N° 14. – FEVRIER 1891

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Mercure de France, t. II, n° 14, février 1891, p. 65-128.



UNE PRÉFACE (1)



 Tout le monde n'a pas la conscience littéraire de M. Maurice Barrès, qui très subtilement, dans une préface qu'il écrivait pour Monsieur Vénus, élucidait, à propos du livre et de l'auteur, le cas d'un cerveau « infâme et coquet ». Pour à peu près la totalité de la critique — (en admettant qu'on puisse ainsi dénommer l'espèce de reportage pharisaïque et bref qui prévaut dans les journaux) — les romans de Rachilde appartiennent encore à la catégorie spéciale, réputée aphrodisiaque et délétère. On les signale avec réticence, comme un article de librairie secrète, et si le courage va jusqu'à la glose, on n'est pas loin d'assimiler l'écrivain à une Locuste expérimentant sur le lecteur ses poisons. L'ignare imbécillité et la cuistreuse intolérance, dans un temps où, à force de parler de la morale, on a fini par en oblitérer la notion, s'efforcent ainsi d'avoir raison d'un esprit rétif à s'amender et qui persiste dans ses voies. C'est pourquoi il y a quelque probité à reconstituer cette figure méconnue, l'une des rares femmes de lettres qui soient plus que des bas-bleus.
 Je ne voudrais pas établir de rapprochement entre l'auteur d’Ironie sanglante et ce comte de Lautréamont (Ducasse) dont l'éditeur de Rachilde vient justement de remettre au jour les extraordinaires Chants de Maldoror. D'analogie, il n'en est point, à part peut-être la communauté d'injustice qui les voue à d'immérités silences. Je signale simplement le fait de ce tumultueux et imprécatoire rhéteur, de ce musicien des grandes orgues littéraires, de cet infant de lettres qui mourut sans avoir régné et probablement ne sera reconnu Prince spirituel que par un très petit nombre de ses pairs. Ce lyrique blasphémateur, qui attisa le plus virulent satanisme sur les grils de ses prosopopées, ce nébuleux et outré négateur des morales et des cultes professés, aux métaphores tendues comme des balistes, ou giroyantes comme des catapultes, ce vociférateur des litanies du Péché et de la Damnation, créateur d'un antiphonaire sabbatique s'égalant aux pires rituels du Diabolisme, perturba tellement l'inepte critiquaille contemporaine qu'à part deux ou trois hauts esprits, nul ne se sentit assez sûr de ses propres lumières pour plonger dans ces gouffres d'incohérences et de ténèbres où par moment clame une voix merveilleusement musicale. La plénipotentiaire sottise s'effara d'un livre dont il eût fallu chercher la clef dans les effrois du moyen-âge et qui, sur le crépusculaire marécage des actuels détritus littéraires, projette les noires coruscations d'un inquiétant bolide. Lautréamont, qu'un éditeur courageux avait tenté de ressusciter, devait périr ainsi une seconde fois sous les stratifications d'obscurité que la lâcheté et l'indifférence hostiles dressèrent autour de sa mémoire.
 Rachilde n'a rien du satanisme exaspéré de ce Maldoror, et pourtant elle est une satanique à sa manière. A travers les soufres et les poix enflammés de ses cycles de perversion, il étend, lui, les ailes tourmenteuses d'un Baphomet révolté, il est le mauvais ange sans visage assumant la colère des âmes rebelles et tourbillonnant comme un typhon dans des régions de mort et d'épouvante. A côté de cet effrayant symbole mâle de la Haine et de la Désespérance, elle n'apparaît que comme une démone diminutive, vouée aux œuvres malignes, brassant les chaudrons des curiosités réprouvées, mais du bout des doigts jetant sur les feux où elle active ses cuisines une pincée de poudre rose qui en mitige les fulgurations écarlates. Ou plutôt, c'est une petite nonne des chapelles du Mal, une nonne du temps de ces abbesses qui, à travers les enluminures de leur psautier, regardaient complaisamment tire bouchonner les cornes du Diable, une nonne qui, sous les bribes des béguins qu'elle n'a pas tout à fait jetés par-dessus les moutiers, eût pour toutes les Sainte Inquisition terriblement senti le roussi.
 Et peut-être ce joli écrivain du mauvais Savoir qu'est la petite nonne (on peut sans témérité le supposer) eût été mené devant le crucifix dans les souterraines gehennes; et là, ce même crucifix, on le lui eût mis, chauffé à blanc, dans ses mains noires du péché d'écriture, — ces mains qui, en écrivant, osèrent toucher aux emblèmes détestés et remuer les fatalités de l'originelle déchéance. (N'a-t-elle pas dit un jour les mains, les vierges petites mains, toutes les mains des pâles jeunes filles, en un court poème de prose aux senteurs libertines, aux muscs de sexe et d'officine parfumant le geste de la perdition qui ensuite s'efface et n'est plus que le rythme chaste des petites mains redevenues des mains de bonne innocence?) Ah! elle connaît les mystères, elle sait les gestes et les paroles, elle est bien la nonne des sacristies où le grand diable catholique, le pourpre grandqueux des cantines du Mal, se transfigure, pour être adoré, en l'aimable sourire et les touffes roses aux joues d'un petit page des caresses et du baiser, d'un chérubin aux bouts d'ailes légèrement apparents sous le pourpoint, d'une revivance du vieil Amour des mythologies et qui à lui seul serait tous les amours.
 Eh non ! ce n'est plus rien du Satanisme liturgique, s'il se peut dire, de l'âpre Satanisme se flagellant avec ses désirs et se crucifiant sur ses remords. La Messe noire a fait place à des rites moins tragiques où la volupté ne se vomit plus en rugissant contre les divines Miséricordes et seulement s'éréthise dans les affres de jouissances diaboliques encore, bien que le Diable ni ses suppôts ne s'y suscitent plus avec de matérielles évidences. Ils demeurent diaboliques malgré tout, ces effrénements de la curiosité, par cela même qu'ils sont la soif et la faim du Péché, — la soif qui boit à tous les ciboires avec le tourment d'en relécher jusqu'aux lies, la faim qui voudrait rafler jusqu'aux miettes des tables dressées par la démence des sens. Leur diabolisme, pour résigner le reniement des Symboles et se circonscrire dans les perversions amoureuses, n'en reste pas moins lié au primordial Satanisme par la joie périlleuse de transgresser les Commandements et de rompre les sceaux que l'Église a mis sur le goût des délectations de la chair.
 C'est encore un délice de perdition, cet ineffable besoin de se faire mal à l'âme en fatiguant et torturant l'habitacle charnel où elle bat des ailes, où, pendant les moments du péché, elle s'agite impuissante, comme le témoin muet des opprobres par lesquels on la répudie et on voudrait la casser aux barreaux de sa cage. Les âmes très chrétiennes surtout possèdent le sens des sombres blandices du ravalement et de l'immolation, car ne risquent elles pas, celles-là, le règne éternel pour un bref et exécrable délire, car chacune des titillations de la chair n'est-elle pas un coup de lance qui retentit au flanc divin ?
 Mais, même pour les autres, dénuées de la foi aux éternités, le voluptueux supplice s'attise d'une idée de sacrifice : c'est en tournant et retournant la chair sur les claies du plaisir qu'elles se sentent se recroqueviller et panteler, c'est en se fustigeant avec les lanières des coupables désirs qu'elles goûtent les joies éperdues et se délivrent en des abois qui les égalent presque à la surhumaine douleur des âmes chétiennes.
 Cette douleur, vous ne la trouverez pas chez les vierges impures de Rachilde, ni les grands frissons de la Damnation, ni les stupres qui hersent la race des hommes jusqu'en ses racines. Elles ne sont chrétiennes, je pense, que par habitude, chrétiennes peut-être uniquement par la peur des aveux qu'il leur faudra chuchoter au confessionnal, par un reste d'ancienne créance aux démons qui les émoustille délicieusement dans leurs défaillances et fait passer sur la brûlure des baisers à leur peau un rien du soupçon de la rôtissure infernale. Si elles l'étaient, chrétiennes, elles seraient bien plus ardentes à l'œuvre impie, bien plus vertigineusement emportées vers l'atroce et suave certitude de l'expiation finale, car la beauté des religions est de pousser le mal jusqu'au martyre, jusqu'au cri et au tenaillement des plus effroyables tortures corporelles.
 Ces étranges jeunes filles(et c'est par là qu'elles s'attestent bien modernes) répudient toute analogie avec leurs sœurs antérieures, les amères possédées des âges de la Damnation, les cruelles amazones des batailles de la chair s'amputant le cœur et le donnant à manger aux pourceaux des grandes luxures. Névrosées, les sens précocement excités par des ferments d'hérédité, malades d'un excès de rêverie qui les livre déjà savantes et dévirginisées à l'homme, elles assument une façon de perversité ingénue et demeurent le plus longtemps qu'elles peuvent, à travers leur corruption d'esprit, des jeunes filles ayant tâté du bout des doigts au péché, mais différant de l'étreindre corps à corps. Pour le monde ce sont, en effet, toujours des jeunes filles; le diable seul met l'œil à leur fêlure et suppute les petites salissures de leurs âmes, ces salissures par lesquelles elles lui appartiennent. Elles sont friandes de sensualités, toutes également ; la tentation chaque nuit vient cogner à leur porte et elles l'entrebâillent en attendant qu'elles l'ouvrent toute large. Ce sont les pécheresses des mauvais conseils du songe, elles se chatouillent de curiosité libertine et se mûrissent par les concupiscences. Les plus neuves jouent à la poupée avec le Mal jusqu'au jour où le joujou devient entre leurs genoux le manche à balai sur lequel ces diligentes sorcières chevaucheront vers les sabbats. Car inévitablement elles sont dévolues aux sciences de perdition, les naïves aussi bien que les rouées ; et le rêve n'est pour elles que le stage des expériences décisives. Mais par le rêve elles ont déjà tout vu, elles savent à l'avance tout ce que peut suggérer le rêve, et, plus tard, elles tâcheront de mettre leur rêve en pratique.
 Rien ne ressemble moins aux terribles ensorcelées de ce faiseur d'âmes sataniques et qui, du même geste de plume dont il les vouait à l'enfer, avait l'air de les exorciser, je veux dire Barbey d'Aurevilly; et toutefois elles sont de la famille, elles y accèdent en qualité de cadettes et de pupilles. L'auteur des Diaboliques, ce Custode des ordres de l'Impénitence, eût tiré de son trousseau la grande clef d'or pour leur ouvrir le guichet de ses monastères, comme à de mignonnes nonnains d'élection qu'il se fût chargé de former pour les sataniques épousailles. Mais je crois bien que leur mère spirituelle lui eût agréé encore plus. Cette déconcertante Rachilde qui, toute jeune fille, débutait par des livres torsés avec les plus purs fils diaboliques, cette novice des cloîtres de la perversité qui tout de suite se révélait professe, cette Agnès doublée d'une princesse de Décaméron l'eût paternellement délecté comme une fille de son cerveau. Ingénue et perverse à l'égal des énigmatiques vierges de ses romans, avec des neiges d'âme teintées d'écarlate à de soudaines réverbérations d'en dessous, il semble par moment qu'elle soit l'une des jeunes filles qu'elle osa dévoiler, ignorante de ce qu'elle ne pouvait savoir, mais bien plus savante déjà, en cette ignorance, que celles qui, n'ayant pas tout appris par la conjecture comme elle, ne savent que ce que la vie leur a fait connaître.
 Elle qui se piquait d'être sincère, le fut au point de laisser croire que les femmes qu'elle créait étaient presque toujours créées d'après elle-même. Et vraiment il y a de telles spontanéités de nature, il y a de si sûres trouvailles de vérité dans telles de ses pages venues sous sa plume comme un aveu, qu'on ne doute plus qu'elle n'ait poussé la sincérité jusqu'à se raconter dans l'entraînement d'un cœur très candide et d'une petite cervelle infiniment vicieuse. Ce dualisme s'avère en maint endroit : tandis que la tête va de l'avant et bat la campagne, une fraicheur d'émotion, j'allais dire une pudeur de bonne âme, signale, parmi les débâcles de l'imagination, la présence et la sauvegarde de l'Ange gardien.
 Ce serait le moment de parler de l'espèce d'écrivain qu'est littérairement Rachilde. J'en sais peu que, volontairement ou non, aient plus l'insouci de l'art et la négligence des coquetteries de la forme. Même pour d'aucuns, épris du chatoiement des mots et du miraillé de ce style toujours rouant qui japonise d'un air de bibelot rare les étagères de notre littérature, elle détonne sur l'universelle application à ciseler des orfèvreries, à polir des gemmes, à tailler des cathédrales dans un dé à jouer. Ce sera vertu de ma part à le confesser, peut-être artialise-t-on un peu trop de nos jours au détriment de la nature sans laquelle c'est, comme chez les illusionnistes, faire pousser des roses au bout d'un manche de parapluie. Notre préciosité, nos maniérismes, cette pompe de nos styles tout en façade (ainsi qu'un prestige de palais de théâtre sans profondeur ni densité) légueront aux démocraties futures la mémoire et peut-être l'ennui d'une ère ostentatoire et décorative, d'un autre siècle de Louis XIV où, comme là tout était équerre et cordeau, tout ici apparaîtra paillons, feux d'artifice et polychromies.  A côté de ces pétarades, la cursive écriveuse de Monsieur Vénus, de La Marquise de Sade et de Madame Adonis, se dénonce un écrivain naturel, un écrivain en déshabillé et qui, merveille pour une femme ! ne se mire en écrivant non plus au miroir de ses phrases qu'en nul autre miroir. Elle écrit comme elle sent et comme elle pense, et vous savez si dès les premiers livres cette petite raisonneuse pensait avec décision et avec netteté ! Elle écrit d'un style sans falbalas et qui, flexible néanmoins, avec un léger fard de métaphores et ça et là des fleurs et des rubans, ne verse pas dans l'hommasse et reste un style féminin. Elle écrit d'une main qui sait le point de tapisserie et fait claquer l'éventail, — d'une main d'instinct si vous voulez et qui n'a pas été gâtée par l'imitation à une époque où les femmes imitent si bien les hommes qu'elles ont fini par en prendre les manies et les virtuosités. Et cette écriture instinctive correspond bien à sa psychologie sans le vouloir, toute d'instinct aussi, de pénétration naturelle et immédiate, et qui se dévide entre ses doigts comme un écheveau dont elle porterait les fils dans son cœur et son cerveau.
 Ce qu'elle est dans ses précédents livres, elle l'est encore, mais autrement, dans cette Ironie sanglante qu'on va lire. La petite tête folle d'antan s'y révèle assagie, devenue tout à fait grande personne, détaillant posément une grave histoire qui s'attaque au problème même de la vie, une histoire dont, par exception, le protagoniste cette fois porte culottes, — mais avec quelles nuances de féminéités autour, quels délicats pastels de têtes de femmes, quels arômes de campagne en cette Grangille et quels capiteux bouquets d'essences en la petite femme sans corps, au sexe remonté dans l'orient des yeux et les humides pulpes des lèvres, mourantes du regret des baisers! J'évite de dire mes préférences, je ne veux pas comparer aux premiers ce dernier livre d'une veine généreuse et qui, à l'âge des essais encore, atteste un écrivain déjà mûri. C'est déjà un bien supérieur mérite qu'il diffère de ses aînés et répugne au procédé de nos grands pâtissiers littéraires battant leurs meringues dans un moule imperturbable. Il est estimable d'être le pommier du bord des routes : c'est une spécialité comme une autre, encore qu'un unique pommier dans le paysage à la longue me consterne. Mais le bon Dieu a permis que certains cerveaux fussent le verger tout entier. Et j'attends du verger de Rachilde des automnes féconds en toujours neuves cueillettes.

Camille Lemonnier.



(1) Ces pages servent de préface au roman de Rachilde : La sanglante ironie, qui paraîtra dans quelques jours à la librairie L. Genonceaux.

DESTINS


O Femme, chair tragique exquisément amère,
Femme, notre mépris sublime et notre dieu,
O gouffre de douceurs, et cavale de feu,
Qui galope plus vite encor que la chimère.


Femme qui nous attends dans l'ombre au coin du bois
Quand, chevaliers d'avril en nos armures neuves,
Nous allons vers la vie et descendons les fleuves
En bateaux pavoisés, la palme verte aux doigts.


L'oriflamme Espérance aux fraîcheurs matinales
Se gonfle ; nous ouvrons dans le matin sacré
Nos yeux brillants encor de n'avoir pas pleuré,
Nos yeux promis plus tard à tes fêtes fatales.


Ivre d'or et de pourpre, et des fracas du fer,
Le sang torrentiel en nous se précipite,
Et notre âme superbe en longs frissons palpite
Vers l'infini, comme la voile vers la mer!


Toi, debout au miroir et dominant la vie,
Tu peignes tes cheveux de reine, indolemment;
Et pour les voir passer, tu tournes un moment
Tes yeux d'enfant cruel, à qui tout fait envie.


Fleur chaude, sombre fleur balançant ton poison,
Tu te souris, tordant ta nudité hautaine,
Et déjà les parfums de ta robe lointaine
Flottent comme une haleine ardente à l'horizon.


Le Soleil, qui surgit, ruisselle sur les âmes...
Ils ont frémi devant les destins révélés
Les conquérants du Rêve aux grands fronts étoilés.
Ivres de galoper, ventre à terre, aux abîmes.

Ah ! tu la connais bien, Sphinx avide et moqueur,
Cette folle aux yeux d'or, qu'à vingt ans l'on épouse,
La gloire ? - femme aussi... Lève-toi donc, jalouse.
Debout et plante-nous ta frénésie au cœur.


Rampe au long des buissons, darde tes yeux de flamme.
Un regard, et déjà notre élan est tombé ;
Un sourire, et l'alcool de nos sens a flambé;
Un baiser, et tes dents ont mordu dans notre âme!


Les voilà maintenant, les sublimes, les fous,
Tous ceux qui s'en allaient aux fêtes inconnues,
Archanges déplumés, précipités des nues,
Oh! comme les voilà rampants à tes genoux!


Tout leur cœur altéré râle vers ta peau rose ;
L'âme saigne le sang pur de la trahison.
Là-bas, les derniers feux meurent à l'horizon,
Et voici s'effondrer la grande apothéose !


Toi, cependant, trônant aux ténèbres du lit,
Tu berces leur vieux rêve éteint dans ta chair sourde,
Et dérobes le monde à leur paupière lourde
Avec tes longs cheveux de langueur et d'oubli.


Ta chair est leur soleil, tes pieds nus sont leur gloire,
Et ton sein tiède est une mer aux vagues d'or,
Où leur cœur épuisé de paresses s'endort
Sous tes yeux où s'allume une sombre victoire...


Ils sont tiens maintenant ; c'est à jamais leur sort
De se damner au ciel sanglotant de ta bouche ;
Et, souriant du haut de ton orgueil farouche.
Tu refermes sur eux, enfin douce à leur mort,


Tes bras, tes bras profonds et doux comme la Mort.


Albert Samain.

CAQUETS DE RUPTURE

A Georges d'Esparbès.

Mme Vernet. — François Aubain.

 F. Aubain. — Je viens de faire ma dernière course à la mairie. Tout est prêt. Que ne peut-on s'endormir garçon et se réveiller marié !
 Mme Vernet. — Moi, je suis allée chez le fleuriste. Il s'engage à fournir tous les jours un bouquet de quatre francs. Oh! j'ai marchandé! Par ces temps froids, ce n'est pas cher.
 F. A. — Non, s'il porte les fleurs à domicile et si elles sont belles.
 Mme V. — Naturellement. Ensuite, j'ai prié Madame Praiteau de nous chercher un éventail, une bague, une bonbonnière et quelques bibelots ravissants. Elle n'avait rien en boutique. J'ai dit que nous voulions nous montrer généreux, sans faire de folies toutefois.
 F. A. — Évidemment. Et ce sera payable?
 Mme V. — A votre gré.

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 Mme V. — Vous avez vu la petite, aujourd'hui?
 F. A. — Oui, cinq minutes seulement. Sa mère a fixé la date. Nous nous marierons dans trois mois, le dix-huit mai.
 Mme V. — Trois mois, c'est long.
 F. A. — C'est trop long. Aussi, n'est-ce pas, nous ne sommes plus obligés de nous quitter tout de suite. Nous avons le temps.
 Mme V. — C'est cela. Vous voulez que vos amours se touchent, et qu'il n'y ait qu'à enjamber pour passer d'une femme à l'autre. Mon pauvre ami , il vous faudra pendant ces trois mois priver la petite bête.

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 Mme V. — Dites-lui bien que le bleu sied aux blondes. J'ai là une gravure de toilette exquise que je vous prêterai. A-t-elle du goût?  F. A. — On n'a pas de goût à son âge.
 Mme V. — Elle m'intéresse, moi, cette petite. Je voudrais faire son éducation, et je la défendrais contre vous-même. Voyous, aime-t-elle les jolies choses?  F. A. — Oui, quand elles sont bien chères.

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 F. A. — Assisterez-vous à mon mariage?
 Mme V. — Suis-je invitée ?
 F. A. — Certainement.
 Mme V. — J'irai.
 F. A. — Vous n'avez pas peur de trop souffrir?
 Mme V. — Rien ne gronde dans mon cœur. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu'il me faudrait un jour me reprendre? Mais le décrochage a été pénible. Nous n'en finissions plus. Nos deux âmes tenaient bien.
 F. A. — C'est vrai. L'affaire a un peu traîné en longueur.
 Mme V. — Si je ne me sentais pas tout à fait détachée de vous, je couperais à l'instant, sans pitié, les dernières ficelles.
 F. A. — Et plus tard, après le mariage, viendrez-vous nous voir? Je vous présenterais comme une amie, une parente même.
 Mme V. — Ou une institutrice pour les enfants à naître.
 F. A. — Je me garde de plaisanter. Chez moi, vous serez chez vous. Votre couvert sera toujours mis.
 Mme V. — Et ma place dans votre lit toujours bassinée.
 F. A. — Pauvre amie, tu souffres !
 Mme V. — Pas du tout. Mais vous m'agacez avec votre système de compensations.

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 F. A. — Ne parlons donc point du présent, parlons du passé — qui a passé si vite.
 Mme V. — Comme vous êtes nature ! Une belle fille, une fortune vous attendent. Vous voilà casé. Vous croyez me devoir, en dommages et intérêts, quelque pitié. Il vous plairait d'être sentimental un quart d'heure au moins. Vous vous dites : « Puisqu'on me prépare un bon dîner, je vais regarder mélancoliquement ce coucher de soleil. »
 F. A. — Alors, parlons de votre avenir. Que ferez-vous?
 Mme V. — Je veux être sérieuse...
 F. A. — Vous l'êtes déjà, et du bout des doigts vous tambourinez sur vos tempes comme un caissier qui trouve une erreur.
 Mme V. — Pratique. Ma santé ne me permettrait plus l'amour pour l'amour. Je chasserai au mari.
 F. A. — Si la bête passe près de moi, je vous préviendrai.
 Mme V. — Riez. Dès demain matin, je commencerai mes courses.
 F.A. — A quelle heure?
 Mme V. — De bonne heure. Je me lève très bien, quand personne ne me retient au lit.
 F. A. — Sincèrement, je vous enverrai des adresses.

____

 F. A. — C'est l'instant de nous énumérer nos qualités. Je commence : vous ferez une excellente épouse.
 Mme V. — Vous serez un bon mari, et si j'avais été plus jeune, je ne vous aurais pas cédé à une autre.
 F. A. — Restons-en là.

____

 Mme V. — Dites-moi : la petite est-elle propre ?
 F. A. — Comme les fauteuils de sa mère un jour de réception.
 Mme V. — Veillez a ce qu'elle fasse régulièrement sa toilette intime : c'est très important.

____

 F. A. — Avouez que, la première, vous avez songé à notre séparation. Moi, je me trouvais très bien.
 Mme V. — Encore!
 F. A. — Oui, je vous ai aimée de toute ma force, et je crois qu'en ce moment même vous êtes ma vraie femme.
 Mme V. — Du calme, mon ami, vous allez dire des bêtises, et comme je ne vous permettrai pas d'en faire, vous me quitterez avec la faim.
 F. A. — Tes lèvres?
 Mme V. — Pas même mon front.
 F. A. — Ta bouche, tout de suite...
 Mme V. — Faut-il sonner?
 F. A. — Comme au théâtre. C'est inutile. Votre esclave, votre femme de ménage est partie.

____

 Mme V. - Oh. nous resterons amis, de loin. F. A. — Amis de faïence. Soyez certaine que je ne dirai jamais de mal de vous.
 Mme V. — Vous êtes trop bon. Si, de mon côté, il m'arrive de vous noircir, ce sera par politique et pour les besoins de ma cause. Me rendez-vous mon portrait ?
 F. A. — Je le garde.
 Mme V. — Il vaudrait mieux me le laisser ou le déchirer que de le jeter au fond d'une malle.
 F. A. — Je tiens à le garder, et je dirai : c'est un portrait d'actrice qui était très bien dans une pièce que j'ai vue.
 Mme V. —Et mes lettres?
 F. A. — Vos lettres froides de cliente à fournisseur, je les garde aussi. Elles me défendront si on me soupçonne.

____

F. A. — Je me vois descendant les marches de l'église avec la petite en blanc. Et je pense — faut-il vous le dire ? — je pense à des histoires de vitriol.
 Mme V. — Ah, vous me sondez! Eh bien, mon ami, changez vos idées au plutôt : elles vous donnent l'air niais. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ? Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude levé en parapluie. Ce sera drôle à divertir un saint dans sa niche. Vous mériteriez — mais je craindrais de tacher ma robe.
 F. A. — Je m'en vais.
 Mme V. — Oui, je sais, vous vous en allez — tout à l'heure.

____

F. A. — Quel beau livre on pourrait écrire sur nos amours. Il n'y aurait qu'a réciter.
 Mme V. — Un livre gris, dont tout le noir serait pour moi et pour vous toute la neige.
 F. A. — Je crois que ça se vendrait.

____

F. A — Dites-moi : nos petites affaires sont bien réglées Vous ne me devez rien. Je ne vous dois rien.
 Mme V — Oh! mon ami.
 F. A. — Permettez. Je crois ne vous avoir pas rendue trop malheureuse, et je tiens à ce que tout se termine correctement. Oui ou non, vous dois-je quelque chose ?
 Mme V. — Voulez-vous une quittance ?
 F. A. — Ma chère, vous êtes amère comme une orange dont il ne reste plus que l'écorce.
 Mme V. — Vous seriez bien aimable de vous en aller.
 F. A. — J'ai toute ma soirée à moi.
 Mme V. — Je ne vous la demande pas.
 F. A. — Mauvaise ! c'est moi qui vous demande humblement la vôtre, y compris la nuit, bien entendu.
 Mme V. — La nuit aussi ? Je vous en prie, ne vous forcez pas.
 F. A. — Je vous assure que cela me ferait plaisir.
 Mme V. — Ainsi, vous me proposez, bonnement, de faire, une dernière fois, quelque chose comme la belle en amour. Ensuite nous nous donnerions une poignée de mains, et l'honneur serait satisfait. Vous êtes malpropre.
 F. A. — Madame !
 Mme V. — Voilà que vous faites ces petits préparatifs de faux départ qui consistent à prendre son chapeau et à le poser successivement sur toutes les chaises, pour le reprendre encore et le reposer.

____

 F. A. — Nous sommes arrivés.
 Mme V. — Moi du moins, et je descends de voiture, tandis que vous continuerez vers des pays neufs.
 F. A. — Je voudrais, sans être banal, vous dire quelque chose de très tendre.
 Mme V. — Oui, le mot de la fin, le mot fleuri qui parfumera mon souvenir pour la vie. Vous ne le trouvez pas. Cherchez.
 F. A. — Il me vient et s'en retourne. J'ai comme de la ouate dans la gorge.
 Mme V. — Ne vous faites pas de mal. Désenlaçons-nous sans douleur. Allez, et aimez bien la petite.
 F. A — Ah! je l'aimerai — plus tard.
 Mme V. — C'est vrai. Il faut le temps de donner un peu d'air à votre cœur.  F. A. — Je vous vois calme. Il me semble que je vous laisse sur une bonne impression et que le moment est venu de partir. Vos nerfs dorment. Je m'en vais, doucement, à l'anglaise. Ne vous dérangez pas, il fait encore clair dans l'escalier.
 Mme V. — Quel vide, tout de même, et que de choses vous emportez !
 F. A. — Oui, mais il vous reste le beau rôle.

Jules Renard.

PAUL VERLAINE




A Eugène Carrière



En mi-chemin de cestre nostre vie
Me retrouvai en une salve obscure,
Car droite voie ore estoit esmarrie.
Ah, ceste selve, dire m'est chose dure
Connue elle estoit sauvage et aspre et fort
Si que mon coeur encore ne s'assure,
Tant est amer que peu est plus la mort.

Dante : (L'Enfer traduit par Littré).


I


Le Poëte au penchant de sa destinée
S'arrête et contemple l'avenir obscur :
Déjà le soir de sa mourante journée
Monte parmi la vieillesse de l'azur.



Comme Dante a-t-il quitté la bonne voie
Celui qui mieux que tous connut le secret
Des hymnes splendides d'amour et de joie —
Comme Dante perdu dans l'âpre Forêt?



C'est à peine si la mort est plus amère
Que cette Forêt d'épouvante et de nuit
Qu'emplit le sanglot de la chère chimère
D'autrefois, fantôme déçu qui s'enfuit.



Ah, que les routes claires se sont éteintes
Depuis que dans l'aube on partit pour là-bas
Où brillait au sommet des montagnes saintes
Une Rose en prix de glorieux combats


Une Rose éblouissante comme un astre
Dans un ciel promis aux combats glorieux ! —
Quelle faute, hélas, enfanta quel désastre
Dont s'enténébrèrent les routes des cieux ?


Ou si ce fut vraiment comme Dante un ordre
Mystérieux qui conduisit le rêveur
Vêtu d'une armure où l'Enfer ne pût mordre
Dans la Forêt de l'erreur et du malheur ?


II



Le Poëte au milieu de son chemin sombre
S'arrête et triste contemplant le Jadis
Se revoit dans sa jeunesse — telle une ombre
Ambitieuse de tous les paradis.



Il se revoit dans toute la belle ivresse
De sa jeunesse éprise de l'Absolu —
Tel un fol vers une amérique s'empresse
Pour un livre menteur naïvement lu.



Il voulait entendre parler dans les nues
Les messagers ailés, purs, savants et vrais —
Sans rien perdre cependant des chansons nues
Du plaisir qui s'ébat au fond des Lieux frais.



Ce ne fut pas une mission céleste,
Ce fut un téméraire abus de pouvoir
Et voilà qu'il faudrait au remords qui reste
Expier d'avoir espéré tout avoir.


III



Le Poëte dans un désolé silence,
Sans plus se rebeller contre aucune loi,
Sans invoquer dès lors aucune clémence,
Comme un vieil enfant regarde devant soi.


Comme d'un vieil enfant près des pleurs encore
Ses lèvres, on dirait murmurent : « Déjà !
« Déjà le soir ! et quoi ? ce n'est plus l'aurore ! ... »
(Et c'est en vain que sur lui le temps neigea.)


« O mon Dieu, je ne suis qu'un simple poëte,
« Sans volonté, sans responsabilité ;
« Tout chantait en moi, le cœur, les sens, la tête,
« Et sans vouloir, et sans choisir, j'ai chanté !


« S'il me faut entrer dans la Forêt profonde
« Sans doute ce sera pour chanter encor ?
« Je suis un élément dont les feux du monde
« Ont fait tour a tour et du plomb et de l'or.


« J'ai jeté aux vents des richesses peut-être :
« Eh bien ? Je suis né sous l'astre saturnien :
« Libre et nerveux ! — Je n'ai pas subi de maître
« Puisque certes jamais je ne fus le mien !


« Je ne sais trop quelle route j'ai suivie,
« Comme j'y suis entré ni comme on en sort, —
« Je ne sais pas ce que j'ai fait de ma vie ..
« Qu'est-ce que je pourrais faire de la mort ? »


Charles Morice. 
HORIZONS IRRÉELS
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Au loin, s'étendent, indicibles, des contrées
Où le frimas du globe n'atteignit jamais.
Les transparentes fleurs y font des mers moirées,
Les libellules d'or d'invraisemblables mais.


Sur l'aile des soupirs, les blêmes lassitudes
Y vont abondamment puiser aux sources l'air
Qui les fraîchit de nos arides latitudes.
Exquis, léger, subtil, ténu, suave, clair.


La nuit, le jour, à l'heure où le croissant s'argente,
L'orgie émue et rare des léthés y fuit ;
La vie a clos sa course fixement changeante,
Vacille, hésite, fond et disparaît sans bruit.


Les femmes y sont belles, pures, diaphanes,
Mêlant à leurs baisers les doux épanchements ;
Leurs chevelures sont de flaves filigranes.
Leurs rires sont des royautés de diamants.


Mystique, la chanson susurre au gré des brises ;
Le rosé éclat des lèvres la recueille, et mord
D'amour les blancs linceuls des blanches tailles prises.
Ignare si c'est là le rêve ou bien la mort.


De longues, nostalgiques et puissantes larmes
Emergent aux accents des harpes et des voix ;
Luisants, les coups d'archet évoquent mille charmes,
Qui disent, éplorés, des mythes d'autrefois.


O temps ! ô siècle ! ô chair ! matière souffreteuse !
L'hymen est disparu des âmes et des corps :
Et la sereine ivresse d'être vient, quêteuse,
Flâner aux horizons des irréels décors.


Louis Dumur.

BRACONNAGE


A Paul Margueritte.

I

Le père Birette, assis au coin de la cheminée haute, d'un geste bref commanda l'attention à son fils, immobile comme lui près du foyer, et il tendit l'oreille, les paupières battantes, tirant par plus grosses bouffées la fumée de son noir brûle-gueule. Les pas se rapprochaient dans la rue paisible, des pas réguliers d'homme habitué à la marche, chaussé de souliers à clous qui crissaient sur les pierres : le rural ? le garde-champêtre ? un compagnon sur le trimar ? — Quelqu'un enfin rasa la maison et son ombre glissa dans le chiffon de mousseline pendu devant la fenêtre. Le vieux proféra, braquant sur Firmin ses petits yeux gris de paysan madré :
 — C'est-i pas l'Chaouin, que v'là ?
 Firmin, trapu, carré d'épaules, quitta son tabouret dépaillé en grattant sa tignasse queue-de-bœuf, et, traversant d'un pied lourd qui s'empressait la pièce au sol de terre battue, colla aux vitres sa face ronde, salie de taches rousses et du poil follet de ses vingt ans. Mais l'homme était trop loin déjà pour qu'il le vit ainsi; il entrouvrit la fenêtre, et prudemment se risqua. Il répondit :
 — Si-da, c'est l'Chaouin.
 Il vint se rasseoir. Le père frottait de sa main aduste la barbe en brosse de son menton ; il réfléchissait, irrésolu, les sourcils joints et l'œil dans Pâtre, où descendait, léchée par les flammes d'une bourrée, la crémaillère moutonnante de suie. Et dans le silence crépitaient les brindilles éclatant au feu, tandis que le long balancier de l'horloge, accotée à la vieille armoire et semblant un cercueil dressé, rythmait un lent déclic. Birette cessa de frotter sa barbe, et, ôtant la pipe de ses lèvres, ordonna :
 — Vois donc voir ed qu'eu côté qu'i va, l' Chaouin.
 Puis, ayant craché dans le feu et après s'être essuyé avec sa manche en regardant l'horloge, qui marquait midi vingt-cinq, il ajouta :
 — J' pourrions p't-èt'e ben aller faire eune tournée là-bas.
 Le gars disparaissait derrière la chaumine ; il grimpa vivement l'échelle du grenier, et, par le losange découpé dans la porte d'une lucarne ouvrant sur la campagne, il explora la route et les champs, une main en auvent au-dessus des yeux. Rien ! Où qu'il était passé, donc, l'sale cafard ?... Mais, entrebâillant le vantail de la lucarne, il aperçut son homme dans la Grand'Rue, qui formait une courbe, juste comme il sortait de la boutique à Pigaut, le buraliste. Il se dissimula, et, le cou allongé, ne perdit plus du regard le vieux garde champêtre Chapu, dit « le Chaouin » à cause de ses orbites rondes et de son nez en bec d'oiseau, qui lui donnaient un air de chat-huant.
 Le bonhomme, en blouse courte, cerclé d'un large ceinturon, le fusil sous le bras et le carnier au dos, allait son pas cadencé d'ancien pioupiou. Il longeait maintenant la corderie du père Mathieu, la dernière maison de Fernolles. — C'était-i à Bargy ou à Campoint, qu'i se rendait ?... Il tint un moment la route nationale, s'arrêta, hésita, puis s'orienta vers les bois de Campoint, à travers champs. Quelques minutes encore Firmin demeura au poste, pour être bien sûr, et il descendit retrouver son père, qui déclara :
 — C'est ben c' que faut... Va dire à ta mère que j'nous en vons.
 Et le gars fila au jardin prévenir sa mère, pendant que le vieux, derrière la maie qu'il déplaça, enlevait du mur une forte pierre bouchant la cachette aux engins de chasse. Il en choisit quelques-uns, parmi lesquels un long pistolet qu'il avait monté, afin de pouvoir épauler et tirer ainsi avec plus de précision, sur une grossière crosse en bois blanc, et il introduisit l'arme dans sa culotte.
 Firmin rentra. Ils partirent.


II


 Ils prirent une ruelle aboutissant à la corderie, où le père Mathieu travaillait, tout vieux, tout maigre, tout cassé. Pendant que là-bas, dans une maisonnette en planches, un gamin tournait la roue, lui, marchant à reculons, laissait couler entre ses doigts experts un peu du chanvre qui lui ceignait la taille, aussitôt changé en une ficelle égale roulant sur des râteaux fichés de distance en distance. Il dit aux Birette :
 — Vous v'là donc en promenade ?
 — Oui, répondit le père, j'vons voir un peu.
 Mathieu cligna significativement de l'œil vers Campoint,
où il avait vu se diriger le garde, et souligna :
 — Oh ! i doit faire bon à Bargy, a c't'heure.
 Le vieux Birette eut un sourire malin. Le cordier reprit :
 — Tout de même, on tire par là-bas... C'est ben sûr l'Duterrois, qu' j'ons vu passer à c' matin avec eun autre
. Un faible haussement d'épaules du braconnier notifia son indifférence sur ce point, et il emmena son fils.
 Ils suivirent, à gauche de la grande route, un étroit sentier qui courait au milieu des terres jusqu'aux bois de Bargy, dont la masse rouillée se détachait à l'horizon gris de cette journée d'hiver. Les bois de Campoint s'estompaient dans l'éloignement, à droite de la route. Une légère bise soufflait, continue, cuisante aux oreilles ; des nuées de corbeaux tournoyaient en croassant par la campagne déserte, s'abattaient sur les sillons emblavés ; et parfois, d'un pommier indicateur de tenants, s'échappait daus un froufrou une volée de criquets piaillards.
 Les Birette, avant de pénétrer daus le bois, examinèrent des collets sur une bande de terrain en jachère qui le margeait, et ils levèrent un lapin. Le gars le fourra entre la chemise et la peau, sur son estomac. Mais ils aperçurent, très loin sur la route, deux gendarmes à cheval revenant d'une tournée : ils s'éclipsèrent derrière les arbres, et le vieux ricana, les désignant d'un hochement de tête :
 — J'ons ben fait d'sortir à c' tantôt : j' s'rons tranquilles jusqu'à c' soir.
 ll apprêta son pistolet et l'insinua tout armé sous sa blouse, puis ils commencèrent leur battue, stationnant de place en place aux petits colliers de laiton retenus par un bout de bois planté dans le sol. Ils allaient déboucher dans le Rond-aux-Moines quand un lièvre, traversant la clairière, piqua droit sur eux. Birette ajusta sans hâte, laissa la bête approcher, tira presque à bout portant. Le lièvre fit une culbute, retomba de tout son long, la tête criblée. Firmin s'élança et rapporta la pièce. Le père souriait, content de soi :
 — V'là un beau ieuve... ah ! v'là un beau ieuve.
 Et ensemble ils admiraient la prise. Deux coups de fusil détonèrent de l'autre côté du Rond-aux-Moines. Les paysans se mirent à plat ventre dans le fourré.
 Deux chasseurs parurent dans la clairière. Le vieux Birette, appuyé sur les paumes et la tête dressée, rapetissant les yeux pour mieux voir, les épiait à travers le lacis des branches, inquiet surtout de leur direction probable : ils s'assirent sur un gros tronc abattu. Il eut alors la jonction de sourcils de ses réflexions sérieuses, et, se levant tout à coup, murmura :
 — Passe-moi l'ieuve, et bouge point !
 Il abandonna Firmin à son anxiété peureuse et sortit du bois, tenant la bête par les oreilles. Son crasseux feutre gris à la main, l'attitude humble, il aborda les messieurs :
 — Bonjou, mossieu Duterrois... C'est-i point vous qu'avez tiré ?
 — Mais... si, c'est moi.
 — Alors, v'là donc c' que vous avez tué... Alle est venu mouri dans mes jambes, c't animal !
 Et le braconnier, l'œil drôle, tendait le lièvre, que les chiens flairaient. M. Duterrois, un gros homme de bonne figure, à favoris blond roux, s'efforçait vainement à débrouiller la situation. Il avait bien tiré en effet, mais un faisan, d'ailleurs manqué. Il surprit soudain le regard malicieux et le sourire finaud du bonhomme, et il eut beaucoup de peine à ne pas rire en affirmant :
 — Mais oui, c'est mon lièvre... ah ! il est allé mourir à vos pieds ?
 Il prit la bête, et, en manière de pourboire, gratifia discrètement d'une pièce de cent sous le « brave père », qui se confondit en remerciements avec une suite de petite saluts gauches, et se retira.
 Le compagnon de M. Duterrois, un jeune homme à moustache brune, soupira, l'air parfaitement ahuri :
 — Comprends pas!
 — Ce n'est pas étonnant, dit le chasseur égayé, mais vous allez comprendre.
 Et, lorsqu'ils furent de nouveau sous bois, il l'instruisit. — En temps de fermeture, il lui arrivait d'acheter, par toutes sortes de moyens subreptices, du gibier à un utile gredin qui en faisait à la ville le trafic illicite, et dont ce vieux chenapan de Birette, l'homme de tout à l'heure, déjà condamné nombre de fois pour délits de chasse, était l'un des fournisseurs. Or...
  — Mais, interrompit le jeune homme amusé, c'est très grave, ça, pour vous!
  — Je crois bien ! fit M. Duterrois avec bonhomie. Mais, que voulez-vous, la chair est faible! D'ailleurs, je vous l'ai dit, je prends des précautions, et il n'y a pas de danger réel... Cependant, ce Birette a su, j'ignore comment, que je suis un des bons clients de son compère, et si bien que lorsqu'il lui apporte une belle pièce il spécifie que c'est pour moi, espérant peut-être par là...
 Le jeune homme, riait fort réjoui de l'aventure.
 — Vous saisissez maintenant la finasserie du bonhomme pour me vendre directement son lièvre ?... Car c'est le coup de fusil que nous avons entendu ! Oh, il est adroit, le vieux renard !... Mais, n'est-ce pas que c'est piquant : moi le complice d'un braconnier ?...


 Les paysans gagnaient la lisière sud du bois, où ils avaient disposé une douzaine de collets. Ils allaient à grands pas lents, l'ouïe aux écoutes, évitant les feuilles mortes qui bruissaient sous le pied et haltant à sa moindre alerte. Le père se félicitait de la bonne journée. Il avait noué la pièce d'argent dans une corne de son mouchoir, et de temps à autre il la tâtait à travers l'étoffe de son pantalon, ou même la palpait dans sa poche.
 Un peu avant d'atteindre le bord du bois, il avança seul. Se baissant, recroquevillé, avec prudence, il regarda le long des arbres en rive, à droite, à gauche, puis sonda la plaine. Personne. Mais, à vingt pas, deux perdrix s'élevèrent du guéret. Il tira trop vite, fit chou blanc. Il eut un clappement de langue dépité :
 — Ça, c'est pas fort.
 Ils restèrent sous bois pour visiter leurs engins, semés en bordure parmi les herbes et le fouillis des ronces. Autour d'un collet s'éparpillaient des touffes de poils et des crottes. Firmin s'exclama :
 — Ah! garce ! J'sons volés !... C'est au moins l'Maillard !
 Le vieux opina qu'en effet ce devait être Maillard ou un autre braconnier, car un garde ou un passant eût emporté le collet avec le lapin, et le mince nœud coulant de laiton avait été retendu par une main exercée. Ils achevèrent sans succès leur inspection. Firmin alors proposa :
 — Si j'allions au Trou ?
 — L'Trou... l'Trou... C'est core loin d'ici... Pis c'est ben près de Campoint.
 Il se décida quand même.
 Dans le vivant silence des bois, ils marchaient sans parole, constamment aux aguets. Des brindilles mortes s'écrasaient sous leurs pieds, crépitaient faiblement, on cassaient avec un sec « clac » ; et là-haut, dans les cimes dégarnies, les branchettes cliquetaient sous le vent. A un bruit éloigné, indéfinissable, ils s'arrêtèrent, la respiration suspendue. Birette appliqua son oreille au sol; il se releva presque aussitôt.
 — C'est rien... Eune carriole su la route.
 Cependant, au fur et à mesure, le terrain s'abaissait en une pente assez roide, le bois était plus touffu, plus difficile, et déjà il leur fallait écarter de la main les arbrisseaux et les surgeons. Puis le travers-bois devint impraticable, et ils joignirent un chemin connu, sinueux ruban qui dévalait, assombri, sous une voûte de branchailles, et où les pas s'étouffaient dans la terre molle. D'ailleurs, ils arrivaient : à trente mètres le raidillon aboutissait au Trou, petite éclaircie au milieu de fourrés inextricables. Là encore le père approcha seul, à pas de loup, s'effaçant et le pistolet tout prêt, distinguant déjà des lapins qui s'ébattaient le long des broussailles dans l'exiguë clairière. Il épaula, prit son temps, fit feu. Et comme il se retournait pour appeler son fils, Firmin aussi se retournait, sentant quelqu'un derrière lui.
 — Cré bon diou de bon diousse ! jura le vieux, j'sons pincés.
 Le Chaouin criait au gars :
 — Si tu bouges, je tire !
 Rentrant par Campoint, il avait perçu dans le fourré un frôlement, et il guignait les Birette depuis qu'ils avaient rallié la sente. Il amena le fils, qui tremblait un peu, auprès du père immobile et mâchonnant une enfilade de « cré bon diou de bon diousse ». Il s'empara du lapin que Firmin troublé lui avoua cacher sous sa blouse, alla ramasser les deux autres qui gisaient, tués du même coup, dans la clairière, et confisqua le pistolet, que son propriétaire fut contraint de chercher parmi les épines où il l'avait jeté. Puis, séance tenante, il griffonna un brouillon de procès-verbal, dans la forme invariable qu'il avait adoptée : « Nous, garde champêtre de Fernolles, canton dudit, revêtu de tous nos insignes, dont notre plaque, etc. » Après quoi, les Birette ayant une maison et du bien foncier dans le pays, il poursuivit son chemin sans plus s'occuper d'eux.
 Ils s'en revinrent par la grande route. Le fils, pour la première fois en présence de la justice, était impressionné. Le père, soucieux, contractait sa figure en une grimace comique, secouait par instants la tête et sacrait, vouant à tous les diables « l' sale Chaouin ». Mais il se rappela sa pièce de cent sous, et, déridé une minute, il frappa sur sa poche d'un air de défi :
 — N'en v'là toujou eune qu'is auront point, les voleurs !

III

 Devant le palais de justice, Firmin eut une épreinte de peur. Le vieux était simplement contrarié de la promenade obligatoire, et, d'un ton convaincant, faisait ses dernières recommandations :
 — Surtout, dis rien... Laisse-les dire, et dis rien... A leu t'ni tête, on n'y gagne point... T'entends, mon fi ?  Ils se rendirent tout droit à la chambre correctionnelle, dont Birette savait le chemin. Le Tribunal ne siégeait pas encore, et seul le commis-greffier, petit bonhomme de physionomie chafouine, attendait derrière sa table en contrebas. Un jeune avocat et un huissier en robes se gaudissaient, accoudés sur le haut calorifère dressé au milieu du prétoire. De temps à autre s'entrouvrait, pour le passage des gens, la grande porte à deux vantaux verts, cloutés de cuivre, dont on entendait la retombée assourdie. Il y avait peu de monde, et on causait par groupes. Le Chaouin parut, l'allure délibérée, la plaque luisante sur une blouse neuve. Il alla tout de suite au banc des témoins, où bayait un autre garde de ses amis, et les deux vieilles barbes entamèrent une bavette. Soudain, une voix annonça :
 — Le Tribunal !
 Les chuchotements cessèrent. On se découvrit. Firmin, point rassuré, regardait en dessous les magistrats qui s'asseyaient, l'air digne. Et il y en avait un qu'il croyait reconnaître, celui du milieu. Il s'enquit tout bas  :
 — C'est-i point l'Duterrois, c'ti-là ?
 — Si-da, c'est ben lui, fît le vieux; mais va pas rien dire : j'en pâtirions.  On jugea un cas d'outrage à la morale publique, un délit de pêche, puis trois gamins qui avaient brisé à coups de pierres des cloches dans un jardin. Cela dura deux heures, à cause du bavardage d'un avocat. On appela ensuite l'affaire Birette. Les formalités remplies, ils se placèrent au banc des prévenus, et Firmin en éprouvait une certaine honte. M. Duterrois, après les questions d'usage sur les noms,prénoms,qualités,commença,grave :
 — Vous voici de nouveau en correctionnelle, toujours pour le même délit...  Et il passa aux antécédents du vieux Birette, qui, sachant sa loi sur la récidive en la matière, fit observer  :
 — Mais, mossieu le juge, j'ons point core été pris à c't'année.  On rit dans l'auditoire, et l'assesseur de gauche pinça les lèvres pour qu'on ne le vît pas sourire.  
Cependant, l'interrogatoire exaspérait Firmin, dont une indignation chassait la peur : — D'quoi qu'i s'mêlait, c'ti-là, pisqu'i mangeait les ieuves qu'son père l'i vendait ? ... Il se trémoussait sur le banc, et, sans les coups de coude réprimeurs et les « dis rien, dis rien, bon diou! » du vieux, il se fût soulagé en lui disant son fait, au Duterrois. Il fut interrogé à son tour, paternellement admonesté, engagé à rentrer dans la bonne voie. Il répondait sourdement, avec un air de bouledogue qui voudrait bien mordre. Enfin, Chapu ouï, et après quelques mots du ministère public requérant une peine exemplaire, le président fit de suite, les accusés n'ayant point d'avocat, la demande accoutumée  :
 — Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?
Le père répondit tranquillement :
 — J'ons ben rien à dire du tout, si c'est que j'ons point été pris à c't'année.
 M. Duterrois se pencha, la main devant la bouche, vers l'assesseur de droite, vers l'autre ensuite, et, ayant recueilli leur avis, prononça les peines : pour le père Birette, un mois de prison et cinquante francs d'amende, la contrainte par corps étant de huit jours en cas de non paiement d'icelle; et quinze francs d'amende pour Firmin.
 Les paysans se retirèrent. Le vieux ne se plaignait pas trop, calculant avec philosophie que, l'injonction devant être prochaine d'avoir à se constituer à la maison d'arrêt pour purger son mois, il serait libre à l'époque des travaux de la terre; il regrettait seulement son pistolet, à songer qu'il en faudrait acheter un autre. Firmin rageait ; il s'écria daus la rue  :
 — Cré bon diou !... Pas avoir pu i dire c'que j'pensions, à c'te carne-là ! Sur quoi le père s'emporta  :
 — Qué qu'tu i aurais dit, bougre d'colas?
 Et longuement il essaya de lui faire comprendre que M. Duterrois faisait son métier, « c't homme » ; que cela n'eût servi à rien de lui dire des choses désagréables. Il conclut :
 — J'aurions été condamnés p'us fort, et pis v'là tout!... Et pis, non, v'là pas tout : j'aurions p'us pu i vend'e nos ieuves, après!  Ils ne parlèrent plus tant qu'ils furent en ville. Mais, une fois sur la route de Fernolles, Birette, radouci, articula  :
 — Tout ça, ça fait rien... Fau'ra tout d'même que j'allions faire un tour à Bargy à c'soir ou demain : doit y avoir du nouveau...Seurement, j'pren'rons ben garde, c'te fois.

Février 1887.

Alfred Vallette.

DU RÊVE


A G. M.



Des larmes d'or tombent du masque de la Lune
Qui laisse errer sa jonque, au gré de ses douleurs,
Sur les tristesses violettes de la brune.
Et son geste indolent sème l'une après l'une,
Dans ce vèpre automnal, de maléfiques fleurs
Qui constellent le ciel de cruelles pâleurs.
Lente, lente et bercée ; elle vogue la Lune,
Endormie à demi dans sa robe d'argent;
Parmi les fleurs de nuit qu'elle égrène en songeant,
Elle vogue à jamais vers l'illusoire dune
Qui s'estampe en un leurre de brouillards très fins,
Au milieu d'un cortège bleu de fols dauphins.
Sans espoir d'atterrir à l'Ile fortunée
Où doit finir sa vagabonde destinée,
Vogue, vogue à jamais, la Lune condamnée.

I


Et c'est dans la splendeur d'un fabuleux matin

D'une blancheur adamantine

Le départ du bon Roi pour une Palestine

Que nul paladin

N'a jamais déflorée au taillant de son glaive.

Et le Roi rêve
De voir claquer son étendard,

Vierge comme la Ville au faîte du rempart,

Et le Roi rêve

Innocemment que la conquête sera brève.
Autour de lui les puérils et fols seigneurs,

Seuls compagnons de l'équipée,
Brandissent la loyale épée
Et poussent des clameurs

De joie, en dressant haut leur longue lance;
Et les gonfanons verts flottent dans le soleil...

D'or et d'argent vêtu, le jeune Roi s'avance,

Le Roi s'avance dans l'éveil
De ses illusions premières.

Et, cependant que ses blanches bannières

Claquent dans le soleil,
Il chante,

Il chante le très noble espoir qui le tourmente :

« Comme sous un souffle de flamme
S'exaltent mes désirs virils;
Qu'importé les futurs périls :
Une fleur a fleuri mon âme!...

Des Messagers clairs sont venus
Qui m'ont dit : « Tu ceindras le glaive,
« Et tu chevaucheras sans trêve,
« A travers les vaux inconnus,

« Jusqu'à la Citadelle haute
« Dont les créneaux crèvent les cieux.
« O Roi va donc, insoucieux,
« Le Palais vide attend son hôte!»

Et j'irai, le premier de tous,
Opérer l'épique escalade.
Méprisant la vaine peuplade
Des tristes railleurs et des fous.

Je serai le prêtre des prêtres
De l'unique Divinité,
Vers qui de toute Eternité
Monte la prière des Êtres.

Spoliateur essentiel
Mon règne n'aura point d'automne,
Car je tresserai ma couronne
De fleurons dérobés au Ciel! »

Ayant chanté cela très gravement, le Roi

Caresse la crinière de son palefroi,
Puis abaissant, d'un geste qui salue,

Son épée à la gloire a jamais dévolue,

Tandis que douze héros d'or
Sonnent du cor,
Et que clame la populace,
Il part au galop, l'Elu du Destin,
Et l'éclair bleu de sa cuirasse
Brille longtemps par le chemin.

***


Sur la plus haute des tourelles,

La Princesse enfantine qui l'aima d'amour,
Regarda l'occident jusqu'à la fin du jour
Et puis mourut parmi l'essor des tourterelles!...
Elle mourut en envoyant de longs baisers
Cueillis au miel de ses désirs inapaisés

Montés à ses lèvres décloses...

Et le ciel fut jonché d'une moisson de roses.

II


Longtemps par les monts et les routes

Le bon Roi chevaucha sans que le moindre écueil

Heurtât son rude orgueil.

Les ennemis ne purent compter leurs déroutes!

Maintes bastilles, maints châteaux,

Qui se dressaient farouchement sur son passage,

Furent pris et mis au pillage

Et leurs défenseurs pendus aux créneaux.

Il traversa les mers où chantent les Sirènes,

Et les bois peuplés d'oiseaux fabuleux,

Il traversa les mers, et les bois, et les plaines,
Sous des ciels noirs, sous des ciels blancs, sous des ciels bleus.

Aux soirs de lassitude et de lourdes tristesses,

Des femmes au sourire ensorceleur

Tendaient leurs mains dispensatrices des caresses,

Et pour enamourer son cœur,

Son cœur aride et tel que les citernes vides.
Elles semaient sur le chemin des fleurs perfides
Dont les pistils fumaient comme des encensoirs

Dans l'air tiède des soirs !

Mais le héros, drapé dans son orgueil farouche,
D'un geste abolissait les charmes corrupteurs
Et le male artifice des femmes, des fleurs,

Sans même tenter l'escarmouche.

Car, des jardins d'amour, volontaire banni,
Il allait, méprisant les voluptés coupables.
Dédaigneux comme un dieu des sanglots d'infini

Qui convulsaient les choses périssables.

III


Pendant des jours, des jours et des années,

Vers le sacre promis, il marcha sans faiblir;

II vit ses blonds cheveux blanchir,

Et ses désirs tomber comme des fleurs fanées;
II vit s'user ses forces, s'éteindre ses yeux,
Ses compagnons mourir en rudes agonies...

Et lorsqu'il regardait les cieux

Tout son cœur palpitait d'angoisses infinies!

Son armure faussée en un fatal combat
Meurtrissait sans répit son épaule débile;
Son casque défoncé lui fut plus dur qu'un bât

Et son glaive inutile,

Trop pesant maintenant, se rouillait dans sa main,
Et ses pieds las bronchaient aux pierres du chemin.

Depuis longtemps déjà, les merveilleuses Femmes

Ne venaient plus semer des fleurs,
Pour bercer ses douleurs,

Aux paisibles clartés des soirs d'or et de flammes.

Exécuteurs de sinistres décrets,

Des vents néfastes hululaient par les forêts,

Par les forêts et par les plaines,

Dépouillant les vergers, saccageant les moissons...

Et les claires fontaines
Pour jamais taisaient leurs chansons!

Le Roi sentant alors que son heure était proche,
Et qu'il ne verrait point le Chanaan prédit,
Se coucha tout du long sur une aride roche

Et proféra cet interdit,

Avant de s'endormir sans peur et sans reproche :

« Les fourbes Messagers du Songe initial
Ont parjuré leur glorieuse prophétie!
La Terre est veuve désormais, car nul Messie
Ne mènera son peuple au pays nuptial.

De rapaces oiseaux dégringolent des nues
Avec des chairs de dieux dans leur rostre sanglant !
Les portiques du ciel écrasent en croulant
L'Espoir suprême qu'exaltaient nos Ames nues.

Les dieux sont morts, les cieux sont vides et la Croix
Se consume en la pourpre de ce soir tragique...
Des tocsins d'épouvante ébranlent les beffrois!

— Puisqu'enfin tu t'approches, ô mort pacifique,
Tends vers mon cœur meurtri tes exorables mains
Et rends-lui le sommeil des nuits sans lendemain. »

Jean Court.

LA LITTÉRATURE « MALDOROR »


 Remettre à une autre fois les notes critiques — et pathologiques — qui surgissent, comme une volée d'oiseaux noirs, d'entre les pages de ce livre : Les Chants de Maldoror (1), leur nombre et l'incohérence de leur groupement l'exige. C'est une originalité furieuse et inattendue tellement qu'un peu d'espace est nécessaire pour se recoordonner soi-même en suite de lectures. Il est évident, d'abord, que l'auteur, écrivain de dix-sept ans (point vérifié et peu contestable), dépassait en folie, de très loin, cette sorte de déséquilibre que les sots de l'aliénation mentale qualifient de ce même mot: folie, et attribuent à de glorieuses intelligences, telles que sainte Thérèse, Edgar Poë, à des artistes d'une sensivité suprême, tel Schumann. Partage à faire entre le génie et la maladie cérébrale qui intéresse, sujet que n'a même pas effleuré, en réalité, le professeur Lombroso, occupé à vomir sans relâche, sur tout ce qui est intellectuel ou mystique, les abjects blasphèmes de sa porcine ignorance. Cet auteur, son information est sûre au point qu'il appelle Verlaine M. Verlain, qu'il attribue à M. Mallarmé le Traité du Verbe, qu'il cite comme une autorité littéraire et critique M. Jules Lemaître! Voilà qui me donne une certaine confiance daus les assertions du même volume (Le Génie et la Folie) que je ne puis vérifier.
 Les Chants de Maldoror, long poème en prose dont les six premiers chants seulement furent écrits. Il est probable que Lautréamont (pseudonyme de Isidore Ducasse), même vivant, ne l'eût pas continué. On sent, à mesure que s'achève la lecture du volume, que la conscience s'en va, s'en va, — et quand elle lui est revenue, quelques mois avant de mourir, il rédige les Poésies, où, parmi de très curieux passages, se révèle l'état d'esprit d'un moribond qui répète, en les défigurant dans la fièvre, ses plus lointains souvenirs, c'est-à-dire pour cet enfant les enseignements de ses professeurs!
 Motif de plus que ces chants surprennent. Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique, ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l'exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle.
 La valeur des Chants de Maldoror, ce n'est pas l'imagination pure qui la donne : féroce, démoniaque, désordonnée ou exaspérée d'orgueil en des visions démentes, elle effare plutôt qu'elle ne séduit; puis, même dans l'inconscience, il y a des influences possibles à déterminer : « O Nuits de Young, s'exclame l'auteur en ses Poésies, que de sommeil vous m'avez coûté! » Aussi le dominent çà et là les extravagances romantiques de tels romanciers anglais encore de son temps lus, Anne Radcliffe et Mathurin (que Balzac estimait),Byron, puis les rapports médicaux sur des cas d'érotisme, puis la Bible. Il avait certainement de la lecture, et le seul auteur qu'il n'allègue jamais, Flaubert, ne devait jamais être loin de sa main.
 Cette valeur que je voudrais qualifier, elle est, je crois, donnée par la nouveauté et l'originalité des images et des métaphores, par leur abondance, leur suite logiquement arrangée en poème, comme dans la magnifique description d'un naufrage : toutes les strophes (encore que nul artifice typographique ne les désigne) finissent ainsi : « Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais il sombre avec lenteur... avec majesté ». Pareillement les litanies du Vieil Océan : « Vieil Océan, tes eaux sont amères... je te salue, Vieil Océan. —, Vieil Océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques... je te salue, Vieil Océan ». Voici d'autres images : « Comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence ». Pour qualifier les hommes, ce sont des expressions d'une suggestivité homérique : « Les hommes aux épaules étroites. — Les hommes à la tête laide. — L'homme à la chevelure pouilleuse.— L'homme à la prunelle de jaspe. — Humains à la verge rouge ». D'autres d'une violence magnifiquement obscène : « II se replace dans son attitude farouche et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. » (1868 : qu'on ne croie donc pas à des phrases imaginées sur quelque estampe d'Odilon Redon). Mais quelle légende, au contraire, quel thème pour le maître des formes rétrogrades, de la peur, des amorphes grouillements des êtres qui sont presque, — et quel livre, écrit, on l'affirmerait, pour le tenter !

 Voici, maintenant, des annotations bibliographiques, et dont le seul système est l'exactitude, sur les Poésies et la toute première édition des Chants de Maldoror (chant 1er). Des Poésies, brochures rares et inconnues,on a copié (v. p. 103), pour illustration et preuve, quelques pages, en les signant du pseudonyme de l'auteur, désormais admis, Lautréamont.

Isidore Ducasse. Poésies. I-(II) « Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie. » - Paris, journaux politiques et littéraires. Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25, 1870, 2 fascicules de 16 pages, in-8° un peu grand sous couverture saumon très clair. — La couverture porte sur le titre : Prix : un franc; et à la quatrième page : « Avis. Cette publication permanente n'a pas de prix. Chaque souscripteur fixe lui-même sa souscription. Il ne donne du reste que ce qu'il veut. Les personnes qui recevront les deux premières livraisons sont priées de ne pas les refuser, sous quelque prétexte que ce soit.» - Paris, imp. de Balitout, Questroy et Cie. 7, rue Baillif.
 Le fascicule II porte au verso de la couverture imprimée : Envoi; puis, au dessous : Le gérant, I. D., rue du Faubourg Montmartre, 7. Le fascicule I a été déposé au ministère de l'Intérieur dans la semaine du 16 au 23 avril, et le fascicule II dans la semaine du 18 au 25 juin 1870.
 Dédicace : « A Georges Dazet, Henri Mue, Pedro Zumaran, Louis Durcour, Joseph Bleumsteim, Joseph Durand; A mes condisciples Lespès, Georges Minvielle, Auguste Delmas; Aux directeurs de revues Alfred Sircos, Frédéric Damé; Aux amis passés, présents et futurs; A Monsieur Hinstin, mon ancien professeur de rhétorique; sont dédiés, une fois pour toutes les autres, les prosaïques morceaux que j'écrirai dans la suite des âges, et dont le premier commence à voir le jour d'hui, typographiquement parlant ».

 Les Chants de Maldoror. Chant premier. Par ***. — Paris, imp. de Balitout, Questroy et Cie, 7, rue Baillif. Août 1868. in-8° un peu grand de 32 pages sous couverture vert clair (prix : 30 cent.)
 Cette première édition diffère en quelques points de l'édition complète Lacroix, dont la plus récente est une reproduction. La scène de famille (p. 36 de l'édition G.) est typographiée à la manière du théâtre; ainsi :
 Maldoror (se présente à la porte d'entrée et contemple quelques instants le tableau qui s'offre à ses yeux.) — Que signifie... ta place n'est pas ici. (Il se retire). — (Apparaissant de nouveau quelques instants ensuite). Moi supporter...
 Il en est de même du dialogue entre Maldoror et le Fossoyeur.
 Ces différences sont de très peu d'intérêt; on n'en parle que pour être complet et arriver à ceci : dans la première édition, on lit, p. 13 : « Ah! Dazet! toi dont l'âme est inséparable de la mienne... »; et dans la seconde, sans aucun changement de contexte : « O poulpe au regard de soie, toi dont l'âme est inséparable de la mienne. » — P. 19, on lisait : « Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait... Qu'on écarte cet ange de consolation qui me couvre de ses ailes bleues. Va-t'en, Dazet, que j'expire tranquille... Mais ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère et je me sens avec dégoût renaître à la vie. » On lit maintenant, p. 36 : « Oui, disparaissons... complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval : Je m'aperçois, en effet, que ce n'était, malheureusement, qu'une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité ! »
 Première édition, p. 28 :
 « Maldoror.Dazet, tu disais vrai un jour ; je ne t'ai point aimé, puisque je ne me sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci [Le fossoyeur qui lui offre l'hospitalité]. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas ? »
 Deuxième, p. 54 :
 « — Ô pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d'élytres, un jour tu me reprochas avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne me sens même pas de la reconnaissance... Fanal... »
 Dans la citation suivante, le nom de Dazet figure, à la première édition, à la place des passages imprimés en italique :
 « Le frère de la sangsue [Maldoror] marchait à pas lents dans la forêt... Enfin il s'écrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que toi aussi tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l'ours marin de l'Océan Boréal, n'avons pu trouver le problème de la vie... Quel est cet être, là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés? et quelle majesté mêlée d'une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise et paraissent vivre. Il m'est inconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble... Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui... Qu'il est beau... Tu dois être puissant, car tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide... Comment!.. c'est toi, crapaud!... gros crapaud!... infortuné crapaud!.. Pardonne!... Que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits? Mais qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut... je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à l'infini, en même temps qu'à ma faiblesse... Depuis que tu m'es apparu, monarque des étangs et des marécages! couvert d'une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé, mais ma raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur... Replie tes blanches ailes et ne regarde pas en haut avec des paupières inquiètes... » Le crapaud s'assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l'homme) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: « Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir... je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai, mais grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie et je puis te parler... Moi je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais!... Adieu donc, n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour l'éternité, afin d'implorer ton pardon. »
 Enfin, le premier chant se terminait ainsi : « Toi, jeune homme, ne te désespère point, car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant Dazet, tu auras deux amis. » La deuxième phrase est devenue : « En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. »

 La folie reste indubitable, après qu'on a réfléchi sur ce système de corrections ; elle s'aggrave, même; — cependant, il faut conclure à ce qu'on dénomme une folie lucide, une folie dont les patients ont relativement conscience, qui ne trouble qu'une ou qu'une série de leurs facultés. (« Apprenez, dit l'auteur, dans ses Poésies, que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés ») ; — et pour l'ensemble des Chants de Maldoror, à une folie qui côtoie les frontières du génie, et parfois, insolemment et carrément, les franchit. Maldoror semble s'être jugé lui-même en se faisant apostropher ainsi par son énigmatique Crapaud : « Ton esprit est tellement malade qu'il ne s'en aperçoit pas, et que tu crois être dans ton naturel chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une infernale grandeur. »


Remy de Gourmont.




 (1) Comte de Lautréamont : Les Chants de Malodor (avec eau-forte, lettre autographiée ; préface par l'éditeur). Chez Genonceaux, 1890, in-12. Publication de luxe à tirage restreint, entreprise avec le désintéressement d'un plaisir personnel.
POÉSIES(1)

 Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cour d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiômes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées comme celles de Cromwell, de Mademoiselle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les

impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, — devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce ce qui nous choque et nous courbe souverainement.

 Je viens renier, avec une volonté indomptable et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui, je veux proclamer le beau sur une lyre d'or, défalcation faite des tristesses goîtreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C'est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n'ont pas leur motif d'être. Le jugement, une fois entré dans l'efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d'une pitié mal placée, comme un procureur général fatidiquement les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j'exècre l'orgueil et les voluptés infâmes d'une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée.

 La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d'un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s'interpose? O dadas de bagne! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu'ils s'approchent, les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au corsaire, les Méphistophélès, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégères à l'instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l'Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l'antique Egypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux méchants vomis par l'imagination primitive des peuples barbares, — toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l'indignation et de la concentration qui soupèse, et j'attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu.
 II y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d'où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux, gymnastique spécieuse.

 Figurez-vous les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C'est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les boule-dogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régious cahotiques pleines d'hydres et de minotaures, et d'où la colombe effarée sans retour s'enfuit à tire d'aile C'est un entassement de bêtes apocalyptiques qui n'ignorent pas ce qu'elles font. Ce sont des chocs de passions, d'irréconciliabilités et d'ambitions, à travers les hurlements d'un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds.
 Mais ils ne m'en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu'on peut s'en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d'une splendeur non équilibrée, c'est prouver, ô moribonds des maremmes perverses ! moins de résistance et de courage encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens t'asseoir à mes côtés, enveloppé du manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je t'ai chassé de ma demeure avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je t'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors, avec toi, cortège sublime, — soutenez-moi, je m'évanouis! — les vertus offensées et leurs inépuisables redressements.

 Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
 Le désespoir se nourrissant, avec un parti-pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez et passez-moi le mot! L'on devient méchant, je le répète, et les gens prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.

 Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? Aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes : Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; Georges Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Gœthe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert ; Misckiewicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.

 Chaque fois que j'ai lu Shakespeare, il m'a semblé que je déchiquète la cervelle d'un jaguar.

 Je me figure Elohïm plutôt froid que sentimental.

 Le sommeil est une récompense pour les uns, un supplice pour les autres. Pour tous il est une sanction.

 Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long.

 Je ne permets à personne, pas même à Elohïm, de douter de ma sincérité.

 Comme les turpitudes du roman s'accroupissent aux étalages ! Pour un homme qui se perd, comme un autre pour une pièce de cent sous, il me semble parfois qu'on tuerait un livre.


Lautréamont.


(1) V. P. 97 : La Littérature « Maldoror ».
LE VOYAGE QUI NE FINIRA PAS



Voici donc qu'ont brillé les lanternes des phares
Dans la livide nuit où mouraient les galères,
Et qu'oubliant ses peurs et ses blêmes colères
L'équipage s'exalte en hilares fanfares!...

C'est la fin du voyage et des périls moroses,
Et l'immense bonheur du tardif arrivage!...
Sans doute des mouchoirs s'agitent, au rivage!...
Ils reverront, enfin, des robes et des roses!...

Et l'aube a coloré la lointaine jetée
Où la mer monotone et méchante se brise...
Mais, hélas! nul mouchoir ne flottait dans la brise.
Et sur les quais hurlait une foule emportée

Qui lançait des cailloux vers leurs néfastes voiles!...
— Oh! les rêves, parmi les roses et les femmes!...
Faudra-t-il donc encor se courber sur les rames
Et supplier des mains les propices étoiles?...

— Les matelots navrés ont cessé.leurs fanfares
Et, pour fuir le rivage aux sanglantes colères,
Déjà, sous le ciel d'or, s'éloignent les galères
Vers l'illusoire rive où brillent d'autres phares...



G.-Albert Aurier.



6 Novembre 1890.

DES REMEMBRANCES
(ÉTAT D'AME)


 De pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés.
 Et devant le bouquet fané elle s'est prise à songer.
 Ils les avaient cueillies ensemble. Des souvenirs lui venaient de ce jour de printemps.
 Sous la feuillée naissante, ils étaient allés. Une tiédeur parfumée emplissait la forêt de caresses moites et douces. Les grands arbres, aux troncs moussus, s'enveloppaient de soleil, et les abeilles y bourdonnaient. Ils avaient suivi un chemin qui s'ouvrait devant eux, où des arceaux verdoyants s'entrelaçaient au dessus de leur tête. Tout droit, ils marchaient sur le gazon plus tendre, vers les lointains embrumés d'or. Et c'étaient des vols effarés de petits oiseaux s'enfuyant à tire d'aile, des buissons fleuris qu'en passant ils frôlaient, des ballets de moucherons bruissant dans l'air réchauffé, et aussi des tapis d'anémones et de muguets qui ondulaient en frissonnant.
 Toutes ces choses les rendaient heureux et ils erraient, enlacés, comme dans un rêve d'amour. Il ne lui parlait pas de peur de rompre l'enchantement ; mais ses yeux en les siens se plongeaient parfois, lui disant les adorations ineffables et les inouïes félicités. Elle s'émotionnait délicieusement de cet échange de regards, où s'abîmaient leurs âmes dans l'infini des contemplations. Elle aurait voulu rester toujours ainsi bercée par l'indistinct murmure, qui vibrait continu, perdue près de l'aimé dans cet isolement, au milieu de la forêt protectrice. Une vague langueur envahissait tout son être, elle sentait des bouffées de désirs confus venir brûler ses tempes.
 Au pied d'un chêne enguirlandé de lierre, ils s'assirent, et leurs lèvres se rencontrèrent en un long baiser. Près d'eux des violettes, avec des blancheurs de lys, se recourbaient, gracieuses, sur leurs tiges frêles ; et des fleurettes aux corolles entr'ouvertes montait une buée fraîche, d'odorantes senteurs...
 Oh les pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés!
 Maintenant encore l'azur des cieux flamboie, et par la fenêtre ouverte viennent des souffles embaumés. Mais cette vision radieuse pour elle s'assombrit, car elle rend plus poignantes les ressouvenances du passé. Seule elle est à aimer ; car tant était fort son amour, qu'il pardonne à l'ingrat la lâcheté de l'abandon. Mais son cœur meurtri toujours saigne, et elle ne peut croire encore à la réalité hideuse. Ses souffrances s'avivent au douloureux retour de ces moments qu'elle avait pu croire éternels. Des pâquerettes émaillent les prairies ; elle ne les interrogera plus, les fleurs menteuses qui répondaient faussement. Des oiseaux chantent, qui lui semblent moqueurs. Pourquoi ce printemps est-il revenu, si semblable à l'autre, — et qu'il lui est odieux! Et de nouveaux printemps renaîtront encore sans lui ramener le bonheur envolé!
 Des pleurs filent sous ses paupières baissées.
 Elle laisse couler ces larmes, dont le cristal prismatise l'horreur de l'à-présent, et peu à peu s'évanouit la douleur qui en est la cause. Son âme se rassérène, et reprend un calme bienfaisant. L'oppression qui l'étreignait de tout le poids d'un irréparable nettement conscient se dissipe. Et, les cils encore humides, mais d'un œil tranquille, oublieuse du passé, inconsciente du présent, peut-être confiante en l'avenir, elle regarde tout ce qui lui reste d'un amour où elle avait mis sa vie : le bouquet fané, et sourit aux pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés.

Gaston Danville.

LES CORNES DU FAUNE(1)


 Les vrais poètes de ce temps, à la différence des autres, ou de nombreux devanciers, proclament le souci de donner à leurs œuvres un titre qui en suggère l'intime pensée. Aussi, la lecture de ces mots : Les cornes du Faune, évoquera-t-elle immédiatement une série de visions symboliques, où s'épanouira l'amour, en ce qu'il comporte de sensationnel, au détriment sinon à l'exclusion de ce qu'il peut avoir de sentimental.
 En effet, M. Ernest Raynaud s'est proposé de chanter les contentements de la possession physique et les tristesses qui s'ensuivent.
 Son volume, divisé en quatre parties : Paysages, Pastels, les Cornes du Faune, Deuils et Joies (Intermède, fine parodie de la manière de M. Coppée, étant un hors-d'œuvre), débute par une suite de tableautins : jardins, parcs, bosquets, palais, ruines, qu'attriste le regret des amours jolies, et des belles amours, et des étranges amours de naguère et d'autrefois :
  Où donc Lamballe? Où donc Marie aux lèvres pulchres?
  Où Polignac? fleurs sans gaîté qu'on croit de morts!
  O guirlandes qui n'êtes plus que de sépulcres!

 Et plus loin :
  L'Antinoüs, au fond des Versailles perclus,
  Se dresse encor, triste d'un culte qui n'est plus,
  Et de survivre à ceux des rois qui l'ont aimé.

 Toute distraction dans les innombrables jeux plastiques de la nature est impossible ; la dolente obsession un instant chassée revient toujours, là même où l'on croyait la fuir :
  Au bord du lac exsangue, en des fleurs d'hyacinthe,
  Un temple grec, où l'Amour de plâtre n'est plus,
  S'attriste, lui dont la pure gloire est éteinte,
  Que les temps aient été si vite révolus.

 Pourtant, il existe encore une sorte d'amour, qui a pour objet la chair seule, et guère la chair fraîche, affirme le protagoniste qui prend la parole dans Pastels. Regarde-t-il une danseuse : l'art de la ballerine lui importe peu. C'est un détail de costume, et quel détail ! qui le préoccupe :
  Et sous la jupe, à chaque fois qu'elle tressaute,
  Incontinent le pli de l'aine s'aperçoit.


 L'œil qui s'amuse à cela ne s'en contente point. Il s'attarde encore à contempler de petits jeunes gens, qui se présentent ainsi  :
  Leur mine, elle est de mime et s'effémine; au torse
  Pas une soie, ainsi qu'il plairait à la Force,
  Ne veloute de brun le safran de leurs creux.


 Tous ces êtres poudrederizés, maquillés et faisandés, les Cornes du Faune nous apprennent quel culte on leur rendra :
  Moi, j'aime tout entier, au seul gré de la Loi,
  Qui mit un cœur d'éphèbe antique en ma poitrine.


 Après une telle déclaration, peut-on s'étonner de confidences comme celle-ci?
  Aussi, de quels transports est-ce, ô Dieux! que je cueille
  Ces jumelles splendeurs, où, dans les temps voulus,
  La plaisante églantine indolemment s'effeuille.


 De tels paroxysmes de luxure sont vite suivis de châtiments, que M. Raynaud nous confesse dans Deuils et Joies. Ce sont d'abord des langueurs d'une douceur équivoque, de viles satisfaction que commence à désenchanter une vague couscience de leur nature.
  Il semble que je vais tomber en défaillance
  Le bonheur où je suis tient de l'insouciance
  Des fleurs qui n'ont de soin que celui de s'ouvrir.


 Voilà toutes les joies, purement physiques, des lendemains « du bain d'amour dans les chairs roses. » Elles seront brèves, laisseront las, mais non rassasié, celui qui les a subies, et ne tarderont pas à lui révéler leur bassesse :
  Et cette odeur, quoi que j'en aie et que je fasse,
  M'émeut, et traîtrement remet en branlebas
  Mes sens, ô quelle alerte d'eux ! dont je n'ai pas
  Rassasié comme il fallait la populace.


 Alors s'éveillent et crient tous les appétits mal endormis ou mal étouflés de la chair. Des visages et des corps, qu'il est impossible de posséder, viennent obséder l'imagination et le souvenir  :
  Son image vient s'accouder sur mon sommeil,


est-il écrit d'une amazone.
 Et toutes les désirées ou les aimées apparaissent avec la seule royauté de leur sexe :
 Toute la bête vit au fond des yeux païens

de celle-ci. Cette autre est parfaitement sotte et indifférente à l'amour qu'elle inspire :
  Et voici qu'elle laisse aller la file d'oies
  De gros rires, à me conter les vaines joies
  De sa vie, où mon sentiment n'entre pour rien.


Alors un cri de révolte s'échappe des lèvres de l'amant :
  O pouvoir m'affranchir du fol amour que j'ai
  Des corps charmants évoluant dans leur souplesse!


 Il veut devenir :
    ce moine qui se lève
  Et passe, ayant muré tout son corps au dehors,
  Avec, aux yeux, la seule image de la mort.


 Mais ces héroïques résolutions s'évanouissent en fumée. C'est folie d'entreprendre la lutte contre les impérieuses habitudes qu'on s'est données. Il suffit d'un rire éclatant, de l'odeur énervante des bois pour réveiller dans leur fureur les vieux désirs éperdus.
 Quel parti prendre?
  Redevenir plutôt la brute d'autrefois,


 Mais une âme désolée s'est trouvée dans cette brute, et le mensonge de l'étreinte ne lui suffit plus. Seulement, elle est en proie au juste désespoir d'avoir irrémédiablement manqué sa destinée, et il ne lui reste un refuge que dans la mort, la mort sans courage ni grandeur, comme la désire un sybarite :
  Les soirs exquis n'ont plus d'oreillers pour mes rêves;
  La belle fleur que j'ai cueillie était trop brève.
  O quand — simplement comme un qui s'endort — mourir!

*
* *


 De cette analyse des Cornes du Faune, il ressort que M. Ernest Raynaud, dédaignant le facile rassemblement de pièces disparates sous une étiquette quelconque, a composé une œuvre d'une rigoureuse unité. Chacune des parties de son volume concourt à l'exposition de la thèse morale qu'il lui a plu d'assumer, et toutes sont développées, les unes par rapport aux autres, en proportions harmoniques.
 S'il est fait mention ici d'une thèse, savoir : la brève déception des joies de l'amour charnel, ce n'est pas à dire que le poète se soit soucié de démontrer quelque proposition. La poésie n'a rien à prouver, rien à enseigner : — c'est affaire aux sciences et à leurs méthodes, — elle a pour unique devoir de procurer l'émotion esthétique.
 Celle-ci ne résulte ni de la vigueur des raisonnements, ni de l'ingéniosité d'analyses psychologiques, ni de l'éloquence même. Elle dépend essentiellement de la variété et de la qualité des sensations de son et de couleur au moyen desquelles sera suggérée une idée dans l'esprit du lecteur. Que cette idée soit plus ou moins élevée, selon les hiérarchies inventées par les morales, il importe peu. Être le lien commun des sensations créées par l'œuvre d'art, voilà le seul rôle qu'elle ait à jouer.
 Il n'y a donc point à discuter ici, en moraliste, si M. Raynaud a eu tort ou raison d'imposer à son livre en qualité de dominante la considération morale exposée plus haut. Il s'agit de constater si toutes les sensations de son et de couleur créées par l'auteur convergent exactement vers elle, et de négliger à son égard toute autre préoccupation. Or, l'analyse des Cornes du Faune établit,sans qu'il soit besoin d'insister, qu'on se trouve en présence d'une œuvre dont l'esthétique est irréprochable.
 Nul raffinement de musique verbale n'a été négligé. Allitérations, césures, rimes, rythmes, tout concourt à donner à la sensation auditive la caractéristique voulue.
 Quant aux sensations de couleur, c'est-à-dire quant aux spectacles symboliques évoqués par les mots, qu'on en juge par cet exquis poème :

  L'ample étendue est bleue et d'or de tous côtés,
  Sa cuisse nue et son beau torse de héros
  Opposent leur albâtre aux pourpres exaltées
  Des rubis dont palpite, auprès, le « brasero ».

  Le basilic fleurit à ses deux mains croisées
  Et, pantelante comme un cœur au haut des piques,
  Sa lèvre unit pour la prière et les baisers
  Tout le sang du Calvaire aux roses de l'Attique.

  Le col blanc que Nisus aimait chez Euryale
  Ploie un peu sous le faix du front impérial
  Où s'alanguissent les miels blonds du doux Jésus.

  Si l'Ange se révèle au geste qu'est le sien,
  Toute la Bête vit au fond des yeux païens,
  Langueurs! qui mieux qu'Éros ou que Jésus vous eût?



  Ceux que n'auront point charmés les évocations de ces quatorze vers au point de leur en dissimuler la technique n'auront pas été sans y remarquer une manière un peu nouvelle de rimer. Les pluriels se marient aux singuliers; les terminaisons féminines aux masculines; enfin la succession, consacrée par un vieil usage, des rimes masculines et féminines n'est pas observée.
 Si la rime a pour seul but de satisfaire l'oreille, l'alliance de pluriels et de singuliers, dans les mots à terminaison identiquement masculine ou identiquement féminine, n'a rien que de légitime. Dans ce cas, ce sont toujours des syllabes de même quantité qui sont accouplées, et, pourvu qu'elles aient la même articulation, en d'autres termes : qu'elles possèdent la consonne d'appui, elles seront irréprochables : « Héros » et « brasero » s'accorderont à merveille.
 Quant à la rime entre un mot à finale masculine et un mot à finale féminine, elle paraît devoir être absolument rejetée, par cette raison : que le nombre des vibrations sonores de l'une ne se trouve en aucun rapport avec les vibrations sonores de l'autre. « Côté » et « exaltées » ne riment pas. Dans chacun de ces mots, la dernière syllabe est bien tonique, mais dans le premier elle est brève, tandis que dans le second elle est longue.
 En ce qui concerne la succession des rimes, la question est controversée et paraît devoir demeurer insoluble. Ronsard, après n'avoir tenu aucun compte de la régle aujourd'hui classique : « que les masculines et les féminines doivent se succéder implacablement », finit par s'y astreindre,
 M. Raynaud pourrait arguer en faveur de sa manière que certaines terminaisons masculines donnent à l'oreille l'illusion de féminines ; telles sont : air, eil, et autres analogues.
 D'ailleurs, il y aurait mauvaise grâce, en ce moment, où notre poétique française est bouleversée de fond en comble, à trop approfondir la technique des Cornes du Faune. Si l'auteur a quelque peu violenté la rime, tout au moins a-t-il toujours respecté l'assonance, qui est un mode légitime d'accoupler deux vers.
 Il a cru aussi, et grâces lui en soient rendues ! que les rythmes les plus variés trouvaient leur compte et dans notre vieil alexandrin, et dans le poème à forme fixe. Il a composé tout son volume en sonnets, estimant qu'il n'est pas besoin de chercher de nouveaux vêtements littéraires lorsqu'on possède depuis le distique jusqu'au chant royal pour habiller, selon la nuance qui lui convient, chacune de ses pensées.
 M. Ernest Raynaud, bien qu'il ait délaissé la poétique de ses deux premières œuvres : le Signe et Chairs profanes, est encore plus traditionnel que novateur; un beau souffle d'art passe à travers les Cornes du Faune : c'est plus qu'il n'en faut pour la joie des lettrés.

Edouard Dubus.



(1) Par Ernest Raynaud (Bibliothèque artistique et littéraire).

LA GLOIRE DU VERBE
par Pierre Quillard

I


 Revivre une joie défunte, est-il joie plus subtile?
 L'exquis Souvenir qui, durant notre course noire à la barbe blanche, ravive les vers luisants des jardins vécus! Je professe un culte singulier pour ce vieil adolescent aux pieds à rebours, page du Regret. Peut-être même n'exalté-je l'Avenir que parce qu'il sera le Souvenir.
 C'est en 1885. Un soir. J'érigeais le quatrième acte de Lazare où triomphe la Mort. Soudain la clochette de l'huis se met à rire. J'ouvre. Ils sont deux. Un Étranger m'évoquant un renard qui serait une brebis, et son Guide : un nôtre ami fort maigre avec, pour cheveux, des feuilles mortes.
 Selon son destin, le Guide, très jeune et très ancien à la fois, est pâle infiniment. Les lys de cette argile expriment-ils le regret du lange ou le désir du linceul?
 Le désir, hélas! — car le Guide était Ephraïm Mikhaël, éphèbe génial.
 Il nomma l'Étranger : Pierre Quillard.
 Nos mains, se pressant, durent pétrir aussitôt quelque fraîche statue de sympathie. On se hâta de s'aimer, en ces heures matutinales, ils n'osaient, les trois vivants, se divulguer l'Anadyomène de leurs rhythmes primordiaux; mais, au midi de la hardiesse, nos tentatives s'échangèrent : leurs hymnes impeccables et ma barbare apostasie. Alors ces juvéniles poëtes sentaient flotter sur eux comme un caractéristique costume : Mikhaël la chasuble des moustiers, Quillard le lilas des halliers, le troisième le manteau bariolé de l'Inde védique.
 L'idée d'une revue naquit avec Jésus le 25 décembre 1885.
 D'abord on la voulait baptiser l'Arche d'Alliance, le Symbole, le Tabernacle. Ce nom, la Pléïade, prévalut.
 L'imminent apogée de trois ou quatre étoiles pouvant historifier cette Constellation, nous croyons littéraire de déclarer ici, puérilement, pour la simple exactitude, qu'elle fut formulée en mon logis par Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard et Paul Roux canonisé depuis.
 Quelques amis s'étant joints à la trimourti, la revue vagit le Ier mars 1886. Ce vagissement fut une fanfare de Jéricho. Les chauves Ecroulés menacèrent de Bicêtre — Saint-Lazare de l'esprit — cette Magnifique à la simarre d'hyacinthe dont les plus fiers caprices demeurent l'Automne, la Fille aux mains coupées, le Massacre des Innocents...
 Le Massacre de Maeterlinck oui certes, car il en était aussi, le petit Will aux épaules de czar.
 La Pléiade splendit sept fois. Chiffre fatidique et de l'azur. Puis chacun s'aventura dans la vie, vers les larmes, les ris, la chanson, le blasphème, c'est-à-dire existencer son œuvre.
 Nous nous sommes retrouvés plus tard, le jour de richesse triste où nos yeux épandirent leurs pierreries sur le tendre Mikhaël fermé dans les planches dernières tel qu'un héliotrope en un missel fantastique.
 Cependant il avait
  ... l'ineffable horreur des floraisons prochaines


 celui qui, de par la nature bellement avare, s'éparpille aujourd'hui dans les fleurs, ces fragiles patries du joli de nos chairs !...

II


 Célébrons Pierre Quillard d'avoir glorifié la Parole Sainte qui précéda l'onde, l'argile, le firmament et prosterna les ancêtres purs : souveraine puissance des temps abstraits du Solitaire. Les globes jaillirent grandioses du sonore parfum de l'Éternelle Pensée, comme ces féeries dont nous envahit le poëte qui chante en nos chemins ; c'est pourquoi les bras antiques tendirent leur gratitude vers le fils d'Ormudz.
 La contemporaine indifférence, hélas! verrouille les coquilles des tempes humaines. Le Honover est déserté. Grâces soient rendues à Pierre Quillard d'avoir lavé la statue souillée d'ironique mousse !
 Je présume tangibiliser l'impression de ma lecture ainsi : l'auteur de La Gloire du Verbe écrit avec une plume de paon trempée dans l'arc-en-ciel comme les ailes du sylphe de Pope.
 Ses poëmes tressés de sourires bruns ou de blond pessimisme dégagent un effet de pantoum. Il sait dextrement tresser son âme entre un canevas mythique, de la sorte il acquiert des droits imprescriptibles à l'intégrale propriété.
 En son décor éclate une honorable originalité. Le rendu, surfacier çà et là, est ailleurs généreusement massif.
 Mais pourquoi, dans ce domaine du décor, perçoit-il avec sa seule prunelle, non avec tous ses sens au balcon?
 Je m'arrête, de propos délibéré, à cette mesquine chicane des choses, puisque d'exclusifs Cérébraux — de la secte des Nombrilistes — prétendent proscrire la Substance de leur univers ou du moins la bouder, ignorant que, par la sélection de ses reliefs, elle est la mosaïque fondamentale de l'Art, sinon l'inéluctable tonique hors laquelle la dominante spirituelle siffle dans le néant.
 Les poètes, nous sommes des dieux, c'est acquis. Chacun de nous conçoit un monde, d'accord. Cet orgueil est le mien depuis des ans. Néanmoins convenons que notre monde particulier n'est que l'élixir du monde initial si prestement réintégré aux heures corporelles. Notre original s'étaye de l'originel. Le monde foulé — copropriété indivise de tous dans la république de la vie — il nous faut le considérer comme l'apprentissage foncier de celui de notre esprit, lequel n'est, à franc dire, que le résultat d'un désir de réaliser mieux, désir servi par la morale de notre personnelle esthétique.
 La floraison du poète se mesure donc à son génie d'essentiellement comprendre ou d'amender (par un prêt d'intentions foraines) celle de Dieu.
 On ne saurait éluder que celle-ci sert de fumier à celle-là.
 Blasphème d'art pur, s'entend.
 Que si, dans leur transcendantalisme outrancier, messieurs les Cérébraux renâclent à la Substance, c'est qu'ils ne la savent qu'à la manière des Captifs de la Caverne — j'allais écrire Taverne. Le dos tourné, ils voient d'inanes silhouettes réfléchies, ainsi que dans la facile allégorie de Platon.
 Or, à l'artiste insigne, toute substance apparaît l'effort saisissable d'un centre vers la sphère, d'une base vers le sommet, d'une âme vers la corporéité. C'est le caractère de cet effort qui,à ma sentence, doit au moins intéresser l'artiste et qu'il lui sied, le cas échéant, de cristalliser.
 Nous parlons en idéaliste qui envisage les choses comme des pensées autrefois tombées d'une intelligence et solifiées par les époques. Ce n'est aucunement prêcher leur comptabilité selon le superficiel naturalisme, mais seulement solliciter qu'on en trahisse l'essence causale ou bien ce phénomène des effets qui est en quelque sorte la vive chevelure de la substance.
 Sans ces assises, l'art n'est qu'atmosphérique. Promptement je répète que les choses doivent être contrôlées et traduites par nos cinq sens. Cette méthode ailleurs étendue, n'est-ce pas la réalisation de la symphonie dans sa plus vaste expansion ? Ainsi l'artiste obtient l'œuvre prismatique aux facettes savoureuse-odorante-sonore-visible-tangible. le synthétique bouquet à cinq motifs qu'il parachève et paraphe avec le ruban de son émotion. En un mot l'œuvre individuelle et vivante : le Verbe fait Homme.
 Si parfois le profane se déclare dérouté, c'est qu'il lit partiellement, du bout des doigts, au lieu d'absorber avec son être entier une œuvre révélée par un être entier, c'est qu'il ne communie point.
 Pour compléter ce procès de la Matière nécessairement succinct, il y aurait, entre autres théories, à formuler celle des Reliefs (Sur un panthéisme, admis comme fond de toile de l'univers artistique, se révolte un polythéisme de parties infimes ou colossales, passives par la patte, lesquelles se proclament indépendantes, ambitionnant de faire planer leur activité personnelle sur l'universelle Activité. La familiarité des rites innombrables constitue l'originalité foncière du quintuple artiste...) — Mais cela nous induirait à la théorie des Vibrations qui, par correspondance, entrent édifier l'œuvre dans l'hospitalité du lecteur honoré par cela même d'une joie infinitésimalement complice.
 Puis il faudrait agiter que l'Art pourrait bien être une résultante, ce qui serait indigeste aujourd'hui.
 Au demeurant toute mon Esthétique est mise en pratique dans la Symphonie humaine — dont je tais le titre — que, cette année, je confierai au Théâtre-Français, si toutefois n'est point tari son noble sang de guerroyeur.

III


 Le Livre de Pierre Quillard est à exalter.
 L'admirable Fille aux mains coupées est l'expression d'un primitif de l'école mystique de Cologne, la Rome de l'Allemagne.
 L'héroïne, lys d'aurore, parle avec son âme comme les contemplatives de Wilhelm. Dans les primitifs, ombres et demi-teintes sont grises; violettes dans Quillard. Tel que ces peintres, le poète exécute sur fond d'or à dessins.
 Volontiers on accorde aux personnages de ce mystère le geste anguleux des Saints translucides. Leur parole, on l'imagine s'exhalant des lèvres, réalisée sur des banderoles, comme chez les xylographiques figures de l'Ars moriendi.
 Qu'on me laisse ici regretter l'opulente postérité dont cette Fille fut grosse. La sage-femme dut conseiller un tantinet le seigle ergoté de monsieur Lemerre. A telles enseignes que certaines pages ultérieures de La gloire du Verbe ne nous procurent pas cette joie, criterium du mérite, cette joie chaque fois progressive qui se définirait avec l’Ethique : le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande.
 Un chef-d'œuvre entre plusieurs : Marbre.
 Exquis les lieder dont le poète daigna me communiquer la plupart en 1887, de sa retraite de Cabourg.
 Curiosité, l'art d'aimer de Quillard. Les cordes de son clavecin sont peut-être des cheveux de femme, mais de femmes non vécues. Sa Dame, il l'appréhende et ne la regarde que copiée, dans la psyché. Il en préfère l'absence ou le mirage. Son cœur d'enfant de chœur esquive, contourne ou temporise; et si, du giron de sa nourrice la nature, il évoque la Belle, c'est assez bas pour n'être ouï que de son imagination.
 Il pense trop que : l'Amour c'est d'en souffrir. Ne médite pas assez que : souffrir c'est être susceptible de génie.
 Laissez-donc, ami, laissez la femme chiffonner votre âme amidonnée. L'Amour, n'est-ce pas la politique du poète : par son règne, par le désir qui l'antécède, par le regret qui le suit et le perpétue ? Le désir stellifie tout, le regret pleure les mers. De celui-là descendent les moissons jolies, de celui-ci montent les synthèses superbes comme des revanches. A peine vous devine-t-on le désir. Récuserez-vous la Toison Noire de son contraire: la Douleur qui nous évalue l'ici-bas? Sus donc à l'unique joie qui aboutit à l'unique misère — fut-ce à travers le ridicule et le péché! Les cornes du faune sont plantées sur un sourire.
 Eh! ne voyez pas ici vaines phrases de pédagogue, mais une solide invitation au piédestal vécu sur lequel se dresseront, plus normales, les cérébralités mêmes.
 Jusque-là, l'œuvre se dandine, hypothétique.
 Courez vite étrangler le Cygne d'Amour.

IV

Louons Pierre Quillard de sa pieuse dédicace à Ephraïm Mikhaël.
 Au cours de cette étude, a palpité sereine, autour de moi, l'âme du Regretté. Le paradis des âmes c'est d'être évoquées par les vivants sans doute. Notre oubli les doit rendre tristes et mendiantes. Oui son âme, je l'ai vue par mon âme, je la vois encore. Informelle, cependant elle imprime en moi l’idée sensible d'un Aigle Blanc. Il est là près du feu — celui de mon cœur ou du foyer? — et paraît se chauffer, trahissant ainsi que froide est l'Eternité.
 Enfin l'alerte page aux pieds à rebours me ramène aux heures antérieures et peu à peu, par une insensible magie, il habille du Corps remémoré l'Aigle Blanc qui s'y dérobe graduellement Ainsi que dans un sépulcre d'humaine vie : au front du Corps sont des feuilles d'automne.
 Et c'est l'Ami vivant !
 Alors, sous la treille d'illusion, nous recausons les paroles causées qui partirent en preuses vers l'avenir.
 Soudain les voix de la rue, poignardant le charme, en un clin me vieillissent et me rejettent sur le temps de l'Ami mort, au présent, aux choses.
 Et le Corps s'efface graduellement, neige moribondant au fer rouge de la réalité.
 Déjà ne vacille plus que l'idée substantielle. Avant qu'elle ne s'évanouisse aussi, je veux oh! caresser un peu de ce qui n'est plus, ne serait-ce qu'une place occupée dans le salon de mon imagination. Et je lance mes mains, mais l'Aigle a disparu.
 D'un geste prompt, j'ouvre la fenêtre pour le voir s'envoler peut-être par les yeux charitables de la foi... Rien!... sinon que j'entends la Harpe d'un pifferaro gueusant des sous en bas.
 Alors, accoudé, je songe : l'espace est sans doute fait d'âmes, et la musique des Harpes pourrait bien se produire par le nostalgique cri qu'ensemble jetterait un million d'âmes pincées à la fois par le doigt du musicien innocemment barbare.
 S'il en était ainsi, cette mélodie qui nous parfume serait construite de leurs plaintes!...
 Jamais plus, non jamais plus ne joueront les Harpes sans que je prie pour ces Orphelines de la mort, Errantes douleur de l'absence éternelle, Errantes si maigres qu'elles en sont imperceptibles, Errantes qui ne revivront plus la vie chantée par le coq, vivant petit clocher de plumes !...

 5 et 6 décembre 1890.

Saint-Pol Roux.

AU THÉÂTRE LIBRE


 La Fille Elisa, pièce en trois actes, en prose, tirée par M. Jean Ajalbert du roman de M. Edmond de Goncourt. — Conte de Noël, Mystère moderne en deux tableaux, en prose, par M. Auguste Linert.
 La tâche était assez malaisée de transporter à la scène la Fille Elisa, non un roman au sens propre du terme, mais — comme tous les ouvrages que M. Edmond de Goncourt écrivit seul — une étude, une monographie de minutieuse notation physio-psychologique. Au point de vue du théâtre « selon la formule », donc, aucune péripétie en ce livre, et en tout cas nulle unité d'action — si tant est qu'il y ait ici une action — puisqu'il s'agit de toute une vie, et qu'une vie totale, si vide fût-elle, n'évolue point en une action unique. L'unité est ailleurs, tout au fond de l'œuvre : surabondant motif pour que telle critique, parmi le fort tapage suscité jadis par La Fille Elisa, allât jusqu'à dénier à M. de Goncourt l'unité de conception! — Or, de quelle façon M. Ajalbert, qui ne peut apporter au théâtre tous les développements psychologiques de M. de Goncourt, donnera-t-il l'impression synthétique du livre ? Fort habilement, à la vérité, en inventant une plaidoirie qui contient en substance la psychique de l'œuvre.
 Au premier tableau, Elisa est en promenade — car c'est jour de sortie — avec quelques compagnes, et, tout en batifolant sur des verdures, on la blague de son « béguin » pour le pioupiou Tanchon, qui la rejoindra tout à l'heure. Cette scène est capitale : deux ou trois mouvements de colère et de rage d'Elisa, provoqués par ces plaisanteries anodines en somme, décèlent à la fois la nature de ses sentiments pour Tanchon, véritable amour et non simple caprice, et son irritabilité nerveuse d'hystérique. Cette scène, dis-je, fait comprendre le meurtre du pioupiou, alors qu'il veut posséder quand même Elisa en mal de sentimentalité et qui se refuse obstinément. — Le deuxième tableau : la cour d'assises, est tout entier rempli par la plaidoirie du défenseur d'Elisa, qui résume aussi complètement que possible la psychologie de l'accusée et les idées de M. de Goncourt (des lieux communs aujourd'hui) sur les filles soumises. L'étude de la prostitution finit là. — Le troisième tableau montre la prison où la condamnée achèvera de vivre : l'étude de l'abrutissement de l'être reclus et assujetti au « régime du silence absolu » commence ici dans le roman, commencerait aussi dans la pièce si l'auteur avait traité autrement et mieux ce que l'auteur du livre — « livre de vérité et de compassion », dit très bien M. Delzant dans son ouvrage : Les Goncourt — a, lui, si parfaitement traité. Comment M. Ajalbert n'a-t-il pas senti que la scène, qui pouvait être si poignante, perd toute grandeur et devient quasi grotesque avec la gasconnade de cet insupportable directeur du pénitencier, et que ce ridicule bavardage empêche précisément de naître la compassion que M. de Goncourt a voulue chez son lecteur ? Lourde faute à coup sûr, tare déplorable au même titre que la scène de la faiseuse d'anges dans En Amour, le dernier roman de M. Jean Ajalbert. De plus, il est certain que l'entrevue d'Elisa et de sa mère — un bon Forain — manque tellement de vérité en la forme, sinon au fond, qu'on est plus disposé à rire de la maman qu'à s'apitoyer sur la fille, ce qui est contraire encore au but souhaité.
 L'interprétation de cette pièce a été excellente. Mlle Nau exprime d'une façon saisissante des choses difficiles : par exemple, au premier tableau, la diathèse nerveuse d'Elisa. M. Antoine plaide avec éloquence, une éloquence rase, d'une voix un rien trop brève ; le geste aussi est trop anguleux et pas assez ample : M. Antoine n'émeut pas, il convainc, et en cour d'assises ceci ne vaut pas cela. Pour une fois, donc, M. Antoine, dont nous aimons tant le naturel en d'autres rôles, aurait pu être un peu plus acteur. M. Janvier est un Tanchon parfait, parfait.
 Que dire du Conte de Noël de M. Auguste Linert ? La fameuse tranche de vie ne devient de l'art qu'au moment où elle cesse d'être photographique pour être synthétique et suggestive ; — et si l'on ne tient compte de l'antithèse (comme trop puérile;) incluse en cette pièce, il ne reste plus qu'un fait-divers peu intéressant, invraisemblable d'ailleurs et maladroit. Invraisemblable, parce qu'une paysanne ne fait point lit à part et ne saurait cacher une grossesse à son jeune mari, qui l'aime et avec qui elle est unie depuis seulement quelques mois. Maladroit, parce que, au deuxième tableau, il y a disproportion de durée, différence de composition si l'on veut, entre la scène (raccourcie et condensée) de l'accouchement et celle (naturelle) de la fête dans la maison voisine ; c'est assurément le déséquilibre entre ces deux actious simultanées bien plus que la violence de l'antithèse qui rend si intolérable le chant des jeunes filles. Je ne crois pas douteux que M. Linert, qui prouve en plusieurs passages des qualités d'observateur et d'écrivain, ne voie maintenant ces évidences. La pièce fut jouée admirablement par M. Janvier, MMmes Daubrives, excellente daus le terrible épisode de l'accouchement, Barny, Lefrançais, etc. Il est impossible d'être plus vrai que ne l'a été M. Janvier : pas un mouvement gauche, pas une fausse intonation, et rien, absolument rien du trois fois saint traditionnel — si assommant. Seul M. Antoine sait être ainsi nature.
 Je constaterai pour finir les prodiges de mise en scène que réalise le Théâtre Libre : la rue de village (2me tableau de Conte de Noël), la salle d'audience et la pièce où travaille Elisa dans la prison, sont particulièrement remarquables.
 Le programme était signé Forain et Chéret.

Alfred Vallette.

   
LES LIVRES (1)

 Les Cornes du Faune, par Ernest Raynaud (Bibliothèque Artistique et Littéraire). — V. p. 110
 La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard (Librairie de l'Art indépendant). — V. p. 115.
 Fleurs d'Oisiveté, Poésies, par Charles Guinot (Genonceaux). — C'est moins un livre qu'un recueil : toutes les pièces sont indépendantes les unes des autres. Et il manque un peu d'intérêt à une époque où les poètes cisèlent le vers avec un art auquel n'atteint pas M. Charles Guinot, et arrivent à une telle cohésion entre les poésies d'un même livre qu'en retrancher une seule serait faire mal à l'âme de l'œuvre. De multiples influences — dont quelques-unes remontent aux premiers temps du romantisme — y sont aussi trop apparentes. Si, d'ailleurs, il est certain que l'auteur eût sagement agi de cadenasser dans sa Fosse aux ours telle, telle et telle de ses poésies, d'autres sont fort honorables de forme et de fond — mais, je le répète, sans grand intérêt pour nous.

A. V.


 La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889, par Roger Marx. (Ancienne maison Quantin). — M. Roger Marx, qui s'occupe avec une vigilance éclairée des intérêts de l'Art français, vient de publier, dans une édition de grand luxe, la conférence qu'il fit en juin 1890 au Congrès de la Société centrale des architectes français sur la Décoration et l'Art industriel à la grande Exposition. Je ne puis entrer dans le détail des sujets très divers qu'il traite au cours de cette intéressante étude. Signalons les lignes qui concernent M. Emile Gallé, l'un des plus grands maîtres de notre art industriel, et qui « loin de limiter son ambition au plaisir des yeux, se préoccupe sans relâche de solliciter l'intérêt de l'esprit, l'éveil du sentiment par un symbolisme conforme en tous points aux aspirations de l'évolution contemporaine. » Chéret, le maître afficheur, a, au moins, la place qu'il mérite parmi les ornemanistes. Je ne sais, toutefois, si c'est de Goya qu'il convient de parler à propos de Chéret, je ne sais... ? Mais il faut conclure avec M. R. Marx que le premier devoir de l'art décoratif, si justes que soient ses sympathies pour les vieilles traditions nationales ou pour les grâces étranges des artistes de l'Extrême-Orient, est d’inventer : à la condition qu'il discerne

nettement le besoin spiritualiste. le besoin de Symbole qui soulève aujourd'hui tous les arts, de la Poésie à la Peinture, contre les sottes prétentions à la réalité des faux maîtres naturalistes.

Ch. Mce.


 Les Vieux, Drame en un acte, en prose, par Ernest Bosiers (Anvers;). — Voici un petit drame point mauvais en soi, et qui pourtant ne saurait avoir de signification. Je m'explique. Avec le procédé de M. Maurice Maeterlinck, M. Bosiers produit une impression — la même — infiniment moins forte que celle donnée par l’Intruse. Alors, à quoi bon? Le lieu de ténèbres où opère M. Maeterlinck est exigu, et tellement que lui seul (ou un seul qui sera toujours lui, ce qui revient au même) y peut respirer : quiconque tentera l'y rejoindre périra. C'est pourquoi il est vain d'avoir écrit Les Vieux — vieux rentiers que chaque jour rassemble sur un banc et dont l'unique préoccupation est la peur de mourir.

A. V.


 Un Simple, par Edouard Estaunié (Perrin et Cie). — La manière de Flaubert est encore celle qui tente le plus les jeunes écrivains sérieux d'aujourd'hui, parce qu'elle est merveilleusement claire et qu'elle fait songer, son allure étant douce, à ces machines qui pourraient bien marcher toutes seules... Mais il y a dans ces machines-là on ne sait quel petit rouage secret... A le chercher, on perd plus de temps qu'à en inventer un autre, et on reste, malgré de très courageux efforts, un cent vingt et unième Flaubert manqué. M. Edouard Estaunié a écrit l'histoire de ce simple très simplement, c'est-à-dire qu'il a beaucoup peiné, saus doute, pour découvrir le petit rouage. Dans des pages, il nous en donne presque l'illusion, et nous aimerions mieux de bons défauts personnels que cette illusion-là. Son simple est le fils d'une femme dure à l'enfance et tendre aux amours. Ce fils apprend la vie en entendant sa mère vivre... un peu plus fort que d'habitude, et, après une scène grossière qui suffit à déparer tout un volume remarquable, il va se jeter à l'eau. Deci, delà, des paysages méridionaux dessinés du bout d'une plume de roitelet et d'un transparent délicat.

***.


 De l'Authenticité des Annales et des Histoires de Tacite, par P. Hochart (Thorin). — En ce livre d'une bonne et curieuse érudition, il est démontré que les œuvres de Tacite furent fabriquées de toutes pièces, à la Renaissance, par un latinisant habile et astucieux. Tromper à ce point la postérité, nous faire prendre jusqu'à la fin des siècles pour « le témoin indigné de la vertu offensée » les élucubrations factices d'un ingénieux truqueur, — ce rôle, paraît-il, tenta Pogge, l'auteur des Facéties. M. Hochart donne quelques preuves qu'on a discutées, mais non réfutées. Sans parler de la date des plus anciens manuscrits de Tacite (au commencement du XVe siècle on n'en connaissait aucun, et ceux que l'on connut étaient d'une écriture contemporaine), il y des détails assez typiques : Ammien Marcelin est le seul

auteur ancien qui avec Tacite mentionne Ninive, et Pogge est le premier à avoir eu en main un manuscrit d'Ammien Marcelin ; Tacite, qui connaissait certainement le golfe de Jaïes, n'aurait pas commis en le décrivant les grossières erreurs qui lui sont attribuées, — tandis que c'est vraisemblable de la part de Pogge qui ne le visita jamais, etc. Enfin il y a l'autorité de M. Hochart, lequel étudie spécialement les temps historiques qui sont le sujet du pseudo-Tacite.

R. G.


 Le Poème de la Chair, par Abel Pelletier (Vanier). — Est-ce par antithèse que l'auteur donne à sa plaquette ce titre dense et lourd? Ses poésies sont toutes imprégnées d'idéalisme :

Tu seras, pour mon rêve invocateur, la Dame!
Vision qu'on aurait peur de voir s'incarner
Si l'on ne savait pas qu'elle ne peut daigner
Dévoiler la splendeur de son aspect qu'à l'âme.
................
Parce que, loin de vous, je vous ai possédée
Toute l'autre nuit dans le lit de mon idée.''

 M. Abel Pelletier ne recherche point dans son vers cette musique de mots à quoi tendent presque tous les poètes de ce temps : il écrit une langue claire, point prosaïque toutefois, et se contente des rythmes traditionnels. Le Poème de la Chair ne révèle certes pas une originalité, mais indique un poète. Il manquerait seulement un peu de « modernisme ».

A. V.


 Les Psychoses, par Arsène Reynaud (Vanier). — « Ton âme, je le sais, doux Arsène, est trop simple... » C'est ainsi que M. Michel Réallès, daus un sonnet-préface à son « cher et tendre Arsène Reynaud », s'adresse à l'auteur des Psychoses, libricule qui a l'air d'émaner d'une âme plutôt fumiste que simple. Toutefois, malgré la « gosserie » des épigraphes et les chinois acrostiches de notes (DO MI SOL DO — LA RE FA LA), il y a des choses point banales en ces paginettes, même des rimes banvillesques (... O Vénus esthétique. — ... ta gorge reste éthique.)

A. V.




Échos divers et communications

 Nous recevons la lettre suivante :

« Paris, le 24 décembre 1890.


Mon cher ami,

  Dans la notice que me voulut bien consacrer notre ami Ernest Reynaud, et dont l'excessive louange ne laisse pas  que de me confondre, une « aguda » m'est attribuée qu'il sied de rendre à son auteur.
  « Il n'aura qu'un oeil à fermer, etc. » se doit, je pense, impartir à feu Murger, lequel, domestique à la Revue, aiguisa ce quatrain contre le borgne Buloz :

Vienne la mort le réclamer,
Il ne se fera pas attendre :
II n'aura qu'un œil à fermer
Et n'aura pas d'esprit à rendre.

 Trop généreux ou m'estimant assez riche pour qu'on me prête sans danger, le poète Raynaud me glorifia de cette plume que, loyalement, je rétrocède a l'oiseau (jadis parisien!) qu'elle adorna.
 Que ne la puis-je conférer à quelqu'un de mes brillants confrères, exemplum ut Jean Rameau. Ainsi le dit Jean aurait poussé tout au moins un bon mot dans sa vie et rimé quatre vers susceptibles d'être lus. Mais je sais trop les bienséances pour, sous couleur d'apophorètes, chagriner vilainement ce doux pasteur de veaux qui, dans les plus suaves pâturages, broute une herbe de gloire et communie, aux jours des belles dames, avec Bourget le psychologue, avec le marin non conformiste aimé de Rarahu.
 Merry Christmas, dear, and my best love,

Laurent Tailhade. »



 La Rédaction du Mercure de France exprime à M. Odilon Redon tous ses remerciements pour les précieuses étrennes qu'il lui a envoyées : deux superbes compositions tirées à petit nombre : Yeux clos et Serpent-Auréole.

 Trouvé dans notre courrier ces deux amusants triolets :

Barrès, monsieur Rod et Dumur
Tiennent des discours pessimistes.
Verjus à leur prix semble mûr.
Lisez Barrès, Rod et Dumur :
Ils savent que le chien est dur
Et peu tigresses les modistes.
Barrès, monsieur Rod et Dumur
Tiennent des discours pessimistes.

Méténier a dit aux Goncourt :
« Je veux mettre en français vos livres ;
— Ce Journal n'est point assez court »
A dit Méténier aux Goncourt.
L'un est mort et le second court :
Il fuit ce rasoir de cent livres.<br />
Méténier a dit aux Goncourt :
« Je veux mettre en français vos livres» .


 Pour paraître ce prochain mois : Au Pays du Mufle, ballades et quatorzains, par Laurent Tailhade, avec une préface d'Armand Silvestre.  A la Librairie Académique Perrin et Cie, en mars : A l'Ecart, par R. Minhar et Alfred Vallette ; en avril : Lassitudes, par Louis Dumur.

Conseils pour atteindre l'Académie



Si tu veux être,
Malgré tes vers,
Un gendelettre
Palmé de vert ;

Si tu veux braire
Chez monsieur Dou-
Cet, le confrère
De V. Sardou :

Courbe l'échine
Aux discours longs,
Lis des machines
Dans les salons.

Le ciel te garde
De tout écart :
Deviens un barde,
Tel Jean Aicard.

Sois philhellène,
Bois du coco,
Admire Hélène
Vacaresco.

Bavarde comme
Un vieil ara :
Sully Prudhomme
Te sourira.

Peins la bannière
Des Pharaor,
A la manière
De Jean Lahor.

Traite de l'âme
Et de la foi ;
Prône madame
Dieulafoy

(Car ses culottes
Au sar Nebo
Font voir les lottes
De Salammbô).

Ainsi, ma vieille,
Loin des Bulliers,
S'accroit la veille
De Cherbuliez.

Huysmans, Batave,
Dans maint feuillet,
Couspue Octave
Qu'on vit Feuillet.

Mais il n'importe :
Le décati
Frappe à la porte
Du quai Conti.

Prends sur la rive
D'élection
A mon frère Yve
L'inversion.

Ainsi la gloire
Vient à qui sait
— Paul ou Magloire —
Mettre un corset.

Et son aurore
Touche Dubus
Quand il pérore
En omnibus.

D. J.



 La librairie Albert Savine réunit en volume les articles publiés dans la Bataille par Camille de Sainte-Croix sous la rubrique : Mœurs littéraires. — A la même librairie, le mois prochain, L'Eléphant, par Charles Merki et Jean Court.

 Sur opposition au jugement qui condamnait par défaut, le 19 novembre dernier, le gérant de La Plume à 15 jours d'emprisonnement et deux mille francs d'amende, la peine a été réduite à mille francs d'amende. — La Plume annonce qu'elle paraîtra désormais avec 16 pages de texte au lieu de 8. Le numéro du 1er janvier, tout entier dévolu au Symbolisme et à Jean Moréas, donne des extraits des Syrtes, des Cantilènes, du Pélerin Passionné, et reproduit la Préface de ce livre avec les articles consacrés naguère à Moréas par MM. Anatole France et Maurice Barrès. Dans le même fascicule : Les Annales du Symbolisme, par Achille Delaroche ; Etrennes Symbolistes (en appendice), par Maurice du Plessys ; Jean Moréas, composition allégorique de Paul Gauguin.
  Dans Les Cornes du Faune (p. 95), une transposition de mots, qui fausse un vers et le dote d'un hiatus, empêche de dormir le poète Ernest Raynaud. Nous rétablissous in-extenso la pièce :

C'est tout mon horizon, ce cadre de fenêtre !
Tout mon Été l'œillet qui s'y fane, assoiffé,
Et je rêve en cette atmosphcre surchauffée
D’Océans de verdure où recréer mon Être.

O routes d'aventure où chevauchaient les reitres!
Forêts vierges dont nul encor n'a triomphé!
Crépuscules marins, si je vous puis connaître
Ce n'est qu'en ces albums qu'on feuillette au café!

Mon front où vit tout le tumulte des orages
Aspire en vain à la fraîcheur des « doux ombrages ».
La Pauvreté m'attache à la Ville où je meurs...

O même rien qu'en la banlieue, une demeure!
Mais que j'approche et vite ! un aboi furibond
Écartera de la grille ce vagabond!

 

L'Art Moderne du 4 janvier a substitué à son titre habituel un titre allégorique. M. Camille Lemonnier, dans l'article de tête, le définit « Une figure rustique, nue, cheveux au vent, poussant d'arrache-pied le soc d'une charrue dans un sol chardonncux, pendant que le soleil se lève, et que derrière elle, déjà, monte une moisson ». Substantiels articles récapitulatifs sur le mouvement de l'Art et des Lettres pendant ces dix dernières années, signés : Edmond Picard, Eugène Robert, Octave Maus, Emile Verhaeren, V. Arnould.
 Le numéro de décembre de l’Ermitage publiait d'exquis poèmes en prose de notre collaborateur Laurent Tailhade : Terre Latine. Relevé au sommaire de la livraison de janvier les noms de MM. H. de Régnier, H. Mazel, G. Fourest, Dauphin Meunier, Marc Legrand.
 A la salle des Capucines, dans une récente conférence sur l'interview et le reportage, M. Louis Kolf a établi qu'autrefois le jeune littérateur sans fortune débutait en écrivant des chroniques, tandis qu'aujourd'hui son unique ressource est le reportage. — A cela près que les jeunes littérateurs sont aujourd'hui cent là où ils étaient dix, la chronique obligatoire ne valait guère mieux que le reportage forcé — lequel, au surplus, peut apprendre la vie à qui sait voir.

Mercvre.


(1) Au prochain fascicule : Le Pèlerin passionné (Jean Moréas); Les Quatre Faces (Bernard Lazare) ; Le Curé d'Anchelles (Georges de Peyrebrune); Flumen (Pierre Dévoluy); Le Don d'Enfance (Fernand Severin); Culs-de-Lampe (Albert Boissière) ; Peines de cœur (Jean Surya); Le Magot de l'oncle Cyrille (Léo Trézenik) ; Le Songe d'une nuit d'hiver (Gaston et Jules de Couturat).

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