et des idées dont il parle, comme de toutes choses, plutôt par ouï dire et en amateur que pour en avoir fait une étude spéciale; et la gravité ecclésiastique de ses discours était d'apparence si respectable qu'elle dissimula longtemps tout ce qu'il y avait en lui d'étourderie charmante et presque d'espièglerie (1). C'est à cette double école que Monsieur X. apprit l'art de vivre, en quelques heures, l'enseignement qui s'y transmet n'étant point de ceux qui réclament un effort intellectuel considérable. Dès lors, plein de confiance en sa faconde méridionale — que n'est-il félibre lui aussi! - il se destina dans la comédie humaine un rôle éminent : être celui qui parle au nom de la jeunesse française; et il attendit impatiemment une occasion propice pour faire ses débuts.

 Précisément il y a quelques semaines, M.Saint-Genest, je crois, à propos de trois jeunes macrocéphales de bonne famille, riches, oisifs, à la cervelle vide préoccupés exclusivement de sport, de baccara de chanteuses de café-concert et, en littérature, de documents humains, fit entendre que toute la génération de 18 à 25 ans était semblable à ces trois petits imbéciles. Monsieur X., qui n'était pas en cause, cependant, jugea l'heure venue de remplir sa mission et répliqua sans tarder. Son manifeste contenait deux parties bien distinctes, l'une de critique sociale, l'autre de critique littéraire établissant toutes deux la haute supériorité de la jeunesse contemporaine. Que s'il s'en était tenu a cette affirmation flatteuse pour les gens de notre age, je ne pense pas que personne y eût trouvé à reprendre. Mais il donnait ses raisons, il apportait ses preuves, également piteuses. Et d'abord, disait-il, un signe infaillible que nous nous sommes régénères, c'est qu'il y a à Paris trois associations d'étudiants : Association générale, Cercle des étudiants catholiques, Association des étudiants socialistes: et que dans toutes les trois « on aime le peuple ». Ce ne sont point les termes exacts dont s'est servi Monsieur X.: mais cette formule n'est pas plus vague que sa pensée, et, sans se demander si cet amour universel et inattendu des classes bourgeoises et patriciennes pour ceux qui souffrent n'est pas simplement la crainte propitiatoire de représailles futures, il n'est point indifférent de savoir en quoi il consiste. Le manifeste ne le disait pas: mais la préface d'un livre de vers publié récemment par le même auteur donnait quelques détails. Selon lui, les hommes de pensée « qu'une révolution à fait princes » doivent diriger « l'éternelle marche humaine » et conduire la foule, pour laquelle ils éprouvent beaucoup de pitié. Voila une manière d'aimer qui n'est point sans égoïsme et se rapproche assez de celle que pratique le député Maurice Barrès, si durement excommunié par Monsieur X.. Et puis il y a là une confusion peut-être volontaire, à coup sûr pernicieuse, entre la hiérarchie intellectuelle et la hiérarchie sociale, qui n'ont rien de commun. La première ne saurait léser l'individu que dans ses prétentions intimes; elle est fatale, et de loin, à des échéances parfois séculaires, les poètes et les philosophes mènent le monde. Mais l'autre, rien ne la justifiera jamais : toute autorité est mauvaise, établie sur la violence et la spoliation, et nul artifice de paroles ne saurait rendre légitime ce fait monstrueux : n'importe quel homme s'arrogeant de commander quoi que ce soit à n'importe quel homme. Quant à la pitié, il n'est pas de passion plus auguste ni plus douce pour celui qui l'éprouve; mais elle ne va pas non plus sans un sentiment d'infériorité et d'humiliation chez le malheureux qui l'inspire, et tantôt deux mille ans de christianisme nous ont trop fait oublier peut-être une idée d'une valeur sociale plus mathématique, partant plus grande, l'idée de justice. Celle-là, primordiale et absolue, ne participe point à l'instabilité du sentiment et n'a rien d'arbitraire ni d'imprévu. Je l'indiquerai volontiers à Monsieur X. comme une excellente règle de l'action, qui n'est point, ainsi qu'il le suppose gratuitement, la fin mais la condition nécessaire de la vie; agir est un simple fait qui indique la' tendance de l'être à persévérer dans l'être et rien de plus, aussi bien quand nous nous écartons machinalement d'une voiture qui nous pourrait écraser que sous les deux formes moins immédiates mais aussi significatives du militarisme international et de l'assassinat privé.

 Mais il y a toujours quelque chose comme un manque de pudeur à exprimer publiquement tel ou tel choix secret de la conscience, fût-ce même pour échapper au reproche d'être un vulgaire bandit capable de crimes bas et louches. Par contre, l'examen des opinions littéraires de Monsieur X. n'entraînera pas avec lui le regret de réticences omises. Il constate dans son manifeste que les romans naturalistes et psychologiques « sont quelque peu tombés en discrédit parmi nous ». L'aphorisme n'a rien de particulièrement hardi ni de bien nouveau : mais les motifs assignés à cette déchéance ne sauraient être acceptés, non plus que les conseils de Monsieur X. touchant la « pensée écrite », comme il dit par dédain de la littérature. Il classe en effet les naturalistes et les psychologues parmi les adeptes de l'art pour l'art, et, à le croire, « l'art n'est jamais qu'une distraction » et « la pensée écrite n'est pas un art ». Nous nous imaginions à tort que l'œuvre d'art n'était pas l'expression du rêve intérieur seulement par le son, le relief ou la couleur, mais aussi par le mot qui résume et rappelle toutes les sensations et toutes les conceptions abstraites, si bien que l'art du mot est l'art suprême, le seul qui de toutes pièces puisse recréer un monde. Point; l'Iliade et les Méditations (je cite les autorités de Monsieur X.) ne sont à aucun titre des œuvres d'art, et au nom de J.-J. Rousseau (2) qui n'en peut mais et de Lamartine transformé en fantoche ridicule, Hugo, Flaubert, de Vigny (accaparé ailleurs par le Volontaire en question) Baudelaire, Leconte de Lisle « ont menti »; ils n'ont jamais été des poètes : « le poète est celui qui... », il y a six strophes de suite pour l'expliquer fort mal; quelques syllabes suffiraient à rendre clairement la pseudo-pensée de Monsieur X. : « Le poète est celui qui ignore le rhythme, la langue, tout; le poète, c'est Moi ». Personne n'y contredirait, à moins de mauvaise volonté, et des morts illustres ne seraient pas compromis par des louanges de cette délicatesse:

Toi qui fus beau, toi qui fus bon, toi qui fus juste,
Lamartine, salut ! — Ton nom immaculé
Sonne comme un appel de l'idéal auguste;
Quand tu chantes on croit que Dieu même a parlé.

Quiconque ne juge pas à propos d'employer ce jargon informe est un « diseur de foutaises », selon une tournure galante empruntée à la préface déjà mise à contribution, comme s'il était nécessaire de mal écrire pour avoir le droit d'être jugé un homme sérieux. Insister n'aurait point de grâce ni sortir de leur ombre quelques autres strophes aussi étrangères à la beauté. Le silence complet eut encore mieux valu peut-être, Monsieur X., après tout, n'ayant reçu le mandat de parler au nom de personne et ne représentant que soi-même, ce qui est peu, autant qu'on a pu le présumer par cet aperçu panoramique de son œuvre. Mais on me pardonnera pour la pureté de l'intention et parce que la race de chanteurs que je ne rougis point d'avouer mienne ressemble aux antiques Corybantes: une nuit, les Initiés écoutaient, au fond du bois interdit aux profanes, les flûtes merveilleuses des ténèbres qui sanglotaient vers les étoiles, afin de redire à leurs frères ignorants des rites les tristes et pures harmonies qu'ils auraient entendues; un satyre éveillé par le clair de lune insulta de ricanements leur extase surnaturelle; ils l'égorgèrent sans scrupule et, reléguant dans l'oubli la tête dérisoire que la mort même n'avait point consacrée, ils s'enivrèrent à nouveau, dans l'ombre purifiée désormais, avec les mystérieux murmures qui, jusqu'aux astres, montaient des sources, des feuillages ou de leur âme.


Pierre Quillard.


 (1) Il me semble bien qu'un écrivain des plus déliés, qui raconte de temps à autre les Mémoires d'aujourd'hui avec peu d'indulgence et infiniment d'esprit secret et rare, ait exprimé comme il le fallait l'illusion particulière produite par M. de Vogüé en cette épigramme inédite à la mode du XVIIe Siècle:

Tout ce qui reluit n'est pas or:
Vogüé reluit en Melchior.


 (2) Cf. Rousseau (Confessions. Partie II, Livre VIII): Je méditois dans mon lit à yeux fermés et je tournois et retournois mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables.

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