N° 12. – DÉCEMBRE 1890

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 417-448.


LA ROBE BLANCHE


À Louis Denise

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 Ah ! comme je regrettais le coin de wagon où, rudement bercé, je rêvais à des paysages plus inquiétants que les moulins muets, les clochers seuls, les pommiers penchés et les dolentes masures, — sous la brume nocturne, le sommeil exaspéré d'une nature enfin libérée du soleil et du rire, des sueurs et des pleurs !
 Témoin choisi des cérémonies prévues d'un mariage, je venais assister mon camarade, Albéric de Courcy. Déjà, tels amis avaient, pour de pareilles fêtes, requis ma complaisante indifférence : je ne me permets jamais de prendre une trop visible part aux joies des autres, ni à leurs deuils ; ma tenue est la dignité affectueuse, et le sourire habituellement morne et assez doux de mes yeux, grisaille, leur fait pardonner les flammes qui parfois signalent la révolte d'un regard résigné.
 Nul messager : on ne m'attendait que le lendemain matin. Je fis le trajet, trois quarts d'heure de marche par les bois, en évitant les clairières et la fadeur de l'éternel clair de lune.
 Sans trop m'émouvoir de l'absurdité d'une survenue, la nuit, dans une maison endormie, j'invoquai pour découvrir le château des Joncs le souvenir d'antérieures visites : la grille n'était encore que poussée.
 Aucun chien ne hurla, j'avais l'air d'un habile voleur.
 Je franchis des gazons qui abrégeaient le cercle des grandes allées et, au détour d'un groupe de syringas, oh ! parfum cruel ! j'aperçus, dans la
triste blancheur d'une façade morte, deux fenêtres côte à côte illuminées.
 C'était au rez-de-chaussée. Avant de frapper à la vitre, j'eus l'impudence de regarder :
 Au milieu d'un petit salon très en désordre, trois femmes considéraient une robe blanche jetée sur un fauteuil, une robe plus blanche que l'âme des saints Innocents : Rosa, la pierre ancillaire de cette maison, Mme de Laneuil et une jeune fille, — dont le profil me remémorait des amours enfantines et un temps où de rieuses gamines en robes adolescentes nous donnaient, à Albéric et à moi, les fleurs de leurs corsages, après les avoir approchées, avec la soudaine gravité d'immortelles fiancées, du saint-sacrement de leurs lèvres !
 Il y avait, de cela, combien ? des années, de longues années, peut-être dix ? Ah ! souvenir des jeunes concupiscences ! Depuis, que de fois les merles avaient salué le sommeil au faîte des lourds marronniers ! La mort de M. de Laneuil était venue clore la maison, Albéric n'en avait retrouvé le chemin que pour y choisir une femme, et moi, pour témoigner à ce choix de l'inutile approbation du monde.
 Édith, Elphège : il épousait Édith, l'aînée, et celle que je voyais, blonde et pâle, plus pâle du prochain sacrifice avec la sacrifiée elle-même, coéphore plus troublée que la victime, assistante plus tremblante que l'hostie, celle que je voyais et dont le profil me remémorait les jeunes concupiscences des amours enfantines, c'était Elphège, — sans aucun doute Elphège, la pâle, la blonde Elphège...
 Rassuré par le fantôme de raisonnement qui tendait vers moi ses mains ironiques, j'acceptai joyeusement la fascination : je contemplais le double rayonnement d'un double cortège, aux pieds du prêtre quatre coussins rangés, et j'entendais les multiples anneaux d'or sonner dans la patène : — pourquoi tant d'anneaux d'or ?
 C'était Elphège, — sans aucun doute Elphège,
et je l'aimais d'une telle convoitise que je crus l'avoir aimée, heure par heure, pendant les dix années de mon exode.
 Aimée, oui ! Et alors je la vis grandissante, le rire à mesure s'affinant en sourire, les yeux occupés à la divination des joies futures, et j'écoutai la mort brève des vaines harmonies suscitées en des soirs d'orage, et je perçus toutes les langueurs de celle qui attend le messie des aurores adamantines, et j'assistai aux innocents réveils, quand les merles saluent le soleil au faîte des lourds marronniers.
 Les cruels syringas m'enveloppaient de vertiges...
 Je frappai à la vitre.
 Les trois sœurs tressaillirent.
 Après de l'indécision, Rosa, sur un ordre, demanda, en écartant le léger rideau, en se faisant des œillères avec les mains : « Qui est là ? »
 L'ombre extérieure répondit par son nom : Mme de Laneuil disparut ; la jeune fille souriait, Elphège, — sans aucun doute Elphège ! J'étais le bienvenu, on faisait bonne mine au visiteur attardé.
 La porté se débarricada, j'entrai, reçu par ma vieille amie qui m'examinait, le flambeau levé comme une torche, pour s'assurer que c'était bien moi, non pas un habile voleur.
 « Comme vous êtes pâle ! »
 Ainsi répondit-elle à mes douteuses cordialités.
 Je m'excusai sur l'influence vraiment excessive qu'exerçaient en cette nuit spéciale les blancheurs lunaires.
 « Et nous, mon ami, et nous ! reprit-elle, mystérieusement, en abaissant son flambeau. Ah ! c'est un inconcevable sortilège ! Figurez-vous... Tout le monde, notamment lui, s'est retiré de bonne heure, Elphège est souffrante, accablée par cette énigmatique inquiétude des filles dont la sœur se marie... Je voulais qu'il fût permis à Édith, avant de reposer seule pour la dernière fois, de s'envelopper, comme d'un manteau béni, d'une longue et virginale prière... Nous allions monter
à ma chambre, lorsque la robe nous est revenue de Paris... la robe blanche !... Une retouche au corsage... Rosa avait épinglé... Rien !.. Ils la renvoient telle... Et c'est trop long de ça ! »
 Deux doigts.
 « De ça !.. Nous sommes consternées !.. Et voici le sortilège, nous discutons, nous prenons les ciseaux chacune à notre tour, et personne n'ose découdre, — et pourtant il le faut ! J'ai peur que nous ne passions la nuit... »
 D'une voix plus blanche que la robe ensorcelée, je demandai, en me contraignant, avec adresse, à la plus aimable désinvolture :
 « Tout en frappant à la vitre, j'ai aperçu, bien involontairement, l'une de vos filles, et je l'avais prise pour Elphège, sans aucun doute Elphège...
 «  — Elles se ressemblent tant, et il y a si longtemps ! Ah ! l'heureux jadis !... Mais, j'y songe, venez ! Les hommes ont plus de sang-froid...
 Elle répéta :
 « Venez ! »
 Quand je pénétrai, à la suite de sa mère, dans le petit salon, Édith, d'un regard froid et dur, m'interrogea sévèrement, mais Mme de Laneuil, consciente, elle aussi, de la profanation imposée par ma présence à cette veillée anténuptiale, en dissipa hâtivement les ténèbres, exposa, avec des rires, ce qu'elle appelait son idée...
 Et moi je songeais que c'était bien Édith, — sans aucun doute Édith ! C'était bien la pâle Édith que j'aimais, la blonde Édith, avec toute la violence d'une désolante insanité ! Seul avec elle, j'aurais en vérité subi les horribles tentations du stupre, j'aurais voulu boire la rosée de sang répandue sur ces lèvres muettes...
 Mme de Laneuil exposait, avec des rires, son idée...
 Et moi, mon agitation nerveuse m'abandonnait, vaincu, à une familière crise de désolation consentie, lorsque je devinai qu'Édith me regardait encore, me regardait toujours : — sans aucun doute, Édith me regardait.
 Je levai vers ses yeux des yeux où, tout soudain, ainsi que dans un vertigineux changement de décor, j'avais, par les plus impérieuses flammes du désir, remplacé l'indifférence : — Elle accepta, et, après une infinie seconde de pénétration mutuelle, ses paupières tombèrent pour se relever vite et m'avouer l'unisson absolu de sa volonté...
 Mme de Laneuil s'adressait à moi :
 « Voyons, qu'en pensez-vous ? un bon conseil ! »
 Je me secouai, presque radieux des joies inattendues de cet adultère idéal, si bien qu'elle s'aperçut d'une transformation dans mon attitude :
 « Ah ! le voilà réveillé ! On a beau dire, un mariage, voyez-vous, ce n'est jamais triste ! »
 Édith souriait tristement.
 « Mais, il faudrait, dis-je, avec un bon sens qui me fit honneur devant ces trois femmes, il faudrait que Mlle Édith voulût bien la mettre, la robe...
 « — C'est vrai, il faut qu'elle la mette !
 Avec mes mains pour œillères, comme Rosa, je regardais par la fenêtre... La lune, maintenant, couchait au travers de la cour la projection écrasée de la lourde maison seigneuriale... Une autre vision m'ôta l'usage de mes prunelles : Je suivais, guidé par les froissis de l'étoffe, le bruit des boutons, et des agrafes, toutes les phases de la métamorphose qui s'œuvrait derrière moi, et, comme j'entendais, je voyais, — par une instantanée transition des sons en images, — je voyais la gorge ingénue de mon Amour, et une rapide main ramenant l'épaulette glissée, et le mouvement des bras libérait des effluves aussi violents et plus cruels que l'odeur des syringas, et sous la pointe du corset, comme ils fleurissaient larges et amers les cruels Syringas !.. La robe blanche, telle qu'une avalanche, s'abattit sur mon rêve...
 Édith souriait tristement.
 Ce furent des conciliabules de couturières.
 Je donnai mon avis, qu'on accepta. Rosa se mit à découdre, à fin de quelques remplis à résorber, et je voyais, dans son regard respectueux, de l'estime.  Avant de sortir, précédé de Mme de Laneuil, qui me conduisait à ma chambre, je saluai la jeune fille avec cette discrétion qu'impose l'accord tacite de deux âmes compromises dans le même secret. Ses yeux suivaient les miens, ses clairs yeux bleus à la transparence attendrie...

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 Depuis longtemps les merles avaient salué le soleil au faite des lourds marronniers : Albéric entra chez moi. Les lendemains ! Quelques doutes le tourmentaient : il me les confessa avec la naïveté de ces êtres inquiets et bons qui croient trouver en autrui une sympathie. Je le laissai dire, cela me reposait, car, ainsi que l'enseigne la morale des Proverbes, il faut, en état de déréliction, regarder autour de soi : d'autres douleurs s'exhalent, et cela console.

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 Ah  ! je pense au saint-sacrement de ses lèvres !

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 L'Apparition : un murmure l'annonça. Édith fit son entrée dans le grand salon morne, sous les regards indulgents des ancêtres. Les yeux n'avaient pas pleuré, mais n'avaient pas dormi : une ombre se creusait autour de leurs pâles saphyrs.
 Le corsage dont j'avais corrigé l'esthétique cuirassait étroitement la Vierge sous le grand voile blanc.
 S'écartant du chœur, elle se dirigea, lente et suivie de tous les regards, vers son grand'père, vieillard presque douloureusement ému qui s'appuyait à la cheminée, — et, en passant près de moi, sans à peine remuer les lèvres, la bouche entr'ouverte comme pour un soupir, les yeux baissés sur l'effondrement de nos espoirs d'une heure, elle me fit entendre ces seuls mots :
 « Il est trop tard ! ».
 Moi aussi, je baissai les yeux, dévorant en mon âme la joie maudite des occultes compromissions.
 Elle offrit sa grâce au baiser du vieillard, et les deux mains sur ses épaules elle lui souriait.
 Édith souriait tristement.
 Le consentement de toute la race tomba, comme une bénédiction, sur le front de la fiancée.
 J'étais prés d'eux : le grand voile flottait autour de ma tête, car le vent d'une fenêtre ouverte l'avait gonflé, et il me sembla qu'un souffle de passion nous envolait, Édith et moi, la pâle, la blonde Édith et moi , vers le paradis des amants parjures.
 Revenue aux côtés de sa mère, elle fixa un instant sur moi ses yeux assombris, puis, brusquement, sous le tulle déroulé se déroba toute, — à jamais !
 L'ironie des cruels syringas entra par la fenêtre ouverte.
 Elle fut mariée.
 Pendant la cérémonie, il me plut de répondre tout bas : oui ! à l'interrogation du prêtre, et je courbai la tête quand les mains sacerdotales s'étendirent pour ratifier, au nom du Très-Haut, le serment sacré des époux.
 Alors, me remémorant de vieilles études théologiques, je songeai qu'en tout sacrement il y a la matière et la forme, l'essence et le mode imposé par les rites pour en dispenser aux fidèles les bienfaits mystiques : et dans le mariage, la forme, ce n'est pas la bénédiction de l'officiant, ce n'est pas la messe, c'est le consentement mutuel, — et cela seul.
 « Va, femme d'un autre, bien que le monde doive me refuser les joies, après tout bien dérisoires, de la possession, de ce qu'il appelle la possession, — en vérité tu m'appartiens. Notre Dieu connait notre mutuelle volonté, et cela suffit — cela seul. »
 Et je me réjouissais amèrement, car le prêtre disait : « Quelle soit uniquement attaché à son mari et qu'elle ne souille d'aucun commerce illégitime le lit nuptial... »
 Je partis, tel qu'un voleur.
 Les merles ne chantaient pas encore au faîte des lourds marronniers et les cruels syringas dormaient enfin, — fanés, aussi fanés que les vieilles impudicités, aussi fanés que les souvenirs des jeunes concupiscences...

Remy de Gourmont.

GRATITUDE


Par Toi j'ai plus appris que par les vastes livres
Dont les feuillets tournés éventèrent mon œil ;
Dans ton mystère brun j'ai ravi plus de vivres
Que le chacal n'en rapte à l'office du Deuil.

Ta céleste apparence est un docte lyrisme
Emmi lequel se tait l'enfer de ta beauté,
Maîtresse magnifique, histrionne du prisme
Qui bariole et meut ton sénestre côté.

Mais, mon sexe n'étant que l'écuyer baroque
De cet art suzerain d'apprendre le vivant,
Je voulus conjuguer un domaine équivoque
Et supputer les buts de ton désir mouvant.

Je dus m'éparpiller en diverses abeilles
Pour séduire les fleurs de tes jardins abstraits,
Et dus apprivoiser les tessons de bouteilles
Qui défendaient les grappes de tes vins secrets.

Longtemps je courtisai ta ténèbre jolie
À travers les quartiers de la double-unité ;
Conquise enfin, gîcla l'énigme ensevelie
Par ta pudeur native ou par ta charité.

Saint-Pol Roux.


 6 juillet 88.

COLLOQUE



  Sur une onde perverse qui dort,
  La nacelle a glissé si plaintive,
  Que la brume du soir, que la mort
  De la nuit, sur la nef fugitive,
  Murmurèrent ces choses d'accord :

 « Où va-t-elle, la cymbe ? où va-t-elle,
 Sans rameur, sans un souffle de vent ? »
 — « Elle suit la fortune infidèle,
 Et sa course qui change souvent
 Découpa son sillage en dentelle. »

 — « Quel étrange et pénible méfait
 L'a poussée en ce triste voyage ? »
 — « Qui saura t'expliquer un effet
 Par la cause inconnue et volage
 Dont se meut l'univers imparfait ? »

 — « Je voudrais répéter à la barque
 Des paroles d'amour ou d'espoir ! »
 — « Ce serait la leurrer que la parque,
 La guettant de l'abîme si noir,
 Pour nul heur effrayant ne la marque. »

 — « La leurrer, ne sera-ce au moins pas
 Lui jeter une brise amicale ? »
 — « Croira-t-elle au plus fou des appas !
 Où la brume et la mort font escale,
 Sur leurs vœux fuirait-elle un trépas ? »

 — « Lamentable et cruelle ironie !
 La pitié vient de nous, les effrois ! »
 — « Nulle épave, ou maudite ou bénie,
 Transportant des navrés ou des rois,
 Ne survienne sans larme infinie ! »


Louis Dumur.

BALLADE
SUR LE PROPOS D'IMMANENTE SYPHILIS

 

« Toi, jeune homme, ne le désespère point:
car tu as un ami dans le Vampire, malgré
ton opinion contraire. En comptant l'acarus
sarcopte qui produit la gale, tu auras deux
amis. »
 Les Chants De Maldoror (Chant 1er)


Du noble avril musqué de lilas blancs,
Hardeaux paillards ne chôment la nuitée.
Mâle braguette et rigides élans
Sans trêve font pucelle amignottée.
Jouvence étreint Mnazile à Galathée ;
Un doux combat pâme sur les coussins
Ton sadinet, Bérangère, et tes seins,
Jusques au temps que vendange soit meure.
— Or, en ces mois lugubres et malsains,
Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.

L'embasicœte aux harnais trop collants
Cherche, par les carrefours, sa pâtée,
— Nourris, Vénus, les mornes icoglans ! —
Ce pendant que matrulle Dosithée
Ouvre aux cafards la porte assermentée.
Las ! nonobstant baudruches et vaccins,
Durable ennui croît des plaisirs succincts.
Aux bords du Guadalquivir et de l'Eure,
Il faut prendre conseil des médecins :
Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.

Maint prurigo végète sur vos flancs,
Peccante humeur fit votre chair gâtée,
Jeunes héros des entretiens brûlants !
Que l'argent-vif et l'iode en potée
Lavent ce don cruel d'Epiméthée,
Robé par lui chez les dieux assassins.
Vivez encor pour tels joyeux larcins !
Et que le Ciel vous gard' de la male heure,
De Katinska, des lopes, des roussins :
Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.



envoi



Prince d'amour que fêtent les buccins,
Imitez la continence des Saints,
Mousse d'Or, et gravez la chantepleure
De Valentine au trescheur de vos seings :
Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.



BALLADE
POUR S'ENQUÉRIR DU SIEUR ALBERT JOUNET


 « Monsieur Jhouney s'appelle Jounet, mais quand il publia les Lys noirs, recueil de vers « ivres d'Elohim » et consternants de platitude, il crut devoir adopter cette orthographe cabalistique, la jugeant plus convenable pour un mage qui s'effare devant l'obscurité où s'enveloppe Iod-Héva l'Inaccessible. »

L'Ouvreuse (Lettre xxx).



D'où vient ce thaumaturge pour
Les vieilles gaupes claudicantes ?
De Stockolm ou de Visapour,
Ou de Nancy que tu fréquentes,
Barrès aux lèvres éloquentes ?
Sort-il de Tarbe ou de Java ?
Place-t-il des vins, des toquantes,
Jhouney pochard d'Iod-Héva ?


A-t-il, un soir de Jom Kippour
Incanté le bouc, ô Bacchantes ?
Et sous les gibets — Alas poor
Yorick ! — fané de vésicantes
Aigremoines et des acanthes ?
Quel Brahmapoutra l'abreuva ?
Quels sabayons ? Quels alicantes,
Jhouney pochard d'Iod-Héva ?


Le gong, l'archiluth, le tambour
Mugissent toutes fois et quantes
G.Papus grimpe dans sa tour.
Ceignez ses tempes coruscantes
De fleurs, marquises et pacantes !
Même, octroyez quelque linve à
Ce bonze honni des cruscantes,
Jhouney pochard d'Iod-Héva.

envoi


Sar Nébo, puisque tu décantes
L'escafignon cher à Çiva,
Dégrise en ses odeurs piquantes
Jhouney pochard d'Iod-Héva.

Laurent Tailhade.

À PROPOS DE « SOURIRES PINCÉS »


 Voici peu de jours que la librairie Alphonse Lemerre a mis en vente Sourires pincés, de M. Jules Renard, et déjà Poil-de-Carotte a la notoriété du loup blanc. À vrai dire, on n'aperçoit ici que le bout de son nez, en quelques scènes seulement de sa toute enfance ; mais son destin est de jouer le « héros » d'un prochain roman de M. Renard, qui - et pour cause - le chérit d'une grande tendresse.
 Poil-de-Carotte n'est pas, a proprement parler, un type, et, comme le chien est ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, ce qu'il y a de plus typique en lui c'est Mme Lepic, sa mère. Mais quelle mère ! Vexatoire et contrecarrante autant que la Vie. Il n'existe, presque, et ne vaut littérairement que par son milieu : M. et Mme Lepic, grand frère Félix et sœur Ernestine. Naïf, ainsi que tous les enfants, avec des notions rudimentaires de logique et de justice, il est perpétuellement blessé par ses proches, en parfaite inconscience d'ailleurs, dans sa naïveté, sa logique, son idée de juste. C'est là que sa résignation sans amertume le sépare du commun. Il est, si l'on veut, de sensibilité rassise, et quand, après une des coutumières tracasseries de Mme Lepic ; il se dit in petto : « Tout le monde ne peut pas être orphelin », c'est doucement, sans acrimonie, sans tristesse même, comme on songerait d'un idéal chimérique ; par exemple : « On serait joliment bien dans la lune ». Alors donc qu'il passera du milieu familial au milieu social, et que la Vie, continuant Mme Lepic, le harcèlera de ses inéluctables bons tours d'illogisme, d'injustice, d'inutile cruauté, il subira la kyrielle des froissements et des déboires sans exaspération, sans révolte, sans incriminer ceci ou cela ou quiconque, ni se plaindre ; et, s'il lui vient quelque humeur d'une avanie par trop imméritée, il l'apaisera du coup par un de ces sarcasmes platoniques au service de son âme placide : « Tout le monde ne peut pas être orphelin ». Certes, il ne pensera pas que tout est pour la mieux dans le meilleur des mondes, et pas plus que celle de ses ainés sa conception de l'univers ne sera folâtre ; mais il ne sera point morose, et il s'abstiendra de montrer le poing au ciel, où peut être il n'y a rien.
 J'ai voulu dès l'origine lier à celui de son auteur le nom de ce personnage, parce qu'il me paraît devoir occuper dans l'œuvre de M. Jules Renard, qui sera probablement considérable, une des premières places ; et c'est, je crois, l'étude des impressions de Poil-de-Carotte qui servira le mieux la critique quand, plus tard, elle prendra souci d'expliquer au total le curieux (bizarre ?) esprit de qui le créa.

 S'il se pouvait - l'agréable hypothèse ! - que fussent anéantis tous les livres qui ne fleurent pas un spécial parfum, si faible soit-il, les pages de M. Jules Renard seraient de l'infiniment petit nombre de celles qu'aligneraient encore les rayons de la Bibliothèque Nationale. Non pas que je les proclame parfaites, mais il est incontestable que l'auteur de Sourires pincés ne sente d'une façon toute personnelle et n'ait une vision à lui des choses - ce qui, à mes yeux, le rachète de bien des petits défauts. Et le volume qu'il publie aujourd'hui est sans doute plus intéressant que ne le sera, même meilleur en soi, nul de ceux qui le suivront, en ce que, groupant un échantillon de ses divers travaux, il est symptomatique de tout son œuvre possible en même temps qu'il renseigne sur ses différentes habitudes de pensée.
 J'indiquerai seulement les divisions de l'ouvrage et n'en citerai rien, presque toutes les matières y incluses ayant été publiées ici même dans le courant de l'année. Ce sont, intercalées de nouvelles, trois séries de compositions intitulées : Pointes sèches, une dizaine de brefs « croquis de caractères » d'une observation rigoureuse et piquante ; Sourires pincés, de fugace et légers tableautins fait surtout d'humour ; Les Petits Bruyères, moins des pensées que des boutades paradoxales relevées d'humour.
 Le fumet sui generis de ce livre me semble émaner de la combinaison de trois éléments qu'on voit rarement réunis, et je qualifierais volontiers M. Renard analyste paradoxal et humoristique. Analyste évidemment beaucoup plus qu'artiste : il décompose avec bonheur, mais ne compose pas. Chez lui, en effet, aucune préoccupation de synthétiser, et l'unité de décomposition substitue l'unité de conception. On dirait que, pour écrire, il n'a pas besoin de trouver un sujet, mais saisit le premier fait venu, le moindre rien, et en édifie quelque chose avec ses seules facultés d'observateur aigu et d'analyste précis. Son observation, elle non plus, ne porte sur aucun ensemble : elle s'agglutine peu à peu , morcelée, concassée, menue, brésillée ; jamais elle ne recherche le caractère de l'objet : elle le tourne, le retourne, ne néglige et n'omet nulle de ses circonstances, s'attarde autant et point davantage à celle-ci qu'à celle-là. Ce procédé, fastidieux chez tant de bêtas qui s'étiquettent analystes, est ici intéressant et produit un résultat inattendu, parce que l'auteur voit avec son esprit foncièrement paradoxal et exprime avec humour. J'entends par humour, car il sied de définir chaque fois qu'il sert ce vocable élastique, naïveté dans le pittoresque et le spirituel.
 M. Jules Renard est au premier chef un esprit paradoxal. Or, là où beaucoup d'écrivains, qui n'ont point la patiente clairvoyance de Flaubert, le génie de Villiers de l'Isle Adam, estropient la vérité pour atteindre à l'ironie, M. Jules Renard rencontre naturellement, nécessairement, toute l'ironie tapie à l'envers des choses : et c'est là le principal gîte, sinon le meilleur. Mais il n'est pas un ironique. Taudis que paradoxal, il l'est dans presque toutes ses pensées, dans sa conversation, dans ses mots, ses qualificatifs, - dans la division de son livre ! Maladie, en somme, guère plus difficile à acquérir que celle du calembour ; aussi n'aurais-je qu'à l'en blâmer si chez lui c'était une acquisition, en non une disposition naturelle qui s'amalgame le mieux du monde avec ses qualités pour lui constituer un talent original.
 Cependant, cette disposition naturelle, il devra la surveiller, car elle l'induit en des excessivités qui donnent de ci de là - notamment dans ses nouvelles - une étrange sensation de déraillement, ou de chute au fond d'un trou noir. On le suit en ses observations exactes, méticuleuses, associées, en sa minutieuse et précise analyse ; ses bonshommes se révèlent petit coin à petit coin, la situation peu à peu se dessine ; et puis soudain le tableau - caricatural - s'efface, se brouille pour le moins et s'embue comme font parfois les ombres chinoises, pour ne reparaître dans sa netteté qu'au bout d'un moment. Je ne parle pas des morceaux, Baucis et Philémon par exemple, qui sont tout entiers dans cette note excessive : cela devient alors, conscient ou non, un procédé analogue à celui des idéalistes ou des grands fantaisistes, qui ne s'embarrassent point de l'exactitude des être et des agissements, mais au contraire les déforment selon le mode le plus favorable à l'exposition de la vérité fondamentale qu'ils sertissent. Toutefois, ce procédé de synthèse étonne et détonne chez un écrivain presque uniquement curieux du détail.
 En résumé, M. Jules Renard ne ressemble à personne : il présente ce phénomène rare de n'être pas influencé par les maîtres. Il est visiblement à l'aise dans son champ d'action - espace un peu étroit sans doute et à l'écart des jardins où éclosent les fleurs à l'âme très subtile - et produit sans effort, je dirai : naïvement, des pages d'une saveur particulière. Assurément, on aimerait qu'il discernât davantage, et que tel fragment, tel morceau même, fût retranché de son œuvre ; mais plus de sens critique ne lui ôterait-il point de son originalité ? Il est alors préférable ainsi. De même pour sa langue, si plus de raffinement dans l'expression devait nuire à son humour.

Alfred Vallette.

Novembre 1890.

L'INEXORABLE

À Jean Lorrain.


Sous le ciel gris teinté de mauve et d'hyacinthe,
Dans le paisible soir peuplé de guêpes d'or,
La Tour qu'entoure un charme funèbre de mort
S'érige en long fuseau sur la Colline Sainte.

Un monstre fabuleux de flammes lampassé
En garde nuit et jour la porte verrouillée...
Mais la Divine Prisonnière, agenouillée,
Sur la terrasse attend pourtant son Fiancé.

Elle l'attend, le Chevalier des Rêveries,
Celui qui doit de son glaive libérateur
Fracasser le vantail et chevaucher sans peur
Le monstre fabuleux aux yeux de pierreries ;

Le Chevalier qui doit, dans ses bras d'Épousé,
L'emporter tonte nue au Pays des Chimères.
Loin de l'encens et loin des cultes éphémères
Des mornes pèlerins au cœur martyrisé.



***



Dans la nuit où s'exalte un faste de Mystère,
De fiévreux vagabonds épuisés de Désir
Conclament dolemment qu'ils vont bientôt mourir
Pour avoir contemplé la Vierge solitaire.

Et levant leurs bras las vers l'Apparition,
Dans les cratères d'or que burina leur Rêve,
Ils offrent à l'envi le sang pur qui sans trève
Éclabousse l'orgueil vain de leur Passion.

Mais la Vierge insensible au tragique Offertoire,
Sans un regard pour eux, cueille les fleurs du Ciel...
Les Vagabonds dans un élan démentiel
Alors heurtent leur front à la porte d'ivoire,

Et lorsqu'ils sont enfin férus mortellement,
Ils exhalent leur Âme en un dernier cantique
D'espérance et d'amour, que le vent prophétique
Change en un long sanglot de désenchantement.



***



L'Aube blonde a noyé le cauchemar nocturne ;
Le Ciel s'est refleuri des Roses du Matin,
Et le vent traîne, des traînes de blanc satin.
Par-dessus les créneaux de la Tour taciturne.

Des javelines d'or massacrent le vitrail,
Le grand vitrail qui semble une Patène en flammes
Exposée aux baisers religieux des Âmes
Qui doivent expirer Sur le seuil du Portail.

Et voici que déjà les naïves Hosties
Promises au sanglant sacrifice du soir
Gravissent la colline avec le fol Espoir
De maîtriser le Monstre aux yeux de pierreries.

Mais, présidant au Rêve où sombra le Passé,
Du plus haut de sa Tour, de sa Tour verrouillée,
L'inexorable Prisonnière, agenouillée,
Attend toujours et pour jamais son Fiancé.

Jean Court

SONNET



Le siècle d'or se gâte ainsi qu'un fruit meurtri.
Le cœur est solitaire, et nul sauveur n'enseigne
Ces gouttes dans la nuit ? — C'est ton âme qui saigne...
Qui de nous le premier jettera le grand cri ?

Un mal ronge le monde au cœur comme une teigne,
La chair, servante infâme, a suborné l'esprit
Et nul ne voit le mur où la main chaste écrit :
« Que le feu de la fête impudique s'éteigne ! »

L'œil morne a parjuré la lumière bénie ;
Et la lampe, soleil fiévreux de l'insomnie,
Luit seule en nos tombeaux d'or sombre et de velours,

Où, pâle et las du poids de ses joyaux trop lourds,
Aux sons plus torturés de l'archet plus acide,
L'Art, languide énervé, suprême ! se suicide.


Albert Samain.

NUIT D'ÉTÉ


 L'ample étendue est bleue et d'or de tous côtés ;
 Sa cuisse nue et son beau torse de héros
 Opposent leur albâtre aux pourpres exaltées
 Des rubis, dont palpite auprès le « brasero ».

 Le basilic fleurit à ses deux mains croisées,
 Et, palpitante comme un cœur au haut des piques,
 Sa lèvre unit, pour la prière et les baisers,
 Tout le sang du Calvaire aux roses de l'Attique,

 Ce col blanc, que Nisus aimait chez Euryale,
 Ploie un peu sous le faix du front impérial,
 Où s'alanguissent les miels blonds du doux Jésus.

 Si l'Ange se révèle au geste qu'est le sien,
 Toute la Bête vit au fond des yeux païens.
 Langueurs ! qui mieux, d'Éros ou de Jésus, vous eut ?

Ernest Raynaud.

LA LARVE



Il m'en souvient... Ce fut dans ce royaume morne
Où plane un soleil noir sur des fleuves amers...
Ce fut dans ce royaume au bord des autres mers....
Ce fut où m'emporta le vol de la licorne...

En l'immuable nuit qui tombe du soleil
Sur la terre de cendre et sur les vagues grises...
En l'immuable nuit sans parfums et sans brise,
Sans brise et sans parfums, sans rêve et sans sommeil...

La Larve s'échappa par le trou de ma bouche !
— Il m'en souvient... ce fut sur ces rivages morts ―
Et, spectre monstrueux, plus blême qu'un remords,
Laissa flotter dans l'air son corps flasque et farouche...

Elle dit ― « Imbécile! Imbécile orgueilleux !
« Qui sertis mes cheveux de lys et de verveines
« Et qui vas te targuant, parmi tes routes vaines,
« Du dérisoire mal transmis par tes aïeux !

« Tu me nommes, ô fou, ton Démon, ta Chimère,
« Ta Muse, ton Génie, et La Clef-du-Trésor !
« Et tu veux m'ériger en belle idole d'or
« Sur l'illusoire autel de ta gloire éphémère !

« Tu couronnes mon front d'un nimbe de clarté !
« Tu m'attaches au dos les ailes des grands cygnes !
« Tu donnes à mes pieds — ô sacrilège insigne ! ―
« Pour royal tabouret le croissant d'Astarté !...

« Courbé sous le fouet sanglant de mon caprice,
« Tu tends vers mes genoux tes doigts reconnaissants,
«Tu me gaves d'amour, tu me saoules d'encens,
« Tu me bénis, tu m'appelles : Consolatrice !...

« ― Mais ne vois-tu donc point qui je suis, insensé ?
« Mais ne sais-tu donc point, pauvre mangeur de songe,
« Que c'est moi, cette Larve immonde qui te ronge
«Et qui mords les lambeaux de ton cœur dépecé ?...

« Ne sais-tu pas, fou, que je suis le ver infâme
« Labourant sans répit le cadavre entamé,
Le tœnia vorace à jamais affamé
De la chair de ton rêve et du sang de ton âme ?

« — Insensé ! Prométhée enchaîné sur sa tour,
« Sous cette aile éternelle et rouge qui s'éploie
« Bénit-il donc le bec qui lacère son foie
Et tresse-t-il des lys au col de son vautour ?...»

Il m'en souvient... Ce fut dans ce royaume morne
Où plane un soleil noir sur des fleuves amers...
Ce fut dans ce royaume au bords des antres mers....
Ce fut où m'emporta le vol-de la licorne...

 Février 1890.



LES CONSTELLATIONS ILLUSOIRES



Tandis que l'ouragan râle ses râles rauques
Et disperse en lambeaux les vergues et les voiles,
L'immuable Astrologue, au déclin des époques,
Regarde s'allumer les futures étoiles

Qui seront les cailloux des étoiles futures !
— Afin de témoigner qu'en ces soirs de désastres,
Jamais ne luiront sur nos architectures
Les sourires constants et bienveillants des astres.

G.-Albert Aurier


 Novembre 1890.

À COTÉ D'« ALBERT »


De Louis DUMUR


I


 Albert. — (Il est costumé en avaleur de charrettes ferrées, et porte toute une queue de faisan doré sur la tête. Il déride les foules décrépites, aiguise des coupe-papier, vend de l'amertume en flacons, de la tristesse en galette. Parfois, il se fait grave, hargneux. Il croit y être lui-même. Ça se gâte. On a envie de s'en aller. Mais il arrête aussitôt avec un « c'était pour rire ! » bon enfant. Et désormais, prévenu, on l'écoute jusqu'au bout. C'est un garçon drôle et peu dangereux.)
 « Mesdames et Messieurs, je suis né dans une « cité de province, plus malsaine qu'immorale, plus stérilisante que perverse, plus, plus, etc… vingt lignes. » — Je suis venu au monde « dans un numéro d'ordre, sans raison ».… tous les mêmes, ces enfants !… et je m'appelle Albert, savez-vous pourquoi ?… parce que « mon parrain s'appelait Albert »… Oh rage ! porter le nom de son parrain ! ..
 Et pourquoi suis-je né « de petits commerçants et non de gros, non d'un bandit, etc. etc., catholique et non pas calviniste, Turc, etc., etc… douze lignes »… Oui, pourquoi ? Voilà un problème à résoudre. À qui le caleçon ?… Je criais « nuit et jour » et mâtin ! déjà ! « je me lamentais d'être homme. » Dès que j'ouvris les yeux, je suspectai « la lumière du matin de ramper par la vitre, jusque sur mon berceau, pour voir mes paupières clignoter douloureusement. » Il m'effraie, moi, ce petit que j'étais. On m'apprit à parler ; mais je ne voulais me servir de « paroles imprévues » que dans les grandes circonstances. S'il s'agissait de demander du pain, je préférais le geste, « plus sobre, plus rapide, plus expressif. »
 On me confia aux soins d'un vieux curé optimiste. D'un mot adroitement jeté, je cassai sa pipe d'écume. « Je trouve le monde inutile », lui dis-je. Notez que j'en étais encore aux images d'Épinal, que je me coiffais d'un chapeau marin avec des lettres sur le ruban, et que j'avais pour ma petite cousine un sentiment où « les virginités printanières du cœur frissonnaient du frissonnement dont frissonnent les commençantes verdures, papillotant aussi comme le papillon qui papillonne. »
 On m'envoya à l'école, où je vis « le grand Abracadabra »… Ah l'université !… Tenez, par exemple, vous dites « fuchs », au lieu de renard. À quoi bon ? « la bête n'en a pas un poil ajouté à la queue, pas un gloutonnement supprimé au museau. » Deux mioches se donnent des claques : voilà le combat de Pharsale entre César et Pompée… la géographie !… qu'est-ce que cela peut me faire qu'il y ait d'autres « casemates » que les nôtres ?
 Bientôt supérieur à la province, je cours à Paris. Oh ! mes enfant ! J'arrive. Je franchis « un pont disgracieux sur une rivière sale : un oisif interrogé avoua que c'était la Seine ! » Vous vous imaginez, n'est-ce pas, sans effort, la mine humble, navrée de l'oisif, et le mépris avec lequel je lui ai tourné mon dos.… « Là-bas, une cathédrale lamentable succombait de honte sous le poids terrible d'une renommée fabuleuse ! »… ma parole, elle rougissait !… « alors, me dis-je, si Paris se trouvait un pareil limon, qu'étaient, sans doute, les autres villes célèbres du monde ! 
 De la m.... »
 Évidemment. Pardonnez-moi, si je lâche tout. Ou plutôt, je me cramponne et me fais étudiant : au quartier latin fourmillent des gens en iste, « des algébristes, des etc… six lignes. » Avez-vous remarqué comme j'aime les énumérations ? je fais parade de la volubilité de ma langue. Je vide, j'amoncelle, en un seul tas, toutes les choses que j'ai au bord des lèvres. En aimable farceur, j'emploie souvent ce procédé qui en vaut un autre. Démosthène sans doute le connaissait. Ses cailloux, ce devait être des mots grumeleux qu'il roulait dans sa bouche avec rapidité. On en a « plein la gueule. » On rend le tout, et ça va mieux. Les gencives ont perdu leur inflammation. Qu'on dise que j'ai du bagout, que je réussis bien les guirlandes d'épithète, et je serai content. D'ailleurs, Jean-Jacques Rousseau est « le plus parfait des stylistes. » Et puis, chacun de mes dénombrements se termine par un mot d'esprit. Ainsi je dis : les algébristes,les mythologistes...., etc.... enfin, les dentistes ! de là d'étourdissants effets.
 Étourdissante aussi devient mon existence. À vingt et un ans, pour la première fois, je… embrasse (à vous, Charles Morice !) une femme, « vu que j'avais décidé » d'en embrasser une. Sa chemise était maculée à l'aisselle. « Cette idole-là transpirait ! »… toutes les mêmes, ces femmes !… Et l'amour, qu'est-ce ? « un mélange de terre et de fumier ». Un autre se serait gardé de recommencer. Moi pas, et je suis devenu le roi de la noce. Avais-je donc de l'argent ? non, mais je jouais, et, « chose extraordinaire, » la chance s'était accrochée à moi, comme une bête aux « dix mille ventouses ». En outre, j'étais spirituel comme « un bossu » et je faisais un « un vacarme de sourd », en m'ennuyant « atrocement. » Je n'ai eu qu'une bonne petite amie. Tout récemment, elle fut prise d'une attaque d'hystérie aiguë, et comme son « orifice buccal » bavait de l'écume, je lui ai crié ces mots stupéfiants : « cela est insensé, Maggie, entends-tu ? Maggie ! que se passe-t-il en toi ? Ce phénomène a quelque chose d'alarmant ! ».... Sa mort ne doit plus être qu'une question de temps.
 Survint la dèche, « la dèche qui, la dèche que.... trente lignes. ».... Passez-moi encore ce petit morceau. C'est ma santé.
 Enfin, je dis zut de la belle façon (sept pages). Je le pousse comme le « cri de soixante siècles », avec tant de force que j'en sue, « que je prends mon mouchoir de poche et m'essuie le nez délicatement ».
 Je grimpe sur le toit, jusqu'à la plus haute cheminée, pour le hurler, ce zut, à Paris, aux promeneurs et promeneuses qui « vadrouillent », au globe « ignoble » du soleil. Ce zut me sortait flamboyant des entrailles.
 Naturellement, il y avait, sur le toit voisin, des couvreurs qui n'en revenaient pas.
 Mais, ce zut, pourquoi ne pas le mettre en vers, en « lombrics », et voilà comment je devins poète, ayant « l'âme assez faisandée, et l'esprit en chaleur ». Or, quelle blague ! « aujourd'hui, les simples seuls croient à Dieu, aux allumettes (Hein ! le petit mot pour rire, le revoilà !) et aux poètes. » Je réfléchis « huit grands soirs », je me mis à faire deux ou trois volumes de vers, « rangeant, rerangeant, dérangeant, contrerangeant, surrangeant l'ordre des mots », et comme ce n'étais « pas ça » je me déclarai pessimiste. Je l'étais sans nul doute. En effet, « le système solaire me méprisait », je disais « Credieu » à tout instant. Ma pendule grinçait. Je trouvais dans ma blague à tabac « à peine de quoi bourrer médiocrement le giron de la moins corpulente de mes hétaïres ».
 Et pas une des allumettes ne prit (décidément je leur en veux) d'une boîte achetée la veille. Je brisai une chaise, et en « engrossai » la cheminée. Il me fut impossible de voir se comburer un seul brin de paille ; ah ! chiens d'humains ! » Enfin je n'ai plus que douze sous. Je compte sur vous, n'est-ce pas ? Au moment où je disais : « je suis pessimiste » il m'est bien tombé un petit héritage… quelle guigne !.. mais n'en parlons pas et que votre charité n'aille point s'alarmer. Oh ne craignez rien, je me tuerai, soyez tranquille, et n'échapperai pas à ma mort. Je la vois d'ici, ma mort rococo, préparée suivant les règles : dix minutes pour exécuter sur ma vie passée trois petites symphonies, l'une en gris (chat gris), l'autre en blanc (chat blanc), l'autre en noir (chat noir) ; dix autres minutes pour permettre à la lune de paraître. Il me faut la lune. Sans cela rien de fait. Je charge mon révolver « d'un petit geste philosophique ». Déjà il « s'impatiente », mon révolver ! Encore un moment, s'il lui plaît. Pourquoi ai-je choisi le révolver ? Je pourrais tout aussi bien arrêter un train en marche, me jeter en Seine, etc. etc.… vingt lignes…. (allons, ne vous fâchez pas ; c'est la dernière)…, dormir les pieds en l'air, réciter, d'une seule haleine, le monologue de Charles-Quint… Dites-moi, vous ne l'attendiez pas, celui-là ! Ah ! j'oubliais mes manuscrits qui ne sont pas brûlés, mes lettres de femmes. Voilà qui est fait. Est-ce tout. Je caresse mon chat.
 Il me « voit » presser la détente.
 Fla !
 Mesdames et Messieurs, c'est la mort que je vous souhaite.»


II


 Mon cher Monsieur Dumur, je vous fais toutes mes excuses, et prends les devants : voilà un article qui est d'un sot. En relisant mon boniment, je trouve que j'aurais mieux fait de fatiguer une salade. Sans doute, le pessimisme d'Albert m'a parfois fait sourire. Ce faux bilieux, à l'âme désorientée, prend rarement au sérieux sa cacocholie, et il me fait souvent l'effet de vouloir éternuer plus haut que le nez et de japper après son ombre. Mais je devrais avouer que plus d'une page me charma douloureusement. Que ne peut-on photographier les impressions dès qu'elles éclosent. On obtiendrait ainsi des effets d'ensemble et de détail. Une note corrigerait l'autre. La sévérité d'un blâme s'atténuerait dans la douceur d'un compliment. Le critique dirait à l'auteur: voilà, si j'ai pu, ça et là, me tromper, mal comprendre, je n'ai jamais cessé d'être sincère. Mes appréciations sont toutes chaudes et mes nerfs vibrent encore.
 Mais écrire un article après coup, prononcer une sentence avec le désir d'être net, tranchant, et la peur de se contredire, comme si le propre d'un livre de valeur n'était pas de plaire et de déplaire tour à tour, faire cela, s'appliquer à ce travail d'écolier, quelle misère !
 En somme, vous avez beaucoup craché dans votre livre. On observerait même en ces crachats un peu trop de choses vertes. Mais, est-ce que cela vous a fait du bien ? encore une fois, tout est là. Vous sentez-vous soulagé, plus libre ? si oui, félicitations.

Jules Renard.


LES LIVRES (1)


 Sourires pincés, par Jules Renard (Alphonse Lemerre). — V. p.428.
 Cœur en peine, par Joséphin Péladan (Dentu). — J'ai le sentiment désagréable d'une indiscrétion en lisant ces pages entre lesquelles M. Péladan encadre son roman, et consacrées les premières à exalter quelques notables personnes de sa famille, les secondes à nous mettre au courant de petits débats entre Adelphes de la Rose-Croix Catholique. Je suis gêné pour l'auteur... Et cette mauvaise impression se dissipe mal à la lecture de cette œuvre hâtivement écrite et qui croit être un « roman à forme symphonique » (ainsi que nous en sommes avertis par un « schéma de concordance »), parce qu'elle se divise en : prélude, andante, allegro, adagio et largo. De bonne foi, ces titres me semblent tout à fait indifférents aux chapitres qu'ils régissent. M. Péladan pourrait être un esthète-moraliste de très haut goût. Il a le tort de noyer dans du bavardage ses plus ingénieuses pensées et, lui pourtant, lui le contempteur décidé des choses de ce temps, de céder par négligence au jargon de la mode, voire du journalisme. Ce mage fait un pauvre cadre aux mots de la magie, fleuris encore ou dès longtemps desséchés dans l'immémorial herbier de l'histoire. Croit-il moderniser (vilain vocable), il vulgarise. Cet esprit plein d'orgueil manque d'aristocratie et d'art, concevant des projets littéraires qui nécessiteraient de suprêmes ressources : ces ressources, les possède-t-il ? Je n'ose dire non ; peut-être a-t-il trop d'estime égoïste pour s'imposer toute la peine qu'il faudrait. Ses constantes préoccupations personnelles se proclament et se clament à toutes les lignes avec naïveté. On en ressent de l'ennui. Tant de certitude inquiète, prouvant moins de sincère désir que de vanité.
 Pour ce roman-ci, qui prépare, on nous affirme, « à des diathèses animiques invraisemblables pour les superficiels lecteurs de M. de Voltaire, » il est trop court et trop long. Compris dans un ensemble plus violemment voulu que logiquement élaboré, ce volume, qui est à la fin d'un cycle, a surtout le sens d'une préface d'un cycle nouveau. Il semble que l'auteur n'ait pas avec assez de maîtrise jeté, comme il eût fallu, le poétique pont-levis d'un Septenaire à l'autre. Toute la partie symphonique de Cœur en peine, encore qu'éclairée ça et là de belles lueurs, traîne ; on a l'impression que le sujet y est à la fois trop resserré et sans cesse dépassé. Et au dernier chapitre, Le Château de Rose-Croix, nous ne lisons guère qu'un sommaire de roman futurs.
 Hâtivement, hâtivement ! M. Péladan écrit trop vite.
 De ses quatorze volumes de roman nos petits neveux extrairont — peut-être — une plaquette de curieuses pensées.

Ch. Mce.


 L'Appel des Voix, par Charles Sluyts (Lacomblez, Bruxelles). — Parmi de doux paysages allégoriques glissent des visions frêles qui appellent tour à tour à leur séduction une âme blanche. Elle, après des abandons et des reprises, finit par se livrer sans plus vouloir se reconquérir. Telle est l'ordonnance du poème que M. Charles Sluyts vient de publier. On peut lui reprocher un peu de monotonie due a l'uniformité de sa facture rythmique, et au retour des mêmes images ; mais on ne saurait lui dénier une douceur pénétrante et le charme de la demi-teinte : c'est bien là la chanson grise voulue par Verlaine. Il y règne aussi un parfum de mysticisme que les vrais poètes, ceux qui sont doués du sens des correspondances, savent seuls évoquer.

E. D.


 Rythmes pittoresques, par Marie Krysinska (Lemerre). — Voilà un volume de poèmes en vers et strophes libres. Chaque pièce y est décomposée en idées principales, et chaque idée principale y est incarnée en une strophe formée de membres de phrase de longueur variable, assonant parfois ou bien n'assonant pas, afin d'exprimer les mouvements, les attitudes, les rapports, les différences des moindres pensées. Comme dans les Palais nomades, comme dans les Cloches en la nuit, comme dans le Pèlerin passionné, auxquels on a d'ailleurs montré la voie dès 1882, on a voulu, le titre en est un sûr témoignage, que le rythme régnât ici en maître absolu. En tyran ! diraient, non sans quelque raison, les partisans des formes classiques de la poésie française, qui, considérant chaque strophe comme une série préalablement déterminée de mesures musicales, et chaque vers comme une de ces mesures, variant de un à douze temps, estiment que de ces mesures, variant de un à douze temps, estiment que le rythme trouve bien son compte dans les combinaisons infinies des sons plus ou moins longs, plus ou moins brefs, plus ou moins toniques, plus ou moins atones, qui peuvent se succéder en chaque mesure, mais, pour une nécessité d'harmonie, sans excéder jamais un total invariable de vibrations. Si, comme le veut Kant, la variété dans l'unité est la condition essentielle de la beauté, on n'aura point accompli une œuvre purement esthétique en composant des poèmes où non seulement chaque strophe a une telle autonomie qu'elle semble avoir rompu tout rapport avec les autres, mais où chaque vers pousse encore si loin l'amour de sa liberté que, mesuré uniquement par le mouvement spécial de la pensée qu'il exprime, il se trouve dans l'impossibilité de s'harmoniser avec les autres : ceux-ci obéissant à d'identiques exigences d'individualisme absolu.
 Cette critique, toute de principes, n'est point pour diminuer la très réelle valeur du livre de Mme Marie Krysinska. Si l'on veut bien le considérer non comme un recueil de vers, mais comme un recueil de très raffinés poèmes en prose, rythmés avec un art accompli, il y a bien des louanges à donner depuis la première page jusqu'à la dernière. Tout d'abord, un sens aigu du symbole. Les spectacles de la nature y sont de purs états d'âme, témoin ce féerique soir :

C'est l'Heure épanouie comme une large Fleur
Où le ciel attristé semble prendre en ses bras
Les monts, les arbres et la mer
Pour d'intimes communions
À l'horizon perdu ;


 Puis des délicatesses et des langueurs exquises ; et encore, comme dans « Effet de soir », une tristesse poignante, mais si discrète ! qui rappelle, en toute originalité, de douloureux poèmes d'Edgar Poë. Cependant, s'il était permis de marquer quelque préférence pour l'une des cinq parties dont se composent les Rythmes pittoresques, celle intitulée : Les Résurrections semblerait devoir être choisie. Mme Marie Krysinska y a exprimé, en de courts poèmes évocatoires, l'essence de diverses danses : pavane, menuet, danse d'Espagne... si bellement, si joliment, témoin :

Les petites idoles
Animées
O mais
Si peu que cette danse évoque la folle
Vision : d'un bas relief aux vivants symboles
Hiératique et muet,
que les plus solides théories contre le vers et la strophe libre, si elles n'étaient inébranlables, s'en trouveraient quelque peu ébranlées.

E. D.


 La Gamelle, par Jean Reibrach (Charpentier). — Le grand pontife Zola nous avait promis une page magistrale sur l'armée. Quoique un peu défrisé par la publication de Descaves sur les sous-offs, il nous a donné enfin cette page dans la Gamelle. Un chef-d'œuvre... Tous les défauts du maître s'élargissent à l'envi les uns sur les autres. Un régiment tombe à Paris dans le lupanar de Pot-Bouille, et successivement nous avons le coup de désir, le coup de force, le coup de passion, le coup de l'avortement, le coup du lapin, le coup de folie et le coup de collier, que l'on sent un peu trop tout le long de cette histoire où peinent plus de brutes que de gens intelligents. Mais le coup de la fin, absolument un coup de théâtre, c'est la modestie du Maître se dérobant sous le pseudonyme de Jean Reibrach, dont la notoriété, à l’Écho de Paris, pourrait, un de ces prochains jours, éclipser celle du pontife lui-même. Prenez garde, M.Zola, vous devenez trop familier.

***


 La fin d'un art, conclusions esthétiques sur le Théâtre par Lucien Muhlfeld (aux bureaux de La Revue d'Art dramatique). — Le Théâtre, formule l'auteur, n'est propre qu'à l'évocation des vies humaines qui sont théâtrales et décoratives. Par ainsi, la société se trouve liée avec le théâtre d'art, qui la reflète, se développe de son développement, s'étiole, et meurt de sa mort. — C'est, d'ailleurs, et forcément, une vision toute rétrospective. Mais, peut-on dire à M. Muhlfeld, nous aussi nous avons une société ; elle est diverse et banale et peu décorative, c'est flagrant ; elle a quand même une vie publique et théâtrale. Or, celui-là qui la porterait à la rampe ferait-il du théâtre d'art ? — Au moins, il est permis d'imaginer, sans trop médire des « Conclusions esthétiques », qu'à côté d'un théâtre qui est le reflet ironique de l'époque il y aura place, demain, pour le beau poème décoratif, évoquant en une formule de littérature — et qui donnera le « frisson d'art » — telles fictions en dehors de notre journalier dégoût. Sans doute, on peut objecter les difficultés matérielles ; mais c'est justement le progrès du « spectacle », incriminé par M. Muhlfeld, qui nous donne l'espoir des réalisations.

C. Mki.


 Des Hommes, par Boyer D'Agen (Savine). — L'auteur de La Vénus de Paris, de Monsieur le Rédacteur et de Pascal Bordelas, reprend chez l'éditeur Savine la série interrompue de ses parallèles hebdomadaires. Politiciens et romanciers, aventuriers et poètes, vivants et morts s'y coudoient, de par la volonté de l'écrivain, pour le plus grand relief de leurs individuelles qualités. Des documents certes, mais habilement fondus en un lyrique ensemble qui montre ces souvent bien minces hommes grandis en figures synthétiques de roman. Le dernier numéro réunit assez cruellement le contemporain Mermeix et le mort Armand Carrel.

L. Dse.


 Esquisse générale de la Province de Québec, par M. Honoré Mercier, premier ministre (Québec). — Ouvrage dont le seul titre dit tout l'intérêt.


« Paris, 29 novembre 1890.


   Mon cher confrère,
 Voulez-vous avoir l'amabilité d'insérer la note suivante dans votre plus prochain numéro ?
 Remerciements et cordialités.

D. M. »


 Charles Morice prétend, dans le dernier Mercure, que le style de mon livre À Trépas, écrit il y a bientôt un an, est imité de Verlaine (de la prose), que je connais d'hier, et de M. Poictevin, dont je n'ai jamais lu une ligne.
 Mon devoir est de protester partout contre cette calomnie d'autant plus grave que la paternité des Coulisses du Boulangisme étant communément attribuée à Charles Morice, tous les honnêtes gens le tiennent pour bien renseigné.
 Mais je ne me battrai pas avec lui.

Dauphin Meunier.


THÉÂTRE LIBRE


 L'Honneur, comédie en 5 actes, en prose, par Henry Fèvre. — M. Henry Fèvre est un des rares jeunes écrivains qui (dans cette pièce du moins) continuent la convention naturaliste dans toute son intégralité. Or, cette convention, possible encore dans le roman — je parle du roman naturaliste en général, nom du livre de M. Henry Fèvre, que je ne lirai point avant d'écrire ce compte-rendu —, où la noient l'analyse des caractères, la notation des influences de milieux et des contingences, devient comme une turpitude au théâtre, lequel impose de présenter les faits sous leur angle saillant et sans trop de développement explicatifs. Et ce phénomène se produit, inévitable : là où l'auteur, d'après son procédé, est en somme simplement vrai, il paraît y avoir cynisme. Je veux bien croire à la possibilité, sinon au succès auprès du public, d'un théâtre réaliste tel que le conçoit M. Jean Jullien, et encore à la condition formelle que l'acteur abandonne totalement la tradition — ah ! la tradition ! — mais j'ai peu de foi au théâtre naturaliste, parce qu'il ne saurait se passer des défauts d'une école dont les qualités ne lui peuvent servir, et ne donne pas plus qu'un autre l'illusion du vivant. L'Honneur a donc le grand tort, à mes yeux, d'être construit avec le procédé naturaliste.
 D'ailleurs, on a beau crier, dans la presse bien pensante, contre la situation choisie : elle n'est pas seulement vraisemblable, mais vraie. Cet engrossement d'une jeune fille par un ami de la maison est chose assez commune ; la faiblesse du père Lepape n'est point si rare ; la vanité, l'égoïsme, et, pour tout dire, l'inconscience de Mme Lepape, ne forment guère exception ; quant à la rouerie ingénue (si ces deux mots sont accolables) de Cécile, il est indubitable que les exemples abondent — et jusque dans le théâtre classique !... Il est non moins certain que, dans le monde des Lepape, neuf personnes sur dix n'ont point d'autre conception de l'honneur, qu'ils confondent avec la considération, et que pour garder la considération ils piétinent sans vergogne sur l'honneur.
 M. Antoine est excellent dans le père Lepape, tour à tour indigné, attendri, toujours faible avec les siens, sinon quand il défend sa fille contre sa femme : sans son talent, du reste, telle scène pathétique eût vite tourné au mélo du boulevard du Crime. Certes, les exaspérations de Mme Lepape justifieraient presque les amplifications dramatiques de Mme Barny : on la préfèrerait toutefois moins tragique ici. Mlle Théven est une admirable Cécile, quoique sans doute un peu trop « enfant » ; on est tête de linotte et on n'a pas la moindre idée de morale : soit ; mais les multiples secousses qu'on a subies — et si récentes ! — n'ôtent-elles point précisément à la femme de sa gaminerie de fillette ? Les autres rôles sont bien tenus, mais encore trop dans la note pompier, par MM. Tervil, Arquillière, MMmes Louise France, Lefrançais, Meuris, Marley.

A. V.


CHOSES D'ART


 Au Luxembourg. — On s'est enfin décidé à raccrocher l’Olympia, de Manet. Un rutilant diamant tombé, dans une cave obscure, sur un tas de navets putréfiés. Pour mémoire, nouvelles acquisitions : un portrait de feu (très feu !) Cabanel ; l’Ave Maria de Bonvin ; Tanagra de Gérôme ; un bronze de Cariès, etc., etc.
 Exposition de Blanc et Noir. — Regarder les beaux dessins de Puvis de Chavannes ; les croquis de Forain, Chéret, Heidbrinck, Legrand, etc.
 Bousson et Valadon (boul. Montmartre). — Voir un nouveau bas-relief en bois sculpté de Paul Gauguin, un incomparable chef-d'œuvre, des Degas, Renoir, Raffaelli, Monet, Redon, Pissaro, Gauguin, Carrière, Monticelli, Guillaumin, Lautrec.
 Tanguy (rue Clauzel). — Des Vincent van Gogh, Émile Bernard, Cézanne, Guillaumin, Signac, etc.
 Latouche (rue Lafayette, 34). — Des Pissaro, des Schuffenecker, etc.

G.-A. A.


Échos divers et communications


 Nous rappelons à nos lecteurs qu'à partir du prochain fascicule (n° 13, janvier 1891) le Mercure de France paraîtra sur 64 pages (V. renseignements page 2 de la couverture).
 Ceux de nos souscripteurs qui renouvelleront leur abonnement avant le 20 décembre bénéficieront de l'ancien tarif.
 Dans L'Art Moderne du 2 novembre, une fière réponse de M. Camille Lemonnier à ceux qui lui reprochent d'être divers et de ne se point cantonner dans un genre. Nous regrettons de ne pouvoir citer que les dernières lignes de cette belle page, qui servira de préface à un prochain volume de Nouvelles. — « J'ai fait de mon esprit une maison dont les fenêtres s'ouvrent sur des couchants de pourpres et de métaux ; dont les fenêtres s'ouvrent aussi sur de mols clairs de lune. Et dites que je suis un prince sans territoires : ceux que je convoite se reculent toujours plus loin devant mes pas. Je suis chez moi partout où s'éveille une sensation d'inconnu, partout où me réclame un peu de mystère. Nulle paternité ne me parle plus en mes livres, une fois leur zone explorée. »
 Le n° 8 des Entretiens politiques et littéraires, qui nous a sans doute été adressé par erreur (nous n'avions jusqu'alors reçu que le n° 1), reproduit un intéressant extrait de la préface que Louis Ménard plaça en tête de ses Poèmes (Charpentier, 1863).
 Le Roquet, après s'être offert assez originalement deux mois de vacances, a reparu en octobre ; puis il est mort, et de ses cendres est né le Carillon (illustré, 16 pages), dont le premier numéro est du 13 novembre. Léo Trézenik en est le rédacteur en chef, et notre ami Jules Renard y collabore assidûment. Nos compliments à M. L. de Saunier pour cette transformation.
 La Plume du 1er novembre donne, en même temps qu'une magistrale page de Léon Bloy : Les Âmes publiques, le portrait du véhément écrivain, dont M. Alcide Guérin détaille la biographie en un bon et consciencieux article. Dans le même fascicule, Léon Deschamps prouve qu'il n'est pas mort — de quoi nous le félicitons — en signant des notes de critique littéraire.
 La Wallonie est cette fois consacrée à M. Pierre Quillard. Après un article sur notre regretté camarade Ephraïm Mikhaël, des vers, de beaux et purs vers, intercalés d'une page seulement de prose.
 Intéressant numéro de L'Ermitage : une fantaisie humoristique de M. Jules Renard : Canard sauvage, malheureusement gâtée par les trente lignes finales ; une poésie de M. Pierre Quillard, extraite de la Gloire du Verbe, qui parait ces jours-ci ; le troisième et dernier acte du Nazaréen, signé (pourquoi ?) Hadrien Merle ; des vers de MM. Marc Legrand et Émile Vermeil ; etc.
 Voici ressuscitées, mais en forme de journal, Les Annales Artistiques et Littéraires, sous la direction de Robert Bernier, avec MM. Louis Taillis pour rédacteur en chef et Abel Pelletier au secrétariat.

Mercvre


1. Au prochain fascicule : Petits Français, de M. Eugène Morel ; Poèmes et Poètes, de M. Émile Hinzelin ; Toiles ébauchées, de M. Hugues Lapaire ; Fantaisie mnémonique, de M. Paul Masson ; La Bohême bourgeoise, de M. Ch.-M. Flor O'Squar ; La Preuve égoïste, de M. René Ghil ; Sous les tentes de Japhet, par Julien Mauvrac.

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