N° 11. – NOVEMBRE 1890

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. I, n° 11, novembre 1890, p. 385-416.


 
LE BOURGEOIS


 Voilà un mot presque hors d'usage, du moins très vieillot. Seuls, les cochers bons conducteurs l'emploient encore, d'ailleurs avec tant d'affabilité qu'on croirait qu'ils complimentent. Mais, demain, ils l'auront oublié, et le mot sera mort. Pour avoir voulu trop dire, il ne dit plus rien. Un moment, Monnier lui comptait une douzaine de sens. On finissait par ne plus s'entendre. Chassagnol n'a-t-il point dénoncé avec amertume la magnifique avarice bourgeoise de l'art ?
 Cependant, bien qu'aujourd'hui le mot s'en aille, la chose reste, et comment la nommer désormais, cette chose, ce monsieur, cette dame qui passent et nous frôlent ? S'étriquer, et se coller au mur en serrant les jambes, est inutile. Ils attouchent quand même. — N'allez pas dire, avec un petit air vaniteux:
 — « Je m'en moque, je suis libre, je suis un artiste, moi ! »
 Quelle jactance de babillard ! Si peu que vous possédiez de famille, Monsieur en est, Madame en est. Si peu que vous respiriez d'air, il y a échange de souffle entre leurs naseaux et les vôtres. Soyez, par bonheur, sourd, aveugle, et constamment pris de rhume, alors seulement vous aurez quelque chance de leur échapper. Sinon, il faut voir (quel horizon !), entendre (quel vacarme !), sentir (quelle odeur !).
 — « Ah ça ! dit Monsieur, tapant avec entrain sur son ventre de fût neuf, gagnerez-vous bientôt de l'argent, avec vos machines ? car, enfin, c'est là le but ! »
 Il a raison, ce Monsieur ; vous le reconnaissez, et vous faites tout de suite un livre afin qu'il l'achète. Mais il ne l'achète pas. Il vous l'emprunte, et le prête à tous ses amis. Quand il y en a pour un, etc. Toutes les économies ont la taille réglementaire. Un marchand de vin recommande volontiers à ses clients l'épicier du coin. A-t-on jamais entendu Monsieur dire :
 — « Tenez : voilà un livre que je trouve bien. Achetez-le. »
 Non, le livre est le seul objet qu'on laisse traîner parce qu'il ramasse la poussière mieux qu'un plumeau, qu'on se prête entre voisins parce que peut-être il reviendra relié, et qu'on se passe de mains en mains, gratuitement, à la fin d'un dîner de deux louis par tête.
 Alors, poussah pansu à taille de cigare, comment veux-tu que nous en gagnions, des sous ?
 Son excuse, on la trouverait dans sa tranquille assurance:
 — « Pourquoi donc que vous n'écrivez pas dans les grands journaux ? À votre place, moi, j'y ferais des articles.»
 Elle serait en outre dans son effroyable candeur d'ange. N'est-ce pas Madame (il faudrait donner au moins son petit nom de baptême, car elle mérite la gloire) qui demandait à un jeune homme de lettres :
 — « Est-ce que tous les livres de votre bibliothèque sont de vous ? »
 Il en frissonne encore.
 Ils ont des goûts, des idées, dont la plus inattendue est de croire qu'ils ont des idées et des goûts.
 Monsieur pense qu'il existe un banal même pour lui. Dans une quincaillerie, il choisit des bibelots de cheminée. Mais il veut un sujet bien. Les pendules ne se portent plus. Ceci est commun. Cela n'est pas distingué. Qu'est-ce qu'il va prendre, Seigneur ? Il ne prend rien. Ah si ! Jeanne d'Arc, ou d'Artagnan. On souffle.
 Si Madame, invariablement, tressaille, sautille, ouvre la bouche, comme pour prendre un bonbon, devant un coucher de soleil rouge sang de bœuf ou de femme,

  Je sais un rouge dont je meurs,
  Parce qu'il est dans le soleil

de son côté, monsieur s'avoue fort capable d'admirer la nature, quand elle ne monte pas trop.
 Ils ont un pot à fleurs dans leur table de nuit.
 Voilà pour les goûts.
 — « Vous comprenez, mon cher ami, chacun ses idées. Vous avez les vôtres, et moi j'ai les miennes. »
 C'est la phrase des desserts que Monsieur lance, sur le seuil d'une discussion, l'estomac plein, tout en mangeant encore des tas de choses « pour finir son pain ». Il a ses idées en religion (pourquoi pas ?), en politique (dame ! il tire sa carte d'électeur et vous la montre comme si vous étiez contrôleur), en amour (Hé ! hé !).
 — « Êtes-vous chrétien ? »
 — « Oui, je suis chrétien ; je m'en f.... mais c'est égal: « j'y suis, j'y reste. »
 — « Je veux une politique d'affaires (de bonnes grosses affaires, avec des vers dedans). Je connais « mon Carnot » : il me la donnera. »
 — « Femme, ne va pas me questionner sur ces caresses-là. Tout ce qu'il m'est permis de te dire, c'est qu'elles sont vilaines, et qu'elles portent à la tête, jusqu'au cerveau. Craignons la folie. »
 Singulier ! Est-ce indifférence, épouvante ? il n'a pas d'idées sur la mort. C'est déjà gentil de mourir. Il ne veut pas entendre parler de ça : la mort n'est point une affaire.
 Voyons, sérieusement, Monsieur et Madame, à quoi pouvez-vous bien servir ? Votre destinée n'est pas d'arriver à comprendre un jour l'univers, à connaître « la cause mouvante ». Le bon Dieu ferait alors l'effet d'un homme de lettres qui écrit un livre artiste et le remet entre les mains de tout le monde. Avez-vous été créés pour faire nombre, figurer dans les statistiques, les agglomérations diverses, pour justifier toute catastrophe, et composer la bouillie des guerres, ou simplement pour nous agacer, nous tanner comme cuir. Si, au moins, nous en devenions imputrescibles à votre contact !
 Oui, sans doute, c'est le châtiment de l'artiste : il doit se mettre (oh pas trop souvent, n'est-ce pas ?) à votre table, trinquer avec vous, serrer vos doigts à nœuds, façonnés aux angles des comptoirs. Il ne saurait, matériellement, vivre sans vous. C'est son supplice : il lui arrive qu'on vous rencontre ensemble.
 Et c'est aussi ce qui te fait jouir, Monsieur. Fier d'être indispensable comme ce que chacun sait, solide sur tes cuisses éprouvées, et tout heureux d'exaspérer qui t'insulte, tu te dandines, solennel, argenté ; sûr que ta signature (selon cet autre mot de Chassagnol) vaut cinquante mille francs le mètre carré, tu t'engraisses, fourré, humiliant les ours avec tes pardessus. Écoute. Donnant, donnant. Il nous faut ton os ou tes os. Si tu ne veux pas prendre l'habitude de payer comptant, au poids de l'or, sans distinction ni choix (on ne te demande pas ton avis), tout ce qui est imprimé ; si tu ne veux pas considérer un livre, une feuille écrite, bonne ou mauvaise (est-ce que cela te regarde ?), comme un objet de commerce tarifé, nous casserons nos plumes (tu ris, mauvaise bête; ah ! la file d'oies de tes sourires ! dirait le poète Raynaud) et nous avalerons, pour nous nourrir, nos œuvres complètes mises en boulettes de papier mâché.
 Serait-ce donc si étonnant ? Tu n'as jamais demandé, que je sache, à ton boucher, une côtelette de faveur, et un service amical de pain riche à ton boulanger ; pourquoi t'imagines-tu que la littérature est une chose qu'on fait pour rien ?
 Il reste bien entendu que ton opinion n'importe point. L'art ne doit avoir pour toi qu'une valeur marchande. Ton unique droit imprescriptible est d'en acheter par ballots, ou en cornets, comme tu voudras. Le meilleur est le plus cher. Toutefois, si tu paies bien, on te permettra, par-dessus le marché, quelques appréciations exactes, des gloussements, des bêlements de ce genre :« Chouette ! Bigre ! Ah diable ! » Seulement, sois bref. Surtout pas d'impertinence ! pas d'outrance dans l'éloge ! Souviens-toi : en affaires, dès que l'émotion gagne, on perd.
 Mais enfin, à cette race moutonnière, englobante, à ces hommes de loi, de bourse, d'industrie, de gouvernement, etc., etc. (il faudrait ici un dévidoir) ; à cette dame au doux coeur de lice qui dort, à ce monsieur, délicat comme un taureau foulant des herbes, plus immobile, dans son mépris des lettres, plus engourdi qu'un pied d'armoire de province, quel nom donner, désormais, qui les outrage et nous enchante ?

Jules Renard

SONNET



 O pouvoir m'affranchir de l'amour fou que j'ai
 Des corps charmants évoluant dans leur souplesse !
 Tout mon cœur n'est qu'émoi fragile et que faiblesse,
 Des beaux yeux et des belles mains m'ont affligé.

 Entre toutes du moins le souvenir me blesse
 D'Une que j'ai connue en un bois d'orangers
 Cependant qu'affluait à mon cœur la mollesse
 Des feuillages, de l'eau bleue et du ciel léger.

 Certains soirs, accoudé, j'ai fait mille beaux rêves,
 J'en suis sorti plus désolé qu'auparavant,
 Je ne veux plus de ces mensonges décevants !

 Sybarite, place ! à ce moine qui se lève
 Et passe, ayant muré tout son corps au dehors,
 Avec, aux yeux, la seule image de la Mort !


Ernest Raynaud.

APPARITION



 Dans ce parc, que nul parc de rêve n'égala,
 Ce fut ta tête pâle, ô Pâle entre les pâles,
 Dans ce parc, somptueux comme un soir de gala,
 Ta tête défiant en pâleur ces opales !…
 Ce fut ta tête pâle, ô Pâle entre les pâles…

 Tes cheveux s'exhalaient en nuages joyeux…
 Et ta bouche entrouverte était pleine d'étoiles…
 Et vers mes yeux, fluaient les fleuves de tes yeux
 Pleins de galères d'or, de rameurs et de voiles !…
 Et ta bouche entrouverte était pleine d'étoiles…



CHANSON POUR ENDORMIR
LE CŒUR



 Prête à mes rêves las le berceau de tes bras…
 Des papillons jolis volètent par la chambre…
 Je boirai l'hypocras des mots que tu diras
 Et baignerai mon front dans tes fins cheveux d'ambre…
 Prête à mes rêves las le berceau de tes bras !…

 Berce, berce mon Cœur de tes caresses vaines…
 Tes yeux fleuris sont pleins d'un vol de colibris,
 Pleins de chansons d'oiseaux, pleins d'odeurs de verveines,
 Et tu fais refleurir les fleurs quand tu souris !…
 Berce, berce mon Cœur de tes caresses vaines !…

 Endors mes rêves las dans le lit de ta chair…
 Mon front est transpercé d'épines douloureuses
 Et tes seins lui seront un oreiller bien cher !…
 J'essayerai d'oublier que ta poitrine est creuse…
 Endors mes rêves las dans le lit de ta chair !…


G.-Albert Aurier

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LES MAINS


Modestement, elles servent à tout.


 Oh ! les petites mains obscènes, combien je les regarde avec effroi quand je vais dans le monde!..
 Elles vont, elles viennent, dégantées pour prendre la tasse de Chine, et, très délicatement, les petites folles placent leur petit doigt en l'air comme une aigrette, comme une fleurette de chèvrefeuille rosé...
 Elles vont, elles viennent, n'ayant point souvenir de la chose qu'elles ont faites ou qu'elles feront sûrement, irrévocablement.
 Elles sautillent à travers les morceaux de sucre, elles froissent l'éventail, elles ont des moues, elles ont des colères, des éclats de rire, et, imperturbables, elles se regantent pour toucher la main étrangère du valseur, la main de l'inconnu qui pourrait ne pas être pure...
 Oh ! les petites mains obscènes, sur lesquelles nous nous penchons humblement, gros naïfs que nous sommes, pour déposer le respectueux baiser de notre admiration !...

 Non, quand les regarde aller, venir, dans le monde, passer et repasser comme de petits oiseaux gras plumés à vif, j'étouffe d'une envie de pleurer tant elles me font peur, les petites mains obscènes !...



TRISTESSE UNIVERSELLE

Paradoxe.


 De quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?

 De quel troupeau de Panurge sont-ils ensuite venus ceux qui ont réédité, au moins un milliard de fois par an, ces puériles clichés : « la gaîté du soleil » ― « l'allégresse du printemps » — « le joyeux babil des oiseaux » — « l'immense fête de la nature », etc., etc ?... Et parce qu'un monsieur a eu l'idée d'offrir des fleurs à sa maîtresse pour la féliciter d'être jolie, parce que le chant d'un serin en cage divertit le savetier du coin, parce qu'au printemps les jeunes hommes ont envie de caresser des filles, parce que la couleur du soleil est aussi celle de l'or, et que l'or représente toutes les joies, les habitants de cette terre croient tous à l'universelle gaîté !...
 Un jour, nous gravissions lentement une colline. Il faisait une journée superbe, pas de nuages, pas de vent, ni trop de chaleur, ni trop de froid, et le silence d'un plein midi régnait.
 Mon Dieu, l'épouvantable tristesse qui se dégageait du paysage, en y songeant un peu plus que d'habitude. Comme ils fuyaient mélancoliques, les lointains noyés d'un bleu tendre d'abord, et devenant presque noirs sur les déclins !
 Il n'y avait personne. Les bois ténébreux semblaient des choses secrètes ne voulant pas, décidées à ne pas livrer leur mystère. Sur notre épaule se penchait une branche d'amandier en boutons, des boutons roses gonflés comme des bouches froides. Nous pensions que ces lointains, d'abord bleu tendre, puis noirs sur leurs déclins, étaient encore bleus là-bas, seraient, toujours bleus si nous nous transportions dans les indéfinis là-bas.., toujours bleus puis noirs successivement. Et les bois sombres n'ont point d'autre mystère à nous livrer que celui de leur existence même, secret qu'ils gardent malgré les lourds volumes entassés. Cette branche d'amandier fleuri, quand elle ouvrira toutes ses bouches roses à la fois, elle ne dira rien... rien sinon ce que lui fera dire le passant poète.
 La nature, est-elle donc en dehors de nous, quand elle n'est pas spiritualisée par nous ?.. J'ose la trouver impassible et scellée.
 Ce jour-là, nous redescendîmes tristement la colline.

 Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?


Rachilde.

LA TOUR



 Mes douze palais d'or ne pouvant plus suffire,
 Mon cœur royal étant désenchanté du jour,
 Un soir, j'ai fait monter mon trône de porphyre
 Pour jamais au plus haut de ma plus haute tour.

 Et là, dominant l'homme et les cités sonores,
 J'ai vécu seul parmi l'azur silencieux,
 À voir, indifférent, les couchants, les aurores
 Mirer leurs ciels dans l'eau déserte de mes yeux.

 Pâle, j'attends, le goût de la mort à la bouche.
 La terre est à mes pieds comme un chien qui se couche ;
 Mes mains flottent parmi les étoiles, la nuit.

 Rien n'a distrait mon œil immobile sans trève,
 Rien n'a rempli mon cœur toujours vide, qui rêve
 Sur l'incommensurable mer de mon ennui ;

 Et le néant m'a fait une âme comme lui.


Albert Samain.

SONNETS



 Ton âme que j'explore est la forêt muette
 Que le vent fait, au soir, frémir sur la grand'route ;
 Car tremblant sous la brise un peu triste du doute,
 Comme elle, je la sens vaguement inquiète.

 Mais, se berçant au gré d'une cime indolente,
 Il est un nid caché parmi les hautes branches :
 Y dort l'oiseau d'amour sous ses deux ailes blanches.
 Et ce nid, c'est ton cœur, ma brune nonchalante !

 L'heure approche, pourtant, où le ciel se pavoise.
 Dès l'aurore l'oiseau va chanter sa romance.
 Et toi ! ne veux-tu pas qu'alors je l'apprivoise ?

 Je serai l'oiseleur plein de tendresse immense,
 Dont la câline main lui sera douce à l'aile
 Pour, de ton cher amour, faire un chanteur fidèle.



(Variante du sonnet précédent.)


 Ton âme est la forêt silencieuse et vaste
 Qui tremble au vent léger de ta mélancolie ;
 Comme au ciel d'un soir calme une étoile pâlie,
 Sur elle, avec bonté, s'allume ton œil chaste.

 Nid fragile, ton cœur, dans ce troublant domaine
 Reste muet malgré l'émoi des hautes branches :
 L'oiseau d'amour y dort sous ses deux ailes blanches,
 N'ayant encor jamais ouï la voix humaine.

 Mais à l'horizon bleu, quand luira l'Espoir rose
 D'une aurore où persiste un charme de mystère,
 Dans ton cœur chantera l'habitant solitaire.

 Et s'il n'est pas un trop farouche virtuose,
 Je serai l'oiseleur à la main douce à l'aile,
 Tant j'en veux par mes soins faire un chanteur fidèle.


Julien Leclercq.


 Mars 1890.

LE PRIX DE LA VACHE


 Sur le coup de sept heures sa soupe avalée, puis un bol de cidre, Mait' Honoré, voyant que sa femme n'allait décidément point et menaçait de tourner de l'œil, décida qu'il irait « qu'ri » le vétérinaire ou ben le conjureux. Couchée depuis deux jours d'un renfoncement dans la bedaine dont il l'avait gratifiée en rigolant, elle emplissait la ferme de son gémissement têtu  ; et ce n'était pas ça qui faisait l'ouvrage. Il passa sa blause blue des Dimanches, une blouse neuve à passementerie blanche, raide comme cuir ; coiffa un petit chapeau rond, à bords minuscules, acheté au Havre un jou d'marchai ; prit son bâton et se mit en chemin, tétant sa courte pipe noire. Il devait remplacer des outils et voulait profiter de l'occasion. Le médecin demeurait à Etainhu, la localité proche, à une heure de trajet ; mait' Honoré calcula qu'il reviendrait pour la nuit.
 Il dépassa les trois maisons du hameau et s'engagea sur la route large et blanche, éclatante dans le soleil tombant d'été, bordée de poteaux télégraphiques et de peupliers, de tas de cailloux et de bornes métriques. Il ne savait trop d'ailleurs s'il ne choisirait pas le conjureux ; et tout en tapant son bâton, à chaque pas de ses gros souliers à clous, déjà gris de poussières, il se représentait, en sa ladrerie paysanne, que « c't'y là en savait ben aussi long et que ça l'y coûterait ben moins. »
 Il marcha un quart d'heure sur cette pensée, et s'arrêta pour vider sa pipe éteinte. Au devant de lui venait un autre homme, en blouse aussi, avec un bâton pareil, mais la casquette de soie enfoncée sur la tête. Il tirait à la corde une grande vache rousse, aux flancs cuirassés de crotte et de bouse sèche. — Mait' Honoré cria :
 ― Te v'là allai, mait' Bernaque ?
 — Me v'là allai, répéta l'homme !... Et té ?... Te v'là allai itou, mait' Honoré ?
 ― Me v'là allai !...
 Il retira son chapeau, s'épongea le front et considéra la bête immobilisée par le travers du chemin, tirant la corde vers le talus herbeux. Il s'approcha et lui frappa sur la croupe. Comme Mait' Bernaque allait s'éloigner sans autre bonsoir :
 ― Alô, mé, me v'là allai !... Oué ! mé v'là allai jusqu'à Etainhu !... Pour qu'ri une pioc !.. La mienne a cassé net comme un carreau qu'ont y fout une pierre !... C'est-y pas foutant !... Et faut même que j'dise un mot au docteu pour ma garce de femme qui geint tout la sainte journée !
 ― Qui qu'elle a, ta femme ? demanda mait' Bernaque, croisant ses deux mains sur son bâton.
 ― Elle a que j'crains ben qu'é va crevai, pardi ! V'là c' qu'elle a !
 Et se rapprochant, tendant le cou, la voix plus basse et larmoyante :
 ― Et c'est ben du malheu pour mé ! Car ça s'ra d'largent d'foutu !... E dit qu'é s'a cognai l'vent !... On crêve pas pour s'ête cognai l'vent', pas vrai ?... Mais c'est si douillai !... Et si l' médecin y vient cheu nous et pi qu'i faille queuque drogue, on sait ben c'que ça coûte !...
 Mait' Bernaque balançait le chef sans répondre, sa face madrée, entre les plaques grisonnantes de ses favoris, affectant un air de componction. L'autre se retourna vers la bête.
 ― Alô, c'est a té, la vaque ?
 ― C'est a mé !
 ― C'est-y celle que t'as ach'tai à la foué d'Bolbec ?
 ― A la foué d'Bolbec, ben sûr !
 ― C'est une belle vaque !... On n'a trop rien à dî !
 ― Ben sûr ! Une belle vaque !... j'ons point été trop volai !...
 ― Oh ! pour une belle vaque, c'est une belle vaque ! Mais combien qu'tu l'as payaie ?
 Mait' Bernaque devint défiant, flairant un acheteur.
 ― J' l'ons payaie cent écus !... Cent écus d' cent sous !...
 ― Cent écus d'troué francs, voyons !
 ― Non ! cent écus d' cent sous !
 ― C'est ché !...
 ― C'est une belle vaque, mon garçon ! qui qu'en dirais ?
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Mais cent écus, c'est cent écus ! Ça n'se trouve point comme ça, au jou d'ojord'hui !...
 Mait'Bernaque tira la corde.
 ― A r'voué, mait' Honoré !
 ― A r'voué, mait' Bernaque !
 Honoré se remit en marche de son côté, tapant son bâton. Mais après un moment :
 ― Mait' Bernaque ?
 ― Qui qu'tu dis ?
 ― J'dis... Qu'tu veux t'y ni la vend', ta vaque ?...
 Mait' Bernaque ralentit le pas et se consulta.
 ― T'en donn' t'y cent vingt écus ?
 ― Cent-vingt écus ! Malheu !... C'est y pour te fout' de moué ?
 ― Ah ! j' couyonnons point ! C'est l'derniai prix !
 ― Tu veux t'y soixante écus ?
 ― Cent vingt écus sonnants !
 ― J' te donn' trente écus sonnants et j' fais un papiai pou trente écus !
 Le compère secoua la tête et tourna les talons.
 ― À r'voué, maît' Honoré !
 ― À r'voué, maît' Bernaque !
 Puis, regardant la vache s'éloigner :
 ― Tu veux t'y septante écus ?
 ― J' veux point d'papiai !
 ― A r'voué, alô !...
 Mais l'autre dut avoir une idée, car il s'arrêta encore ; la face sournoise, ses petits yeux pétillants, il regarda maît' Honoré, rebourrant sa pipe noire.
 ― Écoute, fit-il ! T'as envie de la vaque, pas vrai ?
 ― J' dis point non !... Mais j'ai point tant d'argent !
 ― Y aurait pas besoin d'argent !... Et si t'étais pas si pressai, j' te propos'rais queuque chose !...
 ― Ben ! j' sons point pressai !...
 ― Pi qu'tu vas qu'ri l' docteu et qu' ta femme va crevai ?
 ― A crev'ra ben sans moué !
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Et l' med'cin d' Paris n' l'empècheront point ! Quand l' malheu arrive, c'est bentôt bâclé !...
 ― Alô, qui qu' tu veux m' proposai ?...
 ― Eh ben ! pi qu' t'es point pressai...
 Il hésita.
 ― Pi qu' t'es point pressai, j' te parie ma vaque que tu mâque pas c' gros tas d' bouse qu'est là au miieu !...
 ― J' mâqu'rais point l' tas d' bouse pour avoué la vaque ?
 ― Non, tu l' mâqu'rais point !
 ― C'est-y pour te fout' de moué, mait' Bernaque ?
 ― Je m' fous point d'té ! Parie un peu, pour voué !
 ― Tu donn' t'y ta parole que si j' mâque le tas d'bouse, tu m'donn'ras la vaque ?
 ― J'donne ma parole devant l' bon Dieu ! Et su la mémouère de défunt Nicolas Bernaque, mon grand pé, qu'est au ciel, l' pov' cher homme ! Et aussi vrai que j' suis Prouspé Bernaque, natif de St-Romain !... Je m' dédis point !... Mâque le tas, t'auras la vaque !...
 ― Alô, c'est ben, fit maît' Honoré se décidant, j'aurai la vaque !
 Il remit sa pipe dans sa poche, retira son chapeau et posa son bâton. Maît' Bernaque s'était assis sur un pieu kilométrique, et la vache, attachée, tournait vers les deux hommes ses grands yeux glauques, stupide. Maît' Honoré s'agenouilla et se mit à manger, bravement. Le soleil se couchait en une splendeur rousse, incendiait d'or la mer frémissante des épis bientôt mûrs, allongeait sur la route les ombres des peupliers et des poteaux télégraphiques. Des tourbillons de poussière, dans le vent du soir, se levaient par instants et montaient pour accourir en un nuage blanc, qui salissait leurs blouses, sablait l'herbe des talus.
 ― T'as point besoin d' tant t' pressai, fit maît' Bernaque avec un gros rire ! Mâque doucement !...
 ― C'est point dans l' marchai !...
 ― Ça ! C'est vrai !... C'est point dans l' marchai !... C'est pou qu' tu puisses aller jusqu'au bout !...
 Maît' Honoré ne souffla mot. Un bon tiers du tas avait disparu. Mais il peinait et, visiblement, ça ne passait plus. Il fit encore deux ou trois bouchées et se releva.
 ― J' pourrais t'y point avoué un' lampée d'iau ?
 ― Y a point d'iau par ici !...
 ― Y en a chez Luc, aux acacias !
 ― Ah ! tant pis, mon garçon ! tant pis ! C'est point dans l' marchai !
 ― C'est ben, alô !... Mais, cré bon Dieu, t'as l' cœur dur!
 L'autre se frappa les cuisses.
 ― Mâque le tas ! Mâque le tas ! T'auras la vaque !...
 Maît ' Honoré se reprit à la besogne. Il suait. De grosses gouttes coulaient sur sa figure devenue pourpre. Il avançait pourtant, et, pour avoir essayé une bonne farce, mait' Bernaque devenait peu à peu inquiet. Il vit disparaître la moitié de la galette de bouse, puis, anxieusement, un morceau encore, et se gratta sous sa casquette.
 ― Tu voué, fit-il, essayant de l'influencer on te l'a choisie ben fraîche et ben appétissante !... D'ici, on dirait comme ça qu' c'est d' l'oseille et un p'tit mélange d'épinards !... Oué ! vrai de vrai ! Ça doit avoir un p'tit goût d'épinards ! Tu pourras dire que t'en as mâqué une foué au moins dans ta vie !... Et y a pas à dî ! Faut qu' tu soiyes foutrement cochon !...
 Mais il avait beau parler et le vent couvrir de poudre l'immense tartine, maît' Honoré l'engloutissait, l'absorbait peu à peu, d'un effort machinal et continu. Néanmoins, il dut s'asseoir, le cul dans la poussière. Il s'essuya la bouche d'un revers de main et contempla la vache.
 ― Merde ! fit-il, j' peux plus !...
 ― Alô, cria maît' Bernaque triomphant, tu r'nonces ?
 ― J'ons point dit ça ! J'ons point perdu ! Tu peux ben espérer !
 ― Pi qu' tu peux plus ?
 ― J' peux plus à c' t' heure! Pa'ce que ça m' tourne, ça m'ébloue! j' pourrai su l' tantôt!... L' marchai n' dit point qu'on doit tout mâquer d'une foué !...
 Mais Bernaque ne riait plus. Il répéta :
 ― T'as perdu, mon fi ! T'as perdu!
 ― Non ! j'ons point perdu! j'ons fait la moitié du pari !
 Et pris d'une colère, se ramassant :
 ― J'ons fait la moitié ! Oué ! la moitié ! Et p't-ête plus ! j'ons toujou gagnai la moitié d' la vaque !
 ― Tu peux point en emporter la moitié ?...
 - On peut la vend', maît' Bernaque ! On peut la vend'. Pi qu' la moitié m'appartient !... j' plaidrons plutôt !...
 Ils s'étaient plantés l'un devant l'autre et gueulaient furieusement, obstinés. Le soleil était descendu tout à fait. Sur la gloire des blés s'épandait une haute rougeur, par le ciel calme ; et leurs deux ombres gesticulantes, grotesques, avec les blouses envolées, silhouettaient des mannequins dans cette paix du crépuscule, ameutant de cris les corneilles venues par bandes vers les peupliers. Quand ils eurent beuglé un moment, parlant à la fois, nez contre nez, se crachant des injures, Maît' Bernaque essaya d'un accommodement.
 ― Enfin, on s'arrangera, fit-il ! On s'arrangera ! J'paierai un piot d' cidre et pis la goutte !.. Tu peux plus aller à Etainhu ?
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Mais un piot d' cidre, c'est point la vaque !
 ― Alô, faut qu' tu termines !
 Mait' Honoré considéra ce qui restait de la bouse.
 ― C'est pas ça ! j' voulons plus, à c't'heure !
 ― C'est qu' tas perdu, pardi !
 ― Non ! j'ai point perdu ! Mais j' serai arrangeant itou! Tu mâq' ras l' restant et y aura rien d'fait!...
 Maît' Bernaque sentit sa fureur tomber. Il réfléchit en se tenant le menton qu'il valait mieux céder, et pensa que la bête lui restait, qu'il ne déboursait pas d'argent. Mait' Honoré, aussi têtu, n'en démordrait point. Il s'en tirait encore à bon compte...
 ― Eh ben ! ça va, fit-il ! On aura ben rigolé tout de même !
 À son, tour il s'agenouilla, et finit le tas.

Charles Merki

« SIXTINE »


 « Le Roman des cœurs, le roman des âmes, le roman des corps, le roman de toutes les sensibilités : — après cela il fallait le roman des esprits. » Ainsi formule son effort littéraire le héros de ce livre d'où se dégage un très pénétrant parfum de confessions. Ce n'est donc pas ici la stérile analyse d'une nature plus ou moins molle raisonnant péniblement les chocs des ambiances sur son système nerveux, mais la minutieuse étude d'une vie exclusivement cérébrale, chez un jeune homme, Hubert d'Entragues, dont la brûlante activité s'est localisée dans le crâne. En vérité, est-ce vivre, que ne se sentir vivre qu'en face de telle ou telle extérieure ? Hubert, lui, est « une âme qui veut, une âme qui sait l'inutilité de vouloir, une âme qui regarde la lutte des deux autres et en rédige l'iliade ». Néanmoins, d'une curiosité toute littéraire d'abord, une passion surgit, indéniable, encore que prisonnière du rêve et à ce point absorbée par lui qu’elle ne se réalisera pas.
 La crise, c'est « Sixtine » : intelligente, égoïste et vaine, avec l'auréole sombre d'un illusoire mystère, elle attend du fond de son ennui mondain et résigné que quelqu'un vienne la prendre sans qu'elle ait, marionnette exquise et sans âme, besoin de se donner. Or, comme les choses acquièrent une valeur d'autant plus grande que œil qui les contemple est plus puissant, il arrive que l'idée qu'Hubert d’Entragues se fait de Sixtine finit par le dominer lui-même. Car il le constata un jour, en un involontaire appel de luxure : « les idées que l'on évoque volontairement et de propos délibéré finissent par acquérir de mauvaises habitudes et par s'évoquer toutes seules. » Hubert comprend alors qu'il n'a qu'un moyen de se reprendre en sa souveraine intégrité première, c'est de posséder Sixtine. « J'aurais dû destiner cette femme au rôle  pur d'une Béatrice exemptée de l’œuvre charnelle, — mais elle n'aurait pas compris, étant femme. » Les deux mots embrasser et comprendre ont exactement le même sens à des plans différents. Les philosophes de profession ne regardent pas assez aux profondeurs des mots. Il faut donc qu'Hubert embrasse pour que Sixtine comprenne : « Car la fin d’une vie intelligente ce n’est pas de coucher avec la princesse de Trébizonde, mais de s'expliquer soi-même en ses motifs d'action par des faits ou par des gestes. L'écriture est révélatrice de l'acte intérieur. » Pourquoi donc Hubert n'a-t-il pas Sixtine, et pourquoi faut-il pour la prendre la banale précision d'un quelconque dramaturge ? C'est que la pratique d'un certain orgueil rend l'homme inhabile aux violences opportunes et nécessaires. Quia magis eligunt magni esse quam humiles, ideo evanescunt in cogitationibus suis. Mais de cet orgueil même naît la consolation, et les vaines pensées deviendront fécondes au premier souffle d'un catholicisme — trop loin, hélas ! de la foi du charbonnier — qu'impose la critique serrée des inutiles philosophies. « Il voyait des jardins froids, des arbres dépouillés de leurs illusions : pouvait-il d'un regard réchauffer la terre et vêtir les arbres ? Non, seulement il acquérait la certitude de son impuissance, immense acquisition. »
 Maintenant, s’il faut parler de l'ordonnance et de la forme de l’œuvre, il convient de signaler d'abord cette captivante et belle singularité : un candide, lyrique et lumineux symbole, « L’Adorant », transposant à un échelon supérieur de la série des idées le même thème d’amour impossible et lui donnant, sans monotonie, une double intensité et une portée plus clairement haute. Rare aussi ce style de théologien, fouilleur et fouillé plein d’images subtiles et — stimulant la pensée — parfois lointaines, que Remy de Gourmont semble avoir emprunté aux cléricales latinités dans l'étude desquelles il se complait ; un style affectant envers le simple récit une pindarique indépendance d'allures : ici, synthétisant un état d'âme, fleurit un poème ; une prose railleuse dit les difficultés de la chasse à « la Jolie Bête » ; parfois, coupant un dialogue, une vision s'évoque féerique et formulant l'arrière-vœu secret de ce qui ne doit pas arriver, une vision éloignée, certes, de la phrase tout à l'heure prononcée et qui pourtant, cela se sent, ne pouvait pas ne pas surgir au choc de tel mot ; ou bien s'écrit au feu du désir conscient une page qu'on dirait oubliée dans le Cantique des Cantiques : « Ensemble, nos âmes ont tressailli au retour de la clarté primordiale ; les midis ne nous ont pas aveuglés, car nous avons dormi pendant la chaleur du jour, à l'ombre de notre amour : nos tendresses, comme des ailes, nous éventaient, et la fraîcheur de nos respirations vaporisait des parfums. »
 Enfin, faisant tapisserie au groupe d'Hubert et de Sixtine, défilent d'ironiques silhouettes où s'exerça la verve du conteur des « Proses moroses ». Tel se présente en sa touffue et pourtant lucide complexité le précieux livre que Remy de Gourmont vient de publier chez Savine. À côté de l’« Albert » suicidé par Louis Dumur, quelqu'un pouvait bien dire sans doute : « Je ne méprise pas la vie : elle est indifférente, elle est l'état conditionnel du rêve et voilà tout ». C'est déjà ça.

Louis Denise.

SUR « ALBERT »


 Ce livre est « une synthèse du héros contemporain et tend à personnifier une époque, comme avant lui les Rolla, les Adolphe et les Werther. » (1)
 Voilà le but.

 Que vaut-il ?
 Qu'en vaut la réalisation foncière et formelle ?

I


 Sérieux d'esprit et noble d'intention comme est à coup sûr Louis Dumur, nous lui devons d'autres témoignages que ceux d'une vaine complaisance.
 L'objet principal de son œuvre, tel qu'on vient de le voir nettement indiqué, est-il littéraire ? Je ne le crois pas. Se proposer de réunir en un personnage de fiction les traits les plus saillants du jeune homme de ce temps, avoir pour terme d'élection d'inscrire un nom nouveau, à une date nouvelle, dans la liste des « héros » de l'ennui moderne, c'est commettre une double erreur : sur les conditions naturelles de la conception artistique et sur le domaine légitime de l'art. Car un tel projet, sincèrement exécuté, se réclamerait de la psychologie sociale, qui est étrangère à la littérature, et contraindrait l'écrivain à procéder en vue d'une immédiate généralisation, système dangereux à l'originalité. Au lieu de descendre en soi et de se demander : qu'est-ce qui constitue la vie propre de mon esprit ? que dirai-je que ne puissent pas dire les autres hommes ? l'écrivain a cherché et mis en lumière celles de ses qualités qu'il partage avec le plus grand nombre de vivants, dans la région dite raffinée, — et au fermer du livre on a le sentiment qu'un curieux, de bien du loisir, a pris le bizarre soin de marcher le plus exactement possible dans de vieilles traces de pas, — non sans adresse d'ailleurs et en nous donnant parfois l'illusion de l'indépendance.
 Il est aussi désastreux d'inscrire d'avance un livre dans une certaine catégorie que de le dédier à un certain public. L'un et l'autre désirs révèlent une pensée assujettie, une préoccupation extralittéraire. Il y a un souci d'étiquette inconciliable avec la liberté essentielle à l'action poétique.
 Et puis, la catégorie en question est tout à fait chimérique si on se l'assigne comme point d'arrivée. Les romans et les poëmes qui ont personnifié une époque n'ont point du tout été écrits dans la pensée de personnifier une époque, ni d'exprimer aucun état d'âme collectif quelconque. Ils ont été conçus — tous — sous l'influence de certains accidents très personnels ; ils ont été écrits — tous — dans un but très personnel de délivrance, ou de satisfaction. La douleur d'être constitué de telle sorte qu'il était incapable d'atteindre aux réalisations heureuses dès qu'il en avait constaté la possibilité, une passion sans harmonies spirituelles, les idées nouvelles (amour de l'humanité, amour de la nature, amour de la liberté) dont il avait pris le goût dans La Nouvelle Héloïse, enfin le suicide d'un ami, — voilà les « accidents » où Gœthe a trouvé le sujet de Werther. En l'écrivant il ne pensait à aucune généralisation, il ne faisait profession ni de moraliste, ni de critique : homme, il cherchait son repos, il se « débarrassait » d'un fardeau spirituel : poëte, il accomplissait sa fonction. René, et Obermann, et Adolphe, et Volupté, et Les Lettres d'Everard, etc., ont été écrits et conçus comme Werther. Un seul, parmi les grands livres de cet ordre, semble faire exception. Ce que nous savons des partis-pris d'objectivisme de Flaubert et les nuances mêmes du titre nous incitent à croire que L'Éducation sentimentale était classée d'avance, qu'on y voulut fixer les traits communs d'une génération. Il suffit pourtant de se souvenir des autres ouvrages de l'auteur pour reconnaître dans L'Éducation comme dans Madame Bovary, comme dans Bouvard et Pécuchet, une tendance primordiale chez Flaubert à la généralisation dans l'exception secondaire : c'était l'inférieure moitié de sa nature orientée d'autre part à la splendeur. De plus, outre les traces évidentes d'« accidents personnels, » L'Éducation nous donne un éclatant exemple d'œuvre d'art realisée en des vues d'art pur, d'art unique ; la thèse du titre s'efface dans les intensités vitales des êtres faibles, bons, méchants, qui font là leurs gestes courts, sans intentions. Flaubert a beaucoup moins voulu personnifier une époque que donner une forme belle au sentiment de mépris apitoyé qu'excitaient en lui ces pauvres êtres. C'est la critique historique. après coup ― comme toujours ―, qui assigne une place à ce roman parmi les œuvres « symptomatiques. »
 Il y a plus. Les seuls livres ont un tel rang qui ne l'ont pas ambitionné, parce que le désir net, raisonné, de faire la synthèse d'une époque dans la vie ou le fragment de la vie d'un personnage, est simplement irréalisable en tout temps ― et, au nôtre, de si claire sorte que cette évidence est de celles qui rendraient la vue à des aveugles !
 Pour nous donner en un Werther de n'importe quelle date le héros du temps, il faudrait procéder par des voies éclectiques où l'art et la passion trouveraient peu leur compte. Quelle est, en 18xx, la dose moyenne de la sensibilité, de l'intellectualité, de la sociabilité, etc... ? Sur un certain nombre d'individus d'âge, d'éducation, de facultés, de vertus et de vices sensiblement égaux, combien, ô statistique, en comptons-nous, chez lesquels les mêmes causes produisent les mêmes résultats ? Quelle est, en 18xx, la plus normale pratique, par exemple, de l'amour ? — ... et ces mots : « normal, moyen, » caractériseront nécessairement le factice personnage fondé sur ces données d'expérience générale, — quand l'art ne vécut jamais que d'excès ! Que si l'écrivain, artiste et sentent le besoin de spécialiser sa création pour lui donner des couleurs, prend la peine de jeter cette entité — constituée pièce à pièce de documents humains — dans quelques complication d'événements, dans quelque crise sincère, autobiographique peut-être, tout l'art du monde n'empêchera personne de distinguer le point ou Albert cesse de « personnifier son époque » pour n'être plus que l'incarnation d'un homme véritable : et ce seront, dans le roman malencontreusement conçu. deux œuvres parallèles, plus éloignées l'une de l'autre que le mensonge plein de vérités d'un beau tableau et l'exactitude pleine d'erreurs d'une bonne photographie.
 Je me doute bien qu'il y a mille autres moyens de traiter ce genre d'écrire ; quel que soit le tour choisi, toujours nous y démêlerons l'artifice qui n'est pas l'art, la perpétuelle poursuite d'un type factice où tous les types se rencontreraient comme en un carrefour, la défiance des enthousiasmes qui pourraient exciter à créer quand on ne veut qu'imiter, l'indigent emprunt fait, dans cette défiance, aux suggestions de la vraie vie.
 À certaines époques, toutefois, de large impulsion générale, supposons qu'il soit possible d'enclore les siècles simultanés de quelques millions de destinées dans la minute d'un seul vivant qui leur prêterait le masque de son nom. Qu'en faut-il dire, s'il s'agit du moment qui est le nôtre ? S'il s'agit de l'éparpillement, de l'écharpillement qui nous caractérise par un défaut absolu de caractères communs ? Dans le Jadis qui s'évoque aux livres de Gœthe et de Chateaubriand, nous sentons bien que ces grands esprits pouvaient — sans, bien entendu, aucun vœu de le fixer objectivement et résolûment en leurs œuvres — reconnaître au fond de leurs propres émotions le frisson d'un monde qui s'écroulait, d'un monde qui se levait. Les noms mêmes de Sainte-Beuve et de Lanfrey, au lendemain, au surlendemain des grands changements, retiennent quelques traits assemblés du visage de leur instant, fait d'épuisement et de déception. Mais aujourd'hui, cherchez : c'est l'époque ou l'Exception prend les prérogatives de toutes règles. Toute entreprise qui nécessite un concours de plusieurs personnes, de plus de trois, apparaît puérile ou fossile, à moins, comme lien, qu'elle ait l'Argent, devenu le seul terme commun, le seul point de contact, (2) dans cette dispersion infinie.
 En passant,et comme on pourrait objecter certaine communauté de scepticisme, je ne veux répondre que par le nom de l'un de nous, de qui l'on dit, çà et là : le Jeune Homme Moderne. C'est le rôle que semble assumer M. Maurice Barrès. Qu'il s'y plaise ou qu'il y condescende, je crois qu'il a tous les torts de préméditation d'un Albert. Factices, l'un et l'autre. Et c'est, tandis que de plus en plus s'écartent de la poussière ceux qui gardent une foi ou qui viennent de la trouver, un sceptique assuré, un dilettante même qui joue ce personnage de conviction...
 (Ce n'est pas trop le lieu — et il y faudrait trop de mots — d'indiquer les origines de cette dispersion. Elles sont dans le grand fait scientifique et moral qui a substitué l'idée de l'Humanité à l'idée de la Nationalité, dans la Révolution et dans l'Électricité. Depuis que les unités nationales s'effacent devant d'énormes intérêts communs, les centres provinciaux ont tôt disparu ; les centres nationaux sont en train de disparaître. Les langues s'échangent entre elles et tendent à se fondre en quelque sténographie parlée ou la science et l'argent feront de plus en plus tous les frais d'effort. Les mêmes causes ont produit cette fièvre de déplacement qui favorise et qu'exalte l'industrie du transport, si bien que le mot actuel du monde, c'est : VITE. — Or, ce qui se produit sous nos yeux a son départ dans nos âmes.)
 Les temps sont sans doute passés ou les grandes œuvres étaient celles qui se formaient lentement, par des traditions longues, dans l'imagination et dans la mémoire des races : alors les grands poëtes n'avaient qu'à donner une forme définitive au profond et informe désir qui chantait vaguement dans toutes les pensées. Depuis que les hommes se parlent des deux bouts de la terre ils ne s'entendent plus au fond de l'âme, parce qu'on ne se peut rien dire du fond de l'âme dans le style du télégraphe ou dans le glapissement caricatural du téléphone. Depuis que les peuples sont des frères, il n'y a plus de famille ; depuis que le monde est notre patrie, nous sommes tous exilés. Cette façon de tant nous répandre dans la vie extérieure, toujours davantage emmure notre vie intime, et comme les ressemblances morales s'acquièrent surtout par l'imitation — consciente ou non — l'écart s'accentue à l'infini entre des êtres réduits, quant au moral, chacun à ses propres ressources, puisque tout à l'heure personne ne fera plus à personne des confidences qui resteraient incomprises. Les hommes vont, viennent pour des intérêts matériellement communs : mais cette communauté comporte des réserves qui ne pourront que grandir à cause de la distance immense des âmes actuelles : en sorte que la Chine est aux portes de Paris, mais que nous sommes séparés les uns des autres par de plus hautes et plus solides clôtures que les vieilles murailles historiques de la Chine.
 Personnifier, incarner en un personnage de roman cette époque?

II

 Aussi Louis Dumur a-t-il un peu trahi les exigences naturelles de son plan. Il a tout à fait négligé les clauses scientifiques de l'affaire où il demeure l'indifférent avocat d'un singulier quelconque du total pluriel :
 « Il n'avait rien d'extraordinaire qui le distinguât du commun des nouveaux-nés... »
 Rien d'extraordinaire non plus ne le distingue à la dernière heure. Le suicide n'est pas une originalité. Albert est — (quelque notion d' « atavisme ») — de famille provinciale et bourgeoise ; c'est tout. Précoce, il souffre de son entourage, il souffre de ne rien comprendre — cet enfant ambitieux ! aux rouages de la grosse machine, et de son impuissance conçoit quelque pessimisme. À Paris, il a bientôt vu la fin de son capital et le voilà pion. Il expérimente, entre temps, l'amour, le jeu, les lettres. Rien ne le retient, rien ne peut le satisfaire : c'est de la noblesse et de la naïveté. Moins jeune, quand Albert aura franchi l'heure sotte où l'on se tue en songeant que le monde est indigne de nous, il saura que les contingences extérieures ont en nous-mêmes leur suprême raison d'être, qu'il ne faut rien chercher hors de nous, que l'amour — ainsi que toute autre « occupation » de la vie — n'a son sens qu'en l'état d'âme ou il nous jette.
 Par ces erreurs, ce livre — d'un projet si difficile, je disais impossible — reste au-dessous de ce qu'on devait attendre du talent de Dumur — de qui nous savons de beaux vers. — Ce sont des généralités vagues et d'heure peu moderne, malgré le désir. Albert est déçu partout, par tout, en tout. Aussi bien la nature même que les œuvres humaines le mécontentent. Non que la nature ou les œuvres des hommes brusquent et froissent en lui quelque pensée précieuse, une idée à lui du monde, un grand désir. Non : tout uniment, il n'avait pas rêvé le monde comme ça et il reste chagrin de sa déconvenue. Mais l'Albert qui s'est survécu sait, aussi bien que personne, que ce monde, ou nous aurions tort de chercher un idéal tout fait, n'est que l'assemblage vague et vaste où, tous, comme dans une inépuisable carrière, nous devons puiser les matériaux de notre beau Palais. Il n'existe pas, ce monde, en tant qu'objet de nos désirs : mais quelle vie l'anime aussitôt à nos yeux si, comme il faut, nous y voulons voir, avec un reflet du désir universel dont nous prenons notre part, de quoi donner une direction à notre personnel désir et de quoi le nourrir et l'exalter et le grandir en nous grandissant en lui ! C'est le Champs du Désir, le monde, rien de plus et tout cela.
 Je ne m'arrête pas à reprocher à Dumur le dandysme des « gros mots, » retentissement de cette École du Brutalisme d'il y a quelques années et de piteuse mémoire. En particulier, ce n'est pas pour le lui enseigner qu'il faut faire observer à Louis Dumur que « baiser » n'a qu'un sens : voyez Littré ou l'Académie, et que ce sens-là, mais il faut s'y tenir, n'est pas le bon.
 Ces brutalités sont d'autant plus dissonantes que le livre, toutes faites les réserves qui précèdent, abonde en jolies pages. Maggie, — comme une nouvelle à part, cet épisode dans le roman, — est une chose singulière et plaisante. L’Évolution d'un Pessimiste est bien, dans les données courtes.
 On pourrait dire, au résumé, de ce livre : Écrit trop tôt quant à l'auteur, trop tard quant à nous. Il y a des insignifiances que, dix ans ensuite, l'auteur d’Albert eût raturées. Mais, même parfait au possible, il serait toujours, pour nous, à l'imitation d'anciens livrés et terriblement destitué d'actualité. — C'est peut-être M. Édouard Rod qui aura fait le dernier René. Sentimental et froid, tout ensemble, il paraît dédié à une certaine classe de lecteurs en retard, et c'est le René des médiocres. Je parle de la Course à la mort. M. Dumur a choisi ses personnages parmi les intellectuels : voilà ce qui le date d'un temps où le Mercure de France — première manière — était plein de vie. La souffrance n'a pas diminué depuis les grandes plaintes harmonieuses des anciens poëtes. Pour les répéter sans les copier vous avez eu la ressource de dire au trivial ce qu'ils disaient au lyrique. Quand on pense que vous eussiez eu moins de peine à parler le premier — d'autre chose, de précisément vous seul pouvez savoir quoi !

***


 Moralité :
 C'est un bruit commun qu'il y a des livres qu'on peut refaire tous les vingt ans ;
 C'est un faux bruit.

Charles Morice.


1. M. Camille de Sainte-Croix dans un récent article de la Bataille littéraire.
2. « ... Encore qu'à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui, en silence, une pièce de monnaie... »

Stéphane Mallarmé.


LES LIVRES(1)


 Sixtine, par Remy de gourmont (Albert Savine). — Voir page 402.
 Albert, par Louis Dumur (Bibliothèque artistique et littéraire, 36, boulevard Arago). — Voir page 405.
 La Princesse Maleine, par Maurice Maeterlinck (Paul Lacomblez, Bruxelles, 33, rue des Paroissiens). — Même les plus fervents admirateurs de M. Maurice Maeterlinck croient devoir, en parlant de ce drame, faire quelques réserves : car, avouent-ils, l'imitation de Shakespeare y est évidente. Je ne crois point qu'il y ait lieu à de telles réserves, et il ne faudrait pas beaucoup de mots pour établir que l'imitation d'Homère, de Dante, de Shakespeare est de droit commun : leur esprit est devenu comme un indiscernable élément de l'esprit moderne. Ces poètes, que nous lisons avant la vie par les yeux de nos pères et qui ont produit les pensées desquelles nous vivons, sont comme des forces de la nature. Ils se sont confondus, au cours des longues années, avec les sentiments qu'ils exprimèrent : ils ont seulement donné de nouvelles nuances à l'universel domaine dont ils sont des parts intégrantes.
 Bien plutôt que d'avoir imité Shakespeare avec un esprit nouveau, bien plus justement reprocherait-on à M. Maeterlinck certains procédés dont il abuse, dans un but visible, mais qu'il semble dépasser. Ces répétitions où chaque personnage se complait, ces :

 Maleine.—Je suis la princesse Maleine.
 Hjalmar.— Vous êtes la princesse Maleine ! Vous êtes la princesse Maleine ! Mais elle est morte !
 Maleine. — Je suis la princesse Maleine.

 Ces insistances fatiguent plus qu'elles n'émeuvent. Maleine et Hjalnar ne sont pas seuls à les usiter. Anne, le Roi, la Nourrice n'ont pas d'autre moyen d'expression, aux heures de grand trouble, — et il ne serait pas fondé d'affirmer que telle en effet soit l'expression de tous les humains à toutes les heures de grand trouble : si plusieurs bégaient ainsi, beaucoup se taisent, d'autres bavardent avec une fébrile volubilité qui cherche dans d'incohérentes imaginations de choses ou de mots un refuge rapide contre la douleur ou l'effroi. — Un second reproche aurait trait à la trop immédiate intervention de la nature parmi les événements. Cela est beau en soi et, dans une crise perpétuellement exaspérée comme celle de ce drame, je sens bien que les plus expressives syllabes sont celles que prononce le Tonnerre. Mais on leur fait des appels trop fréquents, indiscrets. — Enfin, par une sorte de pacte tacite avec le mystère, un fou ne peut faire un geste qui ne prenne un sens profond, dans le drame, non seulement pour ceux des personnages qui sont au plus près de la nature, comme le vieillard qui y retourne et la très jeune fille qui en vient, mais au regard même de comparses, — et l'effet ainsi généralisé s'atténue.
 Hautement il faut louer : ce retour comme violent au véritable esprit de la nature, aux correspondances par lesquelles elle perce et brise les bandeaux des conventions sociales de geste et de langage. « Les pauvres ne savent jamais rien... » — «  Qu'on a l'air pauvre quand on est mort ! » — « C'est le vent qui l'a tuée. »
 Blessantes, en définitive, certaines recherches dans la simplicité. Je n'admire pas — dans cette dernière scène autrement toute admirable — le « Y aura-t-il de la salade ? »
 Cette pièce, et plus qu'elle encore L'Intruse et Les Aveugles (j'aurai l'occasion prochaine d'en parler avec quelque détail), font de l'air dans l'atmosphère lourde des tentatives naturalistes et des simples turpitudes tous les soirs applaudies sur nos « grandes scènes »

 Shakespeare, les Russes, notre Villiers et notre Verlaine, un sentiment personnel et profond des rapports, à l'ordinaire cachés, mais qui se révèlent dans les grandes convulsions passionnelles comme les convulsions terrestres racontent l'histoire des époques géologiques, certaine un peu trouble pénétration de la forme convenable pour un tel théâtre, etc. ; — M. Maeterlinck se maintient mal dans les bornes d'une note bibliographique.

CH. M


 À Trépas, par Dauphin Meunier (Léon Vanier). — Si près de nous, le Naturalisme apparaît fossile. Peut-être le fut-il toujours. Il a ses procédés, qui sont des clichés, sa langue, qui est une langue morte. À faire du naturalisme au lendemain du bachot, les nouveaux écrivains doivent se souvenir du pensum naguère familier. — M. Dauphin Meunier a laborieusement écrit dans ce genre fastidieux une nouvelle où il ne faut considérer, dit la préface, « que l'effort consciencieux vers le savoir-écrire. » Y fallait-il choisir ce thème ? Et c'est moins de la littérature que de la marquetterie : pour le style, Huysmans, Cladel, Goncourt, Verlaine (le Verlaine de la prose), Poictevin sont assez adroitement imités, assez adroitement joints, — je crois, sans profits. — L'intérêt serait dans ce soin que prend un jeune homme, qui n'y était pas condamné et que semblent séduire d'autres désirs, d'exhaler le dernier soupir d'une École agonisante. Et c'est du naturalisme recherché, précieux, un souci de choisir des syllabes aimables pour nous montrer des malades dans une « salle Jenner » et leurs efforts d'expectoration et reniflement... quand les mucosités érugineuses venaient s'étirer aux poils des moustaches. » — Je considère cet effort consciencieux d'expectoration littéraire, mais je préfère ceci : « ...des dormeurs... qu'on dirait ne pas vouloir effrayer les souvenirs d'eux-mêmes, tant ils s'immobilisent en des semblants d'une vie persistant au-delà, avec un clin d'œil qui reluque, un sourire complaisamment figé... » Il y a un poète, peut-être, dans cette petite phrase. On regrette qu'il se soit résigné, presque partout ailleurs dans cette nouvelle d'une centaine de pages, et réduit aux règles d'un genre où son plaisir ne l'appelait, non plus que le nôtre.

Ch. Mce


 Général Grant And the French, par Théodore Stanton(The Cornell Magazine, oct. 1889 ; Ithaque (E M.). — Intéressante étude écrite pour protester contre cette légende que le général Grant aurait, en 1870-71, manifesté, tout bas et tout haut, de haineux sentiments à l'égard de la France, une excessive admiration pour la Prusse. Réduits à leur valeur, les propos, dépêches et messages du président de la République américaine n'ont pas dépassé les formules ordinaires et nécessaires de la diplomatie : fable que ses félicitations télégraphiques à chaque victoire du roi Guillaume ; légende que cette sympathie exhubérante pour l'empire allemand restauré : « Grant, dit M. Stanton avec beaucoup de bon sens, était Américain, rien qu'Américain ». Nous avons voulu, bien qu'elle soit déjà ancienne, signaler cette notice, qui, grâce à de nombreux et authentiques documents cités, a la valeur d'une définitive page d'histoire. M. Stanton proteste contre les vers de V. Hugo intitulés : « Le Message de Grant » ; moi aussi : on proteste toujours avec joie contre les vers démocratiques du vieux rhéteur.

R. G.


 Les Enfants, poésies, par Hugues Lapaire (Savine). — Vous vous en repentirez un jour, M. Lapaire !


THÉÂTRE


 Le Théâtre-Mixte s'annonce peu original, et manque de modernisme. Il est au moins curieux, par exemple, de voir dans un théâtre de jeunes, c'est-à-dire d'oseurs, le Caïn de M. Grandmougin et la Kallisto de M. Gayda : rien dans ces deux ouvrages, certes, n'eût choqué nos grand pères. Le premier interprète en vers fluents l'évènement biblique : ce Caïn qui rachètera son crime par le travail est incontestablement un fort honnête résigné — qui nous est bien égal. Il est d'ailleurs fâcheux que M. Grandmougin se soit chargé du rôle de Caïn, et un acteur « pour de vrai » eût obtenu mieux du poème. — Quant à la fantaisie héroïque de M. Gayda, c'est l'éternel agenouillement de la puissance devant la beauté, et le sempiternel triomphe d'Éros. Ah ! que ces raisonnements — bien rimés du reste — du grand Zeus pour convaincre Kallisto sont peu émouvants ! Et puis ce rouge cru, ce blanc cru, ce bleu cru ! Irrésistiblement les costumes de Mlle Esquilar et de M. Larochelle, celle-là meilleure Kallisto que celui-ci bon Zeus, évoquaient une tricolore journée de 14 Juillet.
 Si La Petite Bête est un vaudeville, elle manque de mots, et elle manque de psychologie si elle vise à la comédie. Elle repose d'ailleurs sur une exception infiniment rare : Jeanne, une jeune épousée qui ne saurait être heureuse avec son mari que si sa mère habite avec eux, est une petite dinde - « petite bête » a dit mon confrère d’Art et Critique — presque introuvable dans le monde. Bien peu vraisemblable aussi la mère de Jeanne, Mme de Barnye : avec le désir de vivre auprès de ses enfants, elle prend des allures de mondaine évaporée uniquement pour leur prouver que, s'amusant beaucoup loin d'eux, elle ne se résignerait point à la vie de famille — et ce par crainte de déplaire à son gendre, lequel voudrait, comme Jeanne, que Mme de Barnye ne les quittât point ! M. Paul Fort, dit-on, est très jeune : c' est pourquoi sans doute il s'est plu à ce paradoxe familial. Il convient d'attendre un second essai avant de le juger. La Petite Bête a été bien interprétée par MM. Clément David, A. Guyel (qui gagneraient à rompre radicalement avec la tradition : l'exagération des jeux de physionomie, les déplacements intempestifs, etc.) Melle Esquilar et Camm, MM. Arnould et de Turigny.
 Le clou de la représentation fut le François Villon de M. Louis Germain — qui a ouvert la séance par une causerie sur le théâtre moderne : une sorte de préface aux annales du Théâtre-Mixte, assez vaine en somme puisque le programme y inclus ne sera point suivi. — M. Louis Germain nous montre un François Villon « lâché » par Margot et qui, rencontrant l'occasion du bien-vivre en épousant Annette, une petite bourgeoise, cossue, se décide à l'existence régulière. Mais Margot reparait, elle reparait avec Mauthinct, un loqueteux ami du poète ; or, la superbe fille est l'amour libre, tout le passé des voluptés et des joies qui ont égayé les misères ; Mautinct est la vie bohème, aventureuse, libre, attirante malgré ses déboires — et Villon est reconquis. Mais pourquoi Margot occit-elle Annette ? Ce dénouement de mélo, manifestement inutile, me gâte un peu cette pièce romantique, qui, par sa langue et sa facture, est un très louable effort. M. Louis Germain jouait lui-même François Villon, et, à le considérer comme acteur-amateur, je ne vois que des compliments à lui adresser, ainsi qu'à M. Blaess-Mautinct ; mais je préfère dans la comédie moderne M. Clément David (Catuche), tandis que Melle Camm m'a paru meilleure ici, dans Annette, que dans Jeanne de La Petite Bête. Melle Reynold, qui devait jouer Margot, a été remplacée au dernier moment par Melle Bailly, une énergique truande.

A. V.


CHOSES D'ART


 Chez Boussod et Valadon (Boulevard Montmartre) : un merveilleux pastel de Degas : Femme nue, assise par terre, se peignant ; deux lumineux coins d'Angleterre, de Pissaro ; une vue de la Creuse, de Claude Monet ; des Raffaelli ; des Redon ; un très beau Christ, au jardin des Oliviers, et des paysages bretons, de Paul Gauguin ; un portrait de femme et des paysages, de Corot ; etc.
 Au Luxembourg : le Buste de Delacroix, récemment inauguré.
 Au Pavillon De La Ville de Paris : l'exposition de Blanc et Noir (il faut tout voir, pour s'instruire.)

G.-A.A.

CURIOSITÉS


 Baudelaire eut la velléité de suivre les cours de l'École des Chartes. En classant divers registres des archives, M. Guilhermoz, secrétaire de l'Association des anciens élèves de l'École, a, en effet, découvert l' inscription, comme élève libre, pour l'année 1845-46, de Pierre-Charles Baudelaire, né à Paris le 9 avril 1821.
 Il disparaît l'année suivante. S'il avait persévéré, il eût appartenu à la promotion qui a fourni, entre autres, M.M. Marty-Laveaux et Léopold Delisle.

R. G.


Échos divers et communications



 L'année 1890 du Mercure de France se reliera en un fort volume, pour lequel nous enverrons à nos abonnés et aux personnes inscrites au service les feuillets de titre, de faux-titre, les tables et la couverture. À partir du fascicule de Janvier 1891, le recueil paraitra sur 64 pages ; il formera deux volumes dans l'année, et les prix seront modifiés ainsi :

Le numéro : 60 centimes
abonnements :

FRANCE

Un an..... 7 fr. Six mois. ... 4 fr.

UNION

Un an.....8 fr. Six mois.....5 fr.
 Ceux de nos souscripteurs qui renouvelleront leur abonnement avant le 20 décembre bénéficieront de l'ancien tarif.
 La librairie Alphonse Lemerre met en vente cette semaine un livre original de notre collaborateur Jules Renard : Sourires pincés, dont nous parlerons le mois prochain.
 Composition de la prochaine séance du Théâtre-Mixte : I. Le débat du cœur et de l'estomac, farce en 1 acte, en vers, de M. Alexis Martin ; II. La voix du sang, pièce en 1 acte, en prose, de Mme Rachilde ; L'Accent, comédie en 3 actes, en prose, de M. Émile Bergerat.
 De l'Art moderne : « Un de nos collaborateurs a reçu hier de M. Antoine, directeur du Théâtre-Libre, le télégramme suivant : « Ami, vous qui connaissez Maeterlinck dont je n'ai pas l'adresse, voulez-vous lui demander de ma part ses Aveugles` pour le Théâtre-Libre. Il peut être tranquille comme mise en scène. Nous jouerons la pièce cet hiver au théâtre du Parc après la première de Paris. »
 Tous les jeudis soirs, Salle des Capucines, Concerts artistiques du Grillon, sous la direction d'Edmond Teulet. On y entend MM. Amyot, Giraud, Dreyfus, et le délicat chansonnier Eug. Lemercier, qui va prochainement publier un recueil : La Vie en chansons. Nous parlerons de ce livre lors de son apparition.

Mercvre.


1. Nous sommes obligés de remettre à notre prochain fascicule les bibliographies de : — Cœur en peine de M. Joséphin Peladan ; — L'Appel des Voix, de M. Charles Sluyts ; — Rythmes pittoresques, de Mme Marie Krysinska.

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