N° 19. – JUILLET 1891

De MercureWiki.
Version du 19 août 2015 à 16:09 par Admin (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 1-64.


LETTRE A L'ÉCHO DE PARIS (1)

───

Paris, 17 Juin 1891.


  Monsieur le Directeur,

 Je vous prie de vouloir bien insérer la réponse suivante à l'article de M. Nestor paru dans l'Écho de Paris de ce matin.
 Je laissai fuir dans l'oubli, le jugeant d'importance nulle, un premier article de M. Nestor dirigé contre moi, mais ce chroniqueur redouble et redit, pour la dernière fois j'ose l'espérer, la même chose. Ni la première fois, ni la seconde, M. Nestor n'a compris l'article incriminé. Il est difficile de comprendre. Je ne lui en veux point de n'avoir pas compris : c'est un passe-temps négatif qui occupe les heures vaines de l'universelle humanité, — dont M. Nestor fait partie, et c'est tout. Ni au chroniqueur, voix d'en bas, ni à ses diatribes, je ne veux répliquer, mais seulement mon devoir est de remettre en leur santé vraie des idées qui, à force de passer de journal en journal, se dénaturent, se gangrènent, en viennent à une pourriture excessive.
 La question est simple et claire. En voici en deux mots l'économie : Au XVIIme siècle, la France s'incorpora une province d'Alsace ; au XIXme, une autre nation, l'Allemagne, enleva cette province à la France. Y a-t-il nécessité à ce que la France n'ait, en sa vie politique et sociale, qu'un seul but : reprendre à l'Allemagne ladite province « antérieurement chipée » ? Des gens croient que oui ; moi je crois que non. Les uns prônent l'alliance russe ; moi, selon des idées peut-être subversives, je préférerais l'alliance allemande, qui, du moins, nous mettrait à l'abri d'une guerre de voisin à voisin. Pour cela, il faut abandonner la productive idée de Revanche, — et cet effort, nous le demandons à l'éternel bon sens que l'on s'accorde à reconnaître aux Français. Est-ce un crime ?
 J'écrivis au Mercure de France, il y a trois mois : « Nous ne sommes pas patriotes ». Non, nous (moi, veux-je dire) ne sommes pas patriotes contre l'Allemagne plutôt que contre l'Espagne, l'Italie, la Suisse, la Belgique ou l'Angleterre ; nous ne sommes pas patriotes s'il s'agit d'attaquer ; nous le serions (c'est-à-dire nous ferions notre devoir) s'il s'agissait de défendre notre langue, nos idées, nos mœurs : la patrie française. Clairement je l'écrivis : je ne puis pourtant enseigner l'A B C de la logique à des chroniqueurs pressés de rédiger leur quotidienne copie.
 En tout cela, l'Idée de patrie ne fut jamais mise en cause. Ai-je, comme Voltaire, félicité le roi de Prusse d'avoir « rossé les Welches à Rosbach » ? Mais non. J'ai, étant enfant, saigné des défaites subies, plus peut-être que tel confortable secrétaire général ; maintenant, je trouve qu'après vingt ans de paix tout cela est périmé, aussi ancien que l'an 1798 où les Français régentaient la Belgique, comme aujourd'hui les Allemands, par le droit du plus fort, régentent l'Alsace-Lorraine. Si vous êtes les plus forts, reprenez ces provinces. Bien, elles sont reprises. Alors l'Allemagne, à son tour, les re-reprendra... et toujours de même.
 M. Nestor désire que l'on massacre quelques centaines de mille hommes. Il est prêt à partir pour la frontière, en qualité de Tyrtée : qu'il parte, je le suivrai avec l'enthousiasme dont je puis disposer. Partons ! Partons ! Partons ! Mais, comme je le disais en cet article désormais fameux : ― « Vous ne partez pas, mes chers patriotes ? Alors, f.....-nous la paix ! »
  Veuillez agréer, etc…


Remy de Gourmont.


 (I) M. Valentin Simond ayant refusé l'insertion de cette lettre — non, du reste, pour sa teneur, puisqu'il n'en a pas pris connaissance, mais en principe, — M. Remy de Gourmont n'a pas cru devoir insister. N. D. L. R.

STÉPHANE MALLARMÉ
───

a propos de « PAGES »



....Les bras de doute envolés comme qui porte aussi un lot d'une splendeur secrète.
(Stéphane Mallarmé. - La Gloire)



 Pages, le titre simulant le dédain voudrait nier l'existence d'un livre et prétendre qu'ici, par quelque hasard, des feuilles éparses furent rassemblées, simplement pour favoriser la joie de ceux qui lisent, et leur éviter la peine de rechercher en des recueils divers d'admirables poêmes en prose et de précieux avertissements sur le théâtre et la parole écrite, tout en leur permettant de s'offrir, au gré de l'heure, le décor de la forêt automnale ou le prince en deuil de soi-même, Hamlet. Apparence de caprice, prestige d'inattendu : l'unité interne — la seule qui nous agrée — est si puissante que si, par quelque jalousie des dieux, l'œuvre de Stéphane Mallarmé venait à disparaître totalement, les penseurs des âges futurs reconstruiraient en une facile synthèse ce que devaient être Hérodiade, L'Après-midi d'un Faune, la Prose pour des Esseintes, et comprendraient aisément la maîtrise qu'exerce un artiste aussi personnel et aussi solitaire sur tant d'esprits parfois très différents du sien.
 Et ce n'est point sans doute par un accident de plume, pour la beauté des mots ou l'exigence du rhythme, que j'écris « quelque jalousie des dieux » : l'irritation de démiurges dépités et maladroits serait, en bonne conscience, fort excusable envers le seul créateur réel, le Poète, qui attribue un

sens à l'énigme et façonne le monde selon son rêve. Tous les autres hommes vivent dans la servitude ; ils rampent comme des chiens battus sous le fouet des choses qui passent ; une Circé triviale et dérisoire les arrête à tous les détours de la route et les mue en bêtes dociles à l'abjection, crédules au honteux mensonge, émerveillées de bauges sordides complaisamment dites palais, et de fleurs vulgaires qui raillent les lys vénérables sur le voile en haillons de la bateleuse saluée impératrice. Seul le Poète est libre : les images tourbillonnent autour de lui, dansent leur ronde de tentation, secouent leur clinquant ; il les écarte, sans condescendre à tirer le glaive, par la seule magie du silence. Son assentiment refusé suffit pour qu'elles n'existent pas, et s'il en veut élire une, sa parole la consacre pour l'éternité, en même temps que la foule tue s'enfonce dans l'ombre, irrévocablement ; ainsi il confère la vie à l'accident, le soustrait à la forme du temps, et l'interprétation qu'il en donne est la seule valable désormais, empreinte d'une frappe authentique parmi les fausses monnaies aussi vaines que les coquilles des noix vidées.
 Cette suprématie plus que divine du Poète, Stéphane Mallarmé l'a établie avec plus de netteté que personne comme une indiscutable certitude, et quand sur des tréteaux quelconques il a vu, à l'exclusion de tous, un drame d'absolu, il déclare : « Je me levai comme tout le monde pour aller respirer au dehors, étonné de n'avoir pas senti, cette fois encore, la même impression que mes semblables, mais serein : car ma façon de voir, après tout, avait été supérieure, et même la vraie. » Sans doute les monades les plus rudimentaires — il est inutile de descendre jusqu'à la sorte d'âme d'un H. F. ou d'un F. S. — les mousses et les lichens créent leur représentation du monde et peuvent l'affirmer vraie. Cela n'empêche point la hiérarchie et que telle conception des choses soit plus complexe, plus riche, partant plus vraie, parce qu'elle implique plus de réalité vivante et suppose en elle tous les ordres inférieurs de la pensée. L'Évangile dit de même : « In domo patris mei mansiones multae sunt ; il y a maintes retraites dans la maison de mon père » ; et un beau mythe de Jean Scot Erigène, le dernier platonicien avant les grandes ténèbres du Xme siècle, montre comment l'œuvre des sept jours est un spectacle de faute ou de grâce selon qu'on le contemple avec les yeux de la sagesse ou de la bestialité. Voici, dit-il, un vase d'or enrichi de perles et de gemmes, d'une noble forme, digne de lèvres royales ; l'avare et le sage le regardent, celui-ci n'en considère que la beauté et goûte une pure joie, tandis que l'autre brûle aussitôt d'une flamme mauvaise, et se plonge dans les plus fétides bourbiers du désir.
 Il me semble que dans la hiérarchie des esprits, l'auteur de « Pages » tient un rang éminent : il est de ceux qui ont l'intuition de l'absolu et connaissent les Idées pures. C'est ainsi qu'il faut entendre ce qu'il appelle le rêve, en s'étonnant qu'il n'y ait point en toute grande ville de notre âge civilisé une association de rêveurs occupés uniquement à dégager la signification des faits habituels avant que les reporters l'aient obscurcie sous prétexte d'exactitude : pour lui, il refuse de rien considérer autrement, et par une sorte de volonté de l'intelligence appréhende toujours immédiatement l'impérissable dans la fuite des fantômes caducs. Cette reconstruction du monde normal est faite dans la première partie du livre, une suite de poèmes en proses à propos d'évènements qui ne seraient point extraordinaires pour le troupeau : un enfant qui passe en chantant dans la rue, l'arrivée un jour d'octobre à la gare de Fontainebleau, ou par « un Juillet de flamme » la venue en yole vers le parc d'une absente, et de là ces merveilles de transfiguration : Pauvre enfant pâle, La Gloire. Le Nénufar blanc. Faut-il dire que toutes ces aventures projetées dans l'infini s'ennoblissent d'une langue évocatoire et s'illustrent d'images linéaires résumant en elles d'innombrables visions sublimées ? Cette discrétion suprême de ne point tout dire pour laisser à l'inconnu l'impériale part qui lui est due éveille précisément les frissons d'angoisse, de tristesse ou de grave sérénité qui courent en nous à la lecture de certaines syllabes et de certains mots, et, pour faire court, la plus auguste impression d'art qu'il y ait. Je veux en témoignage transcrire la fin de ce lumineux chef-d'œuvre, Le Nénufar blanc : « Résumer d'un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d'un site, l'un de ces magiques nénufars clos qui y surgissent, tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d'une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu, sans du heurt briser l'illusion ni que le clapotis de la bulle visible d'écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur.
 Si, attirée par un sentiment d'insolite, elle a paru, la Méditative ou la Hautaine, la Farouche, la Gaie, tant pis pour cette indicible mine que j'ignore à jamais ! car j'accomplis selon les règles la manœuvre : me dégageai, virai, et je contournais déjà une ondulation du ruisseau, emportant comme un noble œuf de cygne, tel que n'en jaillira le vol, mon imaginaire trophée, qui ne se gonfle d'autre chose sinon de la vacance exquise de soi qu'aime, l'été, à poursuivre, dans les allées de son parc, toute dame, arrêtée parfois et longtemps, comme au bord d'une source à franchir ou de quelque pièce d'eau. »
 Toute différente est l'allure de la phrase dans les morceaux didactiques où est fixée une doctrine sur le théâtre ou sur le vers. C'est alors un parti pris évident de simplicité classique, la résignation

austère de toute parure, la nudité d'une langue cursive et initiale : aucune épreuve n'est plus redoutable que celle-là, s'exposer sans armure d'ombres au monstre populaire, et il y faut la souriante tranquillité d'un héros. Tel en d'inoubliables causeries du soir, pour quelques-uns pleins de respect et d'affection, tel ici le Poète parle à tous, mais ayant renoncé à l'incantation de la voix, à la douce tyrannie du geste ; et cependant les mots gardent la même saveur de miel âpre et la bonne amertume de quelques Attiques. Les plus sagaces opinions s'y énoncent touchant l'alexandrin et la rime, trop méprisés peut-être par certains des nouveaux venus, et c'est un charme sans égal que les commentaires sur les inutiles spectacles contemporains. Puis, en de brusques sursauts, des chants éclatent en cette prose, ainsi des soleils d'aurore, par exemple quand survient Hamlet, « le seigneur latent qui ne peut devenir... l'adolescent évanoui de chacun de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts et pensifs par le deuil qu'il se plaît à porter. »
 Ces gloses écrites, un scrupule me reste. Je crains, à la minute de signer, de n'avoir point dit assez hautement notre fervente admiration pour l'œuvre de Stéphane Mallarmé : il importe de la proclamer souvent, dût s'en offusquer la mauvaise foi têtue de la critique, qui justifiera, je pense, une fois de plus, par son silence ou son rire inepte le vers de Jules Laforgue :

Les dieux s'en vont ; plus que des hures !

Pierre Quillard.


CLÉOPÂTRE
───

I

Accoudée en silence aux créneaux de la tour,
La Reine aux cheveux bleus serrés de bandelettes,
Sous l'incantation trouble des cassolettes,
Sent monter dans son cœur la mer du sombre amour.

Immobile, sous ses paupières violettes
Elle rève pâmée aux fuites des coussins ;
Et les lourds colliers d'or soulevés par ses seins
Racontent sa langueur et ses fièvres secrètes…

Un adieu rose flotte au front des monuments.
Le soir, velouté d'ombre, est plein d'enchantements,
Et cependant qu'au loin pleurent les crocodiles,

La Reine aux doigts crispés, sanglotante d'aveux,
Frissonne de sentir, lascives et subtiles,
Des mains qui dans le vent épuisent ses cheveux.

II

Lourde pèse la nuit au bord du Nil obscur.
Cléopâtre, à genoux sous les astres qui brûlent,
Soudain pâle, écartant ses femmes qui reculent,
Déchire sa tunique en un grand geste impur,

Et dresse éperdûment sur la haute terrasse
Son corps vierge gonflé d'amour comme un fruit mûr.
Toute nue, elle vibre ! Et, debout sous l'azur,
Se tord, couleuvre ardente, au vent tiède et vorace.

Elle veut — et ses yeux fauves dardent l'éclair –
Que le monde ait ce soir le parfum de sa chair !
O sombre fleur du sexe éparse en l'air nocturne…

Et le Sphynx immobile aux sables de l'Ennui
Sent un feu pénétrer son granit taciturne ;
Et le désert immense a remué sous lui.

Albert Samain


 

LES DOUZE JEUX DE SOCIÉTÉ

───

I

 Défier les complimenteurs ; les écouter sans leur venir en aide ; compter mentalement jusqu'à trente pour leur donner le temps de barboter dans les louanges ; tourner le dos.

II

 Sourire aux dames, et, dès qu'elles sourient, ne plus sourire. Ensuite, éclater de rire.

III

 De préférence, « cultiver » les vieux des vieux, ceux dont les ongles même ne poussent plus.

IV

 Expliquer, inlassable, pourquoi on ne fume pas, on ne boit pas, « on n'a pas de défaut ». Démontrer que ce n'est point « par genre ».

V

 Devant les portraits de famille, mâcher patiemment le mot qui fera balle dans la vanité des maîtres... Ne pouvoir jamais s'enthousiasmer qu'à blanc.

VI

 L'album offert, s'avouer imbécile, ce soir, ou

sucer avec force l'esprit qu'on peut avoir au bout des ongles.

VII


 Dire, soudain mélancolique : « Je sais que la vie est une noisette creuse » ! ― Aussitôt, taper dessus, à grands coups de marteau d'enclume, pour voir, quand même.

VIII


 Crier : « vive l'art libre! » ― et le faire danser comme un ours.

IX


 Traiter les gens d'artistes en leur faisant des excuses.

X


 Conter des histoires porcines, si discrètement qu'on pourrait les entendre à l'église.

XI


 Regarder sa montre d'un air d'homme préoccupé, et même la remonter, d'un air d'homme de génie qui va se mettre au lit.

XII


 S'en aller, mais, habile, s'être brouillé avec ses hôtes, pour n'avoir rien à leur rendre.

Jules Renard.

TABLETTES DE PROVENCE

___


LE TRÉPAS DU PUITS

___

A Remy de Gourmont.


 Moulin ruineux qui serait dans le sol.
 Haillons de lichens. Margelle usée par les cruches qui s'y posèrent, poules d'argile. Un rien de corde pend à la poulie, tresse défaite...
 Chérissant les puits — car ils doivent être, dans l'existence des Choses, les mère consolatrices — je me penchai pour interroger son âme. On l'avait bue. Quelques gouttes à peine, très au fond, comme en un creux de main : constellation lointaine au bout d'une lunette d'astrologue, ou bien caresses au sein d'une mémoire.
 J'eus pitié de cette carcasse où ne palpitait plus qu'un joyau frêle à vivre, et me pris à songer à ses oboles de fraîcheur.
 O l'eau : vif désir des blonds déserts ! Absolution de la soif, aperçu de l'Enfer !
 Vieillissant d'âge en âge le regard de ma pensée, je vis sourdre de l'atmosphère, peu à peu, des blés, des lys, des pommes, des framboises, des iris. Puis ces fruits et ces fleurs aboutirent à des formes humaines, et ce furent des bras, des gorges, des épaules, des joues, des yeux, des chevelures. Tout le jadis de femmes qui vinrent là, de l'enfance à l'agonie du puits. Derechef, enfin, la vision se transforma. Ces formes nombreuses, fusionnant sur la margelle, se synthétisèrent en une grande Flamme analogue à une grande langue pendante.
 — Je fus la Soif-de-ce-pays ! dit-elle par des étincelles en guise de paroles.
 — Infâme ! criai-je, qui pus tarir l'immense fleur miraculeuse et te fis rabats et baudriers de joie avec les perles de son supplice lent !...
 — Sa vie n'était-elle pas de mourir perle à perle ? objecta la Soif-de-ce-pays.
 — Rouge étendard de l'Égoïsme !
 — Pas plus égoïste ne fus moi que lui ne fut prodigue. Son orgueil était fait de gosiers éteints. Et si ce puits te semble chagrin, c'est des rares pistils laissés par mon respect final en son calice d'ombre.
 Or, mon ire sainte et la proximité de l'Apparition (devant laquelle je suais comme un quartier de venaison) m'ayant altéré, je descendis au fond du puits — et j'y cueillis les gouttes dernières...
 A l'orifice remonté, je ne vis plus la Soif-de-ce-pays; mais sur la margelle, à sa place, pétillait un héritage de rires sardoniques, — tandis qu'un crapaud, crachat énorme où se conservent des syllabes, coassait : Assassin!
 Je compris soudain.
 Follement je m'enfuis, n'osant me retourner vers le puits, grand œil aveugle désormais.
 En la forêt sombre où j'allai m'effacer, un oiseau rare chanta :
 — Le puits est mort joyeux de t'avoir fait plaisir, et je viens t'offrir sa gratitude intarissable.


  18 avril.

_________


MATIN DOMINICAL

______

A G.-Albert Aurier.


 Jet de joies qui s'épivarde dans une vasque d'espérances !
 Sous la houppe solaire éparpillant une pulvère d'or, la mer belle offre son iris calme à la terre jolie. Un navire là-bas, qui fait le taureau, meugle en partance vers un lointain bercail où les pâtres oranges, rouges, noirs, aux plumages sur la tête et sur l'échine, ont des ongles si longs appelés javelots.
 Chaque chose dégage de l'aristocratie comme une Fille de lord caracolant au Hyde Park, à l'heure du fiancé.
 Même les oiseaux ne sont plus des oiseaux, mais uniquement deux moustaches-de-brise avec, au mitan, quelque chose qui chante. L'hirondelle vous gicle dessus, flèche lancée par l'Exil. Quant aux moutons, sur la hanche de la colline, ils évoquent de grosses caresses de nourrice : grosses caresses qui auraient des pattes.
 Ce décor me cisèle la multiple impression d'un paon épanoui, d'un concile de faisans, d'un jubilé de lèvres et de seins vierges, d'une corbeille de désirs, d'une passementerie d'idées juvéniles.
 Si les matins avaient un nom, celui-ci se nommerait Tendresse.
 Tendresse à ce point étrange, et s'infiltrant avec une persuasion telle qu'on se demande si le spectacle s'ourdit hors ou dans vous. Ce matin est une âme : la nôtre, je présume.
 J'évite d'approfondir, crainte d'anéantir ce charme qui est une illusion sans en être une. Or c'est exquis d'habiter cet Instant limitrophant le rêve et la réalité : pays de l'Inexistence-de-l'homme, à moins que ce ne soit celui de l'Existence-de-Dieu. Mais n'approfondissons pas, sinon l'enchantement va se casser comme un joujou. Plutôt évanouissons-nous dans cette limpide féerie de dimanche.
 Rêverie...
 O ce vertige! De par un tas d'oscillations ténues, et comme si la Nature soudain voulait marcher sur les mains, les Papillons et les Fleurs semblent s'intervertir. Et ce phénomène, on dirait qu'il se reflète en mon être bizarre.
 Une aile de papier se pose sur mes genoux, je l'endeuille de ceci :

Mon Aile gît, l'aile pesante de vils deuils;
Mon Corps s'envole, ayant aux flancs de beaux orgueils.
La pécheresse cuve la maligne absinthe,
Et le fol cingle vers les cimes d'hyacinthe.
(La Fleur a pris l'office du lourd Papillon
Qui versa vers la tige son bref pavillon.)
Mais le Corps n'a pas su savourer le ciel tendre,
Et mon Ame n'a pu sur les cailloux attendre.
Il s'est brisé l'orgueil sur les cailloux d'exil,
A jamais Elle a fui vers les saveurs d'avril.
(La Fleur a regagné sa tige malévole;
Il est déjà bien loin le Deux-Ailes frivole.)


 Las! j'ai voulu savoir; aussi, cassé le joujou! Le sable et le son du déboire m'inondent. Maintenant, la Tendresse ambiante me chagrine, et je suis triste comme une petite fille devant sa poupée qui, le ventre ouvert, sourit quand même, impitoyablement.


  26 avril 91.

SOIR DE BREBIS
____

A Louis Denise.


 La tache de sang dépoint à l'horizon de ci.
 La goutte de lait point à l'horizon de là.
 Homme simple qui s'éparpille dans la flûte et dont la prudence a la forme d'un chien noir, le pâtre descend l'adolescence du coteau.
 Le suivent ses brebis, avec deux pampres pour oreilles et deux grappes pour mamelles, le suivent ses brebis : ambulantes vignes.
 Si pur le troupeau! que, ce soir estival, il semble neiger vers la plaine enfantinement.
 Ces menus écrins de vie ont, là-haut, brouté les cassolettes, et redescendent pleines.
 Mes Désirs aussi, stimulés par la flûte de l'Espoir et le chien de la Foi, montèrent ce matin le coteau du Mystère; et s'en furent plus haut que les brebis de mon hameau, les brebis de mon âme.
 Mais, parmi la prairie de jacinthes, l'odorante étoile incendia les dents avides qui voulaient dégrafer son corsage fertile.
 C'est pourquoi mon troupeau subtil, à l'heure d'angélus, rentre en moi-même, les flancs désespérés.
 — Les brebis sont au bercail, et l'homme simple va dormir entre sa flûte et son chien noir.


 29 avril 91.

______


SOUS LE GLAS

____

A Alfred Vallette.


 Prostré sur la falaise ici, pourtant je suis là-bas derrière le Mort qu'on porte au cimetière.
 Mon Ame apparemment, sage cadeau de mes aïeules, aura voulu, pieuse femme, accompagner le faiseur d'héritiers. Mon Corps est resté sous les tamaris et les pourpiers, sans autre âme que le souvenir de la Sienne, souvenir effectif à la manière d'un veuvage.
 Avant de quitter la tour d'argile, l'avisée ménagère a mis des cendres sur le foyer de mon cerveau, pour que le charbon des idées s'use le moins possible en son absence. Je me la figure parmi la couleuvre chagrine des amis et parents. Les villageoises, la regardant, doivent caqueter : « L'étrange étrangère qui n'est point mise ainsi que nous?! » Peut-être un clergeon rapide s'étonne d'avoir passé au travers d'Elle comme au travers de la fumée des encensoirs.
 On enterre le Boucher du pays.
 Mon Corps, tributaire du défunt, n'a pas daigné se déranger. Mon Ame alors — craignit-elle qu'autour des lampes l'on jasât? — partit sous son fichu d'éternité. Jamais, j'y songe, elle ne se servit chez le Boucher, se nourrissant d'abstinence. Elle est allée, quoique cela. O dentelle de la pudeur! ô mandoline de la délicatesse! ô la chrétienne de l'exil! ô la phalène des bûchers!
 Voici qu'en l'air ça tinte !!
 Morne clocher : forge dolente ou ruche du malheur dont les cafards sont les abeilles. Ça dégouline larme à larme et grince dent à dent. La chose lugubre inonde mon Corps par les soupiraux des sens. Mélancolie la parasite va-t-elle, en l'absence de l'Autre, s'imposer? Oh ça tinte, ça tinte, ça tinte ! Je ne sais déjà plus si j'entends les cloches, si je les respire, si je les mange, si je palpe des écus qui seraient des voyelles, si je contemple du vacarme comme en l'épinaline image de quelque bataille de Bonaparte...
 Dans cette passivité, j'exprime ces vers fols que blâmera la foule sage, vers tracés, au hasard de la sensation, avec peut-être tout mon corps sur l'énorme page verte de la falaise :


Mes pareilles
oreilles
sablent vos tangibles parfums,
grands liserons communs,
étincelants tribuns
des vifs matins
et des vêpres éteints,
des nés jolis et des vilains défunts.


Cloches,
bénévoles
poches,
sommelières des sons frivoles
qui convolent
volent,


vos dons
ce soir
vos digdandons
sont noirs
plus que les éteignoirs
et les péchés des pers manoirs
aux heures d'encensoir


Vous avez éteint
ma perruche ravie;
l'héliotrope de ma vie
titube, teint
de ténèbre
ainsi
que si
j'avais ouï
le vin funèbre
épandu par l'œil
épanoui
d'une
lune
en deuil.


Essaim de l'arpège
aux alarmes,
suis-je un ver foudroyé;
bouchons de liège
sur les larmes,
suis-je le noyé?


Danses
de crinolines roides,
lances
dites par des armures froides,
vous m'évoquez un baptême à l'envers
où le parrain
d'airain
parsème des bonbons tintamarrés de vers :
baptême
de chrysanthème
où le prêtre
de hêtre
au menton d'hyacinthe
pleure la perle sainte
sur un cadavre
qu'apportèrent au havre
quatre vagues d'épaules,
au havre
des cyprès et des saules :
reposoirs
des malheurs
dont les douleurs
sont les arrosoirs.


Frigides harpagons de la chair abolie,


fossoyeurs d'enfer
aux ongles en fer,
submergez avec le Mort
éventé si fort
par les sonores plumes
des liturgiques enclumes,
submergez vite en la glèbe jolie
Mélancolie,
l'incube de folie
qui pourrit mes oliviers
sous son déluge d'éperviers !


Afin que gazouille un mois-de-marie
dans ma forêt guérie,
pour me repeindre à neuf comme un enfant
et pour sarcler à tout jamais le sordide olifant,
frigides harpagons de la chair abolie,
annihilez sous la glèbe jolie
l'incube de folie
qui pourrit mes oliviers
sous son déluge d'éperviers
Mélancolie
l'ensevelie !


Dès lors, les nymphes de mes yeux
verdelets
tariront leurs pierreries,
coquetteries.
des adieux
violets :
ma bouche, clavecin d'abeilles,
arborera les verbales corbeilles;
et les cloches,
malgré les pioches,
m'auront l'air de cabris
bêlant vers le lait, qui s'envole des abris
au vallon de mes espérances;
et je croirai, cloches d'égalité,
savourer une danse
émise par vos cornes d'abondance
ou boire des révérences
dans vos coupes d'éternité!


 Mon Âme est rentrée qui, silencieuse, s'accoude à la balustrade des cils, — et regardons la mer.
 Comme elle est sentimentale, on songe aux noyés qui marinent là-bas, avec dans l'œil un désir de rivage et de croix dernière. O ces poissons qui rentrent dans leurs bouches ! ces doigts où spère à jamais une bague attentive ! cette montre, en le gousset, qui marchait encore près du cœur arrêté depuis des heures!
 Puis Elle et Lui, tristes, nous rentrâmes.
 Quand on s'assit pour le repas, fut apporté certain gigot — sortant de chez le Mort.
 Mais un seul couvert brillait sur la table, comme un rire sarcastique...


  6 mai 91.

Saint-Pol-Roux.

PROSES DE DÉCOR
SUR L'EAU
___

 Regarde, mon cœur, voici l'illusion souveraine du soir. Sur la splendeur occidentale du soleil, des escaliers et des palais de rêve. Le ciel est rouge d'une rougeur immense de ville incendiée, et les bâtis de nuages saignent des pourpres de massacre. Près de nous, c'est une forêt de mâtures, un fourmillement de bateaux et d'êtres. Tout un peuple se tasse sur les môles, et le port s'ouvre en ce cadre somptueux de crépuscule. — Et loin, loin s'étend la mer, une mer d'écarlate, de métaux fondus, de braises et d'escarboucles...


 Ecoute, mon cœur, écoute et regarde encore. Le flot bat les quais avec une plainte douce, un murmure monotone. Des chansons meurent dans l'air tiède. Et maintenant le navire se lève, géante image, et passe, passe lentement, lentement, majestueux, presque royal, voilure dehors, ses matelots dans les vergues, le pavillon clapotant à la corne. Un moment, on le voit se dresser dans la coupure des jetées, ramassé de l'étrave à l'étambot pour franchir la passe en un même faisceau de mâts et en un même gonflement de toiles. Il est debout au flamboiement de l'eau et à l'incarnat de l'horizon qui découpent sa noire envergure d'ailes; et des hommes sur l'accastillage se détachent en gestes d'épées brandies, de manteaux envolés dans la brise. Des éclairs jaillissent des sabords dans une fumée roulante. Les batteries tonnent et répondent aux batteries de la côte. Et du fond du port à la pointe des môles, de l'estacade et des quais, des bassins et de la grève des bâtiments à l'amarre en deçà des écluses et de la flottille abritée dans les darses, une surhumaine clameur grandit, clameur d'enthousiasme qui soulève des milliers et des milliers de poitrines, clameur d'une multitude débordant des rues, serrée aux fenêtres des maisons, accrochée aux toits, essaimée dans les barques, écrasée sur les ponts. Le vent ramène des musiques qui ont l'ampleur grave d'un hymne sacré, des élancements de prières en même temps que des sonneries de triomphe. Le pavillon claquant à la corne s'abaisse par trois fois. Et le navire ainsi s'éloigne,— en une gloire.
 Du soleil allume ses cuivres, borde de franges d'or la forme de ses voiles, aigrette ses hunes, métallise le treillis de ses haubans et les fils de ses cordages. Graduellement, il décroît, diminue sur la mer reconquise à l'immensité de sa rougeur victorieuse. Et devenu si éclatant et si baigné de rayons qu'il semble revêtir le ruissellement des châsses, il se fond aux suprêmes lueurs de l'astre. — Cependant que le peuple salue, — comme autrefois le symbole de la nef Argo et la galiote des Conquistadors — l'impérial orgueil du vaisseau de pèlerinage, du vaisseau de ses chimères cinglant aux superbes entreprises, courant, là-bas, aux orients inconnus, au mirage des îles fortunées...

 Quelle armée de barbares saccagea là mystique Jérusalem ? Le sang monta jusqu'au poitrail des chevaux.
 Dans la nuit, le grand navire s'est fracassé sur les rocs. Ceux qui passent-au large peuvent reconnaître ses mâts tronçonnés qui émergent et publient la perfidie de la Mer, et se tendent ainsi que des bras implorent.
 Les routes sont désertes, les soirs sont défunts; et perdue, mon cœur, à jamais perdue la chère Ame : qui était mon âme.
 Voix parfumées dé myrrhe, douceur, charme non pareil des femmes aux mains pâles, duperie ingénue de leurs sourires et de nos vingt ans... Vos mains, femmes, vos pâles mains retombent, abdicatrices.
 S'en aller, s'en aller encore, mon cœur, s'en aller plus loin que le rêve...


Charles Merki

L'IVROGNE



A Robert Bernier.

C'en est un comme il s'en rencontre par les villes:
Son unique richesse est tout l'or du vin pur
Et des alcools; il s'en revient au long des murs,
Par la ruelle étroite, à cette heure tranquille
Où la rougeur des gaz étoile au loin les murs.

Il a l'entière quiétude des gens ivres,
Marchant dans le soleil qu'allume un flot de rhum
Où nul de ses tracas d'hier ne peut le suivre,
Et vois! sa chair toute à l'allégresse de vivre
C'est de la moindre molécule un Te Deum!

Il est l'égal de qui l'exploite et le pressure,
La longue meute qui glapit aux alentours
Du pauvre, ah! oui la meute effrénée, aux cris sourds,
Des repus de suée et des gavés d'usure,
La longue meute qui glapit s'est tue, un jour.

Vois! son nu se décrasse et vibre d'allégresse,
Son échine assouplie et veule se redresse.
Oubliant la gadoue et le plomb des fardeaux
Et l'Usine aux rumeurs dures, quand il s'y presse
Tous les poils de sueur lui collant à la peau.

Il oublie, à présent, le terme et sa femelle
Criarde et maigre avec, dans ses bras convulsés,
Un enfant aux maigreurs de cire, et comme c'est
Triste ce frêle enfant, qui suce une mamelle
Stérile comme un sol où la Guerre a passé!

Il oublie, à présent, son envie idéale
De Jason pauvre à conquérir une Toison.
Son fusil d'émeutier se rouille à la maison.
Le Vin, comme un grand Soir qui monte à l'horizon,
Apaise jusqu'à ses rancunes sociales.

Et ses yeux ont aussi perdu ces éclairs longs
Qu'y met la Haine, alors que traînent ses talons,
Les dimanches, par les villas aux grilles closes
Quand, sur les hauts perrons ensoleillés de roses,
La vitre livre un peu du luxe des salons.

C'est pour d'autres que sèche au soleil du beau linge,
Et qu'aux près d'or s'engraisse un lourd bétail épars,
Mais il n'y songe plus, riche du milliard
Qu'il est du Vin, et son pas danse dans le Tard
Comme sollicité par un air de syringe!

Quel or à désirer qui ne soit pas du Vin!
Quel or plus clair que celui qui flambe en sa gorge!
Loin! la navrure d'être père ! et loin ! la faim !
Loin la suée épouvantable au feu des forges
Un autre cœur plus jeune a bondi dans son sein.

Les gaz font comme autant d'étoiles immobiles,
Et la ruelle qui serpente, l'Homme y va,
Riche du milliard des alcools et fragile,
Avec, aux lèvres, ces refrains des foules viles,
Qu'on chante à pleins poumons quand l'ivresse vous a.

Son cœur! toute une joie énorme s'y concentre
A longer les volets des débits faubouriens,
Où, derrière, sur les étagères, se tient
L'arc-en-ciel des flacons ayant encore au ventre
Du cœur pour qui n'a plus que la place du sien.

Ainsi, l'Homme titube et vire vers son bouge,
Par la ruelle étroite et noire, où, frémissant,
Le ravit l'hosannah d'un vin de gloire, sans
Qu'il voie, en le ruisseau,l'éclair d'un fanal rouge
Prophétiser qu'un soir y coulera du sang.


ERNEST RAYNAUD


CONTES D'AU-DELA.

LE SUBSTITUT



 La foule caquetait, maintenue par deux gendarmes, à bonne distance de la porte cochère. Tombant d'aplomb — il était près de midi — sur le Masse noire formée par le rassemblement, le soleil chauffait au rouge les faces congestionnées et ruisselantes, aux yeux écarquillés ; et, dans le grouillis confus dominaient parfois les gestes de quelque esprit fort discutant, les taches blanches des bonnets, les blouses bleues et les pantalons de treillis, apparaissaient très clairs. Des bribes de conversation s'envolaient par-dessus le tumulte des chuchotements, et aussi des exclamations aiguës de femmes, que répétait l'écho fidèle des très vieux murs.
 Cette rue étroite de petite ville,où quelques fleurs jaunes de pissenlit et des touffes de chicorée venaient égayer la monotonie des pavés disjoints, contrastait par sa vétusté moussue et grise avec l'insolite animation qui l'emplissait d'exubérance.
 En face de la gueule obscure du porche, des glycines balançaient mollement leurs grappes mauves, enguirlandant la crête d'une muraille rongée d'ulcères verdâtres, et d'où le crépi était depuis longtemps disparu ; l'odeur pénétrante épandait, insoucieuse, ses effluves subtils, embaumant l'air brûlant.
 Soudain le silence se fit.
 Un très vieux landau, dont les ressorts rouillés gémissaient à chaque tressaut, s'avança, pour recueillir ces messieurs du parquet, qui parurent sous la voûte, les paupières battantes devant l'éblouissement du grand jour.
 Ils montèrent ; d'abord M. le procureur, un gros, à figure rosée de bon vivant, encadrée de vagues favoris grisonnants, avec une moue sérieuse que désapprouvait le reste de sa physionomie de bonhomme ; puis le substitut, un tout jeune homme qui pétrissait fébrilement son mouchoir de ses mains nerveuses. Son attitude triste et préoccupée suscita parmi les gens qui stationnaient là un mouvement de commisérative pitié.  — « Pensez donc, Paty, fit une commère en se haussant à l'oreille de son voisin, c'est-y cruel, qui faut qu'ça soye lui qui fasse l'enquête sur la mort de sa pauvr'chère femme!... »
 Paty releva ses sourcils, en hochant la tête avec un plissement amer de lèvres.
 Quand le greffier, une serviette collée à son flanc gauche, eut franchi le marchepied, M. le commissaire salua, demeurant avec ses agents, et la voiture s'ébranla au trot de deux bons chevaux, fendant le flot humain qui s'écartait avec des mines curieuses et grand respect.
 Après une petite toux, préambule oratoire, le procureur parla, le premier, tandis que l'antique véhicule longeait rapidement un mur bas que surplombaient d'épais marronniers ombreux.
 — « Voyons, mon cher Mersol, dit-il en se tournant vers le substitut, il faut être plus... plus homme, que diable ! Je comprends votre douleur, et au besoin.. même je la partage. Vous aimiez votre épouse, c'est tout naturel, mais devant le crime, hum!. l'homme, c'est-à-dire le mari doit céder la place au magistrat... »
 Après une pause :
 — «... Aucun indice ?... »
 Le greffier répéta vaguement :
 — «...Aucun indice ... »
 —« Et ce qui rend la question plus obscure... c'est que — comme le disait si bien monsieur le commissaire, et du reste, moi-même, j'avais de suite remarqué la similitude de ces deux cas — nous retrouvons ici la même manière de faire que dans ce premier crime, également commis chez vous, monsieur Mersol... ». .
 Le jeune homme se leva à demi, et regardant son interlocuteur :
 —« j'ai dirigé en personne, monsieur le procureur, l'enquête sur le meurtre de ma bonne, et crois l'avoir menée à bonne fin: certes, puisque le coupable est à l'instruction... »
 —« Le prévenu, voulez-vous dire? Eh bien, il me paraît résulter, hum ! .. il me semble devoir être induit de ma proposition précédente que ce vagabond pourrait fort bien ne pas être l'auteur de l'assassinat de la demoiselle Louise Pertaut, votre servante. Ce n'est pas tant parce qu'il persiste avec fermeté dans ses dénégations, mais le même instrument a dû servir aux deux crimes. Or, cet homme est arrêté depuis quinze jours. »
 —« Cette affaire se présente très complexe... »
  — « L'on croirait à une fatalité mystérieuse, qui plane sur notre demeure. »
  — « Néanmoins, reprit-il aussitôt, avec un geste de suffisance, j'espère que nous arriverons à débrouiller tout cela... Hum!... Assurément, dans ma longue carrière j'ai eu l'occasion de rencontrer des cas d'apparence aussi inexplicables....»
 Et M. le procureur raconta à ses compagnons, qui n'en étaient pas à la première audition, l'histoire de cet épouvantable égorgement, dont il avait découvert l'auteur grâce à son incomparable sagacité.

 L'enquête, décidément, aboutissait peu. L'on ne pouvait relever la moindre trace de l'audacieux criminel dont les forfaits avaient troublé la paix de la sous-préfecture.
 Coup sur coup, deux assassinats commis à quelques semaines d'intervalle, et par le même individu, fort probablement, faisaient naître une sérieuse inquiétude. Car, après la bonne du procureur, qu'on trouva, un matin, dans sa chambre, la tête, à demi détachée du tronc par une formidable entaille, ce fût la femme même de M. Mersol, présentant une semblable blessure.
 Les habitants, jusque-là si confiants et paisibles, étaient devenus anxieux, terrifiés. Maintenant, tous les soirs, chacun se verrouillait hermétiquement en sa demeure. Il circulait d'invraisemblables histoires, et les conjectures habituelles allaient leur train.
 Mais rien, sauf d'insignifiants détails, n'était aperçu, qui fût de nature à éclairer les magistrats. Les journaux eux-mêmes avaient renoncé à instruire une aussi mystérieuse affaire, se réservant seulement les clichés ordinairement usités en pareil cas, et daubant la justice, comme de coutume.
 C'est en vain qu'on avait expédié de Paris à la police découragée un inspecteur renommé : il n'avait rien trouvé de plus.
 Ce policier émérite venait d'assister à un nouvel interrogatoire du vagabond, arrêté à l'occasion du premier meurtre. Après que l'on eut reconduit le prévenu dans sa cellule, M. le juge d'instruction demeura très embarrassé, regardant son auxiliaire d'un air anxieux : ce dernier demeura muet et parut fort perplexe.
 Lorsque, un bruit de pas ayant résonné dans l'escalier gémissant, la porte s'ouvrit, livrant passage au substitut. De suite, il demanda froidement aux deux hommes :
 — « Ab-so-lu-ment rien? » -
 Puis, devant le signe de tête firent, continua, sans attendre une plus longue réponse, s'animant peu à peu :
 — « Eh bien! Messieurs, je vais vous dire, moi, je vais vous dire comment ont été commis les deux crimes... — Il faut que je vous le dise. Ha! reprit-il en ricanant, c'est que je vois les scènes sanglantes, comme si j'y avais assisté. Tenez... la première, n'est-ce pas?... Il est onze heures... C'est le soir... Louise vient de monter dans sa chambre, et sa porte n'est pas fermée... elle attend son amant... je vous assure, moi, que c'est son amant... qui l'a tuée... Les pieds nus, il gravit les marches grinçantes de chêne, lentement. Il évite tout bruit. Si madame Mersol se réveillait!... Vous voyez comme il se glisse là-haut, le long du corridor; elle l'éclaire avec précaution... Ce soir-là — vous m'écoutez? — ce soir-là, comme il la renversait d'un baiser sur le lit, un sinistre, rayon de lune perça le nuage noir le funèbre nuage; et sa lumière, qui était d'argent lamé de reflets bleus, et sa lumière triste vint frapper le cou de la jeune fille qui riait, la figure dans l'ombre. Ce cou s'offrait livide, avec le brillant satiné de la nacre, et ses veines gonflées y mettaient de vagues dessins violets, le marbrant. Ah! la neige attirante de ce cou, si pâle !... Alors, il eut la féroce envie de teindre tout ce blanc de pourpre. Car, souvent, bien. souvent, l’Idée de crime s'était implantée en lui, impérieuse, promettant d'inconnues félicités... l’Idée voluptueuse de crime, la tentation destructrice, combien de fois s'était-elle ainsi présentée qu'il n'avait su repousser de son esprit!... Et s'il gardait constamment sur lui un rasoir, n'était-ce pas qu'il croyait que la possession platonique de cette arme apaiserait cette obsession monstrueuse?... Mais là, ce fut trop fort : il prit l'instrument dangereux, et, avec un tressaillement d'infini plaisir qui vibra longuement en ses moelles, il enfonça la lame, si facilement qu'il s'étonna de la résistance dernière des vertèbres... Celui qui n'a pas connu la joie de tuer ne peut savoir à quel point il était pantelant de bonheur, lorsque le sang jaillit. La ronge liqueur gicla d'abord avec force et par saccades rhytmées hors des carotides tranchées, venant inonder la face, de suite blêmie. Puis, avec des dégradations insensibles, le double jet diminua d'intensité, ruisselant enfin en minuscules gouttelettes de rubis sur la gorge tiède, vêtue ainsi d'un splendide filigrane de velours incarnat, rapidement foncé. Non, en vérité, vous, à qui jamais pareille chose n'arriva, vous ne vous imaginez pas quels transports féroces et extasiés ravissaient le meurtrier!... Le lendemain, il jugea cet acte abominable, et douta de l'avoir commis... Bizarre contradiction de cette âme !... Or, remarquez, je vous prie, remarquez attentivement comme étaient vacillantes ses pauvres pensées, qui se heurtaient follement l'une l'autre, à grand fracas sous son crâne : tantôt elles revenaient en souvenirs très doux — et n'avait-il pas délicieusement obéi à l'injonction de l’Idée, de l'alliciante et despotique Idée de crime! — tantôt cela reparaissait angoissant et affreux cauchemar, troublant ses rêves... Observez, donc, l'incohérence de tout ceci, ajoutez-y le désarroi moral qui en résultait, vous allez comprendre que cet homme demeura sans force, lorsqu'une seconde fois l’Idée revint, impulsive... Alors, plus d'hésitation : le meurtre aussitôt que conçu est exécuté — l'occulte démon qui armait son bras disposait d'une trop invincible puissance, il ne songea pas à lui résister... De nouveau, il se délecta à contempler la fumante cascade d'écarlate, frangée d'écume sombre, emperler de ses feux d'aurore sanglante l'albâtre des chairs moites. Mais, lorsqu'elles furent tout à fait froides, que les prunelles, voilées de mort, ne regardèrent plus, la fièvre qui martelait les tempes de l'assassin se tut: il pleura...longtemps; et je vous jure que ses larmes étaient aussi sincères que les miennes!... Au fait, monsieur le juge, donnez-moi donc, s'il vous plaît, un mandat d'amener, que j'y inscrive le nom du meurtrier. Je tiens, assurément, à l'écrire moi-même. »
 D'une main qui tremblait un peu, le substitut tendit le papier aux deux hommes; et, pendant qu'ils y lisaient :

       ROGER MERSOL


le fou homicide, profitant de leur stupeur, se précipitait par la fenêtre sur les dalles de la cour.


GASTON DANVILLE

NAUFRAGE



Pour Louis Dumur



De bons aventuriers écoutèrent la mer,
Dont les flots soupiraient :« Abandonnez la grève,
« Nous vous emporterons vers des îles de rêve,
« Où jamais un réveil n'a de sourire amer .»

Un soir que dans l'azur palpitaient tous les astres,
Ils ont gaîment appareillé pour l'inconnu,
Et c'était fête à bord quand l'orage est venu
Précipiter sur leur vaisseau tous les désastres.

La tourmente les a jetés près d'archipels
Dont les bois exhalaient de vagues symphonies
Et des parfums chargés de langueurs infinies,
Accompagnant des voix aux Magiques appels.

C'était le chant suave et mortel des Sirènes,
Qui s'avançaient, avec d'ineffables lenteurs,
Les bras en lyre et les regards fascinateurs,
Dans les râles du vent divinement sereines.

Les naufragés, déjà sombrés, se révoltant,
Luttaient contre la mort à mains désespérées;
Elles, les enlaçaient sur les vagues cabrées
Et les ensorcelaient de ciel pour un instant,

Puis les jetaient sans âme aux rages de la mer,
Qui soupirait jadis « Abandonnez la grève,
« Mes flots voue berceront vers des îles de rêve,
« Où jamais un réveil n'a de sourire amer. »

 1887

Edouard Dubus.

RATIOCINATIONS FAMILIÈRES,
ET D'AILLEURS VAINES
A PROPOS DES TROIS SALONS DE 1891



 — « Le Salon, Monsieur, est excellent cette année... »
 — « Ne trouvez-vous pas, Madame que le Salon est détestable ?... »
 — « Il y a bien dix ans qu'on n'avait vu meilleur Salon... »
 — « Mon cher, depuis dix ans, je n'a pas vu de Salon plus mauvais que celui-ci... »
 « Le niveau d'art du Salon, Mademoiselle, me paraît s'être sensiblement élevé... »
 J'ai toujours, quant à moi, sincèrement admiré les gens péremptoires et, sans doute, compétents, qui, tous les renouveaux, au mois de mai, s'estimeraient d'incurables crétins s'ils n'avaient devant leurs parents et amis, formulé, au moyen des sacramentels apophtegmes précités, une opinion générale et comparative sur la valeur des annuels étalages du Palais de l'Industrie et du Champ de Mars. Peut-être ne suis-je point assez subtil pour saisir ces nuancés différentielles, peut-être manqué-je de l'esprit généralisateur qu'il faut ; quoi qu'il en soit, dussé-je être à jamais déshonoré par cette ingénue confession, je m'avoue tant à fait incapable de ces sortes de jugements, ayant toujours, avec candeur, professé que rien ne ressemble plus à un Salon qu'un autre Salon. Tous les articles qu'y déballent à jour convenu les négociants en badigeon ou glaise gâchée m'apparaissent, en effet, sans guère d'exceptions, fabriqués selon les indentiquement mêmes procédés, pour les mêmes fins, à savoir la vente et les récompenses officielles, choses louables, peut-être, au point de vue de ]'économie domestique et sociale, mais qui à coup sûr, n'ont rien à faire avec l'art. De cette identité des procédés, de cette identité des préoccupations de tous les divers producteurs, doit nécessairement résulter une absolue ressemblance des divers articles entre eux, une absolue ressemblance des diverses expositions entre elles, une production commerciale éternellement égale à elle-même, et c'est pourquoi je me permets de penser qu'il est un peu extrêmement absurde de parler, à propos de ces choses immuablement nivelées et certes fort étrangères à l'art, du fameux « niveau d'art ».
 Je sais bien qu'un me peut objecter que, parfois, quelques œuvres de réelle valeur, conçues et faites sans nul souci mercantile, peuvent, profitant d'une distraction du jury, s'égarer dans, comme l'on dit, cette galère. — Combien rares, pourtant, et combien noyées dans les flots d'articles de pur commerce! — Ces œuvres,lorsqu'on les rencontre, il est loyal de les signaler et j'essayerai de le faire, mais ne sont-elles pas insuffisantes à modifier l'aspect général d'une exposition dans laquelle elles ne sont que l'imprévu, que l'accident? Il était donc bon, avant de commencer ces notes sur les Salons, de prévenir le lecteur qu'il n'y serait point question d'art, point d'artistes, mais simplement d'une industrie de luxe, très importante aujourd'hui, et dont l'étude ressortit davantage de l'économie politique que de l'esthétique. Elle compte pour beaucoup, malgré les prohibitions douanières créées par l'Amérique, dans le commerce d'exportation de notre pays, et c'est, je crois, une œuvre éminemment patriotique que d'étudier sérieusement ses modes de fabrications et ses ingénieux produits, qui offrent, réfléchissez-y, plus d'une ressemblance avec ce qu'on nomme l'article de Paris.
 Lorsque nous voudrons reparler d'art (car, Dieu merci, c'est encore possible aujourd'hui), nous ferons en sorte de prendre autre chose que les Salons comme thème de conversation. Nous aurons soin de tourner un dos obstiné aux géniaux négociants de ces foires un peu honteuses, et nous irons plutôt vers les solitaires, vers les convaincus, qui travaillent dans le silence à la réalisation des idéaux rêvés, heureux des seules jouissances de l'art, dédaignant les gains illicites, les bêtes cajoleries de la plèbe, estimant que l'oeuvre d'art ne saurait être primée dans un concours comme un bétail gras ou un produit alimentaire. Alors, sans doute, au quitter des banales hideurs, toujours les mêmes, toutes identiques, appendues aux murailles du Palais de l'lndustrie ou de tout autre bazar national, les chefs-d'oeuvre d'un Degas, d'un Césanne, d'un Renoir, les rêves féeriques d'un Gustave Moreau, les cauchemars horrifiants d'un Redon, les symboliques visions d'un Gauguin, les hallucinations diaboliques d'un Rops, les toiles rutilantes d'un Van Gogh, d'un Monticelli, d'un Monet, d'un Pissaro, nous paraîtront plus belles encore, d'un art encore plus, pur, plus divinement irradiées...
 Peut-être, en outre, resongerons-nous des grands noms qui glorifieront ce siècle, des Corot, des Delacroix, des Millet, des Courbet, des Manet, des Daumier, des Rousseau, eux aussi bafoués par les jurys de jadis, ou, volontairement s'isolant, s'éloignant des expositions et des concours, plus satisfaits du silencieux orgueil de leurs rêves et de leurs créations que de tous les hochets honorifiques ou des gains réalisés... Ah ! pauvre public, pauvre incurable public, refuseras-tu donc toujours l'aumône d'un regard aux travailleurs silencieux et probes? T'obstineras-tu toujours à te ruer à la bruyante parade des camelots bonimenteurs qui te promettent, au son de la grosse caisse et des cymbales, des jouissances d'art garanties bon teint, des jouissances d'art extra-pures? Au reste, comment, maintenant, serais-tu capable d'un peu de bon goût, d'un peu de bon sens, d'un peu d'intelligence? Sans doute tu es, aujourd'hui, trop vieux, il y a trop longtemps que tu savoures les mêmes produits frelatés, ton éducation artistique est faite, irrévocablement faite, le Salon est devenu nécessaire à ton bonheur et je ne crois plus guère que ton âme racornie, que tes sens dépravés soient susceptibles, devant une œuvre même sublime, de frissonner à l'unisson du rêveur qui l'a créée! De temps en temps, je sais bien, il t'arrive, par faux dilettantisme, par pose, par mode, par stupide dandysme, de t'engouer d'un artiste véritable... mais combien rares ces fantaisies, combien peu sincères, combien maladroitement à contre-sens tes extasiements et tes louanges!... Margaritas!... comme disent les professeurs de rhétorique...
 Eh bien, puisqu'il en est ainsi, parlons donc, pour une fois, de ce que tu aimes, de ce que tu aimes bien franchement, parlons du Salon — non point, pourtant, de la peinture au Salon, de la sculpture au Salon, mais, plus généralement, de la peinture-pour-le-Salon, de la sculpture-pour-le-Salon. - Parlons de tes coutumiers et favoris et adulés... artistes, si j'ose ainsi m'exprimer, avec toute l'indulgence, avec toute la considération possibles..... Car, je l'avoue dès maintenant, il n'y a point que du mal à en dire. Tous, sans exception, ils sont des gens de talent, de beaucoup de talent, prodigieusement habiles, sachant à fond tous les trucs de leur difficile métier. S'ils n'ont point d'âmes, ils ont, du moins, des doigts inimaginablement adroits, et s'ils s'insoucient de cette insanité sublime qu'est, au XIXe siècle, l'Art, ils n'en ont pas moins un idéal, pour lequel ils se feraient tuer, l'idéal de M. Poirier: faire honneur à ses affaires.


 Ce qui frappe, tout d'abord, dès l'entrée en un Salon quelconque, c'est, avec la dépense vraiment extraordinaire d'habileté et de science technique, la prodigieuse ressemblance de toutes les toiles entre elles, ressemblance qui va jusqu'à ce point que, sans certaines singularisations superficielles destinées à servir d'enseignes et préméditées indépendamment du reste de l'œuvre, ainsi que des marques de fabriques, on pourrait, le plus souvent, déplacer, d'un tableau à l'autre, les signatures, sans que nulle grande incohérence en résultât! Jadis cette analogie des talents s'expliquait à peu près d'elle-même, conséquence logique, nécessaire de prémisses sues. Le Salon était presque exclusivement réservé aux peintres académiques et à leurs élèves. Tous avaient subi une éducation commune, possédaient une commune conception de l'art, étaient sursaturés des mêmes idées, usaient des mêmes formules, des mêmes procédés, professaient la même croyance en l'infaillibilité d'un seul Idéal, qui était l'idéal fabriqué et estampillé par l'Ecole de Rome. Aujourd'hui, les Académiques sont devenus, décidément, en minorité. Les salles du Palais de l'Industrie ont été envahies par une foule d'artistes, jeunes, ayant bruyamment rompu avec les antiques et officielles traditions, ne possédant nullement l'unité d'idée et d'instruction technique de leurs prédécesseurs, et affichant et clamant très haut leur prétention de réagir contre ces derniers. D'où vient donc cette similitude de résultats procédant de causes qui paraissent tant différentes?
 Ne serait-ce pas, tout simplement, que, malgré cette ostentatoire réaction contre le vieil art académique, les nouveaux venus suivent des errements identiques à ceux de leurs aînés ? Ils se figurent avoir affranchi le dessin et découvert la couleur, ils n'ont fait que remplacer, selon le joli mot de Boulanger, le casque par la casquette, et que proclamer l'indignité du bitume. Ils se sont bornés à changer de formules et de modes ; ils n'ont point, ce qui serait la vraiment bonne réaction, renoncé à toutes les formules, à toutes les modes, à tous les Idéaux tout faits ; ils n'ont point su se contenter d'interroger, oublieux de tout savoir et de toutes conventions, le profond de leur âme (au cas où ils auraient une âme), ni en retirer, vivantes et palpitantes,des sensations vraies,des émotions vraies, des idées, pour nous les montrer, naïvement.
 A quoi d'ailleiirs cela leur eût-il servi ? Le public qui admire, le public qui achète, le public qui sacre grand peintre ne tient guère à toutes ces babioles. Il demande qu'on ait du talent, tout simplement, et le talent pour lui c'est, ils le savent bien, cette habileté prodigieuse des mains, cette habileté de prestidigitateurs que tous possèdent presque au même degré.
 D'ailleurs,cette sine-qua-non habileté, nos roublards industriels l'ont, en leur ateliers, baptisée, vraiment maquignonneusement, d'un beau nom fort certes idoine à inspirer le respect au bourgeois ; ils l'appellent : la Science:
 — La science de l'impersonnel et du banal, sans doute !... Ce mot-là est même le grand mot des artistes actuels — comme ce fut, d'ailleurs, celui des Académiques. On s'en sert à tout bout de phrase, pour assommer le piteux profane qui n'a point la foi.
 — La science !... Monsieur!... Mais la science ?... Alors vous ne croyez pas qu'on ait besoin de science?... Mais les Maîtres, Monsieur... les Maîtres y croyaient, à la science !... à la science!...
 Eh oui, les Maîtres croyaient à la science et, ce qui est beaucoup mieux, ils la possédaient, et c'est pourquoi je ne puis me persuader que nos modernes badigeonneurs tiennent bien la vraie. Car, enfin, point n'est besoin d'être sorcier pour distinguer la radicale dissemblance qui existe, à ce spécial point de vue, entre nos petits bonshommes de maintenant et les grands artistes d'autrefois. Prenez, par exemple, une œuvre de Michel-Ange, une de Raphael, une d'Holbein, une de Rubens. Aurez-vous besoin de les longtemps étudier pour en chacune discerner une science du dessin, de la couleur, de la composition, également profonde, et pour, d'autre part, constater que le dessin de chacune que la couleur, la composition et le modelé de chacune sont essentiellement dissemblables ? Pourquoi ? Sans doute parce que, les uns et les autres, ils ignorent cette hypothétique Perfection, soit-disant absolue et incontingente, quasi-entité métaphysique inventée par les peintres de Salon et qui serait LE Dessin, LA Couleur, etc., mais, qu'en revanche, ils possèdent en dessin et en couleur, une perfection pour ainsi dire psychologique, c'est à-dire très relative, très variable et très individuelle, — résultante, ou plutôt synthèse expressive de toutes les diverses spécialisations de leur âme propre. Il n'existe donc point, ainsi que beaucoup veulent aujourd'hui le croire ou le faire croire une science du dessin, une science de la couleur, mais mille sciences du dessin et de la couleur, de même que mille différentes âmes d'artistes, et ces choses ne sont nullement des entités abstraites, unes, invariables, au-dessus des contingences humaines, des lois préétablies, qui peuvent s'étudier, comme les mathématiques, dans les manuels et les écoles et se traduire, ad usuni juventutis, en un certain nombre de formules schématiques éternellement vraies. Elles sont, en dernière analyse, des langages, tout autant que la parole articulée, puisqu'elles servent, elles aussi, à la traduction de psychies. Comme le langage articulé, elles ont des particularisations, échappant parfois au vulgaire, mais intimes et profondes, particularisations résultant de la différenciation des âmes d'artistes, de même que les intonations et les expressions spéciales de chaque voix résultent de la différenciation des larynx. Ce qui importe surtout dans l'œuvre d'un peintre, c'est la conservation de ces diverses particularités du naturel accent, puisqu'elles seules nous donnent, pat correspondance, l'indispensable vibration de son âme d'artiste. Or, ce qu'on appelle aujourd'hui être savant, n'est-ce pas avoir perdu, par une opiniâtre étude, ces mêmes particularités d'accent !

***


 Aussi bien, doit-on s'étonner de cette universalité de fausse-science marquant l'universelle banalité des sous-barbouilleurs dont s'enorgueillissent nos Salons ? Franchement, il faudrait ignorer comment se recrute cette formidable et encombrante armée de rapins et de rapines, d'année en année grossissante, et dont les doux-fleurantes secrétions constituent l'ornement des palais prêtés par l'Etat! qu'on y songe un peu. Chaque jour des milliers de jeunes gens se découvrent l'irrésistible vocation de la palette. Les parents, loin de protester, comme les parents légendaires d'artistes, encouragent. C'est que le public se persuade de plus en plus que la peinture est mieux qu'un art, une sorte de négoce pas fatigant, n'exigeant pas des facultés de premier ordre, et incomparablement plus lucratif que la droguerie et la nouveauté. On sait, dans ce bon public, que les peintres vendent, assez facilement, au poids de l'or, leurs petites saletés, alors que les autres artistes, sculpteurs, poètes, musiciens, meurent souvent de faim à travailler d'un travail de forçats à des œuvres vaines et méprisées. On se chuchote, dans les arrière-boutiques, les cotes fantastiques des petites, épinaleries des Meissonier, et les grandes saloperies des Bouguereau. Le M. Homais d'aujourd'hui ne trouve point assez d'encouragements lorsque son fils lui déclare « sa vocation », et des foules de petits Homais se mettent à étudier la technique du badigeonnage, et leurs papas de dire (j'ai entendu le mot): — « Mon fils apprend, monsieur, à devenir artiste !... » Ils l'apprennent, en effet; ils l'apprennent si bien que tout le monde se déclare très satisfait des résultats qu'ils obtiennent. Regardez-les, au Salon, les petits Homais, tous les petits Homais !... Ont-ils assez de talent ! Ont-ils assez de science !... Ils connaissent tous les trucs, tous les procédés, tous les escamotages, toutes les ficelles, tous les moyens d'être génial sans génie, et même spirituel sans esprit !... Et ceci dit, comment maintenant s'étonner de la similitude de toutes les peintures exposées et de cette fameuse habileté qui se retrouve en toutes, toujours invariablement la même. Soit plusieurs milliers de calicots, à aspirations artistiques, et pourvus, tous, d'intellects banaux comme des fours. Après quinze ou vingt ans d'études, devenus très habiles et très savants, pourquoi ces calicots seraient-ils moins banaux qu'au début? Les neuf dixièmes des peintres dont nous voyons les toiles au Salon sont-ils autre chose que les calicots en question?...


***


 Mais, ce n'est point tout. Nos peintres de Salon se ressemblent parce qu'ils sont, à leur début, tous également doués de la même absence d'originalité et de la même absence de sens artiste, parce que, tous, ils arrivent par l'opiniâtre piochement des mêmes méthodes et des mêmes procédés, parce que, tous, ils poursuivent le même idéal commercial. Ceci est entendu, mais il pourrait se produire que, malgré cette nécessaire identité de fonds, qui est tout, il existât entre eux (ce qui serait peu, mais ce qui serait mieux que rien) une certaine dissemblance, extérieure et de détail. Pour cela, il suffirait que chacun d'eux eût assez d'intelligence, pour concevoir lui-même une quelconque idée à développer. Il n'en est rien.
 Nos jeunes aussi bien que nos vieux calicots sont (et c'est la leur grande force, la vraie cause de leur succès) incapables d'avoir l'ombre d'une idée et dans tout, jusque dans le choix du sujet, chose presque insignifiante, se contentent de faire ce que tous les calicots du monde considèrent comme le summum du bon goût: ils suivent la mode! Or, la mode est au joli ― un joli qui n'est point de tous les siècles, un joli qui peut être et qui est le plus souvent très laid, mais qui n'en est pas moins le joli de maintenant. Définir cette chose complexe et subtile serait long. Peu de mots englobent autant d'idées et d'actes hétérogènes. Je tenterai pourtant (n'ai-je point promis d'étudier en détail la fabrication de l'article pour Salon et n'est-ce point là un des éléments les plus importants de cette complexe industrie ?) je tenterai pourtant d'en montrer les plus saillants, caractères.
 Un des principaux consiste en un essai de fraude sur le travail dépensé : l'œuvre doit donner la sensation d'une chose faite sans effort, sans tâtonnement, du premier coup... Le monsieur qui, avec une série de touches cavalièrement jetées sur la toile, nous procure l'impression d'une chose finie, aussi finie que les pignochages des vieux paysagistes qui comptaient les feuilles, a fait du joli et l'on dit autour de lui :
 — Quel joli talent ! Quelle patte ! Comme c'est brillant ! Comme c'est enlevé ! Comme c'est joli! Mon Dieu, comme c'est joli!
 Néanmoins, il en est d'autres qui arrivent au même résultat par le moyen contraire du pignochage, des brosses à deux poils, et du microscope. Ceux-là, on les regardé à la loupe. On s'extasie sur le poli et la politesse de leur badigeon (c'est lisse comme une toile cirée), et, encore, les jolies femmes s'exclament généralement :
 — Comme c'est joli Comme c'est distingué !
 Le monsieur qui fait du joli pratique le blaireautage, parce que c'est le signe de l'idéalisme en art, ou le couteau-palette, parce que c'est l'indice d'un génie crâne, robuste, amoureux des réalités solides. Il peint d'accoutumée dans les tons clairs, parce que le bitume n'est plus à la mode, mais il évite les brutalités de coloration qui dérouteraient le public. Il aime les tons gris, ces tons ayant la réputation d'être d'une finesse excessive. Lorsqu'il veut se poser en audacieux, en radical, en homme de progrès, il emploie de la laque violette. Toujours, le dessin, la coloration, l'effet, la composition doivent être impersonnels et veules, et cela parce qu'en regardant le tableau, le spectateur ne doit pas être frappé par le tableau, mais par le talent de l'artiste; il ne doit pas dire: « Quel beau portrait ! Quel superbe paysage! » mais: « Quel habile portraitiste!... Quel adroit paysagiste ! »
 Quant au sujet, il importe peu, puisque tous les sujets peuvent être traités de façon à donner cette obligatoire impression de joli. Cependant certains sont particulièrement favorables à cet aimable costumage : toutes les parisienneries, toutes les polissonneries, tous les faits divers émouvants, tous les patriotiques pathétismes, toutes les sentimentalités, toutes les nudités de femmes sont très recherchées. Quelquefois, au contraire, le peintre, afin de produire un effet d'étonnement, s'amuse à traiter une hideur. Mais, alors comme toujours, sa facture reste la même, aussi brillante, aussi spirituelle, aussi jolie ; On devine que le motif ne lui a inspiré nulle émotion, nulle recherche profonde, et qu'il l'a choisi avec le seul désir de stupéfier, de scandaliser ou, comme il dit, « d'épater » le public, — simple boulevardier développant, un sourire fat aux lèvres, quelque très ignoble paradoxe ! Le joli, on le voit, est, au fond, la négation de toute émotion personnelle, de toute sincérité, de toute recherche naïve, et l'affirmation d'une adresse extraordinaire des doigts. Il a beaucoup d'analogie avec le chic, tel que le définit Baudelaire : « Le chic peut se comparer au travail de ces maîtres d'écriture, doués d'une bonne main et d'une bonne plume taillée pour l'anglaise ou la coulée et qui savent tracer, hardiment et les yeux fermés, en manière de paraphe, une tête de Christ on le Chapeau de l'Empereur ! » Cependant je préfère le mot :joli, parce que, dans les ateliers, le mot: chic a un sens trop étroit : « faire de chic » signifie faire sans modèle. Or la plupart de nos faiseurs de joli font joli même en se servant du modèle; ou plutôt en ayant un modèle sous les yeux. Car, en fait, ils s'en servent si peu et d'une si extraordinaire façon.!...

***


 Peut-être ne suffit-il point en effet (bien qu'en pensent ces Messieurs du Salon) pour faire œuvre d'artiste, d'avoir un modèle sous les yeux et de le copier plus ou moins exactement, d'après des procédés et des formules dès longtemps appris, formules dont, en général, le but et le résultat sont de supprimer le caractère même du modèle et de l'envelopper des insignifiances de lignes et de couleur qui constituent le banal idéal à la mode et la pseudo-perfection morphique de l'Ecole. Une œuvre d'art n'est réellement œuvre d'art qu'à condition de refléter, ainsi qu'un miroir, l'émotion psychologique éprouvée par l'artiste devant la nature ou devant son Rêve. Cette émotion peut, à la dernière limite, n'être qu'une sensation pure : sensation d'un accord particulier de lignes, d'une symphonie déterminée de couleurs.
 Mais, quelle qu'elle soit, elle doit exister dans l'artiste qui peint et elle doit être suggérée par le tableau. Je suis vraiment honteux d'avoir à répétailler des rengaines aussi banales, mais une simple visite au Salon vous convaincra combien ces sages conseils sont inutiles pour y faire œuvre de maître et y être sacté grand peintre. Regardez ces milliers de toiles les unes après les autres. Vous pourrez toujours constater cette habileté de tous, mais aussi la négation absolue de toute émotion esthétique. Vous comprendrez, vous ne sentirez pas les sujets traités.
 Tant de talent et tant d'habileté pour cacher un tel vide d'idée et d'émotion vous fera peut-être, il est vrai, si vous n'êtes point M. Public, ce que je souhaite, regretter la chère naïveté des Primitifs, qui traduisaient, eux, comme ils pouvaient, avec une si touchante ignorance, une ignorance que moi j'appelle LA VRAIE SCIENCE, tant de grandes et de profondes psychologies!

***


 Enfin — car il faut bien terminer ces notes d'un contestable intérêt — voici une dernière, et non des moins importantes, conditions de l'œuvre qui s'appelle d'art, au Salon : avoir une conception spéciale et d'ailleurs absolument fausse du réalisme, lequel consistera — que vous travailliez dans les modernités, l'histoire ou les mythologies — en une analyse autant que possible méticuleuse, en des essais d'illusionnismes, de trompe- l'œil, de décoration théâtrale, ou, si vous préférez, d'un mot, en cette stupide croyance que reproduire la nature servilement, par ses côtés les plus connus, c'est-à-dire les plus triviaux, c'est faire œuvre d'artiste. Les photographes auraient-ils donc quelque chose à démêler avec l'esthétique ? Quoi qu'il en soit, les conséquences de ce beau principe sont faciles à prévoir. C'est d'abord la constance d'un choix de sujets absolument inesthétiques, par haine des sujets dits pompiers, et dont la banalité n'est même pas relevée par l'interprétation, qui reste, je le répète photographique. Essayez, si vous pouvez, de compter les faits-divers, les anecdotes de concierge, les jeux de mots de commis-voyageurs, les batteries de cuisine serties en des cadres d'or, cette année. Et c'est aussi ces tentatives dont je viens de parler, d'illusionnisme, de trompe-l'œil, de traduction de mouvements instantanés, impossibles et inutiles à la peinture, antinomie absolue de l'art véritable. Et c'est encore et surtout l'oubli complet du style, du vrai style, qui au fond n'est que la compréhension de l'intellectualité des formes, et qui est devenu impossible, d'abord par l'oubli de toute synthèse en art, et ensuite par cette croyance universelle que la composition et le dessin, s'apprenant dans des écoles et des manuels, ne sont point le résultat d'un travail déductif, très personnel, de l'esprit de l'artiste.

***


 Telles, et en rien plus compliquées, les règles techniques qui servent à la fabrication des mille admirables toiles-peintes que nous pouvons, chaque année, contempler dans les Salons. Les ouvrages des statuaires s'exécutent à peu près selon les mêmes procédés, mais, dans cette partie, la concurrence est moins âpre, les bénéfices étant, dit-on, moins considérables....
 On comprendra, après ces considérations générales, que je ne fasse point longue outre mesure la traditionnelle promenade parmi les chefs-d'œuvre des deux... que dis-je ? des trois Salons.
 Aux Champs-Elysées: Voici tout d'abord le grand clou: la Mort de Babylone, de Rochegrosse, une énorme tartine très talentueuse : des nus, des raccourcis, des natures-mortes, dans des architectures comme en font Rubé et Chaperon pour les féeries du Châtelet. — Quelle science! Quelle science!! Puis voici la mort de Sardanapale de Chalon: également des nus, des raccourcis, des natures-mortes, dans des architectures comme en font... — Pourquoi n'est-ce pas du même? C'est égal. quelle science! quelle science!! Et cette fin de l'épopée de Rouffet, et ces cardinaux de Vibert, et cette robe à paniers de Toudouze, et cette voûte d'acier de J. P. Laurens, et ces déjeuners de chasseurs de Fouace, et ces je ne sais quoi de Bouguereau, de Comerre, de B. Constant, de Munckacsy, de Gérôme, de Bonnat, de Desgoffe, de Delobbe, de Lefebvre, de Clairin!... Quelle science!! Quelle science!!! De Henner, une Pieta, une Pleureuse, mais ne les connaissions-nous pas depuis longtemps? Les Regains de Quignon, un sous bois de Tanzi, des choses intéressantes de Wilhem Smith, L. Simon, Vounoh, Darien, Chéca (Quel malheur, Monsieur Chéca, que l'Ecole des Beaux-Arts ait prodigué ses douches réfrigérantes à votre belle fougue espagnole !),de Julien Dupré, Jules Breton, Virginie Demont, Mesplès, James Guthrie, Franc Lamy, H. Martin, Français, Fantin, Aman Jean, Harpignies, Lecomte de Nouy, Pierre Lagarde,. etc.; un extraordinaire conseil municipal de campagne de Buland; des sculptures de Falguière, Mercié, Carlès, Saulo, Henri Cross, Caïn, Mme Coutan, Savine, Mayer, Sinding, etc.
 Aux Champs de Mars. — Il convient d'abord de mentionner bien à part une demi-douzaine de ces artistes véritables qui, comme je le disais au début de ces notes, s'égarent parfois dans un salon, sans toutefois jamais en modifier la banale médiocrité d'ensemble. Voici Puvis de Chavannes avec l’Eté, une page de poème admirable, et deux autres panneaux merveilleux; Whistler, avec un portrait de femme, d'une superbe distinction, et une marine; Carrière avec les portraits de Verlaine, de Daudet; et quelques-unes de ces tendresses de rêve qu'il sait peindre; Sisley, avec sept rutilants paysages, Raffaelli, avec des paysages de banlieue et des bronzes, Gauguin, avec un bas-relief de bois sculpté et des grès émaillés. Et maintenant, quelques autres noms, en hâte : des ensoleillements toujours un peu farineux de Montenard, des portraits excentriques de Blanche, de Boldini, de Besnard (je préfère de ce dernier ses cartons de vitraux), des faux-Carrière d'Amand Breton, des portraits de Carolus Duran, Duez, Gandara, Marcellin Desboutin (le Sar Péladan), Stevens, Toulmouche (horrible! mort horrible!), Roll, des chromolithographies de Delort, des photographies de Jean Béraud, un bon Ernest Renan d'Ary Renan, un excellent pastel d'Anquetin, un tombeau de Bartholomé, une tricoteuse de Baffier.
 Et maintenant au troisième Salon, au Salon des Refusés. Je ne m'y arrêterais point, malgré des morceaux intéressants d'Anquetin, de Lautrec, de Léon Fauché, si je ne m'y étais, avec une joyeuse surprise, heurté aux œuvres étranges et, dans la bonne acception du mot, magistrales, d'un peintre dont j'ignorais jusqu'au nom, qui, d'ailleurs, m'a-t-on dit, expose pour la première fois en France, M. Henry de Groux. Le Meurtre, Le Pendu, L'Assassiné, et surtout cette cauchemardante vision des Traînards dévalisant un champ de bataille. Ces pages terrifiantes, qui font songer à un Delacroix fou-furieux, à un Goya ivre, à un Caravage sanguinolent, m'ont paru révéler un artiste très à part et vraiment, si grosse que soit cette assertion, de génie.

G.-Albert Aurier.

SUR « STROPHES D'AMANT»
―――


 Ou : De la Sentimentalité en art. Ou : Julien Leclercq.
 Car ce nom rimera peut-être ― nul plus que moi ne le désire — à d'autres syllabes, à d'autres plus hauts desseins : mais ce que le poëte a fait, cette fois, c'est cela que j'ai dit. Il l'a délicatement fait, et ce premier pas a de la grâce. Bien dansé, poëte, le menuet des premières amours, et avant donc de lire Cœur d'enfant ou Histoires subtiles, voyons un peu de près vos Strophes.
 L'histoire en est déduite à merveille dans ce prélude en prose de G.-Albert Aurier — un poëte aussi, et, entre tous, de ceux aimés, espérés — dans ces lignes initiales où, comme un grand frère, grave et bon, l'aîné, oubliant volontiers ses propres expériences, se penche doucement sur l'âme faible du frère un peu plus jeune : .
 Son passé! A peine deux lustres ! Mais, pourtant,que ces choses lui paraissent anciennes! — et mortes! Sans doute c'est un enfant dont il oublia le nom, qui, il y a bien des années, a vécu cette vie, et rêvé ces rêves.... Non. Alors, quel magicien, quelle badine Circé l'a donc, sans qu'il s'en doutât, ainsi métamorphosé? Car, en vérité, c'était sûrement quelque autre que lui-même ce pâle adolescent, songeur ingénu et mélancolique, qui se promène, aujourd'hui, dans les brumes de sa mémoire et dont il relit, en pleurant, les très vieilles chansons — comme d'un jeune frère qui serait mort..


et doucement, toujours avec fermeté, la gourmande, cette âme demi-noyée de naïves larmes :
 Assez de romances de trouvère amoureux, assez de chansons de gentil page sentimental: l'heure des œuvres plus viriles a sonné...


 Peut-être tout de même fallait-il que ces choses naïves et faibles fussent écrites : si peu féru qu'on soit de sentimentalité, on ne les lit point sans émotion poignante. Les lit-on? Plutôt, ne les relit-on pas? Ces péripéties de tendresses dont l'objet change et non pas l'idéal — l'idéal obstiné d'un absolu de vivre selon les plus pures ambition — c'est notre propre histoire, ô nous qui écoutons, aussi bien que celle du chanteur. C'est notre histoire des temps meilleurs, d'avant les coupables folies, des temps héroïques et tendres, d'avant les diminutions du cœur :

Car l'extase héroïque et le dévouement tendre
Aux cœurs diminués ne se révèlent pas.(II)

Une odeur de printemps triste, ces Strophes d'Amant. Si elles manquent de profondeur psy-cho-lo-gi-que, ce n'est pas de sincérité. Elles ont l'accent religieux de la poésie vraie ; l'amour leur est un culte, et vers la « Vierge aimée » le poëte va « dans un décor d'église. » Elles ont, les toujours déçues, le goût passionné de leur tristesse et la savourent aux accords des musiques lentes :

Musique désolante ! écho d'une voix sœur !
Nocturne dont la phrase aux fluides nuances
D'une étreinte mystique embrassait ma douleur !
J'ai bu le cher poison de tes condoléances.


Elles ont la perpétuelle jouvence des espoirs intarissables, sitôt taris :

Comme le voyageur d'un navire en partance,
Voguant vers un pays plus chaud qu'il croit ailleurs,
Loin d'un amour qui fuit dans une brume intense
Je me livre au courant vers des amours meilleurs…
Et l'approche du port me couvre de frissons,
Du port où deux yeux clairs brillent comme des phares.


 Tournez la page, les yeux clairs s'enténèbrent :

Vos yeux sont le péril caché sous les décombres
De notre amour pareil aux ruines d'un manoir.

Aussi, pourquoi jamais aborder ! C'est peut-être cela qu'enseigne de plus constant l'habitude de vivre : qu'il ne faut rien réaliser — qu'en rêve, et n'est-ce pas cela, du moins, qui fait les grands poëtes, car, le poème, n'est-ce la plus offerte réalité de rêve?
  Mais l'allure de ces Strophes toutes larmoyantes est trop celle de la défaite.

Mon cœur est un enfant que l'on a maltraité,
Et qui, meurtri de coups, cherche un coin solitaire
Où pleurer, dans l'exil d'une ombre tutélaire,
Des larmes sans révolte et sans méchanceté.


  L'accent est d'une évidente sincérité, le vers d'une harmonie jolie. Mais quoi ? et pourquoi pas de la révolte, sinon de la méchanceté ? et où chercher ce « coin solitaire », sinon en soi, sinon dans l'asile inviolable des pures pensées où s'agitent les plis d'un drapeau de victoire spirituelle en dépit et au-delà des déroutes de l'amour ? Et ce goût de la mort :

Je suis mûr pour la Mort, les tristes n'ont pas d'âge.


  Non ! tu mens encore, joli vers.
  Ou je me trompe. Nous mourons vraiment à toute heure. Que de fois, hélas, avant de mourir ! Il est mort celui qui a écrit les Strophes. Eh bien, j'en veux un peu à Julien Leclercq de me donner cette sensation d'un autrefois de lui-même. Qu'est-ce que cette chose, toute et définitivement passée et qui n'est susceptible d'aucun développement ? Au vrai, et c'est la plus révélatrice part de noblesse de notre humanité, nous ne nous intéressons guère qu'aux promesses, qu'à du futur au voile soulevé, qu'à des pas orientés vers un but. Ce regard en arrière, c'est comme de l'histoire, comme un récit détaché des destinées du vivant d'aujourd'hui et que rien n'y reliera.
  La forme a pris au fond des nuances harmoniques de passé. Vers bien faits, un peu anciens. La poésie, en ce livre, vaut mieux que la poétique. La langue est simple, sans très précieuse rareté.
  Ce dont il faut sans restriction louer Leclercq, c'est d'avoir osé dire des sentiments vrais dans le simple désir de les dire tels qu'il les ressentit, sans emprunts, ni à droite ni à gauche. Il a su, parfois, ainsi, avec les mots les plus usuels, concerter des harmonies où vibre çà et là une note non encore entendue telle.
  Mais ― ô dernier mais ! ― de la « chronique, » fût-elle « d'âme », est-ce bien de la poésie ?

Charles Morice.


 

(I) Poésies, par Julien Leclercq (Lemerre).
  (II) Paul Bourget.

« À L'ÉCART »(1)

I

 

Un homme en étrangle un autre. Il est incommodé quelque temps par le souvenir de son crime. Enfin il oublie. La Chose ne l'intéresse plus. Il se tranquillise jusqu'à s'abandonner aux pacifiques plantes. La botanique l'absorbe.
 Un homme tue des tableaux, assassine des photographies. Il finit par le suicide.
  Telle est la double action de ce livre à double signature. Le remords y est tenu pour une infirmité de l'esprit, mais discrètement. Les auteurs ont la préoccupation d'éviter le paradoxe tapageur. Ils concluent à peine, uniquement soucieux d'avoir mené avec méthode les deux analyses parallèles. Celle du premier cas semble plus nette. L'assassin « pour de bon » l'emporte en logique sur l'imaginaire assassin. D'ailleurs, il tient dans l'œuvre une place plus importante, et prend au début la parole, pour la garder jusqu'à la fin.
  Le meurtre est accompli. Mauchat desserre les mains, l’autre ne l'insultera plus. L’autre, c'est la victime. Désormais, le lieu du crime, ce sera l’endroit, et le crime, ce sera la chose. Parmi ses impressions fugaces, Mauchat ne distingue tout d'abord que celle-ci : Il n'est plus comme tout le monde. Les transes commencent. Les passants, cela est sûr, le dévisagent et peut-être parlent de lui. Il rentre, et sa porte lui paraît cacher sournoisement quelque chose. Son concierge lui remet une enveloppe où éclate le mot Urgence : elle renferme un prospectus. Il veut revoir l'endroit, lequel est absolument après comme avant. Un ami lui propose de tuer le ver, et s'écrie, buvant du mauvais madère d'épicier : « Il y a de quoi vous étrangler net ! » un autre lui demande : « Tu n'es donc pas mort ? »
  Le temps passe, Mauchat n'est pas inquiété. Mais il s'ennuie et se décide à voyager, arrive à Tunis, s'installe à l'hôtel. Il n'a plus que la peur d'une peur possible. Cependant, quand la pluie tombe, les gouttes lourdes, égales, lui semblent des pas d'hommes approchant toujours sans arriver jamais. Soudain un voisin de table lui dit :
  — « Monsieur vous avez l'air de vous ennuyer. Je m'ennuie aussi beaucoup ; si vous le trouvez bon, nous unirons nos ennuis. »
  C'est Malone, sujet irlandais, le tueur de tableaux.
  — « Il ne faut pas être seul. Il ne faut pas être seul ! » répète-t-il à Mauchat.
  Ils se lient, et, spontanément, Mauchat détaille la chose, comment la chose, toute la chose.
  — « Pourquoi m'avez-vous raconté cette histoire, dit Malone, est-ce pour me faire avouer, moi aussi ?… Les bustes et les portraits, avez-vous remarqué, comme ils parlent !… Quand j'étais tout enfant, déjà ils grimaçaient ou souriaient lorsqu'ils me voyaient seul… Je finis par leur déclarer que je les détruirais tous… Ils m'implorèrent, puis me maudirent, et, lorsque j'eus assez de leur torture, je les anéantis cruellement, un à un… Mais pour qui l'a tué, le mort n'est pas mort. »
  En effet, Malone entend des voix, et, bien qu'innocent de toute faute, il est le plus gravement atteint. Après une assez longue période de mieux, il procède à de nouvelles exécutions. Une photographie est posée sur une chaise. D'une balle il lui enlève la partie supérieure de la tête : « Elle ne nous regardera plus. » D'une autre balle il fait sauter le bas du visage : « Elle ne parlera plus. » Mauchat finit par trouver cet halluciné dangereux et le quitte. On sait le dénouement. Malone, incurable se tue. Le récit des préparatifs de sa mort est une des meilleures pages du livre. Au contraire Mauchat guérit, herborise l'été, et l'hiver classe ses herbes dans de convenables cartons méticuleusement étiquetés.
  — « Comment, dit-il, en face de la lutte éternelle des plantes, où s'avère si clairement la fatalité de la loi du plus fort, aurais-je eu le moindre regret de la chose ? j'aurai été une herbe plus vivace que l'autre, voilà tout. »

II

 J'ai voulu extraire simplement de « A L'Écart » ce qui m'en a paru le plus original. Il semble que le roman gagnerait à n'être qu'une nouvelle. Tant que dure leur association maladive, Mauchat et Malone tiennent sur la vie, la femme, la littérature, des propos de table déjà entendus. On pourrait même leur faire ce reproche qu'ils se montrent trop sains d'esprit, raisonnables. Crime oblige, et tuer un homme devrait être une excellente façon de se désembourgeoiser. Je me passerais encore des descriptions de Tunis, des décors au milieu desquels se pose et se résout le problème cérébral. Enfin je trouve qu'à notre époque on de doit plus (mais pourquoi?) écrire : « mon logis, réintégrer ma demeure, mes dents claquèrent, proférer des paroles, pétrifié de frayeur, derechef, frugal repas, clartés blafardes, tourner une page du livre de la vie ! » — On dirait de ces expressions qu'elles sont les rossignols du style.
  Voilà sans doute de la copie sévèrement corrigée et un dur « éreintement », digne du Mercure. Il reste toutefois que « À L'Écart » est un livre remarquable, et, selon le mot de Malone, il existe, car celui qu'on ne lit pas est le seul à ne point exister : or, on le lira.
 Les deux collaborateurs ont collaboré comme il convient, c'est-à-dire qu'il serait malaisé de fixer nettement la part de chacun. Je peux ainsi faire un gros compliment à M. R. Minhar, car j'ai une admiration protestante pour « Le Vierge », d'Alfred Vallette.

Jules Renard.


(1) I vol. par R. Minhar et A. Vallette. ( Perrin et Cie ).

THÉÂTRES

 

THÉATRE D'ART. ― Représentation au bénéfice de Paul Verlaine et de Paul Gauguin. — Je ne rendrai pas compte sans quelque tristesse de la dernière représentation du Théâtre d'Art : elle était annoncée depuis longtemps, sontenue par la presse, promise comme le manifeste du symbolisme ; Hugo, Lamartine, Baudelaire, Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Paul Verlaine, Maurice Maeterlinck, prêtaient à Charles Morice, proclamé grand-prêtre de l'école nouvelle, l'éclat de leur gloire consacrée ou de leur incontestable talent. Malgré l'admiration préalable des journaux et la sympathie non équivoque de M. Henry Baüer, Chérubin a été fort mal accueilli par la foule qui ne sait pas toujours reconnaître les siens, et par les artistes, qui durent momentanément cesser de regarder Charles Morice comme l'un des leurs. Voilà, sommairement, la morale de l'aventure. Voyons le détail.
  Je ne dirai rien du Corbeau, admirablement traduit par Stéphane Mallarmé, ni des poèmes d'Hugo, de Lamartine et de Baudelaire, sauf qu'ils furent écoutés avec recueillement : le programme était assez chargé pour ne faire mention que des œuvres dialoguées. On n'attend point sans doute que je parle au long de Les Uns et les Autres, une fête galante de tristesse élégante et discrète, où par instants un vers d'intense émotion fait songer au Verlaine de Sagesse; Mlles Moreno et Lucie Gérard y furent exquises, l'une de perversité lointaine, l'autre de jeune coquetterie ; M. Paul Franck manqua un peu souplesse ; quand a M. Krauss, que j'avais vu si svelte dans Le Beau Léandre, pourquoi ici ressemblait-il à Louis XVI ?
  Mais c'est maintenant que le Messie dont Pascal, Racine et quelques autres furent les modestes précurseurs, va révéler aux gentils l'Evangile du drame : la toile se lève, et Chérubin commence. Je regrette vivement que le succès en ait été si manifestement nul : il me devient plus difficile de dire tout le mal que j'en pense — et cependant il faut le dire, ne serait-ce que pour nier la solidarité des poètes nouveaux, non point avec un homme de talent méconnu, mais avec un médiocre dramaturge. Je ne comprends pas la méprise du public et de la critique, évidemment trompés par le mot de symbolisme : ils ne se sont point aperçus que l'âme des plus purs génies français : Scribe, d'Ennery, Duvert et Lauzanne, vivifiait ce mélodrame mêlé de vaudeville ; on les avait pourtant bien avertis que « ce n'était pas de la littérature  ». Cet aveu ingénu, mais habile, aurait dû capter toute leur bienveillance, d'autant plus qu'il exprimait une vérité hors de discussion. Ce n'est pas de la littérature, c'est du rapetassage ; l'échoppe porte pour enseigne : « Au rendez-vous des banalités. On ne travaille que dans le vieux ». Pour mettre en lumière deux axiomes empruntés à la sagesse des nations : à père avare, fils prodigue, à père prodigue, fils avare, était-il bien nécessaire d'appeler des fantoches mort-nés Harpagon, don Juan et Chérubin ? Avec la forme théâtrale, la plus déshonorée de toutes, mais la plus belle pour qui lui rendrait sa splendeur originelle, art de synthèse, s'il en fût, où un mot et un geste sont le signe de sentiments et de pensées innombrables, ne trouver rien de plus que cette aventure quelconque du petit-fils plus avare que son grand-père et capable de le tuer, comme il arrive tous les jours, cela dénote un manque absolu d'imagination. C'est trop satisfaire à la mémoire de Berquin, l'ami des enfants, que punir le méchant petit ingrat, assassiné au troisième acte par un ivrogne, pour que le sympathique prodigue don Juan (mauvaise tête, mais bon cœur !) profite seul de l'argent accumulé. J'ai cru, un moment, qu'un drame un peu plus nouveau allait se dégager : Chérubin, capitaliste moderne, comprend que l'or ne doit pas dormir ; il connaît la puissance de la banque, de l'escompte, du crédit, du papier monnaie ; toute la richesse lui appartient : d'un trait de plume il ruinera les deux mondes, parce que sans le savoir tous les hommes sont devenus ses débiteurs ; — et c'était alors rendu sensible sur la scène le despotisme élégant et sauvage de la finance contemporaine, dénouement peut-être immoral, mais plus significatif, et par suite plus conforme à l'esthétique du théâtre, tandis que Chérubin est un peu ridicule quand il se laisse saigner comme un imprudent poulet. Peut-être aussi y a-t-il quelque sevérité à juger de la sorte l'œuvre de Charles Morice ; il faut la replacer dans son véritable cadre : elle était faite primitivement, je crois, pour être jouée dans un collège de Jésuites. Cela explique sans peine cet ingénieux choix de personnages classiques et les allusions transparentes à Gobseck, à Grandet, à Simon d'Athènes, à Othello, au Capitaine Fracasse qui mit à la disposition de don Juan ses métaphores truculentes, et même à l'excellent Zanoni de Sir Edward Bulwer Lytton, par une délicate flatterie pour la piété filiale de l'ambassadeur d'Angleterre. Comme il serait malséant de parler aux jeunes élèves une langue qui ne fût point conforme à la rhétorique du discours français, les tropes les plus anciens et parfois les plus impropres se présentent hardiment ; je relève au hasard : « Tu croyais déjà me tenir dans tes nœuds, vipère », le « lingot d'or à la place de cœur », la « maison de mes aïeux », le vin de « derrière les fagots » ; et dans les paroles d'Yvonne, tout l'honnête bric-à-brac des fleurs et des étoiles qui servit jadis à Madame Loïsa Puget. Ce drame d'écolier, qui des maîtres connaît seulement quelques morceaux choisis, a été fort bien joué par Mlle Camée : en son justaucorps de velours noir, elle fut un joli monstre souple et félin d'attitudes meilleures cent fois que la déclamation. Mais aussi comment dire juste cette prose amorphe et incolore ? Charles Morice nous doit, après avoir fait pénitence pour ce péché de jeunesse, le chef-d'œuvre qu'il ne saurait manquer d'écrire quelque jour.
  Après Chérubin, Le Soleil de Minuit, c'est-à-dire le contraste le plus violent, l'antithèse brutale. D'une voix volontairement monotone, avec des gestes lents, la Récitante, Mlle Camée, fait apparaître l'étrange paysage polaire, autrement mystérieux, et funèbre dans les vers du poète que dans le décor trop réel. Puis voici venir le jeune tueur de loups, et la femme sans pitié, affolée par la passion farouche, et le vieillard mort et vivant les grands alexandrins emplissent la salle, font déborder la marée sanglante, heurtent, comme des haches de pierre, leurs syllabes sonores ; ils disent le rut de fauves et le meurtre forcené et soufflent la terreur aux oreilles de la foule ; et l'importance que prend le mot dans un vers est telle, qu'après plusieurs années de Théâtre Libre quelques-uns protestent par pudeur, de crainte que leur sottise ne devienne pas manifeste, s'ils se taisaient. Il convient de louer, pour leur énergie, Mme Marie Defresnes et M. Raymond, l'un des rares qui sachent dire le vers et lui garder sa beauté propre sans nuire en rien à l'action.
  Phyllis, comme Le Soleil de Minuit, a montré la souveraine puissance du rhythme. Cette églogue, vieille d'un demi-siècle (juillet 1842), écrite d'après un hémistiche de Virgile : Phyllida amo ante alias, où nulle péripétie n'occupe l'attention et ne complaît à la futile curiosité, a charmé comme un rêve de noblesse et de joie antique. Peut-être aurais-je préféré que l'on choisît un poême plus important de Théodore de Banville, L'Ame de Célio par exemple, cette merveille. Mais, même ainsi, il était bon de rendre hommage à la mémoire d'un maître qui nous fut cher.
  La jeune littérature aurait fait triste mine, à côté de nos ainés, si L'Intruse ne nous avait pas consolés de Chérubin. Ce fut la véritable révélation de la journée même pour nous, qui, dès longtemps, avant même le courageux article d'Octave Mirbeau, admirions Maurice Maeterlinck. Qu'importe l'action même, aussi simple que celle du Prométhée enchaîné; qu'importent les figures apparentes du drame ? Entre toutes leurs paroles s'interpose un être d'angoisse et de terreur, celle qu'on n'a point invitée, l'impalpable, l'invisible ; elle est éparse dans tous les gestes, donne un timbre surnaturel aux voix et, simplement parce qu'elle est là, les mots ordinaires de la vie prennent un sens différent d'eux-mêmes, et leurs syllabes transfigurées portent toutes des marques d'effroi. C'est un spectacle d'entière probité, où l'œuvre ne doit rien qu'à soi-même. L'aïeul, le père, les jeunes filles, ce sont des êtres de toujours et qui ne sont sacrés ni par la légende ni par l'art ; toutes les fois que quelqu'un prononce le nom d'Hélène ou d'Hamlet, de Tartuffe ou d'Hernani, il profite de toute la poésie latente enclose dans ces noms magiques depuis des siècles ou des années. Rien de tel dans L'Intruse : Maurice Maeterlinck est avant tout un poète, c'est-à-dire un créateur, celui qui découvre dans le monde des analogies nouvelles et en qui j'aime à saluer une âme de noblesse native et de mélancolie tragique. L'Intruse a été mise en scène avec beaucoup d'intelligence, en un décor de brume grise qui appelait immédiatement un nom : Eugène Carrière. Les interprètes se sont montrés dignes de l'œuvre : Mlle Camée était vraiment redevenue elle-même, la plus subtile trouveuse d'intonations et de lignes qu'il y ait, et M. Lugné Poë, l'aïeul aveugle, apparaissait bien comme le seul voyant, en ses poignantes alternatives de résignation et d'angoisse irritée. Il serait injuste d'oublier M. Prad et MMmes Suzanne Gay et Denise Ahmers.
  Telle fut, le 21 Mai 1891, la représentation du Théâtre d'Art ; n'ai-je point eu tort au début d'avouer quelque déception ? Nous nous serions plaints peut-être si nous eussions été obligés d'applaudir toute une après-midi, et c'est par un raffinement de courtoisie qu'une assez mauvaise pièce nous fut en outre donnée pour ne point enlever aux méchantes gens le plaisir divin de la critique.

pierre quillard

.

 

THÉATRE DE L'AVENIR DRAMATIQUE. — Un Mâle, pièce en 4 actes, de MM. Camille Lemmonier, Anatole Bahier et Jean Dubois. — Notre dernier fascicule parut comme se donnait la première d’Un Mâle, et maintenant tout a été dit sur ce puissant drame rustique. Je n'ai pas d'ailleurs, à raconter l'anecdote de la pièce : tout monde a lu le beau livre de M. Camille Lemonnier ; j'insisterai seulement sur ce que les auteurs ont absolument réussi dans la tâche périlleuse ― et si souvent ratée — de transporter un roman à la scène, et que, pour quiconque perçoit plus loin que la lettre, leur œuvre dégage l'impression intégrale du livre, de même que s'en déduit totalement la philosophie. Le public qui fait chaque soir un succès à ce drame en pénètre-t-il bien le sens ? Peu importe, et, en vérité, l'art suprême — au théâtre — serait peut-être d'offrir au public des pièces à quoi il pût s'intéresser sans comprendre leur haute signification. Mais cette signification pour ainsi dire occulte est uniquement ce qui nous intéresse, nous, et voici comment, au lendemain de la répétition générale, M. Camille Lemonnier lui même exposait, dans L’Avenir Dramatique, la Philosophie d’Un Mâle:
  « D'une part, la forêt, la grande nature indisciplinée et sauvage, aux halliers comme des âmes vierges, aux hautes frondaisons tourmenteuses, aux nocturnes faunes rôdant dans le mystère. D'autre part, la glèbe soumise, asservie aux labours et aux semailles, la terre du paysan, marié à ses peines et à ses joies. Et corollairement, du côté de la forêt, surgissant comme le symbole de ses énergies, l'être primitif, l'homme des sylves primordiales, le chasseur vivant de ses proies, — Cachaprès ; du côté de la terre, symbolisant les ruses par lesquelles se conjure l'immense hostilité des Forces, l'être encore rudimentaire, mais affûté, rendu subtil par le sentiment de la préservation, le glébain, maître d'un toit borné par un lopin. — Voilà le fond, voilà le drame : voilà du même coup, en ses grandes démarcations, toute l'histoire de la terre. Il s'en déduit : l'instinct de la libre propriété, de la possession immédiate aux prises avec l'ordre, la loi, la défense de transgresser les fictions légales. En Germaine tout à coups s'éveillera, à l'apparition du Mâle, de la brute héroïque et amoureuse, sortie de ses taillis et venue se mêler aux pétulances d'un jour de ducasse, la faunesse des ascendances de la forêt, la femelle chaude de soleil et mûre pour les ruts copieux. Elle s'abandonnera aux baisers, connaîtra les possessions enragées au fond des fourrés, mais sans abdiquer ses prudences de paysanne, de fille de riches tenanciers, son sang de propriétaire. Elle résume, celle-là, à travers un universel aspect de la féminité, cauteleuse à la fois et sincère, prise et reprise, l'instinct et le calcul des races mi-sorties de l'animalité, entrées dans un état de civilisation minoritive. »
  M. Camille Lemonnier excelle en la psychologie de ces êtres « mis-sortis de l'animalité », et celle de Germaine est des plus intéressantes. On a dit assez généralement, tout en reconnaissant qu'elle avait bien compris le rôle, que Mme Marguerite Rolland n'incarnait point la paysanne : mais Germaine n'est déjà plus la fille des champs, ses auteurs sont de « riches tenanciers », elle est, par rapport aux autres paysannes, une demoiselle. La blancheur de son teint ne me choque donc point, non plus que la quasi grâce de ses manières. Et combien il est exact que ce soit précisément celle-là, et non quelque brute, qui ait touché, affolé, aveuli le sauvage Cachaprès ! Mme Marguerite Rolland, selon moi, incarnait donc, au contraire, absolument le personnage. C'est plutôt M. Chelles, physionomie d'ouvrier cossu et jovial, qui s'éloignait du type hâve et farouche du terrible à la fois et candide braconnier ; M. Chelles s'est montré avec ses ordinaires qualités, mais aussi ses défauts : emphase de geste et de voix. Je ne crois pas qu'il soit possible d'être supérieur à Mme Herdiès dans la vieile Cougnole : c'est tellement « ça » qu'on se demande si réellement l'actrice n'a point l'âge, la voix et l'infirmité du personnage ; il m'a fallu voir de près Mme Herdiès et causer avec elle pour m'assurer que non. D'un tout petit rôle, qui eût pu être insignifiant, Mme Suzanne Gay a su faire une création étrange : elle se tourne, se tord, se gratte, ronge ses ongles, saute, court, et donne bien l'impression de sauvagerie et d'idiotie que comporte la figure de Gadelette : cela dénote une souplesse que je n'eusse point espérée de la Lucie de Madame la Mort. Je men­tionnerai MM. Regnier, excellent fermier Hulotte, Courcelles, paysan d'un naturel parfait, Roche, Miran, Lagrange, et Mlle Leconte.

Alfred Vallette.



THÉÂTRE LIBRE (sixième spectacle) - Nell-Horn, drame en quatre actes et six tableaux, de M. M. J.-H. Rosny. Ce n'est pas sans curiosité que nous attendions les débuts, au théâtre, des auteurs de « Daniel Valgraive ». Le théâtre réclame en effet une conception spéciale, concrète en même temps que synthétique, toute autre, à notre avis, que celle du livre. Ce dernier n'agit pas d'une façon immédiate sur nos sens, ou plus exactement sur notre sens visuel,le seul intéressé dans la lecture. Il est certain que l'arrangement des mots en phrases, au point de vue purement typographique — bien que lui dénier toute influence esthétique soit téméraire — ne saurait figurer qu'à titre très secondaire parmi les éléments du plaisir qu'elle nous procure. La cause réelle, efficiente, de notre satisfaction réside dans l'évocation de pensées, de sentiments, que suscite en nous l'écrivain, d'une part ; dans les qualités d'harmonie, et de rythme de son style, d'autre part. .
 Or, rien de tout cela au théâtre. Nous sommes là en présence de personnages vivants, dont nous entendons la voix, dont nous voyons les gestes. La succession de ces diverses impressions restreint, parce que rapide, la tendance analytique de notre esprit éveillée par les idées que cette séquence elle-même provoque. Outre que nos centres visuels et auditifs, constamment sollicités par les événements se déroulant sur la scène, accaparent le potentiel psychique disponible - qui, lors de leur inactivité pendant la lecture, s'emploie aux spéculations pures, — l'action dramatique se passant dans un décor réel et non plus dans celui que créent nos représentations, notre imagination s'en trouve mieux aiguillée sur la route à suivre : nous pensons moins, nous vivons davantage. La satisfaction artistique exige donc du théâtre une donnée corrélative à ce principe.
 En résumé, il paraît indiscutable que l'apport sensoriel restera à son minimum dans le livre, tandis qu'il attein­dra son maximum au théâtre. De là résulte une différence essentielle entre ces deux productions, dont l'analogie apparente à conduit certains écrivains, MM. Rosny en particulier, jusqu'à chercher à les identifier.
 Racontons la pièce en quelques mots.
 C'est l'histoire d'une jeune fille anglaise, de basse condition, qui, malgré ses révoltes contre une existence pitoyable à peine éclairée d'un peu de bonheur, se voit finalement condamnée à vivre sous l'angoissant fardeau d'un opprobre immérité.
 Entre un père, détective ivrogne, et une mère indifférente, Nelly, sans espoir d'un avenir meilleur, endure un supplice chaque jour renouvelé. Elle rencontre à un meeting un étranger : Juste, — alors que, navrée des scènes violentes dont elle est le quotidien témoin, parfois la victime, et prise d'un élan de foi, elle s'enrôle dans l'Armée du Salut. Bientôt désabusée sur la religion de la société dans laquelle elle s'est engagée, elle la quitte pour suivre Juste. A ce moment - on ne sait trop pourquoi - un capitaine salutiste, Villy, nous sert un long discours, trop long si l'on s'en rapporte au public,. et qui se termine par un délire extatique mortel. De l'union de Juste et de Nelly est née une petite fille ; cependant le jeune homme, cédant aux sollicitations de sa mère, ne tarde pas à abandonner sa maîtresse. Réduite à la misère, Nelly en arrive finalement à se prostituer.
 A noter la remarquable mise en scène de l'acte du meeting. Le rassemblement qui se forme, grossit peu à peu, devient menaçant, houleux, l'entrée à grand fracas des salutistes, cymbales et fifres en tête, tous ces mouvements de masses ont été exécutés avec une prodigieuse expression de vérité.
 La pièce a été au surplus parfaitement rendue par la majorité des interprètes. Nous citerons tout particulièrement Mme Nau, dont le jeu ne nous a paru mériter qu'un léger reproche : un peu trop de nerfs pour une Anglaise. M. Antoine, qui s'était contenté, à notre regret, d'un rôle très court — celui d'un vieux libertin - s'y est montré, comme toujours, comédien accompli. Mentionnons encore avec les éloges qui leur sont dus MM. Grand, Damoye, Raymond, et Mmes France et Barny.

Gaston Danville

.


 THÉATRE D'APPLICATION.- Tamara, légende circassienne en 4 tableaux, par Mme Tola Dorian.
 - Un grand drame sur une très petite scène. Tamara est une belle princesse, épouse du vieux et puissant chef de tribu Chadji Arbeck. Le regard de cette créature dangereuse porte malheur à l'homme qu'il rencontre. - Elle ressemble à ces longues fioles de précieux parfums ou de coûteux poisons, où courent les riches filigranes d'une arabesque d'or, demeurées à l'ombre des étoffes rares et qui, débouchées par une main téméraire, épandent au hasard ou l'odeur des roses ou la mort... - Et Tamara, dans une promenade sur la montagne, pose son regard sur le jeune chef Ishmaël au moment où il soutient la petite Zara, sa soeur, au-dessus d'un précipice : or, ébloui, fasciné, Ishmaël lâche l'enfant, qui disparaît dans l'abîme. Scène très étrange et très dramatique, d'une grande sobriété.
 Tamara forme un projet ténébreux : elle attire le beau jeune chef dans son nid d'odalisque experte en l'art des voluptés, et, là, elle lui propose de tuer son vieil époux. Ce n'est qu'à ce prix qu'elle se donnera. Ishmaël résiste noblement ; mais Tamara lui a dérobé son poignard, et elle tue elle-même Chadji-Arbeck, laissant l'arme dans la plaie afin de pouvoir accuser le jeune chef. Il parvient cependant à s'innocenter aux yeux de la foule accourue, et il tue, à son tour,la mauvaise fée circassienne, qu'il aime malgré ses crimes, il la tue pour l'avoir plus à lui... en l'éternité. - Point de critique à faire d'une légende ; il n'y a qu'à louer l'écriture très personnelle, très solide, aussi très poétique de Mme Tola Dorian, et son entente des choses du théâtre. La musique de scène, de M. Fernand Leborne, a bien le caractère sauvage de la légende. Paul Larochelle, transfuge du Théâtre d'Art, a été superbe dans le rôle du jeune héros de la montagne, bien que sa voix portât un peu trop dans la salle minus­cule. - Belle chambrée : beaucoup de mondaines, les unes très célèbres, les autres jolies...et le Sar Péladan !

Rachilde


 THEATRE LIBRE (septième spectacle ).-Les Fourches Caudines, drame en un acte, en prose, de M. Maurice Le Corbeiller -Leurs Filles, pièce en deux actes, en prose, de M. Pierre Wolff. -Lidoire, pièce en un acte, en prose, de M. Georges Courteline.
  — Sauf Lidoire, l'amusante scène militaire de M. Georges Courteline, le Théâtre Libre nous a servi cette fois des pièces moins éloignées par leur forme de ce qu'on est convenu d'appeler « du théâtre », notamment la pièce de M. Pierre Wolff.
 Le « cas » des Fourches caudines est assez intéressant. M. Darnay, capitaine de cavalerie, et sa femme Cécile font depuis deux ans chambre à part, absolument, l'épouse ayant rebuté le mari par ses froideurs. Or, pendant que l'un court la gueuse, l'autre se console de n'aimer point son époux en aimant avec passion un jeune homme, Jacques de Naresse. Mais la voilà enceinte. Il n'est qu'un moyen de résoudre cette situation terrible : elle décide son mari à quitter sa maîtresse et à se rapprocher d'elle. Jacques de Naresse l'apprend et veut la fuir ; elle lui révèle alors la cause de son rapprochement avec Darnay : sa grossesse, et elle décide l'amant à demeurer. — Ce drame réaliste a été bien joué par M.  Antoine, qui a composé supérieurement la physionomie de l'officier de cavalerie Darnay, MM. Grand et Christian, MMmes Régine Martial et Barny.
 Quant à Leurs Filles, c'est la «  fille » de Coralie, thème quelconque et vieux jeu. Une horizontale a une fille, dont elle veut faire une personne très bien ; seulement, au couvent où on l'éduque, il arrive qu'une camarade lui flanque au visage que sa mère est une noceuse. Evidemment, il ne lui reste qu'un parti : se lançer aussi dans la haute noce. Elle se sauve du couvent et file tout droit chez... un monsieur qui lui glissait des billets doux au parc Monceau, les jours de promenade. Joli, n'est-ce pas, comme psychologie ?... D'ailleurs, juste le temps ( dirait M.de Chirac) de polluer sa fleur virginale, et elle rentre chez sa mère. Or, après une scène où, d'un air délibéré, elle raconte l'exploit de la journée à sa maman, on sonne et apparaît (ladite fleur virginale à sa boutonnière, dirait M. de Chirac) le monsieur du parc Monceau, qui précisément — la vie est semée de ces hasards !- se trouve être l'amant chéri de la mère... Rien d'humain là-dedans, sinon quelques cris maternels. Depuis longtemps la convention n'avait tenu tant de place sur la scène du Théâtre Libre. Pièce drôle toutefois et qui fut beaucoup applaudie. Mais une grosse, très grosse partie du succès revient à Mme Henriot, tout à fait admirable, qui s'est donnée complètement et dont le talent est digne de meilleures œuvres. Melle Théven aussi (Louisette, la vierge qui viole le monsieur mûr) a été parfaite, ainsi du reste que M. Antoine (le monsieur violé), Mmes Barny et Luce Colas.
 Lidoire est une scène cocasse de la vie de caserne. Ces choses-là ne se racontent pas : elles n'ont, au point de vue de la fabulation, ni queue ni tête. Elles ne valent que par le groupement des détails, des mille observations dont elles sont faites. J'ai bien dit : observation. Je sais un monsieur qui a quitté le spectacle inachevé, en déclarant : « Ce n'est pas du théâtre, et puis ce n'est pas vrai. » Ce monsieur, apparemment, n'a jamais couché dans la chambrée. Il s'en passe bien d'autres, et d'aussi bouffonnes, que M. Georges Courteline ne pouvait décemment nous montrer. C'est M. Janvier, toujours si bien « dans la peau du bonhomme », qui tenait le rôle de Lidoire - troupier faisant fonctions de caporal de chambrée, resté seul après que tous les autres, un à un, sont descendus à la Caisse, et qui finit par y descendre lui-même après une inénarrable scène entre lui et un permissionnaire de dix heures, un trompette qui vient de rentrer pochard. - Pas mal non plus M. Arquillière en trompette à qui un « civil » a flanqué une «  cuite » soignée. M. Antoine a rendu avec justesse le margis de garde. - Décor et mise en scène d'une exactitude absolue : on y était, réellement, surtout lorsqu'on entendit la sonnerie de l'extinction des feux :

   Leeeee caporal dit comm' ça
’tei-gnez -chan-dell' pour pas brûler paillasse à vououous...
   Leeeee caporal dit comm' ça

’tei-gner chan—dell' pour pas brûler paillase à vous :
   Ça puerait !

Alfred Vallette


  THÉÂTRE REALISTE. — 1° Symbolistes et Réalistes, Prologue ; - 2° La Mort violée, étude réaliste en 2 tableaux ;-3° Paternité, comédie en 3 actes. — Après le scandale inutile de Prostituée, M. de Chirac a bien compris qu'il fallait évoluer, sous peine de s'attirer les foudres de la critique. Il a donc choisi la scène de la Galerie Vivienne, déja consacrée par le passage des petites marionnettes qui font trois petits tours et puis s'en vont, pour y installer, une fois par mois, la comédie réaliste dans ce qu'elle a de plus idéal... Un court prologue a servi d'ouverture à la première séance. D'une facture doucement ironique, ce prologue a blagué le symbolisme obscur en la personne d'Adrien Remacle (et du Mercure de France), et a déclaré qu'on pouvait faire mieux. On a mal saisi les allusions dans le bruit des arrivées, des claquements de porte, etc., etc..;. mais un expert assure qu'elles étaient fort transparentes. Puis un laquais en culotte irréprochable est venu brutaliser une grande dame, vêtue de peluche bleue-paon comme une hétaire de la rue de la Lune. Cette pièce, intitulée La Mort violée, n'a pas du tout le caractère obscène que lui

prête M. Sarcey ; il ne s'agit pas de personnages en chair et en os, mais bien d'une allégorie : la langue française (voir la lettre ci-dessous) s'est prostituée à un laquais qui s'appelle le Naturalisme : le Naturalisme la tue(Elle me résistait, je l'ai assassinée ! ) pour jouir en paix de ses dernières... locutions. M. Sarcey, selon sa détestable coutume de prendre les chose au pied de la lettre, a manifesté une indignation hors de saison. - Paternité, la seconde pièce, une comédie de salon pleine de mots à double détente comme celui-ci : « Bertha Gédot, un nom qui n'est pas sec ! » n'a pu se terminer, une actrice ayant fait une chute dangereuse, mais le succès de La Mort violée avait tellement grisé les spectateurs qu'il a fallu rejouer cette scène extraordinaire... à la demande générale, demande que notre sympathique collaborateur Édouard Dubus a résumée d'une manière péremptoire autant que gracieuse. Cela ne nous a d'ailleurs pas beaucoup étonnés de sa part ; il est l'organisateur toujours écouté de ces sortes de petites fêtes. Nos meilleurs compliments à Mme Charmeroy ( la comtesse violée ), et à M. de Chirac,qui a interprété merveilleusement le rôle d'un des principaux personnages de Paternité, et enfin à tous les acteurs, certains symboles étant si durs à faire pénétrer dans les moeurs... et l'entendement du public !...

R.


 « Cher Monsieur Vallette,
« M. de Chirac a bien voulu, paraît-il, donner bonne lecture de miens vers devant la très brillante assemblée de sa première représentation dernière, et il à mis tout son effort à les comprendre. Vous chargez-vous, à ma prière, de lui transmettre tous mes remerciments ?
 « Je regrette assez de ne m'être point trouvé dans la salle, nous y aurions dialogué une conférence ; M. de Chirac a expliqué mes vers, j'eusse élucidé son drame. A défaut, permettez-moi, dans ce Mercure, le dédommagement d'une glose brève.
 « La pièce de M. de Chirac (on me l'a contée) est évidemment symbolique, et voici démasqués les mythes principaux :
 « La Comtesse, sans conteste et avec contexte, personnifie la littérature dramatique ; le valet qui la viole morte synthétise le dramaturge ;et enfin, toute discussion impossible, la liqueur séminale dont l'odeur monte de la scène à nos narines, c'est le nectar d'un nouveau Parnasse dramatique.
 « Sachez-moi, cher monsieur Vallette, vôtre et ami,

«  A. Remacle »

PETITES NOTES DE MUSIQUE



 Samedi 18 avril, à la Société Nationale — un tout petit canton dans le monde musical, le seul à Paris où l'on ait quelque souci d'art et d'inédit - concert d'orchestre particulièrement intéressant. Au programme, un poème de Leconte de l'Isle, traduit en musique avec une rare maîtrise par P. de Bréville, une brillante ouverture de C. Bordes, de remarquables fragments symphoniques d'Alberic Magnard, puis les noms de L. Husson et de Guy Ropartz, le premier avec une mélodie d'un joli sentiment, le second avec de pittoresques rhythmes populaires ; un souvenir à M. de Wailly et à son Andromède délivrée aux militaires accents d'un pas redoublé, la joie de la soirée.
 Tout à fait hors ligne, deux œuvres : un Eleison de Camille Benoit, d'une conception neuve et haute, d'une émotion poignante, mieux que d'un artiste, d'un penseur et d'un poète. Kyrie eleison, Christe eleison - cri de désolation et d'agonie, cri d'espoir et de miséricorde - et le miracle alors, en des blancheurs mystiques, de ces voix d'enfants au loin, touchante oraison des Ames élues, se penchant « du haut des balcons d'or du Ciel » sur l'humanité douloureuse, et se joignant à sa prière en une suprême ferveur. Enfin une symphonie d'Ernest Chausson, vaste composition, véritable triptyque, évoquant, par quel prestige, sérénité des grandes lignes calmes, grâce un peu inclinée du geste, splendeur du rêve et mépris de l'artifice, comme un souvenir des fresques harmonieuses de Puvis de Chavannes, un des plus beaux et des plus puissants efforts de la jeune école française en ces dernières années — cet andante surtout d'un sentiment quasi élégiaque si pénétrant — mettant bien en lumière les hautes aspirations d'un esprit rare, exquisément musical. Et maintenant, auquel de nos grands concerts l'honneur de révéler définitivement ces deux noms au public ?
 A la précédente séance, grand succès pour le superbe quatuor de Vincent d'Indy, pur chef-d'oeuvre de pure musique.

R. B.

LITTÉRATURE ITALIENNE


 Les Livres. - G.Pipitone-Federico, Note di letteratura contemporanea (Palerme, G. Pédone-Lauriel), études sur les Parnassiens, les Décadents, Sully-Prudhomme. etc.
 Giovanna Ruta, par A.-S. Novano (Turin, L. Roux),roman, un peu à la Verga, où il y a de réelles promesses de talent.
 Nuovi Canti, de Giovanni Marradi (Milan, Trèves): ce sont des contemplations et des élévations à propos de paysages. La forme en est très pure, un peu monotone, pas très originale. On pense invinciblement à Lamartine : poésie d'hier.
 L'Amante, par Adolfo Maspes (Milan, Galli), roman sentimental très recommandé par M. Valcarenghi (Cronaca, 10 mai).
 L'Illusione, par F. de Roberto (Milan, Galli), roman d'un naturalisme modéré; procédés de Flaubert.
 Le Théâtre. - La Signora di Challant, drame, par Giuseppe Giacosa. Ecrit pour Sarah Bernhardt, qui devait le jouer en français, et pour Mlle Duse, qui devait le jouer en italien, ce drame est toujours inédit et l'auteur vient d'en donner quelques lectures publiques. Le thème de la Dame de Challant est emprunté à la quatrième nouvelle de Bandello : c'est l'histoire de cette Bianca Maria, veuve d'Hermès Visconti, puis femme de René, comte de Challant, qui chercha à faire assassiner ses amants l'un par l'autre, ne réussit qu'à moitié et fut « justiciée ». G. Depanis dans la Gazzetta déclare que c'est « une vigoureuse œuvre d'art et d'art profondément humain »; I. Furiani, dans la Cronaca, estime qu'il n'était peut-être pas bien urgent de mettre cette anecdote en dialogues, fussent-ils des plus dramatiques, et que les nouvelles de Bandello sont parfaites, — mais dans Bandello. A propos de cette pièce, polémique dans la Gazzetta entre G. Depanis, qui ne croit pas à l'avenir littéraire du théâtre, et Domenico Lanza, pour lequel un renouvellement de l'art dramatique est possible et même certain.

 Les Revues. - Gazzetta Letteraria : de beaux vers de L.-G. Mambrini, trois Sonnets en mineur de grande allure : « Oh! illusion de justice, oh! immenses délires d'amour, oh ! passions en Dieu, oh! ondes d'encens en vain consumées, pourquoi vous consacrer mon désir... — Si vous non plus vous ne pouvez apaiser mon âme? » (25 avril.)
 M. Depanis analyse, avec bien de la perspicacité, Là-Bas, de Huysmans, et non seulement rédige sur le livre d'intéressantes remarques, mais juge l'auteur avec esprit : « Naturaliste byzantin et décadent », ce n'est pas sot. Après avoir jeté à l'eau M. Péladan et son Androgyne, il reconnaît l'originalité des nouvelles contenues dans le Sonyeuse de Lorrain, s'effare un peu d'y rencontrer des types mostruosi, n'est pas fâché, en sortant de ces deux livres, « de jouir de sourires et qui ne sont pas sur des lèvres de succubes ou de lamies (9 mai). Notes de M. Pica sur les représentations de l’Intruse et de Un Mâle (6 juin).
 Cronaca d'Arte. — Encore des vers, et exquis de Enrico Panzacchi : Une petite ville, le soir ; une fenêtre où se colle le front d'une femme qui rêve, ou prie... « Es-tu celle qui demande la paix nocturne aux ombres descendantes?

...Sei tu
Che preghi una notte pacata
All'ombre che vengono giù? »


 « ... Es-tu celle qui aspire à plus d'intensité de vie, qui évoque la danse des Heures vers son ultime jeunesse, et qui demande une nuit d'amour aux ombres descendantes?

E chiami la danza dell'Ore
Sull'ultima tua gioventù,
E preghi una notte d'amore
All'ombre che vengono giù? »


 M. Enrico Vidali analyse l'enquête Huret et fait preuve d'une amusante inconnaissance de la littérature française contemporaine. Sur Verlaine : « Le frère de Plaches (?), de Murger, de Vallès, le lettré du café François Ier... » (31 mai).
 Critica sociale : A lire les deux articles de M. Turati sur les Anarchistes (10 et 31 mai).
 De plus, nous avons reçu : Geografia per tutti, n° 1 (Bergame).

R. G.


LES LIVRES (1)


 Pages, par Stéphane Mallarmé (Bruxelles, Edmond Deman. — Voir page 4.
 Strophes d'Amant, par Julien Leclercq (Lemerre). — Voir page 40.
 Chérubin, par Charles Morice (Vanier). — Voir page 45.
 Un Mâle, par Camille Lemonnier (Tresse et Stock). — Voir page 49.
 A l'Ecart, par R. Minhar et A. Vallette (Perrin et Cie). — Voir page 42.
 La Création du Diable, par Raymond Nyst (Kistemaeckers). — Je n'affirmerai point être parvenu jusqu'au symbole qu'enferme l'hermétique poème de M. R. Nyst. Ces cent pages d'une écriture torturée, souvent fatigante de métaphysique et d'une syntaxe qui déroute, traversées de déclamations et d'exclamations bien intempestives en une œuvre d'art, visent à décrire de successives visions, — on dirait mieux une seule qui se déroule et se modifie. C'est la révélation de Saint Jean Théologien, assis dans un bon fauteuil au coin du feu, un Saint Jean très moderne, très érudit, aussi obscur que le biblique inspiré de Pathmos. « Visions d'apothéoses, dit-il, de débâcles, de symboles... Des insensés ouvrirent large le ciel, et l'on en voit le fond. Dans l'entrebaîllement des azurs déchirés seule trône l'éternité du temps et de l'espace. Le ciel renversé, c'est l'enfer qui s'érige en justice. » Cette dernière phrase semble l'idée traduite, mais avec les symboles on doit toujours se méfier. Le révélateur a convoqué les passions et les vices, toutes les matérialités, toutes les sensualités, toutes les joies perverses; leur vide, qu'il nous montre, leur cruelle misère quand même victorieuse, seront La Création du Diable. Aux dernières pages apparait la ville coruscante et splendide du Mal, et l'Esprit de Satan enseigne :
 — Je suis l'asile de ceux qui ont goùté à l'arbre fatal d'Eden; je suis la gloire de leurs yeux dessillés! Ma puissance a surgi de la logique des choses; ma parole de vérité a germé prodigieusement au sein robuste d'Eve! Je suis la nouvelle vie de ceux qui, partis de l'enthousiasme, ont atteint le néant; de ceux qui, partis de l'esprit, sont arrivés à la bête...
 Et l'inassouvissement de la bête proclame en dernière conséquence le mensonge de la « nouvelle vie », l'imposture de la joie sensuelle. — Malgré le style bizarre de ce livre inégal, compact en sa brièveté, l'impression reste d'une chose artiste et curieuse. Au gré d'un fleuve roulant « la vie et les choses des cités immenses » la vision éclate, triomphe en de magiques

évocations d'ivresses et de luxures, en brusques lueurs, en ruissellements de joailleries, en des clartés de pierres précieuses et de métaux sous du soleil; ailleurs elle sombre avec de puériles allégories, descend à des constatations malpropres et qu'il ne faudrait point lire après déjeuner :
 «... des salissures dégouttaient du bord des couches; une sueur montait en vapeur épaisse.... et leurs mains et leurs lèvres goulues étiraient à pleine chair les longs seins retombant en claquant... »
 Voici enfin la ville fabuleuse, d'orgueil de lumière et d'or:
 «...chaleur vibre sur le dallage des quais; le fleuve d'un bleu sombre reflète des scintillations innombrables... Par-dessus l'étagement des toits et des terrasses, une multitude de tours ajourées en blanches dentelles élèvent sereinement leurs faîtes dans l'azur : et des globes d'émeraude les ornent, qui étincellent entre deux ailes accouplées pour un égal essor dans les replis d'un serpent immobile aux yeux de femme mauresque... Précédés, au détour des rues, de leur cri claironnant et du frottement rude au sol de leurs pieds pesants, des éléphants lents, défilent: caparaconnés de soies brodées.. de larges fleurs, le front miroitant d'éclatantes plaques d'or, et — penchés aux galeries des hauts palanquins qu'ils balancent, — les visages anxieux et ardents de belles filles gardées vierges.... Des courtisanes, dont les porteurs crient les noms, viennent aux portes dans des litières odoriférantes chanter sur leur beauté des poèmes érotiques; dans le haut de leurs cheveux défaits, breloquent à tous les mouvements des colliers d'argent et de perles composés d'une multitude enfilée de phallus égyptiens... »
 Pour ceux qui recherchent les gourmandises, il y a même quelques passages franchement obscènes.

C. Mki.


 J. Barbey d'Aurevilly. Impressions et souvenirs, par Charles Buet (Savine). — Tout plein de choses inutiles, de découpages d'articles sans rapport immédiat avec le sujet, de considérations générales ou particulières étrangères à la vie ou au talent de Barbey d'Aurevilly, ce gros volume est pourtant intéressant. Il comprend l'histoire entière du grand romancier depuis les obscures années de sa jeunesse jusqu'à ses derniers moments, dans la gloire discrète mais sûre, parmi les amitiés rares mais dévouées où il s'éteignit. M. Buet, qui est un collectionneur de papiers grands et petits, imprimés et manuscrits, en a sorti de curieux : lettres inédites, poèmes en vers et en prose peu connus. On regrette des pages comme celles où Verlaine et Mallarmé sont lourdement raillés, mais l'incompétence de M. Buet enlève, là, toute valeur à ses critiques; puis là sorte d'esprit qui s'y étale semble si surannée ! En somme, cette compilation se parcourt avec plaisir et on doit la garder comme une sorte de Manuel-Barbey d'Aurevilly, où trouver à l'occasion le détail, le renseignement, la date dont on peut avoir besoin si l'on étudie l'oeuvre de l'auteur des Diaboliques.

R. G.


 Le chien de M. de Bismarck, par Féline de Comberousse (Vanier).— Inquiétant, ce Féline de Comberousse !... Ce nom me produit l'effet d'une formule de magie mal employée: ça me trouble. Un pauvre diable de sergent qui se nomme Isornore (encore un nom à faire trembler!) traverse la campagne de 70 et une foule de tribulations qui n'ont aucun rapport avec le chien de Bismarck, naturellement. Ce chien, qu'on mange au début, est peut-être le symbole de la vache enragée, car il n'apparaît que pour jeter un sort au sergent en passant par son estomac. Deux ou trois aperçus très nets sur la guerre et les lâchetés des officiers supérieurs: Ecrit simplement, ce chien, bien meilleur animal que Député. — Féline se forme !


 La Terre provençale, Journal de route, par Paul Mariéton (Lemerre). — Voici, pour ceux qui aiment le Midi, la terre et les hommes d'entre Lyon et la Camargne, un livre des plus agréables. C'est, clocher par clocher, la topographie pittoresque de la Basse-Provence, son histoire, ses souvenirs, ses anecdotes. Le volume à près 600 pages; il est plein de citations empruntées aux poètes du terroir, anciens et modernes; l'index des noms de lieux ou de personnes montrerait seul, par son abondance, que nous avons là un véritable guide pour la Provence, guide écrit par un historien et un poète : tous les touristes, à la saison prochaine, l'emporteront avec eux.

R.G.


 Le Salon de Joséphin Peladan (dixième année). Les livres du Sar s'ouvrent toujours par quantité de préfaces. La plaquette commence donc par une lettre « Au maître-peintre Marcellin Desboutins ». C'est ensuite une charge contre « ces messieurs de la Presse ». La troisième préface explique que M. Peladan ne parlera point du Salon des Champs-Elysées, qu'il appelle « Salon de l'Industrie ou Salon journaliste », parce qu'on ne veut pas l'y recevoir. Vient enfin le « Salon du Champ-de-Mars », dont M. Peladan fait la critique avec sa compétence ordinaire. Voici maintenant une série de postfaces : « A la Cantonade », «Acta rosæ crucis », « Instauration de la Rose-Croix esthétique. Parole du Sar de la Rose-Croix a ses pairs»,« Les Varticles publics de la règle des Roses-Croix esthètes ».

Z.


 Autour de la lune de miel, par Paul Ponsolle (Savine). — Traité à l'usage des gens comme il faut qui désirent faire l'amour par a plus b. Ecrit correctement, dans un style de belle-mère en face du lit nuptial, le soir du grand jour... Une citation au hasard : « Le bonheur intime ne s'accommode ni de l'obscénité, ni de la pudibonderie. Entre ces deux défauts, il y a un juste milieu, une qualité essentielle. L'important est de la découvrir. » Gagnerait à être traduit en la langue des héros de G. Courteline : « Mon vieux salaud, je vais te dire une très bonne chose...» (Cf. Lidoire.)

***


 La Terreur à Paris, par François Bournand, Préface d'Armand Silvestre (Savine). — C'est par une sorte de « pointillisme » historique que M. François Bournand s'est

efforcé de rendre l'époque de la Terreur. Un tel procédé est assurément défectueux pour dégager la philosophie de l'histoire, mais donne très bien l'impression de la vie au temps que se propose de restituer l'auteur. A ce point de vue, un fourmillement de détails et d'anecdotes font de La Terreur à Paris un livre des plus curieux.

Z.


 Lettre à Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, par Frédéric Van Eeden, traduite du hollandais (Genève). — Epitre humanitaire où l'auteur critique l'autocratie russe plutôt que l'empereur, et fait un tableau des supplices de la Sibérie.

Z.


 Ruades de Pégase, poésies; par Saint-Thuron (Savine).
Madame, j'ai fini ces quatrains timorés;
L'esprit n'est pas venu, la rime est difficile.
En les jetant au feu, sans doute vous direz :
« Celui qui fit ces vers était un imbécile ! »
 Vers faciles, comme on voit.

Z.

CHOSES D'ART


 Musés du Louvre. — Quels mystérieux motifs ont déterminé les conservateurs à faire encadrer un dessin de Jean Van Eyk là tête en bas? (Salle X)
 Musés du Luxembourg. On Vient de créer une section d'estampes. Faute de place dans le musée, les planches acquises seront jusqu'à nouvel ordre conservées en porte-feuilles : des Bracquemond, Mary Cassatt, Chéret, Fantin Latour, Browm, Lepère, Storm, Jeanniot, Rivière, Serret, P. Huet, etc.
 Chez Boussod et Valadon. — Une exposition de dessins de Forain. — Deux feux d'artifice de Whistler, des Seurat.
 Chez Vanier. Vient de paraître, dans Les hommes d'aujourd'hui, E. Schuffenecker, portrait, par Emile Bernard.

G.-A. A.

Échos divers et communications
A Messieurs les éditeurs Savine, Bailly, Vanier, Genonceaux, etc.
Germain Nouveau


 Un de ces derniers lundis, M. Camille de Sainte-Croix révélait dans la Bataille Littéraire la maladie grave, mais non incurable, dont venait d'être atteint Germain Nouveau, un poète original et de haute valeur ; et il se déclarait en mesure de réunir pour un éditeur intelligent la matière d'un volume de ces poésies que Nouveau dispersa dans les revues, de façon à lui donner une joie peut-être sanitaire à l'heure de la convalescence. L’Echo de Paris, les Entretiens Politiques et Littéraires(probablement aussi La Plume, dont le dernier numéro ne nous est pas parvenu), les anciens camarades du poète et toute la jeunesse littéraire, ont approuvé le projet de M. Camille de Sainte-Croix. Cependant l'éditeur intelligent ne se présente pas, que je sache, bien que l'écoulement d'une édition soit d'avance assuré. Nouveau, en effet, de la génération qui précéda immédiatement la nôtre, n'est qu'imparfaitement connu de nous-même, il ne l'est pas du tout de la génération qui nous suit, et nul doute que tous nous n'acquérions un livre de ce bon poète. Il ne nous appartient pas de prendre une initiative en la circonstance, mais il n'est point utile de faire savoir à l'éventuel éditeur intelligent que, dès qu'il aura répondu à l'appel de M. Camille de Sainte-Croix, les revues littéraires les plus répandues, des quotidiens et les amis de Germain Nouveau se chargeront de lui obtenir des souscripteurs. — A. V.
 M. Paul Fort nous prie d'annoncer que l'administration du Théâtre d'Art est transférée 73, rue Claude-Bernard, à Paris. Toutes les communications devront être envoyées à cette adresse, à M. Léonard Rivière, secrétaire du Théâtre. Les personnes qui désirent voir M. Paul Fort, ou correspondre avec lui personnellement, sont priées de s'adresser: 12, avenue du Bas, à Asnières.
 Parmis les convives du dernier dîner des Têtes de Bois, sous la présidence de Jean Dolent, MM. Bracquemond, Eugène Carrière, Charles Morice, Charles de Dreux, Armand Renaud (inspecteur en chef des Beaux-Arts de la ville de Paris), Marc Amanieux, Jules Gaillard (Député de Vaucluse), Jules de Marthold, Hugues Rebell, Raymond Daly, Paul Dupray, Alfred Vallette, etc.
 A propos du Barbey d'Aurevilly de M. Charles Buet, M. Léon Riotor a publié, dans la Nation du 3 juin, un article sur l'auteur des Diaboliques et son influence sur la littérature contemporaine.
 Viennent de paraître chez Savine: Mœurs Littéraires (Camille de Sainte-Croix), Théatre: Madame la Mort, Le Vendeur de Soleil, La Voix du sang (Rachilde), L’Éléphant (Ch. Merki et Jean Court).
 En librairie prochainement: Les Infinis de la Chair roman évolutionniste, par Gaston Danville ; Lassitudes, poésie, par Louis Dumur (Perrin); Chair d'Aventure, roman, par Charles Merki ; Toubib, étude militaire, par René de la Villohio.


Mercvre



 (1) Aux prochains fascicules : Des Visions (Pierre-M. Olin); La joie de Maguelonne (A.-Ferdinand Hérold); Le Péché d'Autrui (Pierre Bertrand); L'Eternel Jocrisse (Gustave Chanteclair); Liminaires (Paul Redonnel); Que faire nos filles? (B.-H. Gausseron); Révolution chrétienne et Révolution sociale (Ch. Malato); Le Nazaréen (Henri Mazel); Mœurs littéraires (Camille de Sainte-Croix); Théâtre (Rachilde); L’Éléphant (Charles Merki et Jean Court); Pétales de nacre (Albert Saint-Paul); L'Heure en Exil (Dauphin Meunier); A se tordre (Alphonse Allais); Le Canard sauvage — Rosmersholm (Ibsen. Trad. de M. Prozor); Zèzette (Oscar Méténier) ; Elévations Poétiques (Paul Gabillard) ; Les Fastes (Stuart Merrill); Suggestion (Henri Nizet); La Comédie des Amours (Edouard Dujardin); Ce qui renaît toujours (Jean Carrère); La France politique et sociale (A. Hamon et G. Bachot).

Outils personnels