N° 10. – OCTOBRE 1890

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 337-384.


CHRONIQUE D'ÉTÉ


Les Cloportes


 « Flaubert nous disait aujourd'hui : « L'Histoire, l'aventure d'un roman, ça m'est bien égal. J'ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n'ai eu que l'idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes. L'affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu que, quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j'avais conçu Madame Bovary tout autrement. Ça devait être, dans le même milieu et dans la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste... Et puis, j'ai compris que ce serait un personnage impossible. »
 Cette phrase du Journal, des Goncourt (ler vol., p. 367) me revenait en mémoire, ce juillet dernier, comme dans un creux de roche cotentinoise, le front rafraîchi par Noroué qui me tournait complaisamment les feuillets, je lisais le manuscrit des Cloportes, roman singulier, qui porte le sous- titre de « Scènes et Types de campagne », et que Jules Renard, l'un des collaborateurs les plus appréciés du Mercure de France, se prépare à publier au Roquet, cette mauvaise gale, après le Magot de l'Oncle Cyrille.
 Les Cloportes, en effet, ne sont guère, à proprement parler, un roman, s'il est entendu que ce vocable définit une œuvre où l'affabulation tient une place importante ; aussi, feuilletonnés dans un quotidien, par tranches minces, ils eussent peu fait haleter les clients de M. Jules Mary, voire les friands de M. Georges Ohnet. La petite « histoire » qui s'y dévide tout doucettement se réduit à ceci :
 La vieille bonne des Lérin, dont la « vue baisse », est remplacée un beau matin par une jeune, Françoise, nièce d'Honorine, la vieille. Dans une minute de déraison, le fils de la maison engrosse Françoise. Clandestinement, celle-ci accouche, jette son enfant dans le puits, et, déséquilibrée par son crime, se fait extatiquement brûler sur un feu de bourrées. Honorine reprend sa place. Et la vie d'avant recommence. Un point, c'est tout.
 Aussi, n'est-ce aucunement pour nous conter ça que l'auteur a écrit les Cloportes. Cela ne serait vraiment pas la peine. Ce qu'il a voulu, en toute évidence, et je dois dire que son but est rempli, c'est nous donner les sensations de la vie de province, terne, grise, vide, végétante. Il a choisi ses types parmi les végétants les plus végétants, il les a placés dans un décor qu'il connait, le Morvan, où il est né, et dont pourtant il s'attarde rarement, tant ses types lui tiennent au cœur, à nous faire passer devant les yeux, en de rapides pages, le panorama trop peu accusé. Ce qui l'intéresse uniquement, ce sont les êtres, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs façons d'être. Mais, ses types, il n'en étripe point, comme il est de mode, la psychologie profonde, hypogastrique et épigastrique, il les fait parler et agir, et c'est eux-mêmes qui s'apprennent et se découvrent à nous, par menus détails.
 Je ne veux pas entrer dans l'analyse minutieuse des Cloportes. Le directeur du Roquet m'en voudrait, et à juste titre, de déflorer une œuvre à laquelle il va donner une très prochaine hospitalité. Je veux surtout féliciter M. Jules Renard de persister dans la voie qu'il a inaugurée avec Crime de village, cette petite plaquette de nouvelles, presque toutes si savoureuses, qui est à peu de chose près son œuvre de début, et dont plusieurs, la Meule, par exemple, rappellent très heureusement, toute originalité gardée, la manière aiguë, l'observation narquoise et pince-sans-rire de M. Guy de Maupassant dans ses Contes de la Bécasse.
 La province, absolument dédaignée par nos intéressants « fin-de-siècle », tellement «  fin-de-race » qu'ils s'intitulent d'eux-mêmes décadents, a bien changé depuis Balzac ; ses notaires, ses curés de village, ses paysans, exigent de nouveaux historiens, mais ceux-ci se rencontrent rares, parce qu'il est de notoriété publique que l'étiquette « moeurs provinciales » collée sur un livre, pour artistique et exceptionnelle qu'elle soit, a l'inconvénient rédhibitoire, aux yeux de combien d'éditeurs, de n'être aucunement commerciale.
 Je crois pourtant, en dépit de tout, que les Cloportes viendront à leur heure comme tout livre nous initiant, sans lâches compromissions avec la convention routinière, aux dessous moraux, pas très propres, de la vie de mollusques des petits bourgeois de province.
 Et il convient également de féliciter l'excellent directeur du Roquet, M. L. de Saunier, d'ouvrir toutes grandes les portes de son journal si éclectique, si vibrant pour le présent, et si plein de promesses pour l'avenir, à une œuvre jeune et curieusement originale comme les Cloportes, au lieu de nous ressasser, comme tant d'autres périodiques, quelque banale, insipide et chlorotique étude de « mœurs parisiennes ».

Léo Trézenik.

LE TRAVAIL

À Henry d'Erville.


I

le jour

 L'Usine ahane, écume et geint sous le ciel clair.
 Au centre buissonneux des plaines alarmées
 Ses fièvres, ses flambois, ses fracas, ses fumées
 Exhalent une tache orageuse dans l'air
 Et toisonnent le haut de son échine dure.
 Comme une chienne oscille et quête en la verdure,
 ague bête, aux yeux roux, apeurant de son flair
 Les planantes amours dont l'azur se constelle
 Et dont les gazouillis semblent fuir devant elle,
 L'Usine ahane, écume et geint sous le ciel clair.

II

le printemps

 En costume princier que connut le servage,
 Le Printemps arborant sa perruque à frimas
 Étale la gaîté d'ironiques damas.
 L'insidieux encens de la flore sauvage,
 Le trille insinuant qui repeuple les nids,
 Les fredons chuchotés des vieux troncs rajeunis
 Circonviennent les cœurs qu'une langueur ravage.
 L'Usine, froide à tous ces frissons palpitants,
 A l'aspect sale et gris des rapaces traitants
 En costumes princiers que connut le servage.

III

l'été

 Pareil au flot perlé des alcools stimuleurs,
 L'Été giclant sous qui tout se grise et s'altère,
 Comme une vaste enclume éclabousse la terre,
 Fournaise en la clarté qui pleut sur ses douleurs,
 L'Usine ronfle et bout ; sa ruche s'exténue
 À la peine, et parmi la promiscuité nue
 De son dépoitraillé labeur suant ses pleurs,
 Parfois de brusques ruts étanchent leurs furies
 À l'enivrant lac blond des jeunes chairs meurtries
 Pareil au flot perlé des alcools stimuleurs.

IV

l'automne

 Le temps morne est plus bis que le pain du salaire.
 L'épargne de l'Automne enterre les trésors
 Des arbres ruinés semant leurs derniers ors.
 Dans le matin phtisique un grand disque solaire
 Bâille, lugubre : son rouge trou pantelant
 Semble la bouche des fourneaux chauffés à blanc ;
 Et rude aux meurt-de-faim que sa voix accélère
 La cloche sonne son appel haï de tous ;
 Symbole ricaneur de leurs quintes de toux !
 Le temps morne est plus bis que le pain du salaire.

V

l'hiver

 Sur la route sans fin au travail gémissant
 Rôde l'Hiver d'un pied ouaté d'homme qui tue…
 Des baisés purs dont la pudeur s'est dévêtue
 Sont allés mendier la lèvre du passant…
 Un cri de mort jaillit ! Mort sans doute bénie !
 Et dans l'inconscient dédain de l'agonie
 Que montre le poignard damasquiné de sang,
 Tandis que l'un enlace et que l'autre foudroie,
 Le Z de la bielle et le 8 de la courroie
 Vont leur route sans fin au travail gémissant.

VI

la nuit

 La Cheminée en feu que le vent échevèle
 S'érige dans la Nuit dont les larmes d'argent
 Évoquent les sanglots d'un chômage indigent,
 Et sous la noire paix du deuil tout se nivèle.
  — Courage, pauvre gueux que la misère abat !
 C'est du fumier de ton prolifique grabat
 Que sont nés les forgeurs de l'Aurore nouvelle,
 Aurore de bonté qui rêve le pardon…
 Mais ce sera peut-être un terrible brandon
 La Cheminée en feu que le vent échevèle !

Paul Roinard.

PENSÉE DES MORTS


 Je me délectai toujours aux légendes des cimetières. J'en sais plusieurs desquelles je compte bien faire d'aimables couplets qu'on se pourra pousser au dessert. — L'histoire de Marie Lafamé, qui faisait pleurer de rire les résédas plantés sur sa fosse. L'histoire du soldat nécroraste qui finit par obtenir les galères et qui s'en évada pour l'amour d'une morte : mais, au retour, n'ayant trouvé qu'indicible déconfiture, il se périt sur ces mornes restes. L'histoire.... — J'en sais beaucoup. Il n'est pas une allée, dans les vieilles nécropoles parisiennes, qui ne recèle son petit document, et je fais ma cueillette.
 Mais hier mon goût des morts s'est singulièrement spécialisé.
 Dès bonne heure, avec d'autres indifférents, j'eus à conduire à son gite définitif un homme de lettres, — « des nôtres », comme on dit dans chaque Revue. Le trajet était long. Tout le long, ressassant des personnalités, recensant des égoïsmes, je finissais par m'absenter de l'actualité et je m'égayais doucement, quand, avec quelle violence ! je subis le funèbre coup de cloche. En hâte, je me fis une tête ad hoc.
 Le défunt nous emmena tout au fond, contre le mur de garde. ( Ce cher ami fut toujours grand marcheur. )
 En passant, je notais des noms : on n'en a jamais assez, pour les « nouvelles », et les meilleurs ont disparu du Bottin. Et, absorbé toujours un peu dans les habitudes professionnelles, je me laissais requérir par la saveur des syllabes : Ce nom-ci, méditais-je, ne m'irait point. Tel en ferait son affaire… Celui-là, je le garde : c'est dans ma nuance. Pour cet autre, je l'indiquerai à… Ici, j'eus un haut–le–corps : le nom du cher accompagné, oui, de celui qui, désormais, est exempt des soins de notre vie assujettie, oui, son nom même venait aux lèvres, si je puis dire, de ma pensée. Je ne me défendis point d'accorder un sourire à l'accident encore tiède, assurément si triste, par qui nous sommes privés — irrémissiblement — des œuvres irrémissiblement inédites, assurément si belles, desquelles le cher emportait dans la tombe, avec nos regrets, les projets irréalisés.
 Pro-jets-ir-ré-a-li-sés.
 Ces syllabes me poursuivirent. J'en fus obsédé durant les discours, les « Adieu, notre ami ! » les « Dors en paix ! » les « Au revoir ! » les « Non, tu n'es pas mort ! » les « Tes témoins sont là ! » qui ruisselèrent avec l'eau bénite sur la terre fraîchement ameublie.
 Tandis que les autres s'en allaient, contents de la corvée accomplie, à leurs chroniques, à leurs feuilletons, à leurs poëmes, à leurs potins, à leurs romans, à leurs visites d'académie, à leurs drames, à leurs projets irréalisés, je m'égarai seul parmi les tombeaux avec la songerie vague encore qui m'enveloppait.
 — Il est donc enfin arrivé, le pauvre cher ! — pensais-je,
 Je savais plus d'un homme de lettres, comme lui, toi et moi, inhumé dans ce cimetière. — J'évitai leurs édicules. — De tous je savais les œuvres, et, de plus d'un, les desseins qui n'avaient pas vu le jour. Étaient-elles, ces idées dont la caresse encore future avait réjoui ces cerveaux vivants, étaient-elles inhumées avec les carcasses fragiles ? Qu'advient-il des projets irréalisés ? — Pensée des morts. Pensées des idées mortes. — Est-ce que les idées meurent ? Rêve, orgueil de créer en nous-mêmes, dans l'intimité secrète des évolutions de nos désirs, finis-tu là ? Amer plaisir de choisir, parmi nos fictions, les plus aimées, les plus belles, et de les porter en soi durant toute la vie — (en attendant ! en attendant quoi donc, hélas ! quoi ?) — pour les dire aux larves du cimetière ! Et pourtant, cette longue attente, ce pacte sous-entendu avec l'éternité, cette patience du génie qui ne saurait prévoir de fin, ayant oublié son commencement, n'est-ce pas le seul honneur qui vaille qu'on vive ? Misère du soin des jours à ne pas laisser couler vains, vides, sans appel aux races à venir, sans témoignage devant Dieu ! — Eh ! ma mort témoignera de moi ! (Que je puisse la choisir !)
 Douce pensée des morts, doucereuse absinthe, douceâtre en son amertume, que chrétiens et mahométans conseillent de humer tous les jours un peu, afin de nous préparer au terme d'une destinée humiliée à l'humus mortuaire, — douce pensée des morts…
 Si j'étais romantique (ô homme–de-lettres !), je soulèverais les pierres de ces sépulcres, au coup du crépuscule agonisant. On verrait de chaque tombe se dresser quelque squelette encore agitant des lambeaux d'habits jadis fastueux. Le paysage serait agrémenté de spectres d'arbres d'automne, — et j'y mettrais de la lune. Le cri lointain d'un hibou rêvant donnerait le signal, et mes morts, invétérés poëtes, laisseraient, de leur bouche au grand rire, couler à flots que rien ne retiendrait plus les verbes miraculeux qu'ils étaient venus, vivants, pour dire aux vivants, et qu'ils n'auraient pu, spectres déchirés encore de regrets, dire qu'à l'avare écho du cri si lointain d'un hibou qui rêve. — Une horloge jetterait sur tout cela le silence fantastique de minuit.
 Si j'étais naturaliste, — avec un peu de phénol et des précautions je descendrais dans ces caves où pourrissent les défunts, et je calculerais selon les bonnes formules ce qu'il restait de phosphore à luire dans ce tas de crânes stérilisés. La féteur de l'endroit me chasserait, et je remonterais parmi les vivants avec une inglorieuse conception de l'humanité.
 Je ne suis romantique ni naturaliste, et je repense avec une tristesse qui ne veut plus tolérer de sourires cette pensée, cette douce, doucereuse et douceâtre pensée des morts, et je me débats entre de trop précis remords de temps envolé et d'incertaines espérances, et je doute, ô tant je doute ! et je suis tenté, — ma foi ! d'aller jeter des fleurs ironiques et sincères d'immortalité sur la fosse à peine comblée du compagnon naguère avec moi tardivement attablé sous le gaz fiévreux des maisons à boire ; ensuite je m'en irais, je rentrerais dans cette pourvoyeuse du cimetière, la Ville, j'y rentrerais tout possédé du souvenir impatient des projets qu'ensemble — lui qui dort déjà, moi qui veille encore — nous agitions, que sa mort a trahis, que je n'ai pas encore réalisés.


Charles Morice.

DEUX EMPEREURS


 Dans un célèbre parallèle, Voltaire avait déjà mis en présence deux princes, l'un de race germanique, l'autre de sang slave. Il faisait là œuvre de dilettante :les deux princes dont il se plaisait à conter l'histoire n'avaient qu'à titre de curiosité intéressé la France ; elle avait, en spectatrice amusée, assisté à leur conflit, indifférente à ce que la victoire restât dans un camp plutôt que dans l'autre. Il n'en est pas de même aujourd'hui, et si les princes, dont elle est obligée de suivre d'un œil anxieux les réciproques politiques, sont peu propres par leur personne à exciter le même enthousiasme que leurs illustres et géniaux devanciers, leurs entrevues, leurs décisions, leurs manifestations, leurs intentions respectives sont pour elle d'une bien antre importance.
 De Charles XII, Guillaume II a tout, sauf cette indépendance d'aventurier qui permit au Suédois, sans trop de responsabilité, de risquer follement sa peau et sa couronne sur tous les champs de bataille de l'Europe. De Pierre-le-Grand, Alexandre III n'a rien, sauf l'imperturbable patience et la foi sereine en la grandeur de son peuple.
 L'Allemand est jeune, intrépide, fougueux ; son tempérament le pousse à oser ; il procède par coups de tête, tantôt généreux, tantôt ridicules, toujours imprudents ; sa vertu, c'est la belle illusion de ses pensées ; son vice, l'intempérance fâcheuse de ses actes ; il vibre, il carillonne, il subjugue ; tout fermentant de vie, il entend communiquer son ébullition à son entourage, à son empire, à ses voisins, au monde ; sa confiance le pousse, son optimisme le guide, son bonheur — jusqu'à présent — a fait le reste. Cet Allemand est un Français ; plus qu'un Français : un méridional.
 Le Russe est lent, compassé, recueilli ; il ne se presse de rien, il attend, il repose dans une immobilité de sage vieillard, il n'agit qu'en permettant très difficilement an cours fatal des choses de suivre plus loin ; il ne décide jamais, il se résoud ; sa volonté, c'est le statu quo ; son mot d'ordre, le silence ; bien loin de tenter l'inconnu, il ne transige qu'avec l'inévitable ; il fractionne, imposant à la porte des traditions ; son esprit contemple, son cœur s'absente, son imagination dort. Ce Russe est un Turc ; plus qu'un Turc : un marabout.
 Chacun d'eux — c'est bien connu — est un mystère : mais l'un est un mystère dispersé à tous les vents ; l'autre un mystère rebelle à tous les rayonnements. D'ailleurs, il n'y a peut-être pas grand secret derrière leur tête ! Mais leur position est si considérable, que l'on s'imagine volontiers que chacun de leurs froncements de sourcils recèle un million de pensées. On ne prête qu'aux riches : combien prête-t-on davantage aux puissants !


 Il suffit que ces deux hommes soient à l'heure qu'il est les arbitres presque absolus des précieuses destinées de notre lamentable Europe : on ne saurait braquer sur eux trop de télescopes — ou de microscopes. Ces deux géants — ou ces deux gnomes — sont capables à eux seuls d'ouvrir ou de fermer les portes du temple de Janus. Leurs proportions ne font rien à l'affaire ; un simple bacille déchaîne dans un homme le choléra ; un petit vibrion nerveux produit dans ce même homme la santé et le bonheur. Alexandre et Guillaume sont dans l'organisme continental ces éléments terribles qui, quelque infinitésimaux qu'ils soient, dispensent à tout le reste ou la vie ou la mort. Seront-ils meurtriers ou féconds ?
 C'est en de si peu réjouissantes pensées que j'étais, l'autre soir, absorbée — autant, du moins, qu'une femme peut se laisser absorber par des pensées. Le jardin supérieur du palais de Peterhof était, depuis le matin, envahi par une foule qui attendait les deux empereurs. Ceux-ci n'arrivaient pas. La foule se dispersa. Prévenue de l'heure probable de l'arrivée, je rôdais à peu près seule dans le parc alors presque désert. Une trentaine de personnes, qui avaient eu vent comme moi du moment auguste, on qui s'étaient obstinées, lancinées du désir violent de contempler durant deux minutes deux impériales figures, fermaient un petit groupe devant l'entrée des appartements réservés au César étranger. Un magnifique suisse, enseveli dans un fastueux manteau rouge chamarré d'aigles jaunes, bondait de sa corpulence la baie de la porte. Deux grands diables d'Allemands, casqués congrûment et culottés de blanc, se tenaient plantés immobiles au bas de l'escalier. Des domestiques de la cour s'affairaient.
 J'étais fort exaspérée d'une attente d'une demi-heure déjà, lorsque le prince Ivan Egorovitch m'accosta et m'offrit son bras.
 Il faut que je présente le prince Ivan Egorovitch. Je ne dirai rien de son physique : ce physique n'intéresse que moi. Mais son état d'esprit est bien digne de remarque, surtout pour un étranger observateur : Ivan Egorovitch est un résumé, un compendium exact de ce que pensent, de ce que croient, de ce que jugent, de ce que veulent, de ce que rêvent plusieurs millions de ses compatriotes. Ivan Egorovitch est russe jusqu'au bout des ongles, mais un Russe mauvais, pédant, intransigeant, un Russe pour qui tout ce qui n'est pas russe est un objet de haine et de mépris, un fanatique de la Sainte Russie — il tient à l'épithète — un panslaviste, non pas seulement dans le sens que tous les Slaves doivent être Russes, mais aussi dans celui que tout ce qui est russe est bien et que tout ce qui est bien est russe. Le voilà défini.
 — Eh bien, princesse, commença-t-il, nous allons donc voir ce jeune héros, ce favori de la gloire... à venir, ce chevalier errant redresseur de torts et pourfendeur de vieilles gibernes !
 Je sentis de suite dans ces paroles et dans le ton sur lequel elles étaient prononcées un trait narquois et perfide décoché à Guillaume II, sans autre raison que le panslavisme et par simple impertinence. Je n'ai jamais aimé ces façons illogiques de satire : et, pour maintenir l'équilibre, j'entrepris illico, à la barbe du prince furieux, une apologie du souverain allemand beaucoup trop complète pour n'être pas exécrable.
 — Que me dites-vous là ? gémit Ivan Egorovitch. Vous êtes incroyable, ma parole. Vous employez vous-même votre vie à dire des méchancetés et à découvrir le ridicule partout, et vous ne me passez pas la moindre moquerie.
 — Pardon, répondis-je, mon cas est fort différent du vôtre. Je suis une cosmopolite, c'est-à-dire une impartiale. S'il me plaît de découvrir le mal et de m'en amuser, je le fais partout où je le trouve, aussi bien en Russie qu'ailleurs et aussi bien ailleurs qu'en Russie. Et ce n'est point là du pessimisme, comme vous avez l'air de me le reprocher. Je suis, au contraire, une optimiste — tout au fond. Ce n'est pas pour rien que je m'appelle Nadejda.
 Nous en revînmes à Guillaume II. Ivan Egorovitch continua à me le fort maltraiter. Suivant lui — et je doute qu'il ait pris ses informations ailleurs que dans son imagination - le jeune Kaiser ne rêve que plaies et bosses. S'il est descendu à Revel, ce n'est pas sans intention ; et s'il se montre en Russie après avoir été en Norvège et en Angleterre, ce n'est pas sans perfidie.
 — Quoi qu'il en soit, continua le prince, ses instincts belliqueux et ses visées ambitieuses ont trouvé à qui parler. Il vient d'assister à nos manœuvres de la garde ; il en a été abasourdi : je dis « abasourdi ». Il a vu nos soldats manœuvrer, comme on ne manœuvre qu'en Russie, par un temps épouvantable, dans un terrain épouvantable, où tous ses Poméraniens seraient restés empêtrés jusqu'à la pointe de leur casque. Il s'est rendu compte que le Russe est maître chez lui, inattaquable, invincible. S'il lui prenait fantaisie de renouveler 1812, il n'en ressortirait pas en meilleur état que Napoléon. Et encore, la nature seule vainquit Napoléon. Outre cette même nature, l'ennemi aurait sur le dos la plus forte armée de l'Europe, la plus disciplinée, la plus endurante, la plus prête à toutes les fatigues et à tous les sacrifices. Aussi, Guillaume II n'est pas content, pas content du tout, et il fait une tête... vous allez voir ça !
 — À mon tour, dis-je, de vous accuser de pessimisme... international : car pour la Russie, vous êtes d'un optimisme qui frise de bien près ce qu'on appelle chauvinisme de l'autre côté de l'Allemagne. Qui vous donne à supposer que de ces deux empereurs, l'un veuille la guerre et que l'autre impose la paix ? Guillaume II, je vous l'accorde, est plus dangereux qu'Alexandre III, lequel, dans son état d'ours en léthargie, me paraît tout à fait rassurant pour la tranquillité de la ménagerie européenne. Mais ce jeune Prussien a donné, lui aussi, d'importants gages de paix. Vous objectez le discours de Koenigsberg, les armements continus, l'expulsion manu imperiali d'un chancelier gênant : je vous assure pourtant qu'on prononce ailleurs qu'en Allemagne et qu'on a toujours prononcé des discours belliqueux en s'adressant à des soldats, que l'on arme partout en vertu du si vis pacem, et que l'on voit assez souvent pour que ce ne soit pas extraordinaire mettre à la porte des ministres qui ont cessé de plaire. Remémorez-vous, par contre, les principaux gages de paix offerts cette année au pauvre monde par les puissances, les deux grands congrès et les arrangements coloniaux entre autres : ils sont d'initiative allemande. À qui attribue-t-on ces intentions de propositions pour le désarmement ? À Guillaume II. Voilà des gages positifs qui valent, ce me semble, les gages négatifs fournis par l'immobilité de la Russie. Ce jeune souverain n'est pas bête ; il est encore moins fou, comme on le dit ici couramment : il n'engagera pas son pays dans une guerre, où il aurait tout à perdre et peu à gagner. Ce qu'on peut lui reprocher, jusqu'à présent, ce n'est guère que son adolescence, sa pétulance, sa faculté de se nourrir d'illusions, le bonheur insolent avec lequel il jouit des faveurs de sa naissance. Ce sont des qualités dans la vie : sur un trône... c'en sont aussi, pourquoi pas?
 En ce moment, il y eut un bruissement de roues, une vision de calèche rapide attelée de deux chevaux blancs. Les empereurs arrivaient.
 Leurs physiques n'ont rien d'impérial. Guillaume II, à ce point de vue, pêche à l'excès. Dans l'ample tunique de général russe, il semble un peu moins grelottant que la dernière fois que je le vis. Mais la figure, soutachée de sa laide moustache jaune sale, est toujours d'une banalité attristante. C'est ce front indécis, ces yeux fades à fleur de tête qui déplaisent tellement chez les princes anglais. L'expression demeure médiocre, malgré le mouvement à caractère de la ligne des lèvres, le moins mauvais morceau de cette physionomie peu attrayante. Le buste entier manque de coup de pouce. C'est par les gestes que se manifeste l'agitation de l'intérieur : ils sont pressés, nombreux, raides et violents ; tout le corps y prend part. La démarche est celle qui est à la mode chez bon nombre d'officiers allemands et russes, surtout chez ceux qui montent beaucoup : la démarche d'un canard qui ferait de grands pas.
 Si Guillaume II est un spécimen de banalité, Alexandre III en est un de grossièreté. Voulez-vous voir un moujik de la plus belle eau, aux traits frustes, taillés à la hache, au nez charnu, à la bouche lippue, aux tempes rudes, an menton submergé dans le flux d'une barbe drue, à l'ossature énorme, au torse lourd, aux remuements lents et ennuyés, à la parole rare, grave, un peu brutale, aux manières sans éducation et à l'absence complète d'une finesse quelconque dans toute la personne, regardez sur le trône de Russie : le premier des moujicks s'y carre. Il faut pourtant noter l'extrême franchise, l'honnêteté du regard ; sans que l'œil soit beau, il a une profondeur qui semble reposer sur un fond de bonté mystique. C'est le point attractif du visage ; et sous le gros front escarpé qui commence à envahir les cheveux, il éclaire d'une efficace sympathie la broussaille épaisse de cette figure.
 Aussitôt les souverains descendus, le chef des écuries offrit à Guillaume II le présent du tsar : une troïka, avec calèche pour l'été, attelée de bêtes de race, d'un joli poil café-crème. L'hospitalité est toujours somptueuse chez les Romanoff. Guillaume avait apporté un char-à-bancs : on lui rendit deux voitures, trois chevaux et un cocher en robe de velours par-dessus le marché. Il s'approcha visiblement charmé, en connaisseur qui veut l'être et le paraître, il palpa les bêtes l'une après l'autre, pinça les naseaux, scruta les dents, tâta les sabots, puis, après le départ du tsar, il s'occupa pendant bien vingt minutes à faire parader devant lui son nouvel équipage, dans cette allure caractéristique des troïkas, où deux chevaux galopent tandis que celui du milieu est lancé au grand trot.
 La représentation terminée, Ivan Egorovich me dit :
 — Dans la république athénienne, le bon sens des citoyens est la principale sauvegarde de l'État. Il est heureusement plus facile à ces deux souverains d'avoir du bon sens qu'aux deux cent millions d'hommes qu'ils représentent. Si l'un n'en a pas, l'autre, au moins, en aura pour deux.
 — Espérons-le, Ivan Egorovitch : quoique, si le mauvais esprit s'en mêle, il lui soit assurément beaucoup plus commode d'avoir raison de deux hommes, que de s'attaquer an même moment à deux cents millions. — Reconduisez-moi donc jusqu'à ma voiture.


Princesse Nadejda.


 Peterhof, août 1890.

MARCHE FUNÈBRE

Dies iræ, dies illa...


Laisse pleurer ton Âme et vêts ton Cœur de deuil
Pour célébrer la mort de toute joie future :
On a cloué ce soir l'Espoir dans son cercueil.

En vain tu tenterais, ô triste créature,
D'essayer un essor vers les ciels d'autrefois :
L'effort avorterait, car tout n'est qu'imposture

Pour les désespérés qui n'ont plus de pavois.
Ton orgueil a sombré, dans la suprême lutte,
Et ce géant d'hier rampe aujourd'hui sans voix.

Or, mortelle est la plaie car lourde fut la chute.
Dans son sang s'est noyé l'Épervier du blason,
Et le Palais détruit n'est plus qu'une cahute

Où pour l'éternité pourrira ta raison.
Puisque sur le pinacle du Temple de gloire
L'étendard vert ne flotte plus à l'horizon,

Ton Vœu ne te sera qu'un jouet illusoire,
Et tu l'immoleras, victimaire hébété,
À ta douleur, ainsi qu'un bouc expiatoire.

Si pour calmer la soif de ton cœur irrité
Tu voulais vendanger parmi la Vigne Sainte,
Les meilleurs fruits perdraient toute sapidité.

Ne compte point non plus retrouver dans l'enceinte
De tes jours révolus une rédemption,
Car ton passé fané qui s'endort hors d'atteinte

Ne saurait obéir à l'évocation,
Et les bons souvenirs comme un peu de fumée
S'envoleraient narguant toute imprécation.

Par la nuit violette et d'étoiles lamée,
Vers le Sphinx éternel tu lèveras les bras.
Implorant le secret de sa bouche fermée.

L'impitoyable Sphinx ne te répondra pas,
Et tu continueras ta course aventureuse
Sans retrouver jamais le chemin de Damas.

Par les noirs carrefours, ta chimère boiteuse
Ainsi qu'un chien lépreux ira clopin-clopant,
Mordue à chaque pas par la raison railleuse.

Tu la suivras de loin, au ras des murs rampant.
Et quand tu l'auras vue en un ruisseau de fange
Se tordre dans les plis du ténébreux serpent,

Tu t'en retourneras, dans l'hébétude étrange
De te trouver pareil au puéril pantin
Qui n'a cure de rien pourvu qu'il boive et mange.

Pour accomplir jusques au bout ton dur destin,
Tu t'assiéras alors sous le porche du Temple
Où viennent les élus prier chaque matin.

Mais nulle voix d'en haut n'ordonnera : Contemple !
Car tu ne saurais plus, ployant les deux genoux,
Des fidèles courbés suivre le bon exemple.

Au fond de l'abside où l'ombre creuse des trous,
À travers un éclat fabuleux de miracle,
Fulgureront pourtant, dans un courroux d'ors roux,

Les portes saintes du céleste Tabernacle.
Mais leurs rayons sacrés te convieront en vain
À te soumettre aux lois que prescrit le Pentacle.

Et tandis que les Bons s'abreuveront du vin,
Du vin doux et fameux de l'unique Calice ;
Pour s'éjouir dans les splendeurs de l'Art divin,

Tu mourras lentement et d'un très long supplice
Dans le regret de n'avoir pu franchir le seuil,
Pour t'être libéré trop tôt du dur cilice.
Laisse pleurer ton Âme et vêts ton cœur de deuil.

Jean Court.

POINTES SÈCHES

LE CAUCHEMAR


 Poil-de-carotte n'aimait pas les amis de la maison. Ils le dérangeaient, lui prenaient son lit et l'obligeaient de coucher avec sa mère. Or, si le jour il avait tous les défauts, la nuit il avait principalement celui de ronfler. Il ronflait exprès,sans aucun doute.
 La grande chambre, glaciale même en août, contient deux lits. L'un est celui de M. Lepic, et c'est dans l'autre que Poil-de-Carotte va reposer, à côté de sa mère,au fond.
 Avant de s'endormir, il toussote sous le drap pour déblayer sa gorge. Mais peut-être ronfle-t-il du nez. Il fait souffler en douceur ses narines afin de s'assurer qu'elles ne sont pas bouchées. Il s'apprend à ne pas respirer fort. Mais dès qu'il dort, il ronfle. C'est comme une passion. Aussitôt madame Lepic lui entre deux ongles (deux suffisent), jusqu'au sang, dans le plus gras d'une fesse. Elle a fait choix de ce moyen.
 Le cri de Poil-de-Carotte réveille brusquement monsieur Lepic, qui demande :
 — Qu'est-ce que tu as?
 — Il a le cauchemar, dit madame Lepic.
 Et elle chantonne , à la manière des nourrices, un air berceur qui semble indien.
 Du front, des genoux poussant le mur, comme s'il voulait l'abattre, les mains collées sur ses fesses pour parer le pinçon qui va venir au premier appel des vibrations sonores, Poil-de-Carotte se rendort dans le grand lit où il repose, à côté de sa mère, au fond.


COUP DE THÉÂTRE

SCÈNE 1

madame lepic


 Où vas-tu?

poil-de-carotte


 (Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.) Je vas me promener avec papa.


madame lepic


 Je te défends d'y aller, tu m'entends. Sans ça……(Sa main droite recule comme pour prendre son élan.)


poil-de-carotte


 Compris.


SCÈNE II

poil-de-carotte


 (En méditation près de l'horloge.) Qu'est-ce que je veux, moi ? Éviter les calottes. Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant « pire » pour lui.


SCÈNE III

monsieur lepic


 (Il chérit énormément Poil-de-Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine pour affaires.) Allons, partons.


poil-de-carotte


 Non, mon papa.


monsieur lepic


 Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?


poil-de-carotte


 Oh si ! mais je peux pas.


monsieur lepic


 Explique toi. Qu'est-ce qu'il y a ?


poil-de-carotte


 Y a rien ; mais je reste.


monsieur lepic


 Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais. On ne sait par quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.


SCÈNE IV

madame lepic


 (Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes pour mieux entendre.) Pauvre chéri ! (Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux, et les tire.) Le voilà tout en larmes, parce que son père (Elle regarde en dessous monsieur Lepic) voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté. (Les Lepic père et mère se tournent le dos).


SCÈNE V

poil-de-carotte


 (Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts. Dans son nez, un seul. État d'âme à la M. Paul Bourget.) Tout le monde ne peut pas être orphelin !


SAUF VOTRE RESPECT


 Peut-on, doit-on le dire ? Poil-de-Carotte, à l'âge où les autres communient, blancs de cœur et de corps, était encore malpropre. Une nuit, il avait trop attendu, n'osant « demander ». Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise. — Quelle folie ! — Une autre nuit, il s'était rêvé commodément installé près d'une borne, à l'écart, puis il avait fait dans ses draps, tout innocent, bien endormi. Il s'éveillait. Pas plus de borne près de lui qu'à son étonnement !
 Madame Lepic se gardait de s'emporter. Elle nettoyait, calme, indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme un enfant gâté, Poil-de-carotte déjeunait avant de se lever. Oui, on lui apportait la soupe au lit, une soupe soignée, où madame Lepic, avec une palette de bois, en avait délayé un peu, oh ! très peu !
 Au chevet, grand frère Félix et sœur Ernestine observaient leur frère d'une manière sournoise, prêts à éclater de rire au premier signal. Madame Lepic, petite cuillerée par petite cuillerée, donnait la becquée à son enfant. Du coin de l'œil, elle semblait dire à grand frère Félix et à sœur Ernestine :
 — Attention ! préparez vous !
 — Oui, maman.
 Par anticipation, ils s'amusaient des grimaces futures. On aurait du inviter quelques amis. Enfin, madame Lepic, avec un dernier regard aux aînés comme pour leur demander : « Y êtes-vous ? » levait lentement, lentement la dernière cuillerée, l'enfonçait jusqu'à la gorge dans la bouche grande ouverte de Poil-de-Carotte, le bourrait, le gavait, et lui disait, à la fois goguenarde et dégoûtée :
 — Ah ! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et de la tienne encore, de celle d'hier.
 — Je m'en doutais presque, répondait simplement Poil-de-Carotte, sans faire la figure réjouissante qu'on espérait.
 Il s'y habituait, et quand on s'habitue à une chose elle finit par n'être plus drôle du tout.


LES PERDRIX


 Comme à l'ordinaire, monsieur Lepic vida sur la table sa carnassière. Elle contenait deux perdrix. Grand frère Félix les inscrivit sur une ardoise pendue au mur. C'était sa fonction. Chacun des enfants avait la sienne. Sœur  Ernestine dépouillait et plumait le gibier. Quant à Poil-de-Carotte, il était spécialement chargé d'achever les pièces blessées. Il devait ce privilège à la dureté bien connue de son cœur sec. Les deux perdrix s'agitèrent,remuèrent le col.
 — Qu'est-ce que tu attends pour les tuer ? dit madame Lepic.
 — Maman, répondit Poil-de-Carotte, j'aimerais autant les marquer sur l'ardoise à mon tour.
 — L'ardoise est trop haute pour toi.
 — Alors, j'aimerais autant les plumer.
 — Ce n'est pas l'affaire des hommes.
 Poil-de-Carotte prit les deux perdrix. On lui donna obligeamment les indications d'usage.
 — Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse plume.
 Une pièce dans chaque main, derrière son dos, il commença.
 — Deux à la fois, matin ! dit monsieur Lepic.
 — C'est pour aller plus vite.
 — Ne fais pas donc ta sensitive, dit madame Lepic ; en dedans, tu jouis.
{{gap}Les perdrix se défendirent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillèrent leurs plumes. Jamais elles ne voudraient mourir. Il eut plus aisément étranglé une de ses camarades, avec une poignée de main. Il les mit entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir,serra plus fort.
 Elles s'obstinaient. Pris de la rage d'en finir, il les saisit par les pattes et leur cogna la tête sur le bout son soulier.
 — Oh! le bourreau ! le bourreau ! s'écrièrent grand frère Félix et sœur Ernestine.
 — Le fait est qu'il quintessencie, dit madame Lepic souvent portée sur le bien-parler ; les pauvres bêtes ! Je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.
 Monsieur Lepic, un vieux chasseur cependant, sortit, écœuré.
 — Voilà ! dit Poil-de- Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.
 Madame Lepic les tourna, les retourna. Des petits crânes brisés du sang coulait, un peu de cervelle.
 — Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ?  Grand frère Félix et sœur Ernestine dirent avec ensemble :
 — C'est positif qu'il ne les a pas « réussies » comme les autres fois.


Jules Renard.

CURIOSITÉS LITTÉRAIRES


I

Le Chevalier Maurice du Plessys de Lynan


 Celui-ci, ce n'est point à feuilleter les quotidiens et les catalogues de libraires que vous apprendrez à le connaître. Il n'édite point, non qu'il ait horreur de l'imprimé, mais parce que l'œuvre une fois produite, il dédaigne de s'en occuper davantage. Il écrit au hasard de l'heure, sur le marbre d'une table d'estaminet, puis de la feuille noircie il va tout à l'heure allumer un cigare, et, n'était l'obligeance de quelques amis, toute la mort serait accroupie sur cent joyaux dont c'est mon orgueil d'être le premier à déceler ici la pure radiance.
 Si l'œuvre du Chevalier Maurice du Plessys est encore inédite (1), sa physionomie toute spéciale, ses allures de Paulus étique, ses excentricités de don Juan d'entre-sol, sont en passe de devenir légendaires. Il est dandy à sa façon, qui n'est celle ni de Brummel ni de Barbey d'Aurevilly et l'un des cas les plus surprenants, certes ! de l'actuelle bohème littéraire.
 La Bohême d'aujourd'hui ne ressemble guère à celle de Mürger. On a compris enfin le ridicule de toutes ces brailleries romantiques, de ces cris échevelés dont, durant un demi-siècle, a retenti la Littérature. Un poète, pensait-on, ne pouvait s'affirmer que par de vastes saoûleries, de véhémentes gesticulations, des oripeaux crasseux, une barbe en jachère, à tel point qu'aux yeux effarés de M. Joseph Prudhomme l'image d'un artiste ne s'évoquait plus que sauçant au coin d'une borne, dans le résidu d'ébriaques déjections.
 Les bohèmes d'à-présent pensent que l'allure réservée, l'intégrité des pantalons et le curage des ongles ne sont point incompatibles avec le renom de poète. C'est même, chez eux, à propos de la vestiture élégante, une émulation louable. Ils lancent des modes ; ils ont une opinion personnelle sur les coupes, les bordures à plat, les pattes-mouille, et ceux qui ne veulent point s'amputer de leur chevelure en avivent la soie d'huiles odorantes, et font ainsi s'épanouir, où ils siègent, un merveilleux printemps.
 Entre deux sonnets s'échangent des discussions de couture. Le chevalier du Plessys préconise le collant, à quoi, d'ailleurs, le voue sa sveltesse délicate. Il n'a cure des objections d'autres qui, comme Cazals, séduits par les redingotes à jupe, les gilets à basques et les pantatalons de houzards, le combattent éperduement aux cris de « Vive l'Ampleur », et il continue l'exhibition de maillots cerise et de justaucorps succulents où chante toute la gamme des rouges anémiés, des bleus attendris, des jaunes qui s'exaltent.
 Il scandalise ainsi, d'un carnaval pérennel, les cénacles inémus pourtant des manteaux espagnols de Laurent Tailhade, des complets chiliens de Jean Moréas et des gilets empiastrés de M. Dujardin.
 S'il osait, il assumerait la perruque et l'épée de Lauzun. Il dit quelque part :

 Peut-être que voilà des Temps, je fus Mozart,
 Je me sens des velours de Maître de Chapelle,
 Et, bien que mon gilet ait quitté ses dentelles,
 J'ai le mépris de tels jabots ruchés sans art ;

 Sans doute que voilà des Temps, ma tabatière
 S'adornait de que d'ors en bosse relevés,
 Et mon doigt simple où sommeillaient de calmes pierres,
 Il fut le pur dépositaire des Avés !

 Il donne l'illusion d'un contemporain de M. de Bernis attardé parmi notre civilisation d'ingénieurs. Un calculateur le fait sourire, et il s'étonne de n'être point pensionné de quelque cassette royale. Riche, son unique soin serait d'une dentelle, à tuyauter, d'une nuance d'habit à faire valoir, d'un salmis à épicer, et de quel cru constituer le bouquet définitif de son menu. Pour l'heure, n'ayant point d'écus à dépenser dans les hostelleries, il s'en tient à aviser ses amis d'inédites recettes culinaires et à les mettre en garde contre les rôtisseurs dont les devantures témoignent de poulardes inconsidérément rôties ou gratifiées de truffes sans l'entier discernement désirable.
 Je me suis étendu sur l'homme pour expliquer le poète, léger d'autant. Il n'a pas les orgueils plébéiens d'aujourd'hui. Il n'a garde, en ses vers, de pontifier. D'aucuns se font, esthètes de rencontre, avec quelques rimailleries laborieuses, une cathèdre d'où secouer les éclats tonitruants d'une voix d'Isaïe. Ils vaticinent, ils prophétisent. Ils se rêvent laurés de palmes sur fond bleu, portés en scapulaires, avec, en papier doré, une auréole. Ils se proclament gravement, à la brasserie, la langue empêchée de trop d'alcool, les Élus de Dieu, pour des fins mystérieuses. Notre Chevalier, pour faire des vers et des meilleurs, ne cherche point à nous en imposer. La Littérature est pour lui, suivant l'expression de Tailhade, une bagne au doigt. Il s'en pare comme d'un joyau, sans plus, et seulement parce que cela complète l'idée qu'il se fait d'un galant homme. Il serait, effectivement, fâcheux qu'un monsieur en quête de toutes les distinctions n'eût point la ressource de faire des vers. Certes, il prise fort un vers élégant, non davantage, toutefois, qu'un geste gracieux, et s'il abhorre une épithète incolore et vulgaire, il déteste an même titre un salut gauche où ne s'observent point de subtiles nuances.
 Finesse, élégance : ainsi se caractérise son talent. Ce n'est point un poète de lieux communs, un grand poète, un de ceux où le vulgaire s'alimente et qu'il vénère ; c'est, à proprement parler, une délicieuse façon de poète d'anthologie, un de ces poetæ minores qui font le régal des lettrés délicats, un décadent, pour tout dire, si on laisse à ce mot merveilleux toute la suggestion de ses ors mourants et de ses pourpes occidentales, où, loin ! quelles silhouettes byzantines et qui s'effacent de dômes violets !
 Il procède surtout de Verlaine, du Verlaine des Fêtes Galantes et des Romances sans paroles. Il en a le tour languide et toute l'élégante corruption, et c'est dans le sens indiqué par le Maitre qu'il innove. Il ne s'en détache que par le mépris de la rime, qu'il néglige à dessein. D'ailleurs, il sen tient à l'assonance le plus souvent. Pour que sa strophe soit envolée davantage, il procède par ellipses. À chaque instant, chez lui, la phrase s'interrompt, interjectionnelle, se suspend d'un tour exclamatif. Il s'attache à tous ces menus détails de la forme, persuadé qu'un vers bien écrit est un vers bien pensé, et qu'une épithète rare contient une idée neuve. C'est faire comprendre qu'il est exclusivement plastique. Il est peintre davantage encore que poète, et c'est son geste d'écarter tout à coup les brumes ambiantes pour, sur l'heure, fixer le soleil d'une vision ; à preuve cette



Frivole



  Comme un faisceau de branches blanches, le chignon
  C'est un Mont Blanc qui fait valoir la porcelaine
  Recuite un peu de la joue âpre aux lignes pleines,
  Et les cuivres du col aux chaleurs de brugnons.

  Et le geste d'éparpiller d'un doigt mignon
  Toute la nuque en vrilles d'or de folles laines,
  Réconcilie, avec la grâce des baleines,
  Les seins surpris d'être si proches compagnons.,

  La glace en cœur comme une bouche minaudière
  En un feston de quels clairs tons ! noue un court vol
  De colombelles et d'amours, tout crème et miel ;

  Et de trois-quarts, elle ne veut de la frivole
  Qu'un coin d'œil tendre, un bout de bouche qui sourit
  Et l'entre-deux d'un haut de gorge blanc de riz.

 Et ce sonnet des « Birbes », plus éclatant encore, s'il est possible, bien que d'un ordre tout différent, pince sans-rire et quasi jovial :

  Que tête à claques, très haut sur col en fer blanc,
  Le plastron boréal et l'œillet au revers,
  Monocle à l'œil dardé d'un trait étincelant,
  Il martyrise une barbiche en fil de fer,

  On que poussif et bedonnant et ahannant,
  Il vocalise, front lyrique, vers les nues,
  C'est toujours toi, bon birbe en quête d'ingénues,
  Et ton œil n'arde plus que pour ce seul nanan !

  C'est qu'elles sont, aussi, garces ! et provocantes !
  Telle coiffe au-dessus du court front des bacchantes
  Une tignasse d'acajou coulé d'or clair ;

  L'autre a l'ombreux velours des cils de quatorze ans,
  Le jersey juste ébauche un buste pauvre en chair :
  — Le monocle du vieux monsieur est plus luisant !

 Parfois, cependant, cette calme ordonnance des vers purement plastiques se dérange d'un brusque mouvement de passion. C'est, par exemple, toute la révolte d'une âme de cénobite poursuivi de hantises charnelles, et qui saigne de ressentir

  Oui, jusque sous l'abat-jour calme, l'indomptable,
  La saôule soif de leurs seins murs et d'y téter !
 C'est l'angoisse d'un cœur saccagé qui se tourne vers le repos et l'image de la chère Béatrice :

  Et que s'allume, tel un front de bonne fée !
  À la baie humble qui ne vent pas que ses bluets,
  Le profil clair d'une qui rêve à son rouet,
  Le front d'Ursule et ses doux doigts de bonne fée !

  J'avais rêvé, sur ma douleur ! d'un front de femme,
  D'un front si bon, comme ce front sur cette trame....
  J'avais rêvé, doigts d'une amie, ô doigts d'Ursule !
  De vos doigts bons sur ce vieux front d'un vagabond !


...................................................



 Et ailleurs, dans les mélancoliques vers pour une Anglaise en allée :

  J'enclorai dans mon cœur les yeux qui l'ont aimé !
  Je ne veux plus, après ses yeux, que l'ombre austère !
  Je ne veux plus rien de l'amour, rien de la terre,
  Puisque deux yeux charmants un instant m'ont aimé !

 Mais ces crises de tendresse sont pour tout dire assez rares chez le poète. Il estime avec raison que la Poésie n'a d'autre objet qu'elle-même, et qu'il est puéril et vulgaire d'y introduire de la passion. Il est assez maître de sa science pour n'avoir point à recourir à ces subterfuges grossiers, à ces ficelles de mélodrame par quoi les rimeurs sans scrupules sont assurés de capter les suffrages des salons.
 Parfois aussi notre auteur moralise ; ses considérations philosophiques aboutissent à l’acceptation de la vie,

  N'aspire plus aux ciels rêvés qui s'ouvriront.
  Assume un sûr, immédiat et proche songe
  Et l'échafaude avec tes deuils pour seuls chevron,
  Et tout le reste, c'est déboire et l'amer songe.

 Il a des conseils où se trahit un profond découragement, cette sorte de noire tristesse et d'écœurement qui suit les voluptés excessives et les déperditions considérables de fluide nerveux. Au lendemain des nuits où s'est exaspérée la névrose, toute la sagesse des bonnes résolutions, méconnue, revient et chante :

  Sois dans la vie un voyageur qui passe un bois :
  Il marche vite ayant de l'or dans sa ceinture ;
  Que le malheur te soit le lest et non le poids.

 Je voudrais pouvoir citer d'autres merveilles, mais je dois, à mon grand regret, me restreindre. Je ne puis que signaler, parmi les poèmes que j'ai sous les yeux, cette piécette : Au bord du chemin, dont seuls l’Apparition de Mallarmé et l’Impromptu pour orgue et flûte de Ghil égalent l'intensité de musique, cette Inscription pour la tombe d'une vierge qui tirait à Laurent Tailhade ravi cette exclamation : « Cela est beau comme du Sophocle », et surtout ces redoutables Vers pour un hussard décadent, la chose de cet ordre, je l'atteste ! la plus forte depuis Laclos. On ne sait quoi le plus y admirer de la sécurité du Poète ou du prestige d'une versification savante où tout est neuf, rhythme, rimes, ordonnance, sentiment aussi, dirais-je, s'il n'y avait sacrilège à mêler ce mot de sentiment à une œuvre toute de glace.
 Aussi bien, l'époque est proche ou vous serez à même d'apprécier l'œuvre, dans sa toute intégralité. Ces poèmes sauvés de l'oubli ne sont pas loin de paraître en recueil. L'auteur a bien voulu condescendre à les unifier d'un titre : « l'Indifférent », qui est en même temps celui du sonnet liminaire où se synthétisent toutes ses tendances, où se résume tout son tempérament. Ce sonnet, précieux surtout à ce titre, tel se module :

  Or, grave ! au pas d'une minceur un peu qui ploie
  Dans le brouillard de perles fines des pelouses,
  Il est le spectre de son cœur, tout soie et joie !
  J'ai peur un peu de tant de bouches à sa blouse...

  Il n'a souci de rien de rien : léger d'autant !
  Il est le ciel du papillon qui pose et part ;
  Et son œil sauf, rien ne l'émeut, ne l'accapare,
  Ni le beau ciel, ni la tristesse du printemps.

  Être l'Hercule de puériles Némées !
  O Jason de toujours mêmes mièvres conquêtes !
  Et parfois sur son cœur passe un vent de framées.

  Le soleil est allé tomber loin de Palmyre.
  Voici venir la nuit riche des seules Fêtes.
  ...Ah ! qu'il voudrait ! ah ! qu'il voudrait ! dormir ! dormir !

 Ce qui est pour clore dignement ces notules, où nulle autre ambition que d'avoir voulu signaler à l'attention l'un des plus ductiles poètes de ce temps-ci.



Ernest Raynaud.


1. Quatre sonnets ont paru néanmoins en des périodiques divers : La Caissière (Chat noir), Sonnet à Saint-Just (Combat), Alberte et Colin, et le Coucher d'Antoinette (Caravane). M'étant imposé de ne citer que de l'inédit, je ne puis les transcrire au cours de cet article. Je le regrette d'autant que ce sont de pures merveilles, et que mieux que tous autres, peut-être, témoigneraient-ils de l'absolue correction du Poète.

VIEUX DEVANTS DE CHEMINÉE

I


 L'Amour se promenait, il y a de cela un peu moins de cent ans, dans les taillis, les taillis verts de Meudon...


 
Paole d'honneu !


 Vint une mignonne qui, pour entasser des violettes, les violettes qu'elle vendait si cher sous les Galeries de Bois, avait pris la vieille hotte de sa grand-mère, la hotte chargée ordinairement d'un fagot de branches mortes. L'Amour sauta dedans…


Ze me pâme !


 Oh ! ce fut à peine le poids d'un bouquet ajouté aux poids des autres bouquets. Pourtant, fillette curieuse de se tourner, et mon lutin de se pencher. Que se dirent-ils ? Un moment vint où la hotte bascula, et la mignonne en fût coiffée. Le peintre qui les surprit créa le chapeau Directoire…


Incoyable ! Paole d'honneu !

II


 Au bout du jardin un lilas est planté :
 Cascadez roses et fleurissez pervenches !
 Pierre aime Jeannette, ce sont deux promis :
 Chantez le rossignol, bourdonnez les abeilles.
 Sous l'arbre embaumé ils échangent leurs serments, tandis que le lilas blanc éparpille autour d'eux comme les grains d'un chapelet de vierge.

 Pierre, mon ami Pierre à la guerre est allé :
 Endeuillez-vous les roses, fanez-vous les pervenches !
 Jeannette attendra Pierre tout le long de sept ans :
 Tais toi le rossignol, piquez-moi les abeilles !
 Se souvient-il de ses serments, tandis que chaque avril le lilas blanc pleure ses fleurettes comme des larmes de parfum ?

 Près du lilas blanc, l'ami Pierre est planté :
 Cascadez roses et fleurissez pervenches !
 Jeannette accourt, car il est à cheval ;
 Chantez le rossignol, bourdonnez les abeilles !
 Il a un cheval, c'est un bel officier, et, tandis que Jeannette l'admire, il cueille du lilas, lui jette un louis d'or, disant : « Voici pour toi, petite, ma femme aime les fleurs… »


III


 Ils étaient partis depuis le matin, les deux grands diables de bœufs roux et maigres, aux cornes menaçantes, capables de démolir les bastions d'une ville. Ils étaient partis, brisant une bonne fois le joug, usant de leur force, de leur volonté, de leur droit, pour eux-mêmes. L'un avait fait une blessure au maître fermier, l'autre avait fendu la porte de l'étable, car ils y allaient durement, les bœufs révoltés ! Serfs la veille, ils devenaient bandits le lendemain. Puis ils s'étaient sauvés dans les champs en fleurs, dans l'herbe molle qu'ils rêvaient de paître à leur guise.
 Le soir vint, ils allaient toujours, sans trop savoir où. Sur la colline, l'étoile du berger s'allumait. Des remous de velours couraient le long des prés comme la marée montante du crépuscule, et les arbres pliaient dans leurs feuilles toutes les nichées d'oiseaux.
 « Halte ! » dirent les bœufs qui ne riaient plus.
 Ils s'examinèrent pensifs ; leurs gros bons yeux eurent des larmes attendries.
 « On rentre, là-bas, risqua le premier.  
 « Oui, répondit le second, le soir est fait pour rentrer ! 
 « Si nous rentrions ? » ajoutèrent-ils ensemble.
 Au fond d'un chemin creux passait un gamin en blouse ; il tenait une verge de saule et un panier d'écolier. Les bœufs regardèrent au-dessus de la haie.
 « Je crois voir un aiguillon », murmura le premier poussant son compagnon de la corne.
 Un frisson les prit. Le soir tombait, et avec le soir toutes leurs révoltes engendrées par le gai soleil.
 « Allons ! » soufflèrent-ils.
 Et ils sautèrent la haie.
 Tête baissée, le pas lourd, le front incliné sous le souvenir du vieux joug, ils suivirent le gamin à la verge de saule, qui, tout fier, les ramena chez eux.


IV


 Il allait, heureux et fou, le ciel tout entier dans les plumes, car c'était un oiseau de passage, de ceux qui, librement, changent de bleu lorsqu'ils sont fatigués d'un horizon. Petit, léger, mais orgueilleux comme un pauvre espagnol, il chassait devant lui une troupe d'insectes et pillait les terres ensemencées. Ces oiseaux sont des philosophes. Pourvu que revienne un beau jour à chaque nouvelle aube, que le vent les lance plus haut à chaque bouffée, ils vont, se secouant l'aile sur les cerveaux humains.
 Un matin, l'oiseau se heurta contre une cage ; son pays, l'infini, n'ayant pas de porte, il entra sans défiance et fut fait prisonnier.
 Trois fois seulement l'Aurore pleura son courtisan, trois jours seulement l'oiseau contempla la nue qu'on avait rayée de fer ; ensuite, il expira, farouche, l'œil perdu dans un azur lointain où dansaient les alouettes.


V


 Du bleu, du rose et des tons opalins, puis un fond de mer transparente.

 Une huître bâille au soleil. L'Amour, le long des vagues, vole, et Vénus, laissant là le bambin, joue dans l'eau avec ses nymphes. (Il n'y a que Vénus pour oser abandonner un aveugle.) Soudain l'Amour, en volant, se sent prit par le pied, il jette de grands cris, secoue flèches et carquois. Peine inutile hélas ! Il a touché l'huître qui se referme. L'Amour se croit en puissance d'un ennemi favorable, il parle bientôt d'appeler la foudre de Jupiter, l'épée de Mars, le trident de Neptune, et il agite frénétiquement ses ailes : mais l'étau se resserre de plus en plus. Enfin, il compose, le pauvret, ce que doit faire un Amour aux abois.
 « Que veux-tu ? » demanda-t-il, tâtonnant pour trouver son bourreau.
 D'une voix ironique, le mollusque répond :
 « Je sais que tu me destines à servir d'emblème aux femmes stupides, petit vaurien, et il est juste de me donner une compensation. Foi de coquille déshéritée, je ne te lâche pas que tu ne m'aies accordé une faveur pour me consoler de cet outrage. »
 L'Amour se penche, tout rageur ; deux grosses larmes tombent sur l'huître, qui s'ouvre, émerveillée, aux premières perles fines.

 Du bleu, du rose et des tons opalins, puis un fond de mer transparente…


Rachilde.

RÊVE


Je m'en allais seul, par une
Nuit froide, profil obscur
Plaqué sur le clair de lune
Artificiel et dur.

Un vieux clown hyperbolique,
Brillant comme un arc-en-ciel,
Vint, gracieux mais oblique...
Un vrai péché véniel.

Cet homme avait dans sa poche
De la corde de pendu.
Je lui fais signe : il s'approche
Avec un air entendu.

 « Combien vends-tu la ficelle ?
Il met ses yeux dans mes yeux,
Puis, vif comme une étincelle,
Gicle en un saut périlleux ;

Un saut périlleux bizarre
Qui me jeta sur le nez.
Mais avec un sang-froid rare
Et des gestes obstinés :

 « Allons, vieux, vends-moi ta corde,
Vite, ou je vais t'assommer,
— Vit-on pas, miséricorde !

La lune au ciel se pâmer.

J'aime la lune : j'eus honte
De sa mauvaise gaité.
 « Cœur douteux, parole prompte »,
Dit le vieillard pailleté.

« Sais-tu comment on me nomme ?
« Un nom banal :le Bonheur.
« Tant pis, je te veux, jeune homme,
« Du bien, parole d'honneur ! »

Un mur blanc comme ou linceul,
Une tache d'ombre, un clou…
Je me retrouvai tout seul,
Avec une corde au cou.

Et ma longue forme brune
S'allongea contre le mur,
Calme, dans le clair de lune
Artificiel et dur.

Louis Denise

PROSES MOROSES


c. - Xénioles.


 1. — Le pasteur des Mensonges , après déjeuner, trucidait, en souriant, quelques textes.
 Son sourire était doux, et les textes, ainsi que de folles mouches, ronronnaient autour de ses lèvres sucrées.
 D'une encore preste main, il captait l'un, l'antre, arrachait, selon sa passagère fantaisie, les pattes, la queue, la tête, les ailes, et (roulés un peu dans le miel de ses doigts), en de larges bocaux, jadis pharmaceutiques, les classait. — La gouvernante étiquetait ces pots de confitures.
 « — Ah ! dit la vieille bretonne (qui conserva toujours la candeur et la coiffe de Trèg), des jeunes gens vont venir saluer le Maître, faut-il....
 « — Les recevoir ? Oui, j'aime la jeunesse (hup !)... Oh ! les jeunes gens, ils sont si amusants (hup !)... Ah ! ma bonne Anne, si amusants (hup !)... Iils sont sincères ! (hup !)....  »
(La vieille, attendrie, essuyait la salive, qui découlait, telle qu'un sirop, par le coin des lèvres sucrées.)


 2. - Il faisait un temps blond et bleu, un temps de Sainte-Enfance abandonnée (ou coupable).
 Les Sénateurs rêveurs, les Sénateurs du Saint-Empire prussien considéraient les dos brodés de leurs cochers, et l'âme de ces bons vieillards se brodait à l'unisson d'aigles rouges et de lilas futurs.
 Alors, il y eut des Sénateurs français qui passèrent, pas beaucoup. Ils avaient l'air humanitaire et stérile et leur âme était si peu brodée que c'en était pénible.
 Ils mangèrent tous ensemble pendant deux heures et demie, en parlant des autres, — de ceux qui ne mangent pas du tout.
 Cependant, tout cela, c'était du pur symbole : il fallait agir. On changea de marque : le nouveau champagne activa les consciences et les Sénateurs se mirent à penser, et même un des honorables Français, pensant trop, éclata (Son bouillon de culture se peuplait d'une infinité de microbes spirituels et sempiternels — et rien ne résiste à leur expansion, pas même une peau de crocodile): il pensait à tout, à mil huit cent quarante-huit, à la pureté de sa vie, à des fesses artistiques et célèbres.
 Il éclata. Ses lèvres philosophiques, ne purent retenir ces paroles, que ponctuaient des larmes :


 
« Messieurs , je bois à l'humanité souffrante !  »


d. — Les petits pauvres


Les chers petits pauvres de N.-S.-J.-C., Primary les estime beaucoup, les vénère, de même qu'en Bretagne les gens devant les calvaires s'inclinent et se signent, respectueux et déférents.
 Humiliée au gibet, humiliée dans la sordide bassesse d'un hypocrite mendiant, la divinité de Jésus saignait sous l'un et l'autre avatar, et même (ne le dirait-on pas ?) rougissait.
 Situation éminemment incompatible avec l'égalité moderne, — car, enfin, il n'y a pas de honte à être Dieu.
 Primary relève le moral de ces modestes Hosties, en lesquelles le Fils de l'Homme incessamment s'offre au spacieux mépris de ses frères ingrats.
 Oui, les chers petits pauvres de N.-S.-J.-C., Primary les vénère.
 Si, au coin d'une rue, un gueux immonde soulève avec respect son vieux chapeau troué, — plein de courtoisie, il répond par un de ces ineffables saluts d'homme bien élevé, mesurés et discrets, offre, comme aumône, un fin sourire : tel agréable geste de la main ajoute ce rien d'ironie qui épice et relève toute banalité.

e. - La Tour Saint-Jacques


  La Tour Saint-Jacques, solitaire et honteuse de sa beauté démodée, la vieille tour aux bêtes parlantes, aux bêtes de pierre et de rêve....
  Ils s'adonnaient rapidement, ce jour-là, à une brève et instructive promenade : un Américain de marque (c'est-à-dire semblable à tous les Américains, la distinction étant désormais dans la parité) et notre ami M. Virgile-Austère Méliorat.
  « — Voilà bien, songeait le voyageur attristé, ces vieux Européens... Garder et entourer de grilles quelques pierres déformées et périmées, Pourquoi ? Parce que c'est ancien !....  »
  Élevant la voix, il ajouta, l'air négligent, la main dressée vers la vieille tour solitaire et honteuse :
  «  — Naturellement, ça ne sert à rien ?
  «  — Comment , répondit notre ami, d'un ton où se mêlaient les reproches, la colère, la stupeur, à rien ? Y songez-vous ? Nous prenez-vous pour des enfants ? L'heure des jouets n'est plus, monsieur... Nous avons appris à tirer parti des choses. Cette tour est utile : elle sert, monsieur, elle sert à la science. Elle abrite, sous les ridicules symboles de ses moellons déchiquetés: 1° un laboratoire de physique expérimentale ; 2° un baromètre à eau (30 mètres de haut), à stylo-traceur électrique... Hein ? Vous voyez ?... Oh ! ce vieux tube, cette antique coquille, ça ne doit pas être un fameux laboratoire, mais c'était tout à fait, ça épargne de la maçonnerie...
 « — Avouez-le, répliqua, glacial et goguenard, l'Américain, — vous en êtes encore à respecter ça, ça...
 « — Mais non, cria presque en colère M. Virgile-Austère Méliorat, mais non, je vous jure que non !... »
 Ils passaient vite, hâtant leur instructive promenade, tournant le dos, — enfin ! — à la vieille tour solitaire et honteuse de sa beauté démodée, à la vieille tour aux bêtes parlantes, aux êtes de pierre et de rêve...

Remy de Gourmont.

LA THÉORIE ALCHIMISTE

AU XIXme SIÈCLE


 Ce serait une grave erreur de croire qu'il n'y a plus d'alchimistes au XIXme siècle. Les habitués de nos bibliothèques publiques y connaissent d'acharnés lecteurs des ouvrages laissés par les adeptes du Grand-Œuvre, et il ne faut guère s'occuper de sciences occultes pour savoir qu'à Paris seulement une cinquantaine de philosophes hermétiques recherchent la pierre qui transmue en or tous les métaux.
 Avant de traiter ces gens-là de fous, il est bon d'y regarder à deux fois. Ceux qui ont la moindre connaissance en alchimie perdent bientôt l'envie de les tourner en ridicule, et finissent parfois par étudier les vieux alchimistes avec passion. Quant aux savants, plusieurs, et non des moins illustres, en sont arrivés, de nos jours, à trouver une telle importance aux sciences hermétiques, qu'ils leur ont consacré des ouvrages mûrement réfléchis. En Allemagne, M. Schmieder, professeur de philosophie à Cassel, a publié, à Halle, en 1832, une Histoire de l'alchimie (Geschichte der Alchemie), et, en 1844, M. Hermann Kopp a donné une Histoire de chimie (Geschichte der Chemie) remplie de documents précieux sur les opérations exécutées pour la recherche de la pierre philosophale. En France, M. Berthelot a ajouté de remarquables travaux personnels à ceux de ses deux consciencieux devanciers, et M. Louis Figuier a écrit sur l'alchimie le meilleur, c'est-à-dire le moins vulgarisateur de ses ouvrages. Il en tire cette conclusion, admise d'ailleurs par M. Berthelot : « Il résulte des données scientifiques récemment acquises et de l'esprit actuel de la chimie que la transformation d'un métal en un autre pourrait s'exécuter. » Il ajoute, il est vrai : « Mais l'histoire nous montre que, jusqu'à ce jour, personne n'a réalisé le phénomène de la transmutation métallique. »
 Ce correctif semble avoir été dicté par un respect exagéré de l'opinion publique.
 En effet, M. Louis Figuier, accusé d'ajouter foi à l'existence de la pierre philosophale, a cru devoir s'en défendre par une note parue dans la deuxième édition de son ouvrage.
 Schmieder, lui, n'hésitait pas à déclarer que les preuves historiques suffisaient à elles seules pour établir la réalité de la science hermétique, et, l'an dernier, M. Papus rassemblait victorieusement ces preuves en un solide faisceau. Ajoutons que notre ami et collaborateur Albert Aurier, dans le Pandémonium philosophal du XXme siècle, auquel il travaille depuis plusieurs années, citera des exemples encore inconnus et authentiques de transmutations.
 Quoi qu'il en soit, en dépit des timorés ou des railleurs, les études alchimiques sont si bien revenues à l'ordre du jour qu'une bibliothèque s'est formée qui leur est spécialement dévolue (1). En quelques mois, elle a publié l'Or et la Transmutation des Métaux, de M. Tiffereau, et Conte astral, de Jules Lermina. Encouragé par le succès de ces deux ouvrages, elle offre aujourd'hui à l'attention des curieux et des initiés : Cinq traités d'Alchimie des plus grands philosophes, excellemment traduits du latin en français par Albert Poisson.
 Les traités sont de Paracelse, Raymond Lulle, Roger Bacon, Albert le Grand, Arnauld de Villeneuve, les noms les plus illustres de l'hermétisme. Ils sont précédés d'une notice biographique et d'un index bibliographique. Un glossaire des plus explicatifs les suit. D'autre part, ils se recommandent par une impression elzévirienne et la reproduction de gravures rarissimes.
 Les non initiés qui voudront les parcourir y apprendront au moins que leurs auteurs n'étaient ni des imposteurs ni des charlatans, mais bien des hommes de travail et de science, qui ont sacrifié leur repos, leur fortune et jusqu'à leur liberté pour l'affirmation et le triomphe de leur croyance. Arnauld de Villeneuve voyage longtemps en Espagne et en Italie pour se perfectionner dans les connaissances hermétiques, revient à Paris, d'où il est presque aussitôt obligé de s'enfuir pour la Sicile, et meurt à Gênes en 1313, usé de fatigue et de chagrin. Raymond Lulle est enfermé par le roi Édouard II dans la Tour de Londres, parvient à s'en échapper, et, la même année qu'Arnauld de Villeneuve, succombe lapidé sur la côte d'Afrique. Roger Bacon, accusé de sorcellerie et d'hérésie, est persécuté puis enfermé par Jérôme d'Esculo, supérieur des Franciscains, qui fut pape sous le nom de Nicolas III. Paracelse, après avoir parcouru toute l'Europe, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, meurt, en 1541, dans un hôpital, à Salzbourg. Albert le Grand est plus heureux : provincial de l'ordre des Franciscains, étroitement lié avec St-Thomas d'Aquin, il devient évêque de Ratisbonne. Mais il se démet de sa charge pour s'adonner sans partage aux études d'alchimie jusqu'à sa mort, qui eut lieu à Cologne en 1280.
 Des œuvres de tous ces illustres adeptes, traduites aujourd'hui par M. Poisson, ressort à l'évidence le principe sur lequel est basé l'alchimie, savoir : la composition uniforme de tous les métaux.
 Ce principe, qu'il ait été bien ou mal appliqué par les philosophes hermétiques, ne leur en est pas moins un titre de gloire. Ceux qui, à cette heure, s'occupent d'alchimie, le considèrent comme une inébranlable vérité, et ils se font forts de démontrer que la science la plus moderne ne peut rien contre lui.
 Une fois admis, la transmutation des métaux, c'est-à-dire : la transformation les unes dans les autres des espèces chimiques, et spécialement des métaux en or, au moyen de la pierre philosophale, s'impose comme possible. Un bref examen de la question, telle qu'elle se pose de nos jours, l'établira clairement.
 La science officielle reconnaît que tous les corps d'origine organique sont formés de quatre substances simples : oxygène, hydrogène, carbone et azote, mais elle prétend que plus de soixante éléments sont nécessaires pour former les métaux.
 Cependant, « la nature agit toujours simplement », comme le remarque Roger Bacon dans son Miroir d'Alchimie, et cette opinion, émise au XIXe siècle, paraît encore vraisemblable aujourd'hui. N'est-il pas logique de penser que les quatre éléments qui suffisent aux actions moléculaires des corps organiques suffisent également aux combinaisons minérales, et qu'à eux seuls ils constituent notre univers ? Il est choquant d'admettre le contraire. C'est pourtant le contraire que la science officielle admet aujourd'hui.
 Mais ce n'est là qu'une présomption en faveur de la thèse des alchimistes. Voici, pour l'appuyer, de réels arguments, puisés dans les plus récentes découvertes.
 On tenait pour acquis autrefois que deux corps présentant la même composition chimique sont par là même identiques. Les alchimistes, dès le VIIIme siècle, se sont inscrits en faux contre cette proposition. Ils posaient en principe que plusieurs substances, tout en se confondant par leur composition, peuvent néanmoins différer entre elles extérieurement, par tout l'ensemble de leurs réactions.
 Cette isomérie atteint-elle jusqu'aux corps prétendus simples, comme les métaux ?
 La solution affirmative d'une telle question justifierait le dogme alchimique, et la transformation moléculaire que la pierre philosophale doit opérer dans la transmutation d'un métal n'aurait plus rien que de naturel. Le fait vaut d'être étudié quelque peu.
 Afin d'établir l'isomérie de deux composés, on les soumet à l'analyse chimique et l'on constate l'identité en nombre et en nature de leurs parties constituantes. Pour ce qui est des métaux, réputés corps simples, en tant qu'inanalysables, ce moyen fait défaut, il est vrai, mais il en existe un autre. On peut comparer les propriétés générales des corps reconnus isomériques aux propriétés des métaux, et rechercher si ceux-ci ne reproduiraient point quelques-uns des caractères appartenant à ceux-là.
 M. Dumas, dans sa Philosophie chimique et dans un mémoire lu devant l’Association Britannique, a fait la comparaison. Les résultats qu'il en a obtenus sont tout à l'avantage de la thèse alchimique.
 « On remarque, conclut-il, que dans toutes les substances présentant un cas d'isomérie, on trouve habituellement des équivalents égaux ou bien des équivalents multiples ou sous-multiples les uns des autres. Or, ce caractère se retrouve dans plusieurs métaux. L'or et l'osmium ont un équivalent presque identique. Il est rigoureusement le même pour le platine et l'iridium, et Berzélius a trouvé que les quantités pondérables de ces deux métaux sont absolument les mêmes dans leurs composés correspondants pris à poids égaux. De plus, lorsque trois corps simples sont liés entre eux par de grandes analogies de propriétés, l'équivalent chimique du corps intermédiaire est toujours représenté par la moyenne arithmétique entre les équivalents des deux autres. »
 Et. M. Dumas cite bon nombre d'exemples qui constituent une démonstration en faveur de l'isomérie des corps réputés simples. Ils établissent suffisamment que les métaux ne proviennent que d'une seule et même matière, différemment arrangée et condensée.
 S'il est vrai que les métaux sont isomères, c'est qu'il est possible de les changer les uns dans les autres, autrement dit de réaliser les transmutations métalliques.
 Mais une nouvelle étude des équivalents, faite par le docteur anglais Prout, vient encore renforcer la théorie alchimique. Le docteur Prout a remarqué que les équivalents chimiques des corps simples sont des multiples exacts de l'équivalent de l'un d'entre eux. Si l'on prend comme unité l'équivalent de l'hydrogène, le plus faible de tous, on reconnaît que les équivalents de tous les autres corps simples renferment celui-ci un nombre exact de fois.
 N'est-ce point là une preuve que tous les corps organiques sont formés d'une seule substance qui se présente à nous dans des combinaisons et des états de condensation différents ?
 Admettre une telle conclusion, c'est admettre du même coup la possibilité de la transmutation des métaux.
 Maintenant, comment s'opérera cette transmutation ? — Par la pierre philosophale, disent les adeptes.
 Mais, qu'est-ce que la pierre philosophale ?
 Ici, les alchimistes contemporains doivent confesser qu'ils ne la connaissent point, et que leurs devanciers en ont gardé le secret. Mais ils déclarent qu'elle doit agir sur les métaux de la même manière qu'un ferment sur les corps organiques. Son action n'est ni plus ni moins mystérieuse, mais identique en tous points. « Le vase s'étant refroidi, est-il dit dans la Clavicule de Raymond Lulle, tu l'ouvriras et tu y trouveras notre matière sublimée, blanche, c'est notre Terre Sigillée, c'est notre corps sublime élevé à une haute dignité ; c'est notre Soufre, notre Mercure, notre Arsenic, avec lequel tu réchaufferas notre Or ; c'est notre ferment, notre chaux vive, et il engendre en soi le Fils du feu qui est l'Amour des philosophes. »
 En résumé, l'alchimie moderne, partant du principe de l'isomérie des métaux, proclamée par les philosophes hermétiques dès le VIIIme siècle, affirme que, par la pierre philosophale, il est possible de produire dans les métaux des modifications moléculaires qui les transforment les uns dans les autres, et qu'il est par conséquent possible de faire de l'or avec tout autre métal.


 La science la plus récente n'a rien à lui objecter, sinon cette proposition, contre laquelle s'élèvent les témoignages historiques les plus authentiques : « Que jamais le phénomène de la transmutation métallique n'a été réalisé. »

Edouard Dubus


1. Bibliothèque Chacornac, 11, quai St-Michel.

MAURICE MAETERLINCK
Et CHARLES Van LERBERGHE


 Prétendre que la presse répugne à protéger les inconnus, ce serait assurément médire d'elle. Volontiers elle en choisit un bien sage, d'une orthodoxie indéfectible, poncif à souhait, de médiocrité foncière, et en moins d'une semaine elle en fabrique un « jeune maitre » très couru du public — qui n'y voit goutte. Mais que spontanément elle se soucie d'un qui s'écarte du chemin battu, choque les sacro-saintes idées admises, innove quoi que ce soit, s'annonce, en un mot, avec la seule chose qui vaille : une personnalité, voilà qui est rarissime. Cela s'est produit cependant le mois dernier.
 Aussi bien, cette fois,, l'« inconnu ne l'est point tant qu'on l'a dit. Telle partie du public — infime, certes — est assez renseignée sur les diverses orientations d'esprit des hommes nouveaux, et parmi ces amateurs, comme chez les écrivains dé Belgique et de France un peu curieux de la littérature de demain, les Serres chaudes avaient' depuis longtemps acquis la notoriété à M. Maurice Maeterlinck quand il publia cette Princesse Maleine (1) qu'exalte le Figaro du 24 août. De l'artiste passionné qu'est M. Octave Mirbeau, tant d'enthousiasme n'a point lieu de surprendre. Mais il semble qu'en cette heure de platitude et de si dense sottise, alors que la critique (?) s'évertue infatigablement à prôner les inepties de X ou de Z, escamotant sans vergogne la demi-douzaine de talents qui sont l'honneur de l'art ; à notre époque d'indifférence, de puffisme, de réclame vénale, de délayage des prières d'insérer en sirupeux articles, de silence sur toute œuvre de valeur (silence encore moins méchant, je crois, que nigaud, toute œuvre de valeur exigeant un effort de compréhension) ; il semble, dis-je, qu'on doive de la gratitude à qui s'avisa de crier si haut son admiration pour un écrivain peu notoire. Cet acte de justice me paraît si extraordinaire que j'ai tenu, en rappelant les Serres chaudes et la 'Princesse Maleine, à y insister avant de parler d'un nouveau livre de M. Maeterlinck : Les Aveugles (2), que je reçois de Bruxelles avec Les Flaireurs (3),. de M. Charles Van Lerberghe.
 Ce n'est pas sans raison que je réunis ces deux ouvrages dans le même compte-rendu : quoique l'un soit incomparablement plus que l'autre de l'art, ils ont un air de famille, sont cousins germains sinon frères. Tous deux recèlent un « frisson nouveau », le même, plus intense chez M. Maeterlinck — qui, cependant, n'en serait point l'inventeur : « Après Charles Van Lerberghe — dit dans la Wallonie M. Albert Mockel — il a instauré au théâtre un art inconnu...  » M. Maeterlinck aurait donc parfait (dans l’Intruse surtout) l'art dont M. Van Lerberghe fut le Christophe Colomb, qu'il indiqua tout au moins. Mais ils sont l'un à l'autre comme une lueur est à la lumière.
 Cet art, tout de suggestion, emporte l'esprit en des au-delà sombres ou l'air manque, par les contrées mystérieuses et de silence où s'élaborent les destins, en des immensités comme paludéennes, où, sous le ciel éternellement bas, opaque, boueux, dans une atmosphère fétide et qui oppresse la Fatalité ordonne aux Maux et à la Mort. Cela n'est point triste, mais grave ; cela n'affole point, cela angoisse. Et de ce voyage jusqu'au seuil de l'Impénétrable, l'esprit revient frappé, apeuré de vagues choses, garde longtemps l'inquiétude d’il ne sait quoi.
 Surprenante, d'ailleurs, par rapport à l'effet obtenu, est la simplicité des moyens. Les personnages n'agissent pas, n'ont point à se déterminer : ils subissent l'Inexorable. Ils sont même anonymes. Dans l’Intruse, il y a l'Aïeul (aveugle), le Père, l'Oncle, les trois Filles, une Sœur de charité, une Servante ; et c'est une personne invisible, la Mère, malade ,couchée dans une chambre contiguë, qui est l'objet du drame. Malgré les assurances du médecin, l'Aïeul appréhende un malheur. Les autres sont précisément moins inquiets ce soir, mais l'aveugle pressent un malheur ; et tous ils attendent la réalisation d'un fait matériel, la visite annoncée d'une sœur de l'Oncle. Ils attendent, et la Sœur n'arrive pas. Le spectateur a la sensation d'un silence infini, bien que les personnages parlent, que même ils causent : c'est la causerie aux écoute de l'attente, la causerie banale des préoccupations sourdes et tenaces. La sœur n'arrive pas ; la causerie est féconde en phrases émanées du pressentiment obsesseur de l'Aïeul. Et toujours le silence, le silence mat où les mots ne résonnent point, le silence sans fond pour l'ouïe aux aguets. La Sœur n'arrive pas, et, à mesure que le temps coule, il semble qu'au lieu de la présence matérielle espérée ce soit autre chose qui approche, quelque chose qui effraie, qui glace, parti des confins de l'Ignoré. La causerie va, banale, hachée, insonore, saturée du pressentiment obsesseur, et la Sœur n'arrive pas. Mais l'oreille hyperesthésiée à force d'attention perçoit les vibrations du silence : sûrement quelqu'un approche, n'est pas loin ; est-ce la Sœur ? Et la causerie va, de plus en plus obsédée du pressentiment. Voit-on s'avancer la Sœur ? Qui est entré ? Qui est là ? Personne. Pourtant une présence se manifeste à l'aveugle, une présence immatérielle, inexplicable, certaine toutefois : quelqu'un est là qu'il sent parmi eux, dans l'invisible ambiant, quelqu'un qui rôde ou s'immobilise, qui s'asseoit à leur table et à l'air d'attendre aussi : quoi ?... La sœur n'arrive pas, n'arrivera pas, et à sa place est arrivée celle qu'on n'attendait pas :: la malade vient de mourir.
 Dans Les Aveugles, douze aveugles, hommes et femmes, attendant sous les arbres d'une forêt le retour de vieux prêtre qui les a conduits à la promenade : il les a, pensent-ils, quittés pour un moment. Longtemps ils attendent, ignorant où ils sont, s'il fait jour ou s'il fait nuit, appréhendant, pressentant un malheur — comme l'Aïeul de l’Intruse. Comme là encore, ils attendent la réalisation d'un fait matériel : le retour de leur guide. Or, le prêtre ne reviendra pas, n'a pas à revenir : il est là, assis non loin d'eux, mort.
 Ces deux drames, on le voit, partent de l’appréhension , s'arrêtent au pressentiment, qui est leur axe ; et l’attente, le silence, l'obsession constituent tout le procédé. C'est avec d'aussi simples moyens que M. Maeterlinck fige d'effroi le spectateur — effroi qui n'est celui de Poë, ni celui de Shakespeare, ni celui des romantiques, ni celui qu'on trouve deux ou trois fois chez M. Guy de Maupassant ; et bien puéril en l'occurrence serait de citer Hoffmann. M. Maeterlinck ne s'aide, ici du moins, pas plus du merveilleux que de la superstition, et, pour ma part, je ne sais personne, dans aucune littérature qui donne ce frisson-là.
 C'est aussi l'imminence d'un évènement tragique que cherche à suggérer M. Charles Van Lerberghe. Mais, alors que M. Maeterlinck tire tout de ses seuls personnages, lesquels se comportent naturellement, et sans que le décor lui servent de rien, M. Van Lerberghe recourt à dix moyens en dehors — dont quelques-uns très vieux, d'autres d'une grossièreté incompatible avec la conception raffinée de son art, auquel ils nuisent indubitablement. Pourquoi ces « deux cierges » allumés auprès d'une femme qui n'est point morte ? Pourquoi, au lit, ces rideaux de serge « noire » ? Et tous ces bruits (autour d'un être qui se meurt dans une chaumière très pauvre) d'orage, de pluie qui fouette, de vent qui souffle, de chien qui aboie, ne sont bons qu'à impressionner un spectateur vulgaire — d'ailleurs incapable de saisir le sens de la pièce. Quant aux spectateurs aptes à comprendre, ceux pour qui l'œuvre est écrite, ils n'ont nul besoin d’entraînement, et l'orchestre (Marche funèbre. Roulement de tambours voilés. Sonnerie de cor dans le lointain. Court motif de psalmodie pour orgues), leur est déjà superflus : à plus forte raison les autres bruits, tapage nombreux, agaçant, qui disperse l'attention quand il faudrait la concentrer — là ou M. Maeterlinck la concentre dans le silence propice, l'immense, l'insondable, le fécond silence. Quelque suggestif qu'il soit, un son a une cause définie, c'est un fait qui s'analyse et s'explique : le silence est la grande inconnue, l'X éternel, et il ne s'explique pas plus que la Mort — deux abstractions égales. Enfin M. Van Lerberghe n'est point vraisemblable, ce que serait, en vérité, son moindre défaut, s'il n'était manifeste que l'invraisemblance ainsi traitée va, elle aussi, contre le but de l'auteur.
 Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet art neuf, notamment sur sa portée symbolique, mais je suis obligé de m'en tenir là aujourd'hui.
  Septembre 1890.


Alfred Vallette.


1. Sur cette œuvre, lire : L'Art Moderne, La Wallonie, La Jeune Belgique, La Pléiade (belge), Art et Critique.
2. Chez P. Lacomblez, 33, rue des Paroissiens, Bruxelles (prix : 3 fr.).
3. Ibid. (prix : 1 fr.)

« LES PETITS LUNDIS »
par A. Bunand (chez Perrin et Cie).


 Un livre de critique signé par un poëte, il y faut courir. À travers les ménagements commandés par le souci d'un public spécial dans sa généralité, le public des « grands journaux »,— l'auteur n'aura pu se tenir de laisser voir comment se nuancent dans son esprit les pensées qui tous nous agitent, artistes de cette heure, et sans doute nous aurons profit à le lire, plaisir à l'entendre en dépit des réticences obligatoires. Les « Notes de critique » de M. A. Bunand n'ont pas trompé cet espoir qui m'attirait vers elles. Non qu'ordonnées par le hasard et l'instant, écrites l'an dernier pour le feuilleton, elles n'aient tous les défauts du Hasard et de l'Instant : l'impression un peu immédiate ; la gène du sujet imposé par le fait des publications journalière, etc... Mais il y a, en revanche, la vivacité qui accompagne la nouveauté, et c'est plaisir de voir qu'elle ne s'est point fanée, cette vivacité heureuse, encore que plusieurs des nouveauté qui l'inspirèrent alors aient, depuis, bien mûri.
 En cent questions de détail, le lecteur (si c'est moi) n'est pourtant point d'accord avec l'auteur. Le lecteur estime, çà et là, l'auteur trop indulgent, un peu timide ou d'une audace trop traditionnelle. Gouailler l'Académie, c'est vieux. Que si la même plume, qui fut si maligne pour la Coupole, se fait louangeuse pour M. Daudet, je m'inquiète. (En vérité, il vous apparaît si pur, si « étincelant », ce sertisseur de cailloux ? Vous écrivez le mot Poëte à propos de lui ? Qu'il soit adroit, alerte, je veux bien, et qu'importe si ses préoccupations sont insignifiantes, s'il est superficiel et vide, s'il n'a ni monde intérieur ni don d'éterniser les apparences ? « Délié, pimpant, léger..... » Les adjectifs ne vous coûtent donc rien ? Léger ! je conteste ; mais : étincelant et léger ? le poids, tout juste, et l'éclat des vessies proverbiales qu'il ne faut pas confondre avec les diamants, ni les lanternes.) — Par contre, le lecteur est un peu fâché qu'on soit si dur pour le père Dumas. « Manouvrier des lettres », soit, mais imagination violente et sens des grands mouvements dans les sensibilités ordinaires. Pas de profondeur ? pas de prétention. Bon homme. L'œuvre n'est plus à lire ; la légende est à garder.
 Mais de tels dissentiments s'atténuent dans la communion d'enthousiasme et d'adoration où l'auteur et le lecteur se rencontrent devant les pures idées de Beauté et de Vérité, et dans une admiration commune pour quelques-uns des plus grands maîtres contemporains. — parfois aussi les plus contestés : Barbey d'Aurevilly, Mallarmé, Verlaine, Villiers de l'Isle-Adam...
 Il y a des pages où le talent se révèle et se prouve, incontestablement : le bel éreintement de M. Lemaître, par exemple, le noble article consacré à la mémoire d'Émile Hennequin, l'étude sur Parallèlement, et Pantomime et Pierrot. À coup sûr, M. Bunand est désigné pour écrire sur les œuvres d'art,— sans oublier d'en faire.

Charles Morice.

LES LIVRES


 Les Petits Lundis, par Antonin Bunand (Perrin et Cie). — Voir page 380.
 Les Aveugles, par Maurice Maeterlinck (Paul Lacomblez, Bruxelles). — Voir page 377.
 Les Flaireurs, par Charles Van Lerberghe (Paul Lacomblez, Bruxelles). — Voir page 377.
 Miette, par Henry Maubel (Savine). — Ce livre était en cours de publication dans la Jeune Belgique, sous ce titre : à cœur perdu, quand M. Péladan annonça le quatrième volume de son Ethopée. Bien qu'il jugeât son droit de priorité suffisamment établi, M. Henry Maubel crut devoir remplacer à cœur perdu, qui, selon lui, « quintessencie la psychologie de la nouvelle », par Miette, étiquette quelconque. Ce court roman est une idylle exquise, de psychologie ténue, d'une fraîcheur incomparable. — Juliette, Jane, Renée, Mariette, Léon, Lucien, tous enfants des deux familles Roger, sont en villégiature avec leurs parents à Blankenberghe. Or, Mariette, qui n'a pas vu son cousin Lucien depuis l'année dernière, le trouve beaucoup changé dès l'abord « et pas en mal » ; et, après quelques semaines de vie commune, alors qu'on se sépare, elle s'aperçoit qu'elle l'aime. — Voilà tout. Mince sujet, donnée banale, délicieux petit livre pourtant et aussi chaste que Paul et Virginie, écrit dans la manière, sinon dans la langue, des frères de Goncourt, dont M. Henry Maubel a parfois la vision aiguë de certains détails et l'observation précise. Au reste, pour conter cette éternelle aventure d'une âme ingénue qui s'éveille à l'amour, point de tartines sentimentales, point de ces minutieuses analyses psychologiques qui font de chaque personnage, même du plus niais, un subtil explorateur de son moi. Mariette ne se regarde point vivre, n'analyse ni ne raisonne : elle est, elle agit, elle reçoit des impressions. Le tous-les-jours de la vie de famille à Blankenberghe se déroule en menus chapitres qui notent, fugaces, un état d'âme, une sensation, saisissent brièvement la signification des faits, brossent un paysage ; et de ces légères touches, qui semblent si indépendantes les unes des autres, se dégage une œuvre très complète. C'est, en somme, du caractérisme, dans une langue elliptique suffisamment colorée, fort simple.

A. V.


 Nouvelles questions de critique, par Ferdinand Brunetière. (Calman-Lévy). — Volume bien dangereux par la stupeur que ne manquent pas de provoquer des affirmations telles que : « Si, par exemple, on supposait que M. Dumas eût cessé d'écrire après le Demi-Monde et la Question d'argent,— c'est-à-dire presque avant que d'avoir commencé, — la Question d'argent et Madame Bovary, qui sont à peu près du même temps, nous paraîtraient sans doute, comme alors à M. J.-J. Weiss, des œuvres de la même nature hardie, réaliste et brutale. » Plus loin, un long chapitre où il est tout le temps question de M. Baju : c'est peut-être une coquille.

R. G.


 Quelques mots sur l'Art Suisse, par Albert Trachsel. (Imp. J. Couchoud, place Bel-Air, 12. Lausanne). — « En dehors de créations d'Art essentiellement subjectives, lesquelles constituent les Visions, les Compréhensions diverses et plus abstraites de l'Univers, de l'Humanité et de l'Âme humaine, il est normal, et cela dans l'intérêt général de l'Art, que chaque pays dans ses manifestations surtout objectives et nationales se développe suivant ses traditions, son originalité et ses aspirations. » L'œuvre n'est qu'un commentaire analytique, au point de vue d'un Art national Suisse, de l'idée émise en ce liminaire paragraphe. M. Albert Trachsel, qui est un merveilleux artiste dont le très spécial génie est attesté par trois albums de planches architecturales, me paraît, pour cette fois, s'être fourvoyé. La plupart des ses théories sont en effet basées sur d'enfantines déductions, et le livre, en dépit des graphiques, des schémas et des formules algébriques qui commentent perpétuellement le texte, manque de clarté. On regrette aussi qu'une aussi maigre place ait été dévolue à la Philosophie et à l'Esthétique de la Montagne, car, un pareil sujet étant donné, ne devait-elle pas nécessairement être représentée comme la grande, l'unique Mussagète ? Cependant, malgré tout, le livre vaut qu'on s'y arrête, et quelques pages sur le Théâtre, encore que la classification adoptée soit fort spécieuse, sont à retenir. Il y a dans ces lignes de bien beaux rêves que, seul, pouvait élire un poète, mais comment les réaliser ?…

J. C.


 Les Symphonies (pochades impressionnistes), par Louis de Lutèce (Bibliothèque de la Revue Art et Critique). — « …La nature, jamais lasse, entonne d'innombrables et divines symphonie de couleurs… » L'auteur n'a donc plus qu'à choisir la saison, l'heure et le lieu, et à peindre ce qu'il voit. Or, à part quelques touches délicates, c'est faiblot, mièvre, pas du tout impressionniste : c'est surtout lâché, alors qu'il faudrait à ces courtes proses la plume d'un Goncourt ou d'un Huysmans, et peut-être plus de travail que pour un bon sonnet.

A.V.


 Le Problème, nouvelles hypothèses sur la destinée des êtres, par le Dr Antoine Cros (Georges Carré). — Après une préface toute imprimée en bleu, un chapitre lapidaire, dont ce spécimen :
l'organe permanent de l'âme
est comparable
aux hélices
d'instruments créés et construits
par l'industrie humaine…


 Spéculations d'une haute originalité, où se rencontrent sur la puissance créatrice de l'âme, sur les traits de génie et les défaillances de la Cause, des vues très élevées très neuves.

R.G.


 Tendresses, par Henry de Braisne (Léon Vanier). — C'est un essai de ce qu'on a drôlement appelé « l'écriture artiste ». Pourquoi M. de Braisne, après avoir écrit tant de volumes autrement, s'avise-t-il d'une telle aventure ? Mystère et procédé ! Mais procédé mal approfondi, car l'auteur prouve en ignorer encore bien des arcanes. Et il arrive que sa nouvelle, ni meilleure ni pire que ses aînées, est, — qu'il me pardonne — d'une lecture insupportable. De grâce, M. de Braisne, revenez à l'écriture de tout le monde ! —

A.V.


 L'hygiène des sexes, par le Dr E. Monin (Octave Doin, 8, place de l'Odéon). En même temps qu'une nouvelle édition, entièrement refondue, de « l'Hygiène de la beauté », l'éditeur O. Doin publie l'hygiène des sexes, par le docteur E. Monin. L'écrivain si aimé du grand public décrit, dans ce nouvel ouvrage, l'hygiène des organes générateur, chez l'homme et chez la femme, et élucide les préceptes sanitaires qui ressortissent à leur fonctionnement rationnel. Avec l'esprit le plus scientifique caché sous la forme la plus littéraire, le docteur Monin passe de l'hygiène privée à l'hygiène publique, sans omettre aucun des problèmes si délicats de la physiologie intersexuelle. Jamais l’hygiène spéciale de la femme n'a été aussi complétement traitée que dans ce petit ouvrage de 300 pages, qui sera bientôt dans toutes les mains. (Prologue en vers de Jean Richepin).

X...


 Nous relevons au sommaire du N° 45 (le 1er du tome XVI) : Gabriel Ferry : Un Parisien d'Autrefois ; Émile Michelet : Sonnets ; Raoul Sertat : Les Inséparables ; Gaston Moreilhon : La Tour d'Ivoire ; Remy de Gourmont : Quelques variantes d'« Axel » ; Louis Grandperret : Pauvre Franz ; Georges Bonnamour : Les livres ; et de M. François de Nion la suite de son roman : La peur de la mort.
 L'Ermitage, qui publie du théâtre, paraîtra désormais sur 64 pages. Le dernier numéro contenait des vers de Dorchain, de Marc Legrand, une assez longue appréciation des Poèmes anciens et romanesques, et une curieuse lettre du docteur Antoine Cros au rédacteur anonyme qui avait jugé son livre : Le Problème.
 Au moment de mettre sous presse nous arrive La Jeune Belgique, très fâchée contre MM. Rodolphe Darzens et Paul Adam, qu'elle malmène un peu. Nous y trouvons de beaux vers de MM. Iwan Gilkin, Jean Boels, Paterne Berrichon, un article de M. Maeterlinck sur le théâtre, et de M. Arnold Goffin La procession de pénitence (notes cursives).
 Le Théâtre Mixte (formé de l'ancien Théâtre Mixte, du Théâtre Idéaliste et du Théâtre des Jeunes) donnera ses représentations en matinée, le dernier dimanche de chaque mois, dans la salle du Théâtre Beaumarchais. C'est le 28 de ce mois qu'il inaugurera la saison 1890-1891.


Échos divers et communications


 Dans L'art moderne (Nos des 3, 10, 17, 24, 31 août, 7, 14 et 21 septembre) : Confiance en soi-même, bien captivante traduction inédite de l'Anglais d'Emerson, par une inconnue. — L'avant dernier numéro de cette même revue contenait, sur les vieilles gardes du journalisme belge, un virulent article qui, mon Dieu, « chausserait comme un gant » nos bonnes badernes du journalisme parisien.
 La Wallonie prie ses collaborateurs français de s'adresser dorénavant à M. Henri de Régnier (6, rue Boccador), directeur à Paris de la Revue. — Les deux derniers numéros de cette publication sont particulièrement intéressants. Au sommaire (Juin-Juillet) : Stéphane Mallarmé : Ballet ; Jean Moréas : Le Trophée, Galatée, Chanson, Élégie première, Élégie deuxième, Églogue à Æmilins ; Pierre-M. Olin : Les Petits Enfants ; Henri de Régnier : Odelettes ; A.* : Sous les Yeux, Le vain sourire ; S. Ml : Impressions d'artiste ; Achille Delaroche : Vers ; Grégoire Le Roy : Laisse tomber les roses ; enfin une remarquable Chronique littéraire de M. Albert Mockel. — Le N° d'août est tout entier de M. Adolphe Retté. Les vers y alternent avec les poèmes en prose, et le tout est suivi d'une étude sur le haschich, lequel semble — pour une fois, savez-vous — avoir été le principal inspirateur de l'écrivain. Pour les amoureux de symbolisme très loin ésotérique : Soir trinitaire, et pour ceux que le haschich initia, les seuls qui pourront tout comprendre : Thulé-des-brumes et Crépuscule du soir.
 Un des derniers « lundis littéraires » de la Bataille contenait un article de notre collaborateur Louis Denise : Un précurseur de Brown-Séquard au XVIème siècle, d'où il appert qu'au temps de la Renaissance on « connaissait officiellement l'aptitude des sécrétions testiculaires à rendre aux tempéraments usés la belle vigueur de la jeunesse ». (Memorabilium utilium ac jucundorum centuriæ novem, auctore Anton. Mizaldo. — 1566).
 La Revue indépendante annonce qu'elle « vient de subir une transformation radicale », et s'efforcera désormais de n'être d'aucune école, accueillera indifféremment toutes les opinions. M. François de Nion en reste le Rédacteur en chef, et M. Georges Bonnamour devient secrétaire de la rédaction.

Mercvre.

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