N° 25. – JANVIER 1892

De MercureWiki.
Version du 19 août 2015 à 19:30 par Admin (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 1-96.


FRAGMENTS INÉDITS

DE « L'ÈVE FUTURE » (1)
─────

EDISON


 « ...... Puisque l'homme a prostitué le verbe en des jeux de langage et l'a stérilisé en lui, il est devenu naturel que ce soit la machine qui prenne la parole.
 « Edison, tout à coup, releva la tête:
 « — Je suis injuste !... s'écria-t-il. Il est incontestable que les enfants de ce siècle de courage, de labeurs et de lumières ont articulé d'admirables syllabes, et le plus souvent même avec de ces voix assurées dont les vibrations eussent été des plus réceptibles pour l'embouchure de mon appareil. Voyons, récapitulons un peu les principales!
 « L'accent dont furent énoncés tous les mots héroïques d'autrefois est perdu pour l'humanité, depuis le « Viens les prendre ! » de Léonidas jusqu'au propos si ferme que tint cet officier français à la bataille de Waterloo !.... Certes, il est à déplorer, dans le cours de l'histoire, l'absence d'un esclave emboitant, comme on dit, le pas des grands hommes, et ce, le doigt sur la manivelle de mon engin, prêt à recueillir leurs adages spontanés.... D'accord! mais on doit s'affliger au moins également de cette même vacance dans les temps modernes ! Aujourd'hui, en fait de cris héroïques, n'aurions-nous pas eu, tout d'abord, à enregistrer dans l'Occident le fameux « Pas un ponce !... » de ce magnanime avocat parisien dont le nom m'échappe... Comme devises patriotiques, si nous avons perdu celles d'Autrefois, depuis le «Pro aris et focis !....» jusqu'au « Montjoye et saint Denis ! », en revanche, Aujourd'hui, n'aurions-nous pas eu, toujours en France, le bien-avisé, le péremptoire « Enrichissez-vous !.... » écrié du haut d'une tribune nationale par cet illustre député puritain, nommé Guizot, si ma mémoire est fidèle ?... En fait de mots artistiques, depuis l'« Anch' io son' pittore !... » du Corrège, jusqu'au « Faites des perruques !.... » de Voltaire, nous en comptons beaucoup dans Autrefois, mais, Aujourd'hui, nous aurions, ce semble, le cri prudent et si entendu de l'Esthétique moderne: « Ne nous montons pas la tête! Du calme! Sayons médiocres ! » cri de ralliement: imprimé chaque jour dans toute gazette sérieuse (2). — En fait de mots scientifiques, si Autrefois est à regretter, depuis l'Eurêka, d'Archimède, jusqu'à l'«E pur si muove!...» de Galilée, n'aurions-nous pas, Aujourd'hui, cette parole si justement admirée du grand physiologiste Moleschott — (et si profonde même qu'on peut la retourner sans qu'elle perde rien de sa valeur), — savoir : « Sans phosphore, point de pensée... » — En fait de formules résumant l'intelligence d'une époque, si nous avons perdu dans Autrefois le cliché de certaines affirmations mystiques (des plus admirables d'ailleurs), comme celles-ci: « Dieu créa l'homme à son image ! Il l'anima d'un souffle ! Nous sommes les consorts de Dieu! etc. », nous en eussions eu de bien autrement « sérieuses » de nos jours. Quel dommage, par exemple, d'avoir laissé échapper sans preindre phonétiquement (avec l'organe doctoral dont on a dû se servir pour l'émettre) la sublime conclusion, proférée en Allemagne, des efforts de la Physiologie moderne, savoir: « En vertu de l'indéniable loi d'adaptation et d'hérédité, principe et fin du développement des êtres, l'homme n'est et ne peut être (et ce, après d'innombrables évolutions de sa monère primitive) que le résultat de la sélection du quadrumane-type dont les vestiges doivent êtres retrouvés dans l'île de Ceylan. Cet individu préhistorique appartenait à ces familles simiesques dont le système pileux tend à disparaître. » — Ah! qui ne regretterait, du fond du cœur, que cette assertion éblouissante, résumé de l'esprit de notre ère, n'ait pas été recueillie pieusement au sortir des lèvres du professeur, inscrite sur le phonographe, et mugie ensuite, par mes plus puissants aérophones, aux quatre points cardinaux de l'Univers !... Voilà, voilà la bonne nouvelle !... Nous sommes fixés, maintenant !... Où sont les chœurs d'anges de la nuit de Noël? Et les chants des bergers sous l'étoile des mages? Illusions de l'enfance humaine! La Science, c'est la vérité !... Si, de l'aveu trop sincère de Hæckel, le pape d'Iéna, ce type ancestorial de l'île de Ceylan, n'a pas été encore retrouvé, malgré les plus légitimes espoirs, qu'importe !... L'essentiel n'est-il pas que la phrase soit scientifique, c'est-à-dire de celles dont tout paraît confirmer la solidité, le désintéressement, la méthodique expérience ! — Quelle sensation d'évidence n'éveille-t-elle pas en toute conscience impartiale! Quelle intrépide bonne foi, quelle subtilité de coup d’œil analytique elle dénonce! Quelle compensation inespérée nous eussent offerte les clichés galvanoplastiques des syllabes dont elle se compose, si nous avons perdu les vibrations de celles qui expriment les folies illusoires et mystagogiques débitées Autrefois, comme les vagissements de notre espèce ?... Quelle supériorité s'en émane au point de vue du Vrai strict, tout sec et proprement dit ! Voilà, enfin, du positif, et non des rêves!...
  « Loin de moi, certes, de disconvenir qu'au seul titre —(bien entendu)— de curiosités archéologiques, certains mots... heureux... d'Autrefois eussent mérité les honneurs de la galvanoplastie — (notamment le « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits! » et le « Je ne vous prie pas pour le monde! ») — mais l'on ne peut refuser au mode d'entendement actuel, tout récemment conquis par les tendances et les efforts des cerveaux de notre espèce, la déférence que commande la si incontestable supériorité de ses axiomes. La science délivre, c'est évident; elle prend cher, voilà tout. Bah! Soyons grands seigneurs, ne marchandons pas. Encourageons-la par curiosité. C'est le devoir de tout bon citoyen de l'Humanité moderne ».

______


LE PHONOGRAPHE.

(Cette page appartient à une version très primitive de l'Ève future et très différente de la rédaction dernière.)

 « Jusqu'à présent, vous n'avez eu en face de vous qu'un fantôme parfait donnant l'illusion la plus absolue, mais un fantôme muet. Comment lui donner la parole de madame ?... Avec le phonographe. Voici en quelle manière (Il lui faut une conversation nourrissante et non des banalités, il faut une femme supérieure): choisissez parmi ces menus de conversation tendre ceux qui vous plaisent... Ils sont rédigés par d'excellents poètes qui ont condensé des mondes de sensations, d'impressions, de sous-entendus, de promesses idéales dans chacun d'eux, et la mise en scène est donnée ci-contre. Voici l'amour idyllique (demande et réponse), au bord du ruisseau, le premier rendez-vous haletant, la pudeur soucieuse... (Deux jeunes gens se sont battus pour la pudeur d'un de mes produits féminins en présence duquel l'un d'eux avait laissé échapper un mot trop léger. Le sort a voulu qu'ils aient fait coup fourré et soient morts tous deux...) — Voici l'amour espagnol, italien, africain, sauvage, brûlant, avec ses onomatopées, ses cris délicieux, ses abandons et ses rages, ses phrases sourdes, ses pâmoisons. — Voici l'amour français, sémillant, galant, piquant, amusant... Voici... au fait, choisissez. Vous pouvez même les prendre tous si vous voulez. Il y en a pour trente heures de conversation, avec les clichés de rechange. — Voici l'amour allemand, rêveur, le clair de lune, les fleurs, des bois, les étoiles, le silence et la méditation à deux, une conversation métaphysique transcendantale, tirée des meilleurs et des plus profonds ouvrages de la dialectique allemande, — le tout roulant sur l'immortalité de l'âme. On se sent meilleur après une conversation pareille avec celle qu'on aime: elle répond avec son instinct et vous parlez avec intelligence de l'humanité tout entière. Vous pouvez ajouter et couper tout ce que vous voudrez, à votre goût, ceci n'étant qu'une sorte de guide-âne destiné à épargner aux inexercés des tâtonnements oiseux et à donner du génie aux imbéciles,en rectifiant ainsi les erreurs de la nature....»

________


L'ANDRÉIDE


 (Le chapitre suivant n'a de commun que le titre avec celui du volume. C'est la première rédaction de différents paragraphes espacés plus tard en plusieurs chapitres.)
 Chapitre xii. — Hurrah! les savants vont vite.— (En épigraphe) :— « L'ange dit... — Adam, pèse toi avec la femme, ensuite évalue. En elle vois-tu pas que tout n'est qu'apparence?» — Milton, Paradis perdu.
 « — La vie proprement dite? répondit Edison, eh bien, mon cher lord, je vous disais que j'ai cru devoir l'écarter comme une superfétation nuisible. En effet, la vie entraîne avec elle, en une femme, des servitudes du corps et de l'esprit. De là ces humeurs changeantes, ces puériles préoccupations, ces variétés, inconstances, absurdités et perfidies. Est-ce donc ce fardeau que vous aimez en une femme ?... Non certes, c'est sa beauté, sa tendresse, son abandon, sa voix lorsqu'elle est douce, le charme de son sourire, de sa présence ou silencieuse ou captivante par d'angéliques entretiens. Le reste ?... vous le rejetteriez bien volontiers à l'abîme inconnu dont nous sortons. Eh bien, miss Hadaly offre tout cela ! mille fois plus encore peut-être! Oh! permettez-moi de vous ménager quelque surprise à cet égard... pure coquetterie d'inventeur! Elle vous offre enfin ce que ne saurait, à coup sûr, vous offrir la triste réalité dont elle sera l'idéal. Elle sera selon votre rêve. Il me semble que cela compense un peu la Vie. — D'ailleurs, en y réfléchissant, la Vie de celle qu'on aime doit n'être qu'une source d'idées désespérantes pour un homme vraiment épris. Ne doit-il pas se poser à chaque instant ce dilemme, s'il est sincère avec sa conscience :
 « Ou je la verrai mourir, ou je périrai le premier. Si elle meurt avant moi, la terre ne sera plus qu'un désert pour mon cœur. — Si je la précède, au contraire, dans la nuit, je connais assez la nature d'une femme pour être à peu près sûr qu'au bout d'un temps donné, quelque attachement qu'elle ait pour moi, son amour se reportera sur un autre qui m'effacera bientôt de son souvenir ou le fera singulièrement pâlir en elle. »
 « J'ai donc élagué la Vie comme surérogatoire. »
 Après un instant d'étonnement vague, lord Lyonnel murmura presque à voix basse :
 « — Enfin, vous ne forgerez pas un être concient? »
 Edison le regarda fixement :
 « — N'est-ce donc pas précisément le contraire que vous m'avez demandé? dit-il. Savoir: une femme identique à votre jeune amie, moins la conscience dont celle-ci vous semblait affligée?
 « — J'ai dit: qui me changera l'âme de ce corps! » répondit l'Anglais avec un sourire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


 « — D'ailleurs, poursuivit Edison, l'âme, la conscience de celle que vous aimez, n'est-ce pas, presque totalement, le reflet nerveux et instinctif qu'elle a de la vôtre ? Une femme ne discerne que selon ses goûts, sans pouvoir en franchir la fatalité, si ce n'est grâce à l'esprit d'un homme qui lui est sympathique. D'après les échantillons intellectuels que vous m'avez donnés de miss Evelyn, pensez-vous que ce soit une bien grande perte pour miss Hadaly d'être privée d'une conscience comme celle de son modèle ?... N'y gagne t-elle pas, au contraire, au moins en vous, puisque celle de votre amie vous fait répulsion? N'est-ce pas notre devoir d'être toujours un peu conscients pour une femme ?... Une conscience ?...
  «Mais c'est l'aptitude à l'amitié intellectuelle, à l'estime désintéressée, au dévouement purement idéal qui seul produit les grandes choses !... Tout jeune homme, dans les anciennes républiques......
  « .... Citez-moi deux amies dans l'histoire de l'Humanité....
  « .... La plupart d'entres elles méprisent ceux qui les adorent, se sachant inférieures et les considérant, par conséquent, comme insensés ou avilis, pour cela seul qu'elles sont aimées! De sorte que pour se défaire de leurs importunités, il suffit de simuler qu'on les aime. Elles vous raillent finement, vous vous frottez les mains et tout le monde est content. Oh! loin de moi de les en blâmer ! je constate des effets naturels, infrangibles, absolus, les choses qui sont, qui ne se discutent pas... Mais il me semble que notre causerie est devenue passablement impertinente pour ces enchanteresses ! Heureusement que nous sommes seuls et que miss Hadaly, elle-même, ne peut plus nous entendre.
 Il y eut un silence.
 « —Remarquez bien qu'ici, mon cher lord, vous m'avez placé sur le terrain passif et passionnel, strictement passionnel de la femme! Si vous transposez la question, oh! je m'exprimerai d'une toute autre manière. Si nous parlons d'une femme assainie, consacrée et justifiée par la dignité du devoir, la noblesse de la vie, l'élévation des espérances (et certes, sans même recourir aux exemples de l'Histoire Humaine, il en est un grand nombre encore sur cette estimable planète, bien qu'il tende à diminuer)— oh ! alors, dis-je, je me trouverais étrange si je n'inclinais pas un peu mon intelligence devant celles-là dont les flancs, tout d'abord, se déchirèrent pour qu'il nous soit permis de nous développer.... je ne puis me dispenser, même, de m'exalter un peu ici ! N'est-il pas de bonnes compagnes, de nobles mères? Il est des jeunes filles! Et ni les vierges d'autrefois, souriantes dans les flammes ou les supplices, sur la foi d'une parole, ni les héroïnes extatiques, au blanc pennon, libératrices des patries, ni les humbles femmes courbées sur les souffrants, les dénués et les abandonnés, ni toutes celles, enfin, qui sont inspirées par plus haut que l'instinct, non, celles-là n'ont rien à faire dans ce laboratoire, ni dans la question.... »
 Tout ceci fut dit par l'ingénieur avec une légèreté si affable, un air si avenant, sur un ton d'une élégance si paisible, que lord Lyonnel qui l'écoutait avec attention ne put lui répondre que par un excellent regard, — où le gentilhomme de race sans mélange et renforcée par les siècles réapparaissait. Mais le sentiment de son premier amour souillé l'emportant, lord Lyonnel rompit le premier le silence:
 « — Il me semble que je me trouve chez Raymond Lulle ou chez Flamel, au temps des souffleurs du moyen âge, et que nous cherchons à parachever une œuvre magique, dit-il. Seulement, comme le Fantastique entre ici dans le domaine de la Réalité, je vais mieux spécifier ma question de tout à l'heure. Serait-ce trop attendre de vous que de vous prier de substituer, sinon une conscience, du moins une intelligence, en ce prodigieux incube que vous appelez ce soir miss Hadaly et qui demain sera devenu, vous venez de l'affirmer, — une seconde miss Evelyn ? ... »

________


COTÉ SÉRIEUX DES CAPRICES


 « — Qu'est-ce qu'un caprice ?... Rien, n'est-ce pas ? C'est, du moins, ce que l'Humanité s'imagine. Constatons, respectons, et passons... Ah! vraiment un caprice est une chose sans conséquence!
 « Vous souvenez-vous des deux roubles laissés par Pierre le Grand sur la table de nuit d'une servante d'auberge qui lui avait plu, en voyage? Insignifiant caprice, n'est-ce pas? Mais la servante d'auberge avait si bien profité de la nuit qu'elle devint la grande Catherine II, de Russie, Catherine d'Alfendhel.... Vous souvenez-vous de la petite servante de taverne, Emma Harte ?... une mauvaise petite brune, après tout, pour ne pas dire plus? Une nuit, un lord en fit son « caprice », moins que rien, comme on dit, — ce qui la conduisit naturellement, cette fille de taverne, à faire vaincre la France à Trafalgar par Horace Nelson, à devenir la femme du lord comte William Hamilton, frère de lait du roi Georges, ambassadeur et pair d'Angleterre, à devenir la favorite inséparable de la reine Marie-Caroline de Sicile, et à porter une vingtaine de millions de diamants en broderies sur son tablier de cour, à faire pendre, sur un signe de son éventail, de vieux et braves amiraux d'Italie, comme Caraccioli, par exemple, à faire tomber sur les échafauds toutes les têtes qui lui déplaisaient, etc., etc. — Nous passons les ducs et grands-ducs ayant épousé les dugazons, tous les lords originaux; tous les gentilshommes pour rire, enfin! L'Histoire fourmille de ces exemples, et, pour prendre le premier, si Agar, seule, est si mal tombée, c'est qu'Abraham était vieux: d'ailleurs, Ismaël vengea sa mère à travers les siècles, démontrant qu'un caprice peut devenir non seulement une chose grave, mais la chose du monde la plus grave, attendu que toutes nos mauvaises habitudes ne naissent que d'un premier caprice insignifiant, et que le pli véniel contracté en notre cœur par une seconde de faiblesse peut devenir une épouvantable fatalité dont nous ne pouvons plus secouer la chaîne de fer. »

―――――
L'OMBRE DE L'UPA


 « ..... Leur soi-disant « opinion » ne portant en réalité que sur des types imaginaires, surpris dans le vague de leur cerveau, ne présente absolument aucun sens applicable: je défie de me citer un seul exemple du fait dans toute l'histoire humaine. — Si quelqu'un me dit : « Il n'est point rare qu'une femme très jolie, très aimable et regardée par tous comme vraiment exquise, ait, par malignité, coquetterie ou gaspillage, conduit un brave homme, trop faible, à la potence, la ruine, au bagne ou au suicide, — et j'en ai connu! » —-Oui, si quelqu'un nie dit cela, je déclare qu'il m'est tout à fait impossible de préciser une différence, appréciable au point de vue scientifique, entre l'idée réelle d'un homme qui me tient ce langage et celle d'un homme qui me demande, tout bonnement, « l'heure qu'il est ». Attendu, que l'entendement d'un tel individu se trouvant, à mon sens, comme offusqué et dans un état d'étouffement, grâce aux fumées de son propre sexe qui lui montent au cerveau, — dès qu'il s'agit des femmes, — il m'apparaît comme frappé d'une sorte d'irrémédiable incapacité à se rendre même le plus léger compte de ce dont il me parle. Le bruit buccal de sa phrase ne différant pas, pour moi, du simple gloussement, je vois à l'instant même apparaître sur sa physionomie comme l'ombre de l'animal initial qui est en lui. Il vient étaler ses goûts personnels et saisit l'occasion de parler, en homme à succès, dans une discussion scientifique. Quel que soit son âge, il éveille en moi l'idée d'un écolier qui, pour mériter l'estime de ses professeurs et la vénération de ses camarades, se serait fait teindre les cheveux en blanc. Je me contente de m'incliner, saluant en lui la forme humaine à l'état rudimentaire et m'écriant : « Très judicieusement observé ! » je le quitte, le laissant tout heureux de ma félicitation et me promettant bien d'éviter, à tout jamais, sa oiseuse compagnie.
 Lord Lyonnel, malgré la gravité du récit, l'étrangeté du lieu et la solennité de la question, ne put s'empêcher de rire à cette digressive boutade d'Edison.
 « — Comme si dans un problème de cette importance, poursuivit l'électricien, — et qui de sa nature est double, indissolublement double en son unité, — il était permis d'éliminer à ce point tout examen de la moitié masculine de la question!... Comme si la nature privée de l'amant était définie par ce mot : « Il était faible!... » Comme s'il n'était pas plus qu'évident, au contraire,que, dans le genre d'aventures dont on veut parler, cette femme, aimable ou non, n'a jamais été autre chose que le prétexte (ainsi que l'eût été n'importe quelle autre a sa place) du développement inévitable des mauvais instincts de ce coquin, d'apparence bonhomme, en qui la potence ou le reste furent toujours en germes potentiels! — et que, dès lors, il devient aussi absurde d'accuser la jolie, aimable et charmante femme des malheurs naturels de ce scélérat masqué de faiblesse que d'en accuser toute autre.Et si l'on objecte: « Mais il y a eu réciprocité d'action, l'amant a perverti la femme, etc. » — je répondrai: — « Donc, n'attribuez plus alors à cette femme des qualités devenues mensongères par le fait même que vous signalez; ne la posez plus comme une vraiment jolie, exquise et aimable femme, puisque, désorganisée par le malheureux en question, elle n'a pas de droits réels à ces titres dont vous ne l'affublez que pour pouvoir l'accuser tout à votre aise. Vous constatez simplement ici que non seulement le coquin est coupable de sa propre ruine, à lui, mais encore de la déchéance de celle qu'il a faussée, et voilà tout.
 « Donc, si un homme sérieux vient me dire que l'amour d'une femme, vraiment aimable, séduisante et exquise, peut devenir nuisible, avilissant et fatal pour une vraiment noble nature, dans quelque situation sociale que ce soit, — ceci est totalement inintelligible pour moi et je parierais au besoin la tête de cet homme sérieux contre un penny que dans son propre entendement ces paroles n'obtiennent que le même accueil.
 « Non! non! je dis, moi, qu'au commencement, une femme, pour jolie même et séduisante qu'elle apparaisse, si sa possession produit de ces résultats horribles, flétrissants et funestes, en une nature primitivement riche, élevée et saine, je dis qu'elle ne peut être au physique, voyez-vous bien, comme au moral, d'après preuves à l'appui, qu'un ensemble de laideurs masquées dont l'occulte secret dupe tout le monde, et dont l'aspect eût écœuré sa victime s'il eût été donné à celle-ci d'apercevoir d'un seul coup la totalité de ces laideurs, avant d'avoir été graduellement familiarisé.
 « Pénétré de cet axiome qui me paraît aussi indiscutable que la loi d'Archimède,je me mis à réfléchir sur l'aventure que je viens de vous raconter, et, dès la première réflexion, je l'avoue, je me sentis tressaillir de surprise.
 « Regardez bien, voici le problème : — je l'ai résolu. Je vous déclare d'avance que sa solution, que je vous ferai voir et toucher, est effrayante, et que ce qui me fit tressaillir fut l'immédiat pressentiment de cette solution. Voyons si vous la devinerez.
 « Un jeune homme, plein de jugement, de force et de droiture jusque-là, beau, courageux, travailleur, aimant et aimé, père et citoyen, arrivé à l'estime de tous, a été dissous jusqu'à la mort par un alcaloïde féminin, nécessairement d'un genre de puissance tout à fait anormale et extraordinaire, — et voici que tous, ainsi que lui-même, après une expérience de trois années, m'affirment que cet être n'est, au physique et au moral, qu'une jeune fille des plus jolies, des plus spirituelles et des plus aimables, — et que c'est tout!
 « Allons donc! Elle doit être autre chose encore, que personne ne voit!
 « Le mystère de cette absolue impossibilité m'intriguait: ne tenant donc aucune espèce de compte de tout ce que l'on me disait au sujet de miss Evelyn... »

_______


NOTES

 Et cet absurde jeu de mots, fondé sur l'image d'une balance (Libra), n'est-il pas la cause unique du mal universel ? C'est le vrai Satan, cette idée là: elle est éparse dans l'univers, depuis le ciron jusqu'à l'étoile. Et pourtant, de même que le faux n'est qu'une partie du vrai prise pour le vrai tout entier, de même le mal n'est que la résultante de la façon absolue d'entendre l'erreur, qui fait que chaque être qui juge ainsi son semblable se substitue à Dieu. Or, je dis que la liberté n'est que la délivrance de tout jugement absolu et de ses résultantes. La balance, vous le savez, est d'avance l'esclave du poids qui doit la faire pencher! Elle est viciée par cette nécessité interne et éternelle. Vous ne choisissez que mû par une tendance, sans quoi vous ne choisiriez pas. Or, que dites vous au prisonnier qui a fait son temps? — Ceci: Tu es délivré du mal de ta prison : tu es libre...

***


 L'amour vrai, dans son infinie miséricorde, ne reproche que pour réclamer un regret et voulant déjà pardonner !... Un mot rude, mais aimant, l'eût désarmé. Qui peut sonder les trésors de tendresse que la nature a mis dans le cœur d'une honnête femme !... Toute blessure d'amour-propre, elle l'oubliera, car elle se sent aimée plus haut!... Une honnête femme peut tout pardonner. Elle n'a que faire du silence. Mais il ne suffit pas d'être une nature simple, logique et solide, mais supérieure, pour comprendre tout ce que cache de maternel et d'enfant à la fois...

Villiers de l'Isle-Adam.



 

(l) V. Mercure de France, tome II, page I. — Ces inédits et ces variantes ne sont donnés qu'au seul titre de documents pour les critiques futurs.

 (2) Sous cette forme: «Soyez médiocres, Messieurs !» le mot est authentique; il fut jeté un jour, avec véhémence, par Saint-Marc Girardin à son auditoire. — R. G.

PETITS APHORISMES
SUR LA VIE

1

 Nous n'avons pour vivre que l'argument seul que nous vivons. Cela suffit en pratique, mais c'est misérable en logique.

2

 La vie a au moins ceci d'original que des milliards d'hommes ont déjà vécu sans qu'on sache encore pourquoi.

3

 Le temps est un fleuve dont la source et l'embouchure ne sont nulle part.

4

 La naissance précipite dans la vie des êtres qui n'ont pas demandé d'y entrer, mais qui demandent encore moins d'en sortir.

5

 On n'accepte ni on ne refuse la vie; la vie n'est ni un mal, ni un bien : c'est une nécessité heureuse ou malheureuse.

6

 On n'aime et ne hait que par comparaison ; or, la vie étant sans terme de comparaison, elle ne peut-être l'objet ni de haine, ni d'amour. A moins que l'on ne prenne pour terme de comparaison les imaginations que l'on s'en fait!

7

 La vie est un miroir qui reflète le visage dont on la regarde.

8

 La vie est un cul-de-sac. Le tout est savoir si nous venons du fond ou si nous y allons.

9

 On n'a pas la vie qu'on se fait, on a celle dont on est fait.

10

 La vie est un abîme d'autant plus insondable qu'on cherche à le sonder.

11

 Ce gouffre, dans lequel nous nous plaisons et nous nous effrayons à plonger nos regards, a la profondeur de notre pensée. Pour quelques-uns, il est plat comme une plaine.

12

 La vie est une association passée avec le hasard. Nous apportons notre nom, notre argent, notre famille, nos relations, nos capacités, nos projets, nos rêves ; le hasard nous apporte sa coopération féconde ou meurtrière.

13

 Dans la lutte pour la vie, il y a certes plus l'amour de la lutte que l'amour de la vie. C'est la vie pour la lutte qui est le vrai principe.

14

 Nos impressions sont doublement changeantes, soumises à la fois au changement des choses et au changement de notre esprit.

15

 Nous ne vivons que par l'espérance du changement. Les choses passent ; nous changeons ; notre désir d'autre chose seul reste.

16

 La rive dont nous nous écartons semble plus belle que celles où nous abordons successivement; mais celle que nous ne voyons pas et où nous nous proposons d'atterrir définitivement est la plus belle de toutes : malheureusement nous ne l'atteignons jamais.

17

 Il faut tout attendre de la vie et n'en espérer rien.

18

 La vie est une attente perpétuelle de ce qui peut être, un renoncement perpétuel à ce qui n'est pas, une angoisse perpétuelle de ce qui doit être.

19

 — Mon petit ami, vous n'êtes qu'un imbécile: vous n'avez rien, vous espérez tout, et cela suffit à votre joie!
 — Mon grand ami, vous n'êtes qu'un pauvre sire: vous avez tout, vous n'espérez rien, et cela suffit à votre joie!

20

 L'espérance est la morphine de la vie.

21

 La vie est vide pour ceux qui pensent à la vanité de la vie.

22

 La vie et la femme sont deux choses qu'il ne faut pas analyser, si l'on veut les aimer.

23

 La véritable solution du problème de la vie n'est-elle pas de ne pas se le poser?

24

 Il est préférable de vivre la vie que de vouloir la comprendre. On réussit quelquefois à la vivre, mais jamais à la comprendre.

25

 Ne jamais penser qu'au moment présent, lorsqu'on est heureux, et qu'à l'avenir, quand on est malheureux, est un excellent précepte de vie.

26

 La vie est un jeu: et, comme le jeu, elle est d'autant plus passionnante que nous l'intéressons.

27

 Chacun touche sur la vie les intérêts du capital qu'il y a risqué.

28

 Exiger le plus pour avoir le moins n'est pas de mise avec la vie.

29

 Pour bien vivre, aie un bon estomac et quelque chose à mettre dedans.

30

 On prend goût à la vie par l'habitude; on s'en dégoûte par l'uniformité.

31

 Notre imagination surfait toujours l'avenir et notre souvenir le passé.

32

 On invite toutes les fées au baptême de la vie. La seule qu'on n'invite pas et qui se venge, c'est la patience.

33

 Le temps procure la paix à l'âme humaine: mais il prend sa commission, l'usure.

34

 On est toujours volé avec la vie, soit qu'on en attende trop, soit qu'on en attende quelque chose, soit qu'on n'en attende rien.

35

 Nous avons beaucoup de sourires pour la vie, qui nous en rend si peu.

36

 La vie est un chemin semé de cailloux, dont quelques-uns sont aurifères, mais n'en déchirent pas moins les pieds.

37

 Souffrir est un axiome de la vie, alors que ce ne devrait en être qu'un corollaire.

38

 Le malheur de l'homme c'est de connaître qu'il peut être malheureux.

39

 On craint la mort pour ce qu'elle cèle et la vie pour ce qu'elle recèle.

40

 Chacun voudrait recommencer une autre vie, mais peu de personnes voudraient recommencer la leur.

Louis Dumur.

L'ÉTAT MIXTE

Jean Dolent, ce Joubert, un peu de Belleville.

Louis Le Cardonnel.

I


 L'artiste vit dans la légitime férocité d'un égoïsme productif : des gens entrent, il touche des mains, dit : « Et vos travaux? » dit : « Et votre famille? » mais sans le savoir, sans le vouloir, il est seul; l'artiste ne s'interrompt jamais. Il n'a pas la sensation — du silence, — du bruit, — du froid,- du chaud, — du jour,— de la nuit. C'est l'état délicieux qui touche au rêve, l'état mixte, dans la rue, chez lui, chez nous. Il interroge les absents, répond à des voix que seul il entend; les figures rêvées effacent en relief les figures vivantes; les mots n'ont plus le sens ordinaire: « C'est un misérable! » cela veut dire : les valeurs de son tableau ne sont pas justes.

II


 Bracquemond: — « Callot ne sait pas dessiner, Holbein ne sait pas dessiner; il n'y a que les contours extérieurs, il n'y a pas les modelés! »
 D'un coin sombre surgit la voix d'un statuaire:
 — « Mercié, Chapu, c'est la suite de Dumont! »
 Une voix : — « Plusieurs se soûlent de ce qui nous grise. »
 Une autre voix : — « Des légumes beaucoup, peu de fruits, pas de fleurs. »
 Eugène Carrière dit à un jeune peintre qui devait venir: — « Dans votre tableau, rien n'est à sa place; mais le manche du couteau sur cette nappe peut permettre d'espérer. »
 Rodin se parle du buste de M. Henri Rochefort (attristé) : « Je n'ai pas pu rendre le satiné des pommettes. »
 Jean Dolent, au plafond s'adresse : — « Est un artiste celui qui subit sans faiblir cette décisive épreuve: je ferme un moment le livre du poète: Baudelaire, Villiers, Verlaine, et je lis dans l'œuvre du peintre; puis, des mêmes yeux, je reprends ma lecture. »
 Les voyageurs racontent dans le bruit : Jules Chéret parle aux Tiepolo de Venise; Raffaelli « n'est pas content de Michel-Ange. »
 Henner qui n'a plus le rude accent de sa belle province : — « La peinture est l'opposition de lumière et d'ombre. »
 Eugène Carrière se dit : « Ingres et Manet, cela s'arrange bien. »
 Une voix :— « Lisez ma nouvelle au Journal des Demoiselles : « Cette jeune fille avait les mains impudiquement nues.. » Je réagis. »
 - « Il devrait y avoir un grand peintre, dit Dalou, un grand sculpteur; les autres, des mains. »
 Rodin, exalté: — « Barye a trouvé une forme. »
 A ce moment personne ne demande à Vollon si le Rembrandt du Pecq est un Rembrandt, et il répond: — « Si c'était un Rembrandt, ça m'aurait fichu un coup! »
 La Barque de Delacroix donne à Besnard « une impression de froideur » .
 Eugène Carrière: — « La croix dans le ciel de l'Enterrement à Ornans... »
 Un distingué pastelliste, qui pare les murs des maisons riches, reste seul réfractaire à l'état mixte; il intervient en paroles conciliantes et clémentes. Ses œuvres sans allégresse rappellent ce rendez-vous d'amour où tous les deux arrivent en retard. A ses pastels il ressemble, et, pour ne pas l'estomper, on s'éloigne.
 Une voix : - « Dire un mot, faire un geste. C'est tout. »
 Dalou se confie à la bûche qui flambe : — « Le tableau auquel je pense le plus : Les Casseurs de pierres, de Courbet. »
 Eugène Carrière, loin du lieu, sans le vouloir, sans le savoir : — « Corot... Poussin... »

III


 Nous marchons. Le cheval blanc dans la nuit!
— Les cuivres au fond de la boutique, dans l'ombre douce! — Les cristaux du comptoir, si beaux dans la grande glace! La lanterne rouge du marchand de tabac! - La lampe de la petite vendeuse!

IV


 On s'arrête. Un sculpteur ornemaniste, cravate blanche, veste de velours ; de grands cheveux, de ces cheveux que l'on peigne moins souvent qu'on ne les frise. Il boit avec une femme qui pose dans les ateliers; se plaint de quelque chose. Elle ne répond que par des changements d'attitude — sans le savoir, sans le vouloir. Elle donne la pose de la Sapho de Pradier, — de la Junon de Falguière. Le coude engagé dans la mince étoffe d'un petit châle, elle pose la Polymnie. Cela s'apaise; ils se rapprochent, se rapprochent plus encore : que c'est joli sur le fond! Ils partent, et en sortant la femme se regarde l'épaule gauche, pour historier la ligne : ah joli!

V

Une fille de sept ans dort à demi dans les bras du père qui conte... Elle a demandé : « Beaucoup d'accidents ». Dans les beaux moments de l'histoire, on voit l'œil humide entre les paupières rapprochées de l'enfant.
 — « Rendre cela ! » dit Carrière.
 — Un ouvrier, fièrement : — « Mon petit, on lui ferait prendre tout ce que l'on voudrait dans du vin! »
 — Ah ! le beau geste glorieux inachevé !... .
 — Lettré de l’École du soir, je songe à exprimer loin des sévères Belles Lettres.
 — Nous sortons, passant dans de petites rues dont nous ne savons plus le nom, de bonne humeur, en gens pas bêtes et se portant bien, non pareils à ces hommes attristés qui dans leur œuvre semblent utiliser l'ennui d'une digestion lente. Deux filles passent, nous croisent, et, au moment de nous dépasser, la plus loin de nous regarde par dessus l'épaule de la fille qui nous sépare, de belles filles armées jusqu'aux dents, jusqu'aux yeux, pour l'amour; des filles aux générosités éparpillées. Passe Une, qui n'était qu'assez jolie, mais elle l'était extrêmement. Ah! la légère odeur de renfermé du corsage des filles pudiques! Pâle et rose. Rose, d'un rose — rose...

VI


 Je connais cet adorable état. Un soir, rentrant bien trop tard, je me rappelle avoir vu chez un petit marchand deux cartons à dessin, de ces cartons d'amateur dont le plaisant aspect m'est connu. Je me parle à très haute voix, sans le savoir, sans le vouloir : — « J'ai eu tort de ne pas entrer chez ce marchand, qui sait!... »
 J'entends la voix faible du marchand (oui, je l'entends!) — « C'est après un décès... un vieux monsieur du Grand-Montrouge. Voilà le carton des Espagnols. »
 Je regarde: — « Le Greco, Velasquez, Goya, mes peintres! » — « Voilà le carton des Italiens. » — « Botticelli, Vinci! Ah! une variante de la Joconde ! » Une tache de rouille au menton (je la vois!)
 Le marchand me dit : — « Il y a de bonnes choses. »
 Je frissonne.
 Le lendemain, je raconte à un ami, qui sourit — pâle.

VII


 — Partons-nous pour Londres?
 — Partons!
 Dans cet état, on est sans résistance contre le désir.
 Le lendemain : les Phidias de Britisch Museum, le xve siècle à National Gallery; et le soir, les jambes molles, les bras lourds, Carrière et Dolent, l'un tout près de l'autre extasiés, suivent du Pont de Londres, dans la Tamise, les dernières pâleurs du jour mourant...

Jean Dolent.



DOULEUR


Douleur, quel sombre instinct dans tes bras nous ramène?
Et pourquoi vibrons-nous cette âpre volupté
En entendant du fond des violons monter
Le vieil écho poignant de la misère humaine?


Pourquoi nos soirs d'amour n'ont-ils toute douceur
Que si l'âme trop pleine en lourds sanglots s'y brise?
La tristesse nous hante avec sa robe grise
Et vit à nos côtés comme une grande sœur.


Les plus hauts d'entre nous, vaguant par les ténèbres,
Artisans raffinés de leur propre tourment,
Ont taillé leur souffrance ainsi qu'un diamant
Pour lui faire jeter des éclats plus funèbres.


Et le Cœur dit : « Je suis l'ivrogne furibond.
Certes, la joie est bonne et luit couleur de gloire;
Mais, quand c'est la Douleur même qui verse à boire.
Le verre qu'elle tend nous semble si profond.


J'ai soif... A moi le vin des artères brûlantes,
L'amour terrible et doux, l'espoir vermeil des forts.
L'ennui brûle... J ai soif... Ah ! versez à pleins bords
Le sang jailli des grandes âmes ruisselantes!


L'orgueil coiffe nos fronts d'un casque triomphant;
Mais je sens des fraîcheurs de torrents et d'eaux vives
Et d'immenses forêts profondes et plaintives
Quand la Pitié me touche avec sa main d'enfant.


Les dieux puissants vivaient l'éternelle journée
Assis dans la lumière avec des fronts d'airain...
La Croix du Pâle a fait son geste souverain
Et la terre à genoux vers elle s'est tournée.


Je veux la passion et l'amour et la foi.
Comme un guerrier farouche, avide de blessures,
Je veux voir, même au prix de défaites trop sûres,
S'éparpiller mon beau sang rouge autour de moi.

Sous la main qui détient l'Or des miséricordes,
Vivre, sentir en moi les houles de la mer:
Tendre — toute en frissons ! — la lyre de la chair...
Et que la lyre en feu fasse éclater ses cordes!


Car je suis, dans l'ivresse ardente du souffrir,
Frère des hauts flambeaux, dont le vent tord la flamme,
Et qui, saignant à flots les pourpres de leur âme,
Jettent leurs plus beaux feux à l'heure de mourir. »

______


LES COLOMBES
______



La vaste mer livide étreint l'horizon nu,
L'horizon désastreux où la vieille arche flotte...
Au pied du mât penchant l'Espérance grelotte,
Croisant ses bras transis sur son cœur ingénu.


Depuis mille et mille ans pareils, le soir venu,
L'âme assise à la barre, immobile pilote,
Regarde éperdument dans l'ombre qui sanglote
Ses colombes s'enfuir vers le port inconnu.


Elles s'en vont là-bas, éparpillant leurs plumes
A travers le vent fou qui les cingle d'écumes,
Ivres du vol sublime enfermé dans leurs flancs.


Et, chaque lendemain, au jour blême et cynique,
L'arche voit surnager leurs doux cadavres blancs,
Les deux ailes en croix sur la mer ironique.

Albert Samain.

IN EXCELSIS

A Leconte de Lisle.

L'homme est un animal perfectible.
(LA SAGESSE)


 Un plateau désert sur la plus haute cime d'une montagne. Des rocs que nulle mousse ne vient adoucir gisent sur le sol, veuf de tout arbre et de toute broussaille même. Une intense et vibrante lumière anime seule le silence des pierres austères, et les rayons du soleil dardent droits, terribles, car ils ne sont plus arrêtés par les vantaux des brouillards. Les flancs du mont sont étreints de nuages pâles et floconneux qui déferlent et semblent assaillir les altitudes. Sur le plateau et devant une grotte, un homme est assis.

Primus Poeta

 Il y a dix mille ans que s'est tue la dernière voix annonciatrice du Verbe, et depuis des siècles sans nombre, déjà ma lyre s'était brisée à l'ordre des dieux. Encore, sur la terre défleurie, résonnaient les vibrations de l'ultime chant, alanguies et mourantes, semblables au souffle des brises qui s'éteint parmi les roseaux des lacs clairs. Désormais mes oreilles ne percevront plus les échos qui venaient d'en bas. Le chœur des magiques syllabes s'est envolé; vers les cieux profonds il est allé rejoindre les antiques et sororales harmonies. En moi, il a retenti, sonore comme un appel, douloureux comme une fuite. Les reines voilées d'infini ont cessé d'exister de la vie misérable, elles ont conquis l'éternelle vie des ineffables paroles et des rayonnantes idées.

 (Il se tait, et, muet, il songe, les regards perdus, tandis que le soleil décline, semant de fleurs fauves les pentes du mont.)

 Oh ! la prime aurore, où les maîtres des destins dénudèrent pour moi les essences prodigieuses. Dans le blanc matin, elles apparurent, et se calmèrent la rumeur des bois et la fastueuse plainte des mers. L'air palpitait d'ivresses ignorées, des parfums nouveaux se révélaient à mes sens ; des corolles naissaient et se fondaient dans l'éther; la lourde muraille de ténèbres qui cloîtrait le Monde s'effondrait sous le doigt des Voyantes, et, le premier parmi les hommes, je communiai avec l'Univers.
 (De lointaines harmonies émeuvent l'espace, le visage de l'homme irradie, un vol d'abeilles rousses entoure sa tête d'un nimbe vivant. Le chœur des voix s'approche, il retentit au-dessus du mont. L'homme écoute, extasié.)

Chorus Idearum Æternarum

 Les vierges que tu possédas, les vierges toujours immaculées, te saluent, amant premier, époux très cher.

Primus Poeta

 Pures formes, éternelles amantes qui m'êtes apparues jadis dans l'aube initiale, vous qui avez tendu vos lèvres à mes baisers, vous qui avez donné vos flancs à mes étreintes, je vous salue, épouses, moi, l'époux de votre dilection.

Chorus Idearum Æternarum

 Élu, quel chagrin te poind, toi le seul de ta race qui vécus une minute de la vraie vie ? Tu nous connus et tu chantas; sous le plectre, la lyre surgie créa le monde une seconde fois. Aède immortel en qui s'incarna le Verbe, unique roi des rhythmes surhumains, les poètes mortels n'ont répété que les syllabes dites par toi au jour inouï des révélations. Nul mot n'existe que tu n'aies dit, nulle vision ne s'évoque que tu n'aies voulue. Que te faut-il? La gloire ne te suffit-elle pas d'être le père véritable des initiés qui semèrent tes paroles au vent des crépuscules, à la brume des matins?

Primus Poeta

 Pourquoi les Glorieux à qui rien ne peut résister, ont-ils voulu que je connusse la terrestre fin des sages que mon esprit enfanta?

Chorus Idearum Æternarum

 Les enfants que tu engendras ont tissé la trame qui te retient. Seule, leur mort peut te libérer de vivre.

Primus Poeta

 Hélas! Hélas! Voyantes! Voilà qu'aujourd'hui va mourir le dernier homme qui savait mes noms multiples, le dernier qui redisait les poèmes hautains de mes fils. Avec lui, ils périront, avec lui, je périrai, et maintenant la douleur m'étreint de perdre une vile gloire. « Jusqu'au jour où nulle bouche ne répétera tes chansons et tes strophes, a dit le Maître auguste, jusqu'à ce jour, tu persisteras. » J'ai gémi de l'arrêt immuable, mais je n'ai jamais cru à la disparition des fervents, à la mort des prêtres. Dans ma solitude j'ai acquis les plus merveilleuses sciences. Me serviront-elles seulement à pleurer l'hiérodoule qui aura brisé le dernier encensoir ?

Chorus Idearum Æternarum

 C'est l'irrémédiable infirmité attachée à la chair. Tu n'as pu abdiquer ta transitoire forme; ainsi, tu es semblable aux êtres qui grouillent au-dessous de toi, tels des pourceaux misérables, et tu sais leurs terreurs et tu sais leurs maux. Jusqu'à l'heure des délivrances, la lutte subsistera.

Primus Poeta

 L'effort est inutile. A créer l'harmonie, la force est impuissante. (Il songe.) . Les dieux qui s'incarnent ne déchoient-ils pas? L'impalpable brouillard même qui les enveloppe quand vers nous ils descendent ne suffit-il pas à les abaisser? Et moi, tout entier pétri de lange, je veux conserver sans macule le spirituel effluve que j'ai mission de garder. Hélas! je pleure ma royauté humaine, et la joie d'un empire définitif ne me console pas. Je vais vivre dans tous et pour tous : je voudrais Vivre seul!
 O vous ! puissants que j'invoque! une dernière fois, laissez-moi chanter! Epouses éternelles, dévêtez encore pour moi votre linceul de nues. Comme au jour primitif, permettez à ma bouche de baiser votre front. Laissez ma voix descendre vers les plaines; que celui qui, solitaire, agonise, entende vibrer les cordes chères, que les sons bien-aimés l'endorment du bon sommeil.

Chorus Idearum Æternarum

 Nous voici, doux époux de notre dilection, à tes baisers nous venons tendre nos lèvres. Entends autour de toi frémir nos ailes de lumière. Doux époux, nous voici!
 (Dans l'air que parcourent des ondes harmonieuses et claires, les formes apparaissent, ceintes de gloires, vêtues de rayons. L'homme les contemple, éperdu, les mains tremblantes tendues vers elles, puis, d'un grand geste qu'accompagne le regard consentant des formes, il saisit la lyre d'or. Ses doigts religieux éveillent les sonorités latentes du long sommeil où les avaient confinées les destins ; elles emplissent l'espace du prélude divin de leur résurrection. Le vol des abeilles joue autour de la courbe glorieuse et semble accompagner les mélodies mouvantes. L'homme chante, tandis que les apparitions suscitées penchent vers lui leur front et épanchent sur ses épaules la gaze arachnéenne de leur cheveux blonds.)

Primus Poeta

 Lac aux eaux molles, dont les flots lents s'écrasent sur la grève squameuse, semblables à des entrailles gluantes arrachées au ventre de monstres ignorés, lac dont s'endort la prunelle éteinte et que nul amical reflet ne vient agiter, lac triste qu'enserrent des plaines au dos rugueux, d'infertiles terres au sol inflexible, bouclier roux opposé aux germes souterrains. Morne lac!
 Au milieu de tes ondes hostiles, j'avais dressé le château de mes espoirs et de mes rêves, le château où, sur la tour haute, brûlait la torche des orgueils. Donjon merveilleux étageant ses terrasses de porphyre, recélant des parterres diaprés, des vergers défendus par les abeilles gardiennes et des bassins, geôliers des eaux vivantes qui s'agitaient sous leur blanche tunique de lotus, brisant leurs écumes au jaspe des carcères. Donjon superbe, tu avais clos comme des paupières les fenêtres ouvertes sur le lac morose par des architectes insoucieux ; tu réservais l'accueil de tes yeux sertis de marbre aux jardins intérieurs, embaumés de troënes, éclatants de roses d'or. Tes pierres attentives, Donjon, écoutaient les voix errantes et prisonnières, tes échos redisaient les chansons proférées et tu les faisais encore vivre par les portiques et les colonnades, dans les salles vides et dans les galeries, au milieu des feuillages amis, au fond des grottes bienveillantes que revêtait le velours des mousses.
 O flûtes qui préludiez aux margelles des puits, pipeaux rustiques résonnant près des viviers qu'émeut le bond des carpes, luths, rebecs et vous, violes d'amour égarées parmi les charmes, les chères murailles perpétuaient vos mélodies. En les chapelles qu'abluait la pourpre des vitraux, s'entendait la plainte des psaltérions mystiques, des tendres nebels et des kinnors énamourés. Mais dans la plus vaste et la plus cachée de tes chambres, Manoir de mes doux songes, dans la chambre parfumée par les baumes sacrés de l'onyx marin, sur l'autel de sardoine oint de myrrhe franche se dressait la royale Lyre, dominatrice et souveraine du hautain château de mes espoirs.
 Hélas! palais perpétuel des rhythmes, asile des hautbois et des harpes en exil, reliquaire sacré des cantilènes puériles et des strophes glorieuses, l'indifférence des eaux gélatineuses s'émut un jour du mépris que tu affirmais. Le lac sortit de son silence et les bras visqueux de ses flots étreignirent tumultueusement tes assises périssables, fier Donjon. L'armée des plantes vénéneuses descella les blocs dont se targuaient tes remparts, le suc des purulentes jusquiames effrita les ciments, les doigts roses des digitales éraillèrent le marbre que corroda l'ombelle sombre des ciguës, la horde des fungus et des moisissures mordit les poutres, tandis que le vent complice agitait les violâtres baies des hannebanes puissantes, foule assaillante de minuscules béliers battant les murs.
 Tu vacilles, château des visions sonores, l'arc de tes voûtes fléchit, tes tourelles s'affaissent, tes jardins se meurent, tes étangs limpides s’obscurcissent, et bientôt les eaux gluantes et victorieuses étendront sur ce qui fut toi le terne linceul de leurs ondes mornes, leurs ondes d'oubli.
 (L'homme regarde au-dessous de lui. L'épaisse couche de nuages se replie en volutes neigeuses, et une ville s'aperçoit, profilant ses obélisques, arrondissant ses coupoles et convergeant ses rues uniformes vers une large place où bruit une foule tumultueuse. Sur la place une estrade, et sur l'estrade un trône. Le chef du peuple est assis, entouré des vieillards; les hérauts sont aux quatre coins, tenant des trompettes de cuivre. Vis-à-vis l'estrade, de l'autre côté de la place, une maison basse, dont le style imprévu contraste avec les demeures environnantes. Le vestibule de la maison ouvre sur une salle unique, très vaste. Elle est emplie de tableaux, de statues, d'orfèvreries précieuses, de meubles rares, d'instruments de musique aux formes surannées. Au milieu, un lit bas couvert d'étoffes dont le tissu enlace des gemmes. Un éphèbe vêtu d'un samit écarlate est étendu sur la couche, un souffle court agite de soubresauts sa poitrine; il agonise, mais son visage d'un translucide albâtre rayonne de joie. Il écoute, les yeux perdus, et les lueurs lustrales du couchant baignent les tentures et les draperies. D'en haut, l'homme voit tout.)


Primus Poeta
 Hiérodoule dolent, c'était ton âme le château de mes espoirs, ta voix était l'écho de ses voûtes, ton cœur le frais parterre de ses fleurs. Ta bouche, ô toi qui meurs, chantait le los des vers éternels et ton agonie est leur terrestre agonie, hiérodoule dolent, ô toi que tuent le venin des insultes, et le poison des haines, hiérodoule dolent, toi qui meurs!
Ultimus hierophanta

 Mères souveraines dont je fus l'ultime servant, vous avez entendu ma voix révérente, et l'aîné de vos fils, le Roi Médiateur, salue la tombe qui vient pour moi, apportant la lumière. Mystérieuse, la Mort révélatrice s'avance, la Mort, bénévole auxiliaire du Salut. L'exil est clos, la vie s'approche: le cheval pâle qu'elle chevauche vient de hennir à mon seuil. Le sceau des jours moroses, elle l'a brisé aux sabots de sa monture, et le nocturne manteau gemmé d'étoiles se déchire, sous le souffle prochain du jour illimité.
 (Sur la place, la foule bruit et menace, des clameurs s'entendent qui arrivent au moribond.)

Turba

 Tant que vivra l'Ennemi le bonheur fuira nos demeures, le calme bonheur que nos pères ont prédit, le bonheur qu'avaient dissimulé ceux qu'on appella d'abord les poètes, ceux que depuis longtemps on nomme les hiérophantes. Nous vivons dans les angoisses et les transes, et nous fermons nos portes, car nous craignons pour nos fils l'écho de la dernière voix mensongère. Quand, sans contrainte, vivrons-nous la libre vie, la vie aux joies paisibles, devant des tables servies, près des lits d'amour et de repos ? Pourquoi, chefs puissants et tutélaires, ne pas nous accorder le supplice de celui qui voulut rêver loin de nous ?
 (Les vieillards qu'un frisson de terreur a secoués se lèvent en tumulte.)

Senatores
 Rêver ! qui proféra ce mot et ce blasphème ? Nul ne rêve, foule stupide, le Rêve est mort !
 (Sénilement ils balbutient et ânonnent : « le Rêve est mort ! »)
Dux Populi
 Enfants, laissez faire ces naturelles puissances que nos sages ont su dompter, elles seules sont libératrices, et désormais elles œuvrent pour vous. Je sais qu'il est parmi toi, Peuple, des cœurs intrépides et que nulle action n'épouvante, mais laissez la Mort préserver les âmes faibles et craintives, des possibles remords.
Ultimus Hierophanta
 L'œuvre est faite, ô vous qui m'entourez, calmez vos impatiences : bientôt vous serez seuls. Seuls, car l'harmonie des grands bois que le souffle des soirs agite, le murmure des mers que suscite l'étoile matinale n'existeront plus, nulle oreille n'étant pour les entendre. Le son va périr, nulle bouche ne proférant plus les rhythmes, la lumière s'éteindra, nul œil ne la capturant plus. Voix éparses, rayons flottants qui entourez ma couche, avec moi vous allez fuir et l'écho

des dernières paroles s'abolira, le reflet des clartés finissantes se dissoudra. Dioscures fatals, Nuit profonde et toi, obscur Silence, puissance unique et double, vous venez vers eux ; vos pas ont effleuré le sol qui n'a pas frémi. Oh ! le pas de la Nuit et celui du Silence que seul, ici, j'ai entendus !

Primus Poeta

 N'écoute pas l'hostile tumulte qui déferle autour de toi, alors que les liens passagers se déchirent, quand mon appel sauveur vient à toi. Tu es la victime qui me préserve des tentations, l'holocauste qui m'affranchit des regrets. Tu fus par moi, par toi je vais être, et par nous tu seras : ainsi s'accomplira le triple mystère que scellèrent les Dieux au matin des temps.
 (Sur la place, les clameurs de la foule se sont tues ; le chef du peuple, toujours debout sur l'estrade, regarde fixement la maison d'agonie. Tout à coup un soldat fend la cohue, gravit les degrés et murmure quelques paroles à l'oreille du Dux dont la tête laurée s'incline. Sur un geste, les hérauts embouchent les trompettes dont le cuivre résonne ; ils se taisent et le chef s'avance.)

Dux Populi

 L'heure est venue, vieillards, l'heure dont l'attente fut longue pour vous ; l'heure dont tu étais impatient, peuple.

Turba

 L'heure est venue. Gloire à l'heure de joie !
 (Dans les empyrées, une troupe d'anges ascence vers les cieux. L'hiérophante les voit.)

Chorus Angelorum

 L'heure est venue ! Alleluiah !

Dux Populi

 L'ère nouvelle s'ouvre et, loin de vous, l'illusoire rêve s'envole à jamais.

Senatores (ils bégayent) .

 Le Rêve est mort, le Rêve est mort.

Dux Populi

 Le Rêve va mourir. Heureux nos fils, heureux, ils connaîtront les bonnes allégresses, celles que nul penser fastidieux ne trouble de moroses et décevantes visions. Le dernier disciple des mensongers évocateurs de songes et d'images agonise dans la solitude, et sa mort nous donne enfin la vraie vie. Quand ce jour sera révolu, les aèdes auront cessé d'être et, si la lointaine patrie qu'ils se plaisaient à exalter était si douce à leurs prunelles, ils doivent être joyeux. Et nous aussi, nous sommes joyeux ! nos légendes content que lorsqu'un de ces hommes divins — ainsi s'appelaient-ils, ainsi les saluaient leurs crédules victimes — disparaissait, les cloches sonnaient des accords funèbres, mêlant des pleurs d'airain aux sanglots des endeuillés.

Senatores

 Les cloches sont brisées, ils se sont enfuis, les sons d'épouvante. Nous les avons entendues, hélas ! vont-elles renaître, les cloches dont on avait arraché la langue !

Dux Populi

 Non ! Vénérables, les cloches mutilées se sont tues à jamais.
 (A toute volée, par les deux, les cloches tintent, la foule ne les entend pas.)

Chorus Campanarum

 Hosannah ! Hosannah aux reines d'éternité ! l'Absolu frémit ! Vers lui retourne l'émanation suprême ! Ame sainte, écoute la plainte dernière du corps que tu désertes. Gloire et joie, Infini, viens à l'Infini !

Ultimus Hierophanta

 Hosannah ! Vierges de pur métal que Faust impénitent redoutait dans sa solitude, douces martyres à la bouche violée par les hommes, vous qui avez reçu Faust reconquis, à l'orée des pourpris sidéraux! Hosannah ! messagères évocatrices des paternelles dilections !
 (A toute volée les cloches tintent encore, puis leurs harmonies sonores se dissolvent en volutes et s'éteignent.)

Dux Populi

 Nos hérauts, pour la dernière fois, feront retentir le cuivre des clairons ; pour la dernière fois, car il est bon que même ces voix cessent d'être ouïes.
 (Les hérauts embouchent la trompette et clament.)

Turba

 Triomphe et gloire de nos vœux accomplis.

Dux Populi

 Nous les avons vaincus les geôliers des spasmes francs ; les détenteurs des impavides ivresses, et maintenant nous n'entendrons plus leurs chansons spoliatrices du réel. Disparus, ceux qui connaissaient les philtres de désespoir, ceux qui créèrent les intangibles fantômes et les dieux d'effroi, cruels pour la chair. Disparus, ceux qui polluèrent l'Amour, et de l'étreinte, délice unique, seule réalité, firent la souffrance de l'impossible et menteur désir. (Il se tourne vers les vieillards). Vous avez connu les terreurs du rêve, nous en avons su l'indifférence, nos enfants en auront l'oubli.

Primus Poeta (Il voit et entend tout)

 Amantes éternelles, pures formes qui m'êtes jadis apparues dans l'aube initiale, libérez-moi et libérez-le, lui qui souffre et agonise !

Chorus Idearum Æternarum

 Les enfants que tu conçus, les aèdes et les pieux à qui tu départis ton âme, sont l'obstacle à tes vœux. La mort seule peut délier la trame.

Chorus Campanarum

 La Mort accourt, ses ailes claires emplissent l'espace, elle porte le dictame, le dictame de vie.

Ultimus Hierophanta

 Sœur pastorale, j'aperçois ta lumière. Les voix m'appellent vers le réel !

Chorus Angelorum

 La Mort libère ! Voici la Mort, fille de Dieu !
 (Sur la place un second messager accourt, gravit les marches de l'estrade et parle au Dux, dont le visage rayonne.)

Dux Populi

 L'œuvre s'accomplit, la race maudite s'enfonce dans la ténèbre, la race nouvelle et tant attendue naît au jour : la race des hommes délivrés du songe. Peuple, salue les libérateurs.

Turba

 La vie libère, la vie que l'on sait vivre, la vie que la Mort ne vaincra pas.
 (Un cortège s'avance, il suit une femme qui présente à la foule deux enfants. Les cris d'enthousiasme éclatent, ils se répercutent jusqu'au plus lointain des horizons, et ils s'aggravent en tempête quand le Dux saisissant les enfants et les tendant vers les cieux, le peuple tout entier les voit : ce sont deux singes. Les vieillards se lèvent en tumulte et se précipitent.)

Senatores

 Voici le Salut ! Heureux nos yeux éteints et qui peuvent désormais se clore ! Voici le Salut !

Dux Populi et Turba

 Voici le Salut ! Alleluiah !
 (Les murs de la maison où agonise l'hiérophante se disjoignent, il voit l'apothéose et se dresse hagard.)

Ultimus Hierophanta

 La Nuit, la Nuit souveraine a conquis leurs âmes !

Chorus Idearum Æternarum

 Ils meurent à jamais et ils croient renaître ! les voiles autour d'eux s'épaississent et ils croient voir la lumière ! ils sombrent au néant et ils croient toucher au bonheur ! Ils abandonnent la voie royale, ils chassent loin d'eux les essences guérisseuses et douces, ils naissent pour la douleur et pour la peur farouche. Le geste tendu de nos mains se retire d'eux. Et vous, les bien-aimés ! venez vers les gloires infaillibles !

Primus Poeta

 Viens, mon fils !

Chorus Idearum, Æternarum, Chorus Angelorum, Chorus Campanarum

 Vous renoncez les formes transitoires et basses, vous êtes affranchis de la terre abjecte. L'heure des délivrances a sonné. La vie bienheureuse est proche. Alleluiah ! l'Heure est venue ! Alleluiah !
 (Le Poète-Roi descend, suivi des chœurs divins, précédé des rousses abeilles messagères ; l'hiérophante tend les mains vers la cohorte, et la Mort parait, virginale et belle, ceinte de myrtes.

Ultimus Hierophanta

Voici le Jour ! (Il meurt.)
 (A ce moment, un héraut sur la place jette une torche sur la maison de l'hiérophante, et la flamme dévastatrice consume les œuvres préservées par la piété du dernier servant.)

Chorus Idearum Servarum

 Vers notre Père, nous remontons ; vers l'Absolu, vers la Lumière, vers l'Incréé, nous incréées. Captives aux maisons de détresse, nous échappons des mains ennemies.

Primus Poeta

 Venez à moi, mes filles souveraines !

Ultimus Hierophanta

 Venez à moi, ô mères de douceur !

Chorus Idearum Æternarum

 Nos sœurs perdues, venez à nous !

Primus Poeta, Ultimus Hierophanta et Choregorum
Personæ

 Allons vers Lui !

Bernard Lazare.

L'AME SAISISSABLE

A Henri de Régnier.


 Sous les tuiles sanguinolentes du Marché — pyramidale carapace que supportent quatre piliers chamarrés d'oignons, d'ails et de foulards criards — un Saltimbanque érigea ses Tréteaux.
 Au fond, à gauche, à droite du haut sol de planches que fouleront les bizarres bariolés comme des oiseaux précieux ou des batraciens magiques, une toile enfantinement peinte s'éploie, sur laquelle : une Princesse Naine épousant un Roi Géant ; un Explorateur en houppelande bleu barbeau, et sous le bras un jaune parapluie, englouti par un crocodile couleur d'herbe tendre ; un Peau-Rouge qui se débat dans la colique abominable d'un reptile aux écailles d'huîtres ; et autres parodies d'épouvantes.
 Devant l'estrade, deux musiciens déments. L'un tape à coups redoublés sur un âne métamorphosé en tambour, l'autre, m'évoquant une dérisoire caricature de Saint Jean Chrysostôme, avance et ramène de grandes lèvres de cuivre ; une sonore grêle de rayons de soleil méridional dégringole du métallique pavillon, et ce trombone qui brait complémente le tambour.


 Maintenant, sur les pierres réelles, un troupeau de Simples en blouse, figés dans l'extase, sans haleine, avec le cœur qui caprique à s'esquiver par l'ombreux losange de la bouche, contemple les bateleurs afficher leur fantastique besogne aux cabrioles éblouissantes...


 Je me pris à penser que, ces manifestations extraordinaires, les Simples les devaient chérir comme étant sans doute l'estampe finie de l'infini, la géométrie visible de l'invisible, la pantomime perceptible du mystère, l'apprivoisement des hiéroglyphes, la démonstration présumable ou suggestive des théorèmes rebelles à leurs malingres cervelles, autrement dit le spectacle à prix facile des difficultés à acquérir, l'impossible entrevu, l'absolu dévisagé, l'au-delà concret ; j'en vins à inférer que la foule se délectait devant la fatigue évidemment douloureuse des jongleurs et des gymnasiarques devenue le repos final et la joie de son être n'ayant, pour sa propre et victorieuse satisfaction, qu'à regarder superficiellement.
 Puis:
 — « Ces Simples, clos en le vallon du contingent parmi la même heure de leur banale vie, ronronnai-je, ces habitants du présent transitoire ne peuvent décemment goûter les fruits de ma Raison point assez de leur âge puisqu'elle participe de toujours, vassale à la fois de l'avenir et du passé : vigile et lendemain féconds du moment aride. Les yeux et les oreilles uniques de leur corps frôlent béants, sans la voir ni l'entendre, mon énigme seulement accessible aux capables sens d'un esprit subtil, dévotieux et servi par cette fiancée du génie, la Compréhension. Que si même je tentais de l'inviter à me connaître, certes la multitude éviterait ma lèpre divine. Il appert donc que la Charité, légitime clarté du poète, si douce au passant qui devine la désintéressée vertu de l'aumône, épouvante le profane lâchement fier, l'œil de la peur voyant rugir un sac de charbons où sourit un sac de diamants. L'annonciateur de bonne nouvelle inspire la défiance aux prisonniers des dogmes coutumiers, et ce sage paraît malin, hideux, illogique : un fantôme ! »


 Sur l'estrade goguenardait un paillasse.
 Le clavecin de sa frimousse exprimait la gamme des grimaces : l'histrionne bouche s'étoilait en cul de poule ou bien se cornait jusqu'aux oreilles, de telles manières que les Simples, maquillés par le graduel arc-en-ciel du rire, virevoltaient dans l'ouragan des singeries.


 A part moi, je continuai :
 — « L'incompris, somme toute, est l'ennemi. Raisons raisonnables un peu, vraiment, car nous sommes, eux l'immédiate patrie, moi l'exil. A chaque abord je leur figure l'homme qui revient d'une terre surnaturelle, masqué d'un idiome surhumain ; aussi ma bonne nouvelle se stérilise-t-elle sur leurs sables inhospitaliers : je suis la Voix, mais ils sont le Désert. »


 Agitant à travers le vide, une danseuse de cordes à la mise de libellule faisait maintenant aboyer d'émerveillement les mains calleuses — quand une lumière subite me traversa, glaive inspirateur !
 J'avais trouvé le terrain de traduction sur lequel on pourrait s'entendre.
 M'allant réfugier sous les Tréteaux, dans une obscurité propice aux enchantements, j'enjoignis, avec l'impérieuse volonté d'un dieu, j'enjoignis à mon Ame d'apparaître, de vivre !
 Soudain, jaillit de ma tour d'argile une Vierge fabuleuse ! Ma Sagesse lui tenait lieu de Beauté, mes passions vivifiaient de Vérité sa forme ; et si parfaite était la statue vivante que je la crus chaussée d'écume amère.
 Vite je l'entraînai derrière la toile enfantinement peinte. Un costume émanant, aurore de tulle, d'une malle entrouverte, j'en revêtis mon Ame, puis je jetai la psyché, comme une poignée de fortune, sur les planches libres.
 A son apparition, l'exclamation de la foule fut telle que j'entendis un silence grandiose. Alors mon Ame, par un jeu d'une séraphique prestesse, par des tours en quelque sorte résolus avec des membres de brise, se traduit, se définit aux yeux des Simples pantelant devant l'adamantine saltation comme s'ils avaient été vivement penchés sur un puits de trésors.
 C'est (de par l'héréditaire et commun trucheman, le Geste, à la portée des intelligences brèves) un kaléidoscope où, dans une interprétation fidèle, l'essence se formule, la transcendance s'accessibilise, l'abîme se praticabilise, les idées se figurativent. Chaque arabesque massive est l'équivalence exotérique de l'ésotérisme translaté ; chaque signe, ainsi que tracé par la blanche craie sur l'ardoise noire, est le relief adéquat et spontané d'une abstraction ; et cela fait songer à l'Idée Première que divulguera l'alphabet, tôt ou tard déchiffré, des étoiles intermédiaires. En un clin, mille aigles de vent métaphysique sont retenus, englués par le gel du formel dessin aux lignes miraculeuses
 Ainsi mon Ame difficile, à travers cette trame de phénomènes faciles, se vulgarise, sous l'artifice d'une transposition familière aux Simples dont tout l'être ensorcelé se tient, attentif, au seuil des cils ; et, moyennant ce commentaire à l'usage de leur compréhension relative, voilà qu'ils déclarent axiome charitable et nécessaire mon Rêve auparavant négligeable et banni.
 Tel est le succès que, cette Ame méprisée de toute la brutalité de leur ignorance, les Simples à présent la désirent et pieusement la glorifient comme une Favorite Impériale qui serait aussi la Sainte Vierge ; de chaque spectateur essorent d'admiratives fleurs à tiges longues allant caresser et bénir la prestigieuse. Leurs mains ont des louanges de cymbales tandis que, sur l'estrade, la psyché souple effeuille son algèbre révélatrice....
 Congestionnés et titubants, les Simples clamèrent enfin :
 — « Assez, de grâce, Fille rare!... Nous sommes ivres, et tant ardente est notre joie qu'elle va nous consumer si ne cessent tes merveilles !...»
 Exorable, mon Ame salua la multitude en délire et, munie d'une assiette de faïence, elle descendit faire la quête ordinaire avec l'idée matérielle d'évaluer son apothéose.
 Or, afin de défrayer suffisamment l'Icône, afin aussi de ne rien plus voir désormais, les Simples désenchâssèrent leurs yeux et bellement les mirent dans l'assiette tendue.
 Puis, à la merci des bâtons, les Simples s'éparpillèrent, — ma Vision dans leur mémoire.


  Saint-Henry 91.

Saint-Pol-Roux.

CONTES D'AU-DELA


LISBETH



 — « Lorsqu'elle s'avança, la blonde fille décolletée près de la rampe, ce fut, de partout, un tumulte laudatif, une longue salve d'applaudissements, crépitant comme une pluie d'orage cinglant les toits; les cannes frappaient les tables de fer, où tressautaient les soucoupes et les bocks : elle salua. Or, à travers la brume flottant dans l'épaisse atmosphère, dès que je vis ses yeux, ses inoubliables yeux, de suite je la reconnus, et un irréprimable frisson d'angoisse vibra le long de mes nerfs.
 Tandis qu'elle chantait, très écoutée, je la dévisageai plus longuement, et ma conviction s affirma de cet examen. Pas très jolie, la figure même un peu osseuse, fort pâle, le masque de céruse en accusant encore plus la lividité habituelle; mais, d'une étrange grandeur, ses yeux, à l'iris bleu foncé, presque noir, luisant d un insoutenable regard, au milieu de la sclérotique vaguement teintée d'azur, semblaient, trouant la face quelconque, peut-être banale, deux abîmes d'infini, deux gouffres béants sur un alliciant inconnu, vers lequel on se sentait, malgré soi, entraîné. D'ordinaire, les cils les estompaient d'une ombre dorée, en voilant l'éclat, et lorsqu'elle relevait les paupières, ils apparaissaient avec cette expression inquiétante de fatalité, qui surprenait d'abord, empreints ensuite de tant de charmes, d'une si langoureuse tendresse, qu'on oubliait l'impression défavorable pour se livrer tout entier à l'enchantement de leur caresse, pour s'anéantir dans une contemplation pleine d'extases.
 Certes, c'était bien elle, et cette secousse qui me frappait au cœur ne pouvait me laisser aucun doute à cet égard.
 Bouleversé par l'afflux soudain des souvenirs, je sortis: l'orchestre tonnait de tous ses cuivres, et les trilles suraigus des flûtes moqueuses, dominant, riaient sardoniquement, m'exaspérant d'une lancinante sensation.
 Dehors — je me souviens — pas un souffle ne faisait s'agiter les maigres platanes de l'avenue. Au ciel, ainsi que des diamants épars en un écrin de velours sombre, scintillaient les étoiles, et la nuit épandait sur la ville endormie sa sérénité bienfaisante, son calme, que ne troublaient que rarement quelques passants ou le roulement d'une voiture attardée. Un carillon sonna une heure que je n'entendis pas : devant moi se dressait la résurrection du passé, du lamentable et funèbre passé, du passé meurtrier, et quelle houle de pensées grondait confusément, à cette triste évocation!
 Enfin, le hasard — comme je le bénissais ce soir-là!— le hasard me mettait en présence de Celle qui, j'en étais sûr, sans pourtant en avoir les preuves matérielles, sans même qu'aucun indice pût m'encourager en cette croyance, avait — et un pressentiment secret, toujours latent, me l'affirmait — pris une part certaine, encouru une intime responsabilité dans la mort de ce pauvre Jean, qui tant m'avait été cher. Je n'avais jamais rencontré, parmi la foule que l'on est contraint de coudoyer, une âme pareille à la sienne. Ç'avait été, oui, je ne crains pas de l'avouer à cette heure, mon seul ami, l'unique humain digne de ce nom, prodigue si souvent à tort, prostitué, combien de fois! à ceux qu'une passagère ou accidentelle communauté d'intérêts, une vague similitude de goûts, des aspirations identiques, semble unir à vous par quelque point. Jean de Sancey, alors qu'il était lieutenant de chasseurs, avait rencontré Elisabeth, cette fille aux yeux de mystère, dans la petite ville de province où il tenait garnison. De suite, elle avait su, par quels sortilèges ? lui inspirer une de ces passions qui détiennent tout l'être en un jaloux et perpétuel servage.
 Déjà, l'inconnue qui me prenait ainsi la meilleure part de Jean, et l'enlevait à mon affection, m'avait inspiré un instinctif sentiment de répulsion, auquel s'étaient ajoutés de vagues pensers de malheur, qui! las! ne devaient que trop tôt se réaliser. Aussi m'étais-je toujours refusé à plus connaître celle qui nous séparait ainsi, et que je considérais, alors, comme une ennemie, lorsqu'un jour j'appris que de Sancey s'était tué, sans que rien expliquât ce suicide imprévu. L'autre n'avait plus reparu.
 Cette histoire, jamais oubliée, revenait maintenant avec une abondance, une précision de détails qui ravivaient ma haine et ma douleur. Et, de suite, je pris la résolution de faire tout le possible pour arriver à connaître le mot de cette énigme; puisque le sphynx aux yeux muets m'était réapparu, je saurais l'interroger, le contraindre au besoin à me livrer son secret. Au loin, la mer s'étendait, ruisselante de clarté, sous le baiser étincelant de la lune; les houles apaisées et muettes baignaient d'un faible ressac la grève toute blanche. Un phare, très lointain, ensanglantait de sa rouge lumière l'infini des horizons brumeux. Des fantômes d'odeurs passaient dans l'air tiède, à peine si les feuillages ombreux frissonnaient. Devant la paix tranquille du décor, la fièvre qui brûlait mes tempes brusquement tomba, et l'influence consolatrice des choses pâles et belles m'entourant adoucit l'amertume de la première violence. La nuit pansait ma blessure, avec ses mains délicates et secourables de femme.

 J'obtins, un soir, la faveur de la reconduire chez elle. Oh ! jusqu'au seuil de son appartement, nous n'avions échangé que les banales paroles d'usage, et rien, rien ne m'était venu faire présager la scène qui allait se passer. Lorsqu'elle eut allumé, sur la cheminée, les candélabres, me fixant en la glace — j'étais derrière elle — d'un intraduisible regard — et à ce moment je perdis presque toute conscience du milieu, m'abandonnant à ce reflet blanc et noir, dont le cercle énorme me suspendait en la terrifiante angoisse, dans l'attente fébrile d'un avenir insoupçonné :
 « Bonsoir, Monsieur de Réce, dit-elle, vous êtes venu me parler de Jean, n'est-ce pas? » Puis avec un timbre attendri de voix: « Le malheureux garçon,je ne l'ai pas oublié, je vous assure. »
 Ainsi qu'en un cauchemar cruel, je la vis se débarrasser de son manteau et de sa toque; ensuite, un fantomatique sourire voltigeant sur ses lèvres exsangues, elle releva la tête, et pour la seconde fois me fascina de ses yeux grands ouverts. Il m'était impossible de détourner les miens; ah! l'épouvantable supplice que j'endurai!
 Fus-je alors dupe d'une effrayante hallucination, ou plutôt n'étais-je pas le spectateur du drame dont elle évoquait le ressouvenir en elle? J'assistai, terrifié, impuissant, a cette scène que je n'avais pu deviner, et qui, en réalité, avait dû se passer ainsi entre Elle et Lui.
 Dans cette petite pièce où j'étais tant de fois venu, Jean, les sourcils froncés, un pli méchant barrant le front d'une ride inaccoutumée, marchait à grands pas, avec l'allure hagarde d'un fou. Des paroles inintelligibles et brèves sortaient de ses lèvres crispées. Evidemment, on le devinait en proie à l'obsédante hantise de quelque idée mauvaise, lorsqu'elle entra.
 — « Lisbeth, dit-il très bas, d'un ton voilé, où perçait une colère mal contenue, et gros de reproches, sais-tu bien que ce que tu as fait là, c'est infâme.....
 — « Quoi donc ? mon ami..
 — « Inutile de feindre.
 « Lisbeth, je t'avais rencontrée pauvre, orpheline, abandonnée de tous et de toi-même. Je t'ai voué, de ce jour-là, un amour tel que ce n'était plus que par toi que la vie m'était douce; et tu avais accepté de me suivre. Sans restrictions, tout entier je me suis donné à toi, te faisant maîtresse de mon âme comme de mon corps — oh! je ne me plains pas : j'ai été trop heureux!- Mais,en retour, et tu avais librement consenti à ce pacte, je te demandais une seule chose, de me rester fidèle, quoi qu'il advint. Et c'était pour moi, tu le savais bien, un illusoire serment, car je ne pensais pas, non, pas un instant, que tu pouvais mentir. En cet amour, j'avais placé tous mes espoirs, et aussi, hélas! toutes mes illusions ; il était devenu pour moi le suprême refuge et la joie dernière, au-delà de laquelle il n'y a plus que le néant... Tu n'as pas vu là autre chose que folie d'un instant, que passager caprice. Dis-moi, pourquoi m'avoir fait tant de mal? J'avais été, cependant, toujours bien soumis et bien tendre pour toi : avant que tu ne les exprimes, j'avais à cœur de réaliser les moindres de tes désirs... Etait-ce donc si impossible, ce que j'avais rêvé, et que t'avais-je fait, mon Dieu! pour me punir si cruellement... Tout à l'heure, il me venait des idées de crime ; j'aurais voulu, tous les deux, vous écraser ensemble, comme l'on fait de vipères qui vous mordent... Je t'ai revue... et je pleure... Lisbeth... Lisbeth, un mot... et je pardonne... »
 Elle frappait nerveusement le sol de son talon, et reprit, impitoyable:
 — « Mon pauvre ami, je ne comprends pas ; et si tu en as pour longtemps encore à continuer comme cela, je sors...
 — « Tu ne sortiras pas! hurla de Sancey », d'une voix rauque.
 Et il se plaça devant les tentures, furieusement. Elle avait abaissé sa voilette, et s'avança.
 — « Laisse-moi passer.
 — « Non!
 — « Laisse-moi!» Et elle voulut prendre, à côté de lui, le bouton de la porte. Mais il la saisit aux poignets, et la rejeta sur un fauteuil.
 Elle se releva, presque aussitôt, hors d'elle.
 Lui, se tenait aux étoiles pour ne pas tomber, chancelant sous l'effroyable combat que se livraient en son cerveau ses idées affolées; il fit un mouvement, étendit la main droite : elle rencontra la crosse de son revolver d'ordonnance, à la panoplie.
 — « Des menaces, fit Lisbeth en ricanant : tu n'aurais pas le courage de me tuer. Et bien, oui, oui, je t'ai trompé, tu entends... Mais tire donc, lâche! »
 Ce mot le fit rougir, comme à un soufflet : il pressa la détente, ayant tourné le canon vers sa tempe.
 Quand la fumée bleue se dissipa en lourdes volutes ondulant comme un brouillard léger en la pièce, Lisbeth vit le corps du lieutenant étendu, la moustache blonde tordue en un dernier rictus, les mains crispées, avec un tout petit trou au-dessus de l'œil, qui regardait vaguement, vitreux déjà. Sur le tapis, un mince filet de sang se coagulait, faisant une tache pourpre ; les boutons du dolman clair brillaient...

 Une sueur froide baignait mes tempes. Il me sembla voir tout s'agiter autour de moi, les yeux démesurément s'agrandir, tandis qu'un rire démoniaque éclatait à mes oreilles : il riaient, ces yeux, en vérité ils riaient... Je m'évanouis.
 Quand je revins à moi, Lisbeth, un flacon de sels à la main, les paupières baissées, ironiquement me demanda:
 -« Qu'avez vous donc, mon cher? et quelle sensibilité! J'ai presque eu peur...»
 La misérable!

 Je savais donc ce qui s'était passé, et jamais mon juste désir de vengeance n'avait été plus grand. Mais tellement invincible était la puissance de son regard, de son horrible regard, qui semblait lire en mon âme, et en même temps la dominer : elle devint ma maitresse!
 Oui, je commis ce sacrilège, cette effroyable profanation; et en vain j'essayais de me soustraire au joug, de me reconquérir sur moi-même: sa néfaste influence me tenait aussi sûrement qu'avec les plus pesantes chaînes. Ce n'est pas que des pensers de rébellion ne me soient venus.
 Une nuit, je me levai sans bruit — une arraignée tissant sa toile n'en eût pas fait plus. Sur une table, des ciseaux luisaient faiblement. Je les pris, et lentement, très lentement, je vous assure, sans que mon pas glissant sur le parquet pût s'entendre, je revins près du lit les tenant ouverts dans ma main. Comme mon coeur battait à ce moment, et quelle joie illuminait mes traits! Silencieusement je ricanai... Enfin, j'allais pouvoir rompre cette union infâme, apaiser mes remords, chasser les voluptés impies et trouver le repos! Puisque ses yeux, ses yeux magiques, ses yeux de vampire étaient toute sa force, un seul coup de l'arme frêle, et c'était tout. Penché sur la dangereuse femme qui dormait éclairée par la veilleuse d'albâtre, retenant mon souffle, j'allais frapper...Damnation! dans la face blême, d'un mouvement presque automatique, les paupières de cire s'étaient levées, et buvant mon âme, ventouses impitoyables, les yeux d'émail de la goule ordonnaient : elle me tendit ses lèvres, le mince ruban rouge de ses lèvres, qui me brûlèrent d'un baiser tel qu'aux enfers les éternelles victimes doivent seules en recevoir.
 Et cette passion durait, durait, semblant ne pas vouloir finir. Une autre fois, j'entrepris de verser un narcotique en son verre : le poison me répugnait. Elle leva la coupe, me souriant sataniquement, puis si brusquement la reposa sur la table que le cristal s'en éparpilla, brisé. De même d'autres tentatives échouèrent.
 Cependant, cette ignoble compromission de tous les instants et ma faiblesse indigne me faisaient honte. Mais en sa présence toute résolution disparaissait en moi, ainsi qu'un vol de nuées vite dispersées par la brise. Chaque jour, je me promettais de rompre ce lien infâme : chaque nuit me voyait prodiguer mes caresses à la terrible fascinatrice. Non, non, les tortures que l'éprouvai alors ne sont pas de celles qui se peuvent concevoir; et c'est encore pour moi un sujet d'étonnement que de me rappeler ce temps d'inouïes souffrances et de voir que j'y ai survécu!
 Or, voici : je l'attendais tous les soirs, à la sortie du lieu public où elle chantait. Cette fois, bien décidé à accomplir l'acte — à tout prix — je m'étais muni d'un couteau de chasse; il était ouvert dans ma poche, et chemin faisant j'en caressais la froide lame. Je fus très spirituel, fort gai. Elle ne s'aperçut de rien : j'évitais, du reste, de me trouver sous son regard, car certainement, cette nuit, comme les autres, elle eût tout deviné encore.
 Je me rappelle très bien toute la scène: je la laissai passer la première, dans le corridor, qui à cette heure n'était pas éclairé. Puis, sifflotant un hallali, avec une débordante allégresse, je servis la bête, d'une main ferme, lui tranchant la gorge. Elle oscilla sans un cri, la tête presque séparée du tronc, puis s'abattit en avant, avec un bruit mat. J'entendis le sang gicler des artères contre le mur, et aussi le son rauque de l'air, vainement aspiré par les poumons haletants, en un suprême effort. Soigneusement j'essuyai l'arme, et le lendemain, fort calme, je partais pour l'Amérique.

 Et maintenant, mon père, que je vous ai tout dit, voyez si vous pouvez m'absoudre....

Gaston Danville.

le jour de l'an
DE POIL DE CAROTTE


 Il neigeait. Pour que le jour de l'an réussisse, il faut qu'il neige.
 Madame Lepic avait prudemment laissé la porte de la cour verrouillée. Déjà des gamins secouaient le loquet, cognaient au bas, discrets d'abord, puis hostiles, à coups de sabots, et, las d'espérer, s'éloignaient à reculons, les yeux encore vers la fenêtre d'où Madame Lepic les épiait. Le bruit de leurs pas s'étouffait dans la neige.
 Poil de Carotte sauta du lit, alla se débarbouiller, sans savon, dans l'auge du jardin. Elle était gelée. Il dut en casser la glace, et ce premier exercice répandit par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poêles. Mais il feignit de se mouiller la figure, et, comme on le trouvait toujours sale, même lorsqu'il avait fait sa toilette à fond, il n'ôta que le plus gros.
 Dispos et frais pour la cérémonie, il vint se placer derrière grand frère Félix, qui se tenait derrière sœur Ernestine, l'aînée. Tous trois entrèrent dans la cuisine. Monsieur et Madame Lepic s'y étaient réunis, sans en avoir l'air.
 Sœur Ernestine les embrassa et dit:
 — « Bonjour papa, bonjour maman, je vous souhaite une bonne année, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours. »
 Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au bout de la phrase, et embrassa pareillement.
 Mais Poil de Carotte sortit de sa casquette une lettre. On lisait sur l'enveloppe fermée : « À mes Chers Parents. » Elle ne portait pas d'adresse. Un oiseau d'espèce rare, riche en couleurs, filait, d'un trait, dans un coin.
 Poil de Carotte la tendit à Madame Lepic, qui la décacheta, étonnée. Des fleurs écloses ornaient abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en faisait le tour que souvent la plume de Poil de Carotte était tombée dans des trous, éclaboussant le mot voisin.
 — « Et moi, je n'ai rien ! » dit Monsieur Lepic.
 — « C'est pour vous deux, répondit Poil de Carotte ; maman te la prêtera. »
 — « Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors, fouille-toi, pour voir si cette pièce de dix sous neuve est dans ta poche ! »
 — « Patiente un peu, dit Poil de Carotte ; maman a fini. »
 — « Tu as du style, dit Madame Lepic, mais une si mauvaise écriture que je ne peux pas lire. »
 — « Tiens, papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi, maintenant. »
 Tandis que Poil de Carotte, se tenant bien, attendait la réponse, Monsieur Lepic lut la lettre une fois, deux fois, l'examina longuement, selon son habitude fit « Ah !ah! » et la déposa sur la table.
 Elle ne servait plus à rien, son effet entièrement produit. Elle appartenait à tout le monde. Chacun pouvait voir, toucher. Sœur Ernestine et grand frère Félix la prirent à leur tour et y cherchèrent des fautes d'orthographe. Ensuite ils la rendirent à Poil de Carotte.
 Il la tournait et la retournait, souriait laidement, et semblait demander : « Qui en veut ? »
 Enfin il la resserra dans sa casquette.
 On distribua les étrennes. Sœur Ernestine eut une poupée aussi haute qu'elle, plus haute, et grand frère Félix une boite de soldats en plomb, prêts à se battre.
 — « Je t'ai réservé une surprise, » dit Madame Lepic à Poil de Carotte.
 — « Ah oui ! » dit-il.
 — « Pourquoi cet « ah oui ! » Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre. »
 — « Jamais voie Dieu, si je la connais, » dit Poil de Carotte.
 Il leva la main en l'air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvrit le buffet. Poil de Carotte haletait. Elle enfonça son bras jusqu'à l'épaule, et, lente, mystérieuse, ramena sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.
 Poil de Carotte, sans hésitation, rayonna de joie. Il savait ce qu'il lui restait à faire. Tout de suite, il voulut fumer en présence de ses parents, sous les regards envieux (mais on ne peut pas tout avoir) de grand frère Félix et de sœur Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambra, inclina la tête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentra les joues et aspira avec force et bruit.
 Puis, quand il eût lancé jusqu'au ciel une énorme bouffée:
 — « Elle est bonne, dit-il, elle tire bien. »

Jules Renard.

AUX MARGES DE L'ÉVANGILE D'AUTOMNE


Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum.

cicéron.

1


 Es-tu comme moi, mon frère ? — Lorsque je songe à toutes les choses que j'ai eu envie d'écrire, le sentiment de notre impuissance me navre.
 Nous découpons dans la marche tumultueuse de nos rêves et parmi les accidents journaliers de quoi faire trois ou quatre livres. Nous peinons — des mois — sur de misérables pages avec le désir aigu et l'illusoire promesse d'éterniser la sensation d'une heure, de graver quelque pauvre épisode qui serait l'idéal d'une vie, de consoler le cœur prochain — s'il est un cœur prochain — aux magiques splendeurs des imaginations qui furent notre joie, — et d'autres rêves nous hantent, d'autres idéals passent et nous poursuivent, que nous voudrions fixer encore, — et l'existence est finie quand nous avons à peine commencé.

2

 La voix du soir, ironiquement, chuchote:
 Au moment où vous vous êtes orientés vers la littérature, vous ne pensiez qu'à des profits immédiats d'argent et de gloriole. — Pourquoi sourire de pitié? Croyez-vous que les juvéniles aspirations de votre vanité soient si loin! — Derrière les difficultés, les désillusions sont venues, et — malgré vous peut-être — la conscience de l'art. Vous vous êtes réfugiés à ce Calvaire: vous criez que vous l'avez voulue, la croix où vous pantelez. Laissez donc; vous vous êtes faits intolérants pour vous persuader vous-mêmes; si vous êtes sincères aujourd'hui, vous l'étiez aussi naguère; l'àme d'octobre ne devrait point vous sembler meilleure que l'âme d'avril; elle est égoïste autant, désabusée sans doute, et bien lamentable, la veuve du fol enthousiasme; mais c'est toute son évolution.

 Car votre but n'a pas été atteint; quoi que vous cherchiez qui vous excuse, vous avez failli à vos vouloirs; vous êtes allés ailleurs et plus loin. — N'importe. — Vous regrettez parfois le bonheur des médiocres; vous jalousez leur triomphe et vous voudriez le leur voler, et vous parer de leur clinquant et vous vêtir de leurs sales oripeaux. Vous les croyez plus heureux de les savoir fêtés; vous vous dites qu'ils ont pris la bonne route, qu'ils tiennent au moins quelque chose des piètres satisfactions humaines.
 Pourtant vous devriez savoir qu'il n'est pas d'autre bonheur que le contentement passager de soi. — Et encore!...

3


 On les entend répéter : soyons des personnels.
 Mais ne faut-il pas être bien naïf ou bien outrecuidant pour se croire l'appelé, l'élu, l'incarnation d'une littérature — même aux derniers échelons — et prétendre avoir une seule pensée qui vous soit propre?
 Certes, si quelqu'un de nous, fût-ce le pire, — et surtout le pire — avait perpétré son livre aux siècles écoulés, j'imagine qu'il serait en effigie de bronze sur toutes les places publiques et périodiquement célébré dans sa ville natale; il n'y aurait pas assez de discouré académiques et d'éditions classiques. — Mais l'âge n'était point propice. Il est des courants d'idées qui se lèvent, traversent les générations et tournent les esprits, inconscientes girouettes, d'où souffla le vent. Le pire dont je parle, venu après Boileau, n'aurait point été le précurseur de Flaubert, mais l'imitateur de Boileau; il est dans la destinée de certains de toujours jouer les personnages de troisième plan et les seigneurs sans importance de la comédie; puis la littérature devait attendre des années avant de produire mieux que des La Harpe et des J.-B. Rousseau. Si nous n'avions pas eu la lutte des classiques et des romantiques et toutes les chicanes d'écoles et de sectes, nous en serions encore aux balivernes d'André Chénier. — Mais par ces termes génériques de classiques et de romantiques, d'un usage si fréquent, nous entendons que l'effort littéraire d'un moment, bien qu'il se manifeste de préférence en des êtres d'élection,est quand même une propriété collective, non l'apanage exclusif d'un trio d'élite. Et cela revient à dire qu on est toujours de son temps, quoi qu'on veuille. C'est triste à constater, mais dans cet immense clavier de noms qui sera au répertoire artistique du siècle, nous serons les cousins du baudet Jean Rameau. Et de même qu'on recueillit pieusement les minuscules sottises des derniers de la Renaissance et du Grand Siècle pour en former le trésor et l'anthologie de la littérature française, de même on ramassera nos obscurités, nos niaiseries, les rébus de nos symboles et de nos décadents pour les déchiffrer à la loupe, les montrer comme les curieux échantillons d'une époque.
 Vous pouvez dormir en paix, mes frères; nous aussi nous serons les classiques.

4

 On trouve de tout dans les vieux auteurs, et les apôtres de la repopulation à outrance devraient bien s'instruire chez le bonhomme Socrate, qui ne passa jamais pour un mauvais citoyen.
 « Ils proportionneront à leurs biens le nombre de leurs enfants, pour éviter les incommodités de la pauvreté ou de la guerre. »

5

 Quand on vous dit que le suffrage universel fut une invention de sacripants et d'imbéciles:
 — Il ne faut donner aux foules, crie l'évêque Synésius, qu'un enseignement proportionnel à leur intelligence bornée.
 Varron:
 — Il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vraies et en croie beaucoup de fausses.
 Joseph de Maistre:
 — La foule comprend ces dogmes, donc ils sont faux; elle les aime, donc ils sont mauvais.
 Gabriel Naudé:
 — Les plus belles parties de la populace sont d'être inconstante et variable, approuver et improuver quelque chose en même temps, courir toujours d'un contraire à l'autre, croire de léger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer; bref tout ce qu'elle pense n'est que vanité, tout ce qu'elle dit est faux et absurde, ce qu'elle approuve mauvais, ce qu'elle loue infâme, et tout ce qu'elle fait et entreprend n'est que pure folie !
 Chamfort:
 — Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise; car elle a plu au grand nombre.
 On en citerait quarante encore; mais cette vieille commère de Montaigne les résume:
 — Démétrius disait plaisamment de la voix du peuple qu'il ne faisait pas plus de recepte de celle qui lui sortait par en hault que de celle qui lui sortait par en bas...

6

 Toujours nous regrettons le passé; c'est l'âge d'or des peuples et l'aube ensoleillée des êtres; et toujours aussi nous souhaitons de vieillir pour retrouver dans le futur ce passé d'idéal et ses simulacres de bonheur — comme s'il était possible d'éprouver deux fois les mêmes ravissements ou les mêmes peines.
 Avec cela il est des jours où l'on est meilleur et plus grand que soi; des jours où l'on s'accoude à sa table ainsi qu'on se pencherait a quelque balustrade de faîte pour regarder la vie; et la vie apparaît comme un immense vide que nous cherchons à combler de notre agitation puérile. Malgré les occupations, les distractions forgées, le voile parfois se déchire; il vient des heures de réflexion, terriblement lucides, où l'on retombe, où l'on a conscience du néant, où l'on se dit qu'il est enfantin de se créer un but d'art où de science, d'amitié ou d'amour, encore plus de dévouement social. — Toute philosophie aboutit à des maximes; l'affection n'est que faiblesse; la science n'est qu'une forme de la curiosité; et toujours l'inassouvissement. — Que reste-t-il alors? — Se résigner, s'en remettre aux guides bienveillants qui nous conduisirent par les voies d'espérance et nous firent traverser nos années de la terre en nous leurrant d'avenir. — D'ailleurs, on finit par croire à la fatalité, à tout l'inexorable de lois inconnues. Qu'on s'agite ou qu'on rêve, qu'on se défende ou qu'on s'abandonne, les choses n'arrivent qu'à leur jour, à la minute qui est leur minute, dans la succession des temps.
 Cesse donc de te révolter, mon orgueil, et pardonne aux autres comme tu te pardonnais à toi-même; nous ne sommes sûrs de rien et pas même de la douleur; à bien réfléchir, il n'est pas un instant que nous voudrions recommencer; et le grand charme de la vie, peut-être, — pour ceux qui peuvent vivre — c'est encore d'être inutile.

Charles Merki.

.
LA CHANSON DE CAMILLE
----

CAMILLE AUX YEUX CLAIRS
Camille aux yeux clairs, ô Camille m'amie,
Pourquoi donc rêver, pourquoi rêver sans fin?
Si ton cœur, Camille, ne sommeille mie,
Aventurons-nous au hasard du destin.
Ma chère, tes yeux réfléchissent la grâce
D'un parc que caresse un soleil indulgent
Et qui s'émerveille quand la brise passe
Dans les hauts bouleaux au feuillage d'argent.


 Camille aux yeux clairs ferma le Livre des Merveilles, et d'un geste lent, presque à regret, abaissa les deux Gryphons du fermail. En s'agrafant, les plaques de précieux métal vibrèrent longuement et douloureusement; elles vibrèrent comme deux cygnes blessés à mort, et le Livre fut scellé pour l'éternité des Temps.
 Camille aux yeux clairs quitta la cathèdre d'or et d'ivoire où, durant les heures magnifiques, elle s'accoudait pour les adolescentes rêveries brochées d'extases. Un palpitement d'ailes frémit dans les plis des rideaux, et, lorsqu'elle ouvrit le vitrail orfévri que nulle main profanatrice n'avait encore souillé d'un attouchement, les oiseaux familiers qui naguères la baisaient aux lèvres et picoraient sa chevelure, les fabuleux oiseaux de songe s'abattirent sur les dalles, les ailes grand'ouvertes, et moururent.
 Mais elle ne vit point leur agonie.
 Fascinée par la jeune aurore dont elle contemplait pour la première fois les mousselines et les moires, Camille aux yeux clairs, penchée sur la balustrade, rêvait un rêve plus beau que les plus beaux rêves inscrits au Livre des Merveilles.
 ... Des vapeurs roses flottaient sur le ciel, sur le ciel d'un vert pallide et pur comme un ciel de missel. Des ondes blanches, si légères, qu'elles s'évanouissaient presque dans la viride tonalité du large, passaient lentes et flottantes, semblables à des tuniques de Séraphins, et, à l'horizon frangé d'orfroi d'or et d'argent, se discernaient de miraculaires cités aux floraisons surnaturelles...
 L'âme de Camille aux yeux clairs vogua longtemps à la dérive sur le vert pallide et pur, au fil du ciel. Et quand elle se retourna, transfigurée, elle n'eut pas même un geste d'apitoiement pour les grands oiseaux de Songe dont les plumes omnicolores frémissaient sur les dalles, à la merci des brises cruelles.
 D'un ultime et dédaigneux regard elle enveloppa l'asile clément des naïves joies, des chimériques joies désormais abrogées, brusquement déchira la haute tenture qui masquait la porte et s'évada dans le printemps grêle, les mains en avant projetées.
 La lampe vigilante qui saignait auprès de la Sainte-Marie aux pieds fleuris de roses s'éteignit pour jamais, et, au dehors, les grands acacias balancèrent leurs branches, solennellement, en signes d'adieux.

CAMILLE AUX YEUX TRISTES
Camille aux yeux tristes, ô triste Camille,
Pourquoi donc pleurer, pourquoi pleurer ainsi?
Pleures-tu les fleurs que fauche la faucille
Du vieux moissonneur, sans trêve ni merci?
Ma chère, tes yeux ont les funèbres charmes
D'un lac envahi par la flore des eaux,
Et j'y vois, hélas! douce Dame-des-Larmes,
Bien des cœurs pendus aux flexibles roseaux.


 Camille aux yeux tristes sanglota plus fort. Elle sanglota plus fort et dit:
 «. Ma robe de printemps s'est lacérée aux épines malfaisantes des rosiers, et maintenant me voici nue et sans égide sous l'âpre soleil d'été.
 « Sur le chemin de Joie — chemin de Douleur — où j'allais naïve et frêle en contemplant les lumineuses paraboles des ciels bénéfiques, en écoutant les matutinales alouettes et les rossignolets de nuit, de malignes mains semèrent les orties et les ronces et creusèrent d'imprévus précipices.
 « Sur le chemin de Joie — chemin de Douleur — où je cueillais pour m'en faire un sceptre les grands lys impérieux, j'ai rencontré d'audacieux soudards qui brisèrent ma couronne, me dépouillèrent de mes joyaux et me battirent de verges violemment; j'ai rencontré de jeunes pages aux yeux de clairs miroirs qui, après s'être prosternés avec des gestes de lévites devant mon illusoire beauté, l'ont tournée en dérision; j'ai rencontré — oh! j'ai surtout rencontré — de fiers cavaliers qui jurèrent sur la Croix de leur épée de m'emporter pour la vie au galop de leur monture, et qui pourtant m'abandonnèrent sans remords après quelque hasardeuse chevauchée.
 « Par ainsi, j'ai connu la Brutalité, l'Hypocrisie, la Trahison; et maintenant me voici nue et sans égide sous l'âpre soleil d'été!
 « Aux sept carrefours de la route, j'ai vu sept Tavernes dont les portes de fer étaient marquées de sceaux qui en condamnaient l'approche. Pourtant, de lassitude et de désespoir, j'ai franchi les seuils défendus.
 « Je suis entrée, je me suis attablée, et, pour calmer ma fièvre, à grands flots j'ai bu des vins noirs et capiteux.
 « Mais tandis que je buvais ces breuvages d'enfer, d'épouvantables chauves-souris, surgies de l'ombre complice, vinrent frôler mon visage, et les outres tombées de mes mains se tarirent avant que fut ma soif apaisée!
 « Je sortis en hoquetant de dégoût, et maintenant me voici nue et sans égide sous l’âpre soleil d'été, car je suis la Veuve, l'inconsolable, l'éternelle Veuve de mon Rêve aboli! »
 Ayant dit, Camille aux yeux tristes regarda longuement le dur chemin qui poudroyait à l'infini parmi des sites engourdis en l'horreur d'une séculaire malédiction.
 Les rais obliques d'un fauve soleil léchaient les blanches corolles si férocement qu'elles saignaient et pantelaient sous ces meurtrissantes caresses; les arbres déchevelés gémissaient en sourdine de funèbres litanies, tandis que sur les hautes collines d'ocre, où flamboyaient les torches crépusculaires, passaient, passaient interminablement de grands sarcophages d'or emmi les bannières de deuil effiloquées et tordues par le vent du soir.
  Au pied d'un vieux sycomore, dont la ramée dépouillée s'enlevait en gestes d'épouvante, une flaque marécageuse reflétait un quartier de ciel écarlate virgulé d'un envol de corbeaux.
 Et cette plaque sanglante et clignotante semblait l’Âme du Paysage.


CAMILLE AUX YEUX MORTS
Camille aux yeux morts, ô Camille fanée
Pourquoi donc prier, pourquoi prier encor,
Puisque la Main qui mène ta Destinée
Déjà tend vers toi les trois Couronnes d'or.
Ma chère, tes yeux ont la douceur étrange
D'un ciel blanc privé des gloires du Soleil,
Mais qu'un frisselis de palme ou d'ailes d'ange
Fait pourtant vibrer d'un éclat sans pareil

.

  Dans la Forêt d'Hiver, Camille aux yeux morts, la résignée Camille se prosterna pour les coutumières oraisons.
  De par la tyrannie des Ténèbres maîtresses de ses yeux, elle vivait depuis des ans isolée de la Vie qui déferlait autour d'elle sans plus l'émouvoir, ni la blesser, ni la souiller; elle vivait parmi les rédemptrices fleurs du silence, et les plaies d'autrefois s'étaient refermées.
  Camille aux yeux morts se prosterna pour les coutumières oraisons. Elle traîna ses genoux stigmatisés sur la terre durcie par le gel, éleva ses mains jointes et pria longuement et fervemment.
  Quelles essentielles paroles furent proférées!
  O miracle! Voici qu'une merveilleuse rosée tomba sur les yeux de Camille et que se déchira le rideau de nuit.
  La grande Forêt d'Hiver parée comme une fiancée, la grande Forêt d'Hiver aux robes de neige, aux joyaux de givre et de glace, la grande Forêt d'Hiver frissonna toute dans un bain d'ondes lumineuses, les cimes des arbres projetées jusqu'au firmament se courbèrent et s'enlacèrent en arceaux, les troncs polis furent comme des fûts de colonnes marmoréennes.
 Des Voix surnaturelles clamèrent par l'espace, et Camille aux yeux ressuscités reconnut le Temple de Gloire, la miraculaire cité jadis entrevue en la jeune Aurore frangée d'orfroi d'or et d'argent.
 Un tourbillon d'harmonies la souleva du sol, les voûtes du Temple crevèrent autour d'elle, et, palpitante d'ineffables espoirs, évanouie presque de béatitude, elle contempla enfin la Face Divine qui fulgurait dans un ruissellement de glaives nus.
 Quand elle se releva dans la Forêt d'Hiver que secouaient de hurlantes rafales, Camille aux yeux morts n'était plus la douloureuse Camille. Car, pour cette minute d'Extase, pour ce fugace — mais intégral — ravissement de son Âme par l'Absolu, elle entrait, pour jusqu'à la consommation des siècles, en communion avec l'Infini.

 Et après avoir rêvé, après avoir pleuré, après avoir prié, elle chanta.

Jean Court.

PAGES QUIÈTES

———

RÉMINISCENCES


 « Regarde », fit l'ancien des temples en indiquant l'horizon.
 Le vent avait balayé les nuages des quatre régions, et le soleil se retirait gravement. La silhouette maigre du voyant se découpait en lignes livides et les rayons illuminaient ses cheveux incultes, touffus comme un nid d'oiseau. Son bras dirigé vers l'ouest était rigide; le vouloir des Dieux était en lui.
 Il répéta:
 « Regarde. »
 Et, obéissant, je tendis mon attention vers le couchant.
 « Tu le vois, Samas l'éclatant, le Dieu clair qui se dresse, passe et décline. Qui te dira la fin de sa course, et, parmi les mortels, qui la sait ? Qui a connu les secrets du père des vivants?
 « Lorsque j'étais jeune et parfait en force, que la science de Nabou m'eut révélé tous les mystères, j'ai tenté de suivre Samas en sa course. Je marchais, et au crépuscule je m'étendais sur le sable et dormais, la face tournée vers l'occident. A l'aube, je reprenais mon chemin.
 « Le septième jour, des nomades me frappèrent et voulurent m'entraîner comme esclave. Quand je leur eus parlé, ils craignirent le son de ma voix et disparurent, entraînés par le galop de leurs chevaux. Un lion vint à moi sur les bords du Habour et me rugit des mots en une langue inconnue ; d'un geste furieux je le congédiai, et, dans les ténèbres, sa femelle grondait en tremblant.
 « J'ai traversé le désert dans son étendue, sans vêtements et sans nourriture, sans m'apercevoir de la faim et de la soif. Ma langue était gonflée et mes tendons saillaient comme des cordes. Des formes couraient en ricanant; des palais s'élevaient dans les airs et croulaient avec un bruit de cymbales; des liliths se mêlaient aux ekims mauvais en des accouplements rouges. J'invoquais le Dieu brillant et me revoyais seul.
 « Sur les bords de l'Arantou, des gens pleuraient Doumouzou l'unique. « Il est parti », criaient les hommes, et les femmes se déchiraient les joues, blêmes et gémissantes dans leurs robes de deuil. Les hiérodoules, avec des mouvements impudiques, se lamentaient sur la mort du fiancé, appelant d'une voix aigre: « Seigneur ! Seigneur ! » Je haussai les épaules et passai.
 « Je parvins aux bords de la grande mer, où Samas s'engloutit le soir, me laissant vide et désolé. Il s'en fut dans l'abîme et je n'ai pu le rejoindre. Il s'en fut dans l'abime et refusa de m'expliquer le verbe de sa course, le verbe du pays dont lui seul est revenu. »
 Le voyant se prosterna trois fois vers le Dieu, et, d'un gosier âpre, entonna l'hymne au soleil couchant:
 « Samas, dans le cœur du monde à ton coucher,
 « Que la porte du ciel te reçoive,
 « Que sa barrière te salue en paix,
 « Que le messager d'amour te dirige,
 « Que l'épouse bien ornée accoure à ton devant,
 « Que le repos repose ta chair,
 « Va la route fixée par ton jugement,
 « Guerrier, héros, soleil, glorifie-toi ! »
 Le vieillard partit sans plus me dire, et, dans la nuit pesante, je contemplais le divin Sin entraînant l'armée des étoiles, et sa fille Dilbat, l'allumeuse d'hommes. Pris d'une langueur suave, je laissais planer mon silence dans la lumière amie de l'astre, sur le reflet adamantin qui étincelait dans les replis miroitants du Housour.
 La ville s'endormait. En haut de la ziggourrat, une flamme monta qui s'éteignit aussitôt. Un cri perça l'espace, et, très loin, des chœurs d'eunuques se répondirent. Près de moi l'obscurité parla, chuchotant des malédictions sacrilèges:
 « Honte à Ninoua, la cité chérie d'Istar, qui se vautre au lit des sars ivrognes et des vaillants. Le vaisseau de ses crimes déborde, et son cœur, tanné par le péché, ne perçoit plus le remords. Elle a pillé les temples sacrés de la porte du Dieu; elle a saccagé Babilou, l'ancêtre sainte. Son bon sens est couvert d'une taie, tellement qu'elle méprise la colère d'Anou.
 « Les jours approchent où ton four crèvera, Ninoua la prostituée, où les voyageurs cracheront sur ta nudité sanglante, et la grande Istar ne te couvrira plus de son manteau. Tu as bravé les Dieux, Ninoua la folle. Honte à la fille qui mord le sein maternel. Tes maîtres furieux ont prononcé le verbe de ta mort. Encore un peu de temps à mâchonner la poussière des siècles, et la ruine s'abattra sur toi, comme un aigle roux. »
 Je levai les mains pour conjurer l'anathème; je murmurai le nom mystique des cieux, de la terre et l'obscurité se tut. Un grand froid traversa mes reins; je tombai la face contre le sol, et de ma terreur la prière craintive monta:
 « Maîtresse pitoyable, souveraine du tout, Istar, dame élevée, moi, ton esclave, plein de soupirs, je t'appelle. Je sanglote comme les tourterelles; je suis rassasié de soucis. Tourne vers moi ton visage.
 « O toi, par qui s'élève la jeune verdure, mère Istar, depuis les jours de mon enfance je suis lié au malheur. Je me suis nourri de mon chagrin; mes larmes furent ma boisson; jamais mon souffle ne fut joyeux. Donne-moi pour sommeiller un lit de calme ; purifie-moi ; que ton cœur s'adoucisse.
 « Que de mes pieds, de ma main, de ma poitrine, mes peines s'envolent jusqu'à toi ! que ta bonté me soulage, comme une mère console le fils qu'elle a enfanté ! que le Dieu inconnu, que la Déesse inconnue éteignent leur colère et me pardonnent ! »
 Je me levai, et, sans oser tourner la tête, je descendis à grands pas, le poil hérissé, le versant de la colline qui s'inclinait vers le chemin d'Arbail.

Raoul Minhar.

LAURENT TAILHADE

L'éclat mystérieux des roses et du sang.

L. T.


 Grâce à une fortune que je regrettais jusqu'alors et qui me semble aujourd'hui évidemment providentielle, je ne connais M. Laurent Tailhade que par ses livres et je n'eus jamais l'heur d'ouïr, autrement que colligées par M. Jules Huret, ses âpres et sardoniques conversations. Il m'advint bien de l'entrevoir d'assez loin, quelques jours avant un banquet désormais historique où, pour quelques quarts d'heure, les poètes et les artistes les plus dissemblables par l'âge et le talent, auxquels s'étaient joints des notabilités parlementaires, des critiques et même plusieurs membres du Jockey-Club, conspirèrent à saluer Jean Moréas prince de la Jeunesse et à illustrer ses épaules d'une pourpre que plus tard presque tous prétendirent, à tort sans doute,usurpée et dérisoire. Malgré la correction parfaitement moderne de son costume, M. Laurent Tailhade m'apparut ainsi qu'un chevalier de Malte, et, selon les jeux divers de la lumière et de l'ombre, je le vis tour à tour sous la robe et le manteau noir ou dans la cotte d'armes rouge étoilée sur le côté gauche de la croix blanche à huit pointes: c'était le seul appareil qui convint nécessairement à sa physionomie sacerdotale et militaire, où la lèvre par instants crispée décelait plus d'amertume et de désillusions que de mansuétude et de charité. A part cette impression très brève, mais très impérieuse, je crois tout à fait sauve l'intégrité de ma conscience esthétique, et que je pourrai parler de Vitraux (1) avec autant de sang-froid que s'il s'agissait de l’Iliade ou du Ramayana; et à part M. Edmond de Goncourt les écrivains de l'an 1891 ne sont point suspects de complaisances ni de griefs particuliers envers Homère et Valmiki.
 Pour éviter à ceux qui seraient d'un autre avis le désagrément de lire plus outre, il semble honnête de déclarer, dès l'abord et sans ambages, que parmi les poètes qui s'épanouirent depuis dix ans, M. Laurent Tailhade est l'un des plus parfaits et des plus originaux. On admet assez couramment, au point que ce soit presque parole évangélique, que la moins douée des brutes peut, avec quelque application, apprendre en trois mois à faire de beaux vers, selon la formule dite parnassienne. Que de pareils axiomes soient reçus sans inventaire et avec une joie orgueilleuse par la tourbe des chroniqueurs, qui insinuent ainsi mépriser les Camènes comme de simples filles de carrefour vraiment trop dociles et avilies, il serait malséant de s'en étonner. Mais des esprits plus judicieux commettent depuis quelques années la même méprise. Sous prétexte que certains gorilles assez adroits imitèrent avec une sorte de succès les procédés apparents de Leconte de Lisle, par exemple, ou de J.-M. de Hérédia, on déclare volontiers le prototype égal à sa déformation grossière, c'est-à-dire à moins que rien, et on laisse entendre que les mauvaises rimes, les fautes de français et le manque de tenue sont le signe infaillible du génie. Corbière dut à cela d'être promu grand homme, parce que, selon les besoins du moment, il faisait de nuit un monosyllabe ou un dissyllabe et pour quelques autres gentillesses, mais point du tout à cause de sa robuste truculence et de son extravagante fantaisie. Et dès lors d'autres gorilles l'ont parodié non sans bonheur, comme les plus tard venus des bandes simiesques grimacent maintenant selon le rhythme du vers libre, sans parvenir à déshonorer aux yeux des juges de bonne foi les poètes excellents en leur genre qui inaugurèrent cette technique. Cette manière de digression n'était point inutile : il est bon de s'entendre sur les mots, et j'aurais craint qu'aux oreilles de plusieurs parfait ne sonnât comme une injure. Dans Vitraux, M. Laurent Tailhade se montre pleinement maître de son vers : il s'est affranchi des quelques entraves qui l'embarrassaient un peu autrefois; on pouvait reprocher à ses rhythmes quelque chose de rigide et de figé, et ils ont acquis toute la souplesse et la fluidité désirables. Cette volonté de briser le vers, évidente dans tout le volume, se manifeste d'une manière tout à fait significative en deux poèmes repris du Jardin des Rêves: Orante (Innupta Virrgo) et Funerei flores. Voici pour le début de cette denière pièce les versions successives:

Les citronniers frileux penchent leurs feuilles blêmes
Et leurs parfums amers s'exhalent lourds d'ennui;
Dans les jardins fleuris de pâles chrysanthèmes,
Pour la dernière fois le bon soleil a lui.

(Le Jardin des Rêves.)

Les nostalgiques citronniers aux feuilles blêmes
S'étiolent et leurs parfums, avec ennui,
Meurent dans le jardin peuplé de chrysanthèmes,
Pour la dernière fois le :soleil tiède a lui.

(Vitraux.)


 Il se pourrait que les amateurs d'à peu près trouvassent un tel travail de retouche patiente et sûre indigne d'un poète qui se respecte. J'y vois, au contraire, une conscience d'art que les maîtres de jadis, ceux de l'Antiquité et de la Renaissance, eussent considérée comme naturelle et élémentaire.
 Aussi bien M. Laurent Tailhade est-il de leur lignée, plus que personne; et M. Alfred Vallette écrivait de lui, ici même, avec beaucoup de sagacité : « Il est peut-être l'unique poète vraiment latin de notre époque. » J'indiquerai tout à l'heure en quoi cette définition me paraît un peu incomplète. Mais je ne veux retenir que ce qu'elle a de juste. Le poète de Vitraux, par la netteté des images, le sens du relief, la religion des beaux contours, semble, dans l'ordre des métempsychoses, n'avoir jamais vécu au Moyen Age: son âme a dû s'endormir pour des siècles vers le temps de Sidoine Apollinaire et ne se réveiller qu'avec les Quatrocentistes italiens. Elle s'est complue surtout en ces différentes existences parmi les moins simples des écrivains antiques : Théocrite et les Alexandrins de l'époque des Ptolémées, Catulle, Martial, Claudien, Rutilius, Numatianus lui furent chers, et, entre temps, elle fréquenta avec Pétrone chez Quartilla et chez Trimalkhio. Tout au plus, si par instant elle consentit à renaître avant les dieux, lia-t-elle commerce d'amitié avec les auteurs de proses latines, les plus extraordinaires stylistes qu'il y ait eus et qui, dans leurs pieuses retraites, ignoraient souverainement toute la méprisable littérature de feuilleton qui avilissait autour d'eux les belles légendes populaires. Puis vinrent les hommes de la Pléiade, et Rabelais, et Théophile, et Tristan l'Hermite, et Saint-Amand, et aussi le subtil M. de Voiture; et d'avoir connu à travers les âges les plus rares esprits, M. Laurent Tailhade devint l'un d'entre eux et put, avec une égale maitrîse, fouallier le Mufle et louer les gemmes et les fleurs. Il est dans la tradition gréco-latine et répugne à l'hérésie de ceux qui prétendent concilier les rhapsodes de la Hellas et la canaille médiévale des trouvères et des troubadours. C'est une entreprise aussi chimérique que la recherche de l'hircocerf, et il faut pour la tenter l'imagination de Jean Moréas, peut-être plus marseillaise qu'attique. De fait, M. Laurent Tailhade avait seul droit au titre de véritable poète roman au sens où l'entend M. Charles Maurras. Mais son attitude est trop discrète peut-être pour qu'il consente à avoir des disciples, et la richesse de son vocabulaire est d'assez vieille date pour qu'il ne l'étale pas avec la joie enfantine et maladroite d'un parvenu. Si par les habitudes de composition et de langue M. Laurent Tailhade est incontestablement de pure race française, il diffère de ses ascendants directs par une qualité d'esprit tout à fait étrangère à ceux-ci : la joie de vivre est absente de son œuvre. Et ce n'est pas pour avoir aimé le décor chrétien qu'une grande tristesse lui est venue. Sans doute des saints flamboient aux verrières de ses poèmes, et les paroles liturgiques et les parfums rituels se mêlent étrangement aux pierreries des lapidaires et aux monstres héraldiques des bestiaires. Mais il y a là paganisme flagrant; et rien n'est plus blasphématoire pour les vrais croyants que de s'intéresser ainsi à tout l'extérieur du culte en oubliant un peu le drame de la Messe et l'incompréhensible effusion du sang divin dans le calice. C'est en présence du catholicisme, une tendresse sacrilège, quelque chose comme de la pitié pour une noble fleur qui va mourir, et les religions s'affirment immortelles. Henri Heine disait des peintres religieux de la Renaissance qu'ils étaient aussi protestants que Luther : à sa manière, M. Laurent Tailhade est aussi peu chrétien que Swinburne, et son orthodoxie eût paru médiocre à saint Bernard, qui réprouvait déjà la trop grande abondance de sculptures et d'ornements dans les églises de son temps, et y voyait plus de sollicitation au péché qu'aux pensées édifiantes. Il reste aux chrétiens, même hantés par la peur de l'enfer, l'espoir d'un paradis, où l'éternité serait douce. Mais à ce Latin le vent d'ironie et de désespoir qui souffle du Nord a appris que le ciel était vide et que jamais l'homme, après la vallée des larmes, n'entrerait dans les terres promises où rougissent les bonnes grappes de la félicité. Il a été tordu, vous dis-je, par les affres de toutes les douleurs. Mais alors que d’autres eussent gémi lâchement, il a été assez fier pour chanter et même pour rire, mais de quel rire déchirant et haineux et en somme si légitime : Ne faut-il pas que parfois les poètes punissent ceux-là qui rabaissent à nos propres yeux la misère tragique d’être des hommes par le ridicule, l’inélégance et la sottise ? Pour soustraire aux regards profanes l’inguérissable blessure, il s’est vêtu d’étoffes somptueuses, pourpre sur pourpre ; il a surchargé son manteau de pierres précieuses et de riches orfrois, afin que l’on ne vit plus son cœur battre. Mais à tout moment, dans un vers qui demande le sommeil et le silence, dans une épithète douloureuse, il arrivera qu’on surprenne les défaillances, la lassitude et le découragement. Et n’est-il point autrement poignant que toutes les lamentations des élégiaques avec les mornes paroles qui les terminent, ce très beau poème, Les Fleurs d’Ophélie :

Fleurs sur fleur, fleurs d’été, fleurs de printemps ! Fleurs blêmes
De novembre épanchant la rancœur des adieux
Et, dans les joncs tressés, les fauves chrysanthèmes;


Les lotus pour la table des dieux;
Les lits hautains, parmi les touffes d’amarantes,
Dressant avec orgueil leurs thyrses radieux


Les roses de Noël aux pâleurs transparentes,
Et puis, toutes les fleurs éprises du tombeau,
Violettes des morts, fougères odorantes,


Asphodèles, soleils héraldiques et beaux,
Mandragores criant d’une voix surhumaine
Au pied des gibets noirs que hantent les corbeaux.


Fleurs sur fleur ! Effeuillez les fleurs ! que l’on promène
Des encensoirs fleuris, sur le tertre où, là-bas,
Dort Ophélie avec Rowena de Trémaine.


Amour, Amour ! et sur leurs fronts que tu courberas
Fais ruisseler la pourpre extatique des roses
Pareille au sang joyeux versé dans les combats.


Jadis elles chantaient, vierges aux blondeurs roses,
Les amantes des jours qui ne renaîtront plus,
Sous leurs habits tissus d’ors fins et d’argyroses.


O lointaines douceurs des printemps révolus !
Épanouissement auroral des idées !
Porte du ciel offerte aux lèvres des élus !


Les vierges à présent, mortes ou possédées,
Sont loin ! bien loin ! L’espoir est tombé de nos cœurs,
Telles d’un arbre mort les branches émondées.


Et l’Ombre, et les Regrets, et l’Oubli sont vainqueurs.


 Ainsi le vers final tombe comme une irrévocable pierre funéraire sur un monde à jamais aboli de jeunesse et d’espérance. Rien ne resterait de tout cela, sans le juste orgueil du poète qui arrache leur trésor aux ténèbres avares et prolonge au-delà du temps la mémoire de sa pensée :

Le vin d’amour, l’or et le jade,


Et la gloire et la fleur du saule
Durent si peu ! et le vent maussade
Sur les tombes grises miaule,


Mais les bonnes chansons demeurent
Et clémentes sont les tempêtes,
Aux saintes roses qui ne meurent.
Jamais sur le front des poètes.

(Prospero’s Island.)

 M. Laurent Tailhade eut grandement raison d’établir par son exemple la suprématie d’un art dont l’inutilité actuelle constitue l’altière indépendance et assure la royauté à venir. Il a trouvé le seul moyen à peu près efficace d’écarter les contacts insupportables à qui reçut pour son malheur quelque délicatesse native : mais quand on veut vivre ainsi dans la solitude de son âme, il faut être assez fort pour se suffire à soi-même, et nombre de gens arbitrairement qualifiés poètes n’en sont point capables.

Pierre Quillard.


 (1) Vitraux. Quinze poèmes extraits de Sur Champ d'Or (Léon Vanier).

LE FANTÔME
----

... Καἱ θησανροὑς άβύσαον.

Théophile d'Antioche.

I. — PORTAIL.


 Aux matines de notre amour le ciel fut blanc et miséricordieux: les mamelles sidérales épandaient vers nos lèvres le lait très intègre du premier rafraîchissement, et vers nos yeux, les prunelles polaires, la grâce d'une lumière équivalente à la transparence de nos désirs.
 Notre éveil avait été par des cloches qui sonnaient délicieusement en nos têtes et nous appelaient hors de nous: elle sonnaient en nos têtes et au-dessus de la ville, comme tous les jours, et cependant nous ne fûmes pas dupes de l'habitude des cloches crépusculaires. Nos âmes obéissantes et joyeuses se rendirent aux irrévocables matines: les corps frileux attendaient encore encapuchonnés de sommeil, inquiets, mais consolés au fond de leur chair par un espoir de réunion, et la solitude fut tolérable sous la grâce du ciel blanc et miséricordieux.
 Verset. — Ta jeunesse s'est levée d'entre ses sœurs et elle est venue à moi. Je ne te connais pas, ô sœur, et ton essence me fait peur. Et pourquoi viens-tu toute nue ? Le corps est la pudeur de l'âme: va te vêtir, car tu confonds mon innocence et tu excites en mon essence la concupiscence de l'amour pur.
 Répons. — Je veux baigner dans les eaux fraîches de la pensée, ô sœur, la nudité de mon désir. Tu connaîtras mon essence si tu m'admets en ta profondeur. Laisse-moi: je tomberai comme une pierre tranchante sur ton sein à jamais blessé, et doucement j'irai au fond de toi et tu saigneras si haut que les hautes feuilles en seront éclaboussées d'amour.
 Verset. — Pourquoi veux-tu faire saigner d'amour l'immatérialité de ma paix? O sœur folle et cruelle, je n'ai ni sein, ni sang, et tu n'as ni tranchant ni pesanteur. Nous sommes plus intouchables que la trace de l'oiseau dans l'air et plus invisibles que l'odeur des roses. Je veux bien t'aimer, ô sœur folle, mais va te vêtir, que je te voie !
 Répons.— Mais tu es nue, pauvre âme, aussi essentiellement nue que moi-même, et tout n'est que métaphore. Si je revêts mon corps, que feras-tu de mon corps, et de quels yeux contempleras-tu mes yeux?
 Antiphone. — L'essence est essentielle et la forme est formelle, mais la forme est la formalité de l'essence.
 Cantique. — Nous mettrons les sept roses aux sept clefs de la viole et l'arc-en-ciel sera les cordes.
 Respire mon odeur, ô cœur, je suis odorante et mourante, la mort des roses en est la cause.
 Respire mon haleine, ô reine, je suis amoureux et peureux, j'ai peur de ton bonheur, ô fleur!
 Ecoute mes soupirs, ô sire, mes soupirs ont brisé la viole aux sept cordes, mais j'en ferai sept autres avec mes sept désirs.
 Ecoute mes paroles, ô folle, tes paroles ont brisé les cordes de mon cœur, mais j'en ferai sept autres avec tes sept soupirs.
 Regarde dans ma joie, ô roi, les fleurs sont mortes, la viole est morte, tout meurt excepté toi.
 Regarde dans mon ciel, ô belle, les sept couleurs sont mortes de joie, tout meurt excepté toi.


II. — LE PALAIS DES SYMBOLES


 La forme est la formalité de l'essence: nous acquiesçâmes à cet aphorisme antiphonaire que les voix célestes n'avaient pas nié et nous nous apparûmes réels, c'est-à-dire équilibrés selon l'objectivité la plus commune, mais non la seule.
 Ce fut d'abord en un salon de hasard, parmi la cruauté des robes indiscrètes, et ce milieu nous faisait pâlir d'ennui. L'enfance y vagissait sous de blonds ou blancs cheveux et depareilles joies vitulaires électrisaient les membres ingrats et ceux qui ne l'étaient pas encore; des gens qui avaient assassiné leur conscience portaient un signe, une tache sanguinolente à l'endroit du cœur; d'autres ne portaient aucun signe et cependant ils n'avaient pas été moins courageux. Cette impression nous fut pénible. Je dis à ma sœur:
 — « Il leur reste la satisfaction du devoir accompli et la joie de se redire en secret que la perle sociale est toujours une perle, même en l'obscurité de sa coquille close. Le plaisir d'être un scélérat peut se savourer jusque dans le silence...
 — « Non, ce n'est pas la même chose: les âmes viles jouissent surtout de l'ostentation de leur vilenie. Il leur faut l'estime à laquelle elles ont droit, le silence et l'obscurité les rend inconsolables. »
 Quand ma sœur eut parlé, je la priai très simplement de me dévoiler son nom.
 « Je suis pierre et fleur, je suis dure et parfumée, je suis transparente et charnue, je suis rude et je suis douce, je suis double et je suis une : ai-je dit pierre ou fleur, en disant Hyacinthe? »
 « O gemme de senteur, ô floraison adamantine et je ne sais quelle musique de paradis dans les syllabes fraîches, une volupté si délicate, des yeux si fraternels où le baiser s'alanguirait au charme de boire un merveilleux éther ! »
 Nous regardions les jeux de nos pareils, si dissemblables de nos rêves, et sans nous targuer de la fierté triste des exilés nous éprouvâmes l'étonnement de l'antipathie.
 — « Vous plaisez-vous à vivre?
 — « Oh ! si peu! répondit-elle, si peu que je ne sais si je vis vraiment. L'uniformité des jours me décourage comme une séquence de notes en l'accord majeur des félicités nulles. J'ai rêvé d'une blessure qui tombait sur moi d'en haut, de très haut, et je remerciais la Douleur d'avoir pensé à mon cœur. Je fus touchée de ce choix accidentel, mais je vois bien que je ne suis pas élue.
 — « La volonté du martyre est le martyre lui-même, mais pourquoi de tels désirs? Jouissez de vos songes et de votre chair,et si quelqu'un dit votre nom avec amour, ne serez-vous pas joyeuse?
 — « Oui, d'avoir donné une joie, mais à qui? Je voudrais, si j'aimais, d'exceptionnelles voluptés et aller si loin que l'éternité fût jalouse de ma floraison éphémère.
 — « L'éternité n'est pas jalouse, elle est protectrice, et l'abri de sa permanence est ouvert à tout acte significatif : c'est le palais des symboles. Inacessible aux vanités égoïstes du geste quotidien, impitoyable aux préventions négatives, son vantail accueille avec charité les esprits qui accueillent en eux l'Esprit d'amour. Et autour du palais, il y a des étangs d'une invincible stérilité : ceux qui ont dit non tombent là,et les fourmillements de la putréfaction même leur sont déniés ; ils deviennent le rien qu'ils voulurent, et les étangs sommeillent éternellement dans une invincible stérilité. — « Palais sans parfums et sans fleurs! Où sont les fleurs?
 — « Elles sont peintes sur les murs.
 — « Elles sont mortes.
 — « Elles sont vivantes, — comme des pensées!»
 Hyacinthe s'immobilisa selon l'idée qui agissait en elle. Debout parmi les ombres pâles d'une tapisserie, elle répéta:
 — « Elles sont mortes! Elles sont peintes sur le mur!... Parfois il m'a semblé d'être peinte sur un mur, morte, ou vivante pas plus qu'une pensée fanée, et des apparences aussi mortes que moi passaient, passaient, — comme maintenant! Comme toujours, n'est-ce pas? Suis-je autre qu'une des ombres pâles de cette tapisserie morte? Ah ! vous n'osez pas dire que je suis vivante? Vous ne l'oserez pas, si vous craignez le mensonge.
 — « Le privilège de vivre! Mais vous seriez la seule, Hyacinthe, la seule entre vos pareilles! Vous ne vivrez qu'en celui qui vous aura fait souffrir, — et cela ne suffit pas toujours. O folle plus primitive que les déesses abolies, quelle ambroisie de divinité croyez-vous donc avoir bue par la naïveté de vos yeux bleus! Et même le Divin n'a pu vivre que par la souffrance et par la mort : il vint demander à la candeur barbare le crucifiement de ses chairs élues et que son sang vierge, sous les verges, les épines,les clous, jaillît comme au désert les eaux fraîches des roches attendries.
 — « Je veux affermir l'ombre que je suis, dit Hyacinthe, je veux me vérifier et je veux m'exalter. Oh! le moyen, qu'importe, les ailes de velours de la Chimère ou le dos rugueux du Dragon? Mais, je veux, — quoi?
 — « Abandonne-toi!
 — « Oui! Et pourtant je m'aime, — si rien!
 — « Tu es prédestinée.
 — « Ne fais pas violence à ma volonté. »

III. — DUPLICITÉ


 Nous allâmes vers l'arborescence des piliers tordus dans la crypte. Eglise douce et discrète où nous entendîmes les enfantines voix de la salutation et les psalmodiements intérieurs de nos cœurs! Il y avait de l'ombre et des fleurs, des cierges et de l'encens, et un grand silence, un silence d'adoration et de peur lorsque sous les plis du suaire marqué de la croix la Victime se levait pour bénir.
 — « Damase, me dit Hyacinthe, agenouillez-vous et soyez pénitent de mes fautes, puisque je dois vous appartenir : ayez soin de mes fins dernières et qu'elles s'achèvent en conformité avec les lois de la rédemption.
 — « Hyacinthe, je vous chargerai sur mes épaules et je vous déposerai aux pieds de la Miséricorde.
 — « Tu me l'as demandé, — je m'abandonne.
 ― « Tout entière?
 — « Est-ce que je suis deux?
 — « Il y a la chair et l'esprit.
 — « Je ne suis ni chair ni esprit, je suis femme et fantôme : je deviendrai — ce que tu me feras.
 — « Tu deviendras ce que tu es et tu fleuriras selon la grâce de tes bonnes volontés. Que puis-je, sinon te cueillir et te faire sentir le prix de la sève qui sortira de tes blessures? Vivre, c'est en niant toute joie qui n'est que personnelle, toute douleur égoïste: le stupre d'être seul et de se plaire est le troisième péché, mais il contient les deux autres. Tout entière, — oui: tu ne dois te refuser ni à l'infini, qui, en te créant, t'a choisie, ni au fini, qui, en t'aimant, t'a triée d'entre la multitude des grains stériles. Sois la fécondité des adorations et des sourires et réjouis-toi du supplice d'être écrasée au pressoir, pour être bue, vin pur, dispensatrice des ivresses royales. Tout entière, ô vierge double, — oui: et sois spiritualisée, beauté charnelle, et sois réalisé, intellectuel fantôme. »
Le Chœur. — Prociil recedant somnia
  Et noctium phantasmata!
 — « Ecoute, la conjuration des voix prie pour la pureté de ton sommeil. Les mauvais songes s'enfuient mécontents et honteux, leur laideur cachée sous des manteaux couleur de nuit, et les phantasmes terrifiés retombent dans leurs cavernes comme des fumées trop lourdes. Endors-toi sur mon épaule, formalité charmante d'une essence que j'ignore, dors et tu n'auras pas d'autres rêves que le rêve de rêver.
 — « Je dors. »

IV. — L'ENCENS.


 Sa virginité connut l'étonnement d'avoir admis en soi un voyageur complètement inconnu. Il avait des façons amicales de s'insinuer qui fleuraient l'impertinence, des gestes spécieux et l'aplomb déconcertant de ces gens qui savent leurs forces, mesurent au juste les conséquences d'un coup d'audace. Hyacinthe se demandait comment elle avait pu précédemment proférer tant d'insanités et en écouter relatives aux délires spirituels. Comme tout était devenu clair! Des lumières rayonnaient sous ses paupières closes, et son intellect, libéré des doutes, planait, comme un oiseau d'aurore dans une atmosphère d'une limpidité éblouissante. Elle comprit que toutes les vérités, même les plus immémoriales, convergeaient vers un point central de sa chair et que ses muqueuses, par un ineffable mystère, renfermaient dans leurs plis obscurs toutes les richesses de l'infini. Pendant une seconde presque séculaire elle fut convaincue que sa propre essence avait absorbé et détenait à jamais l'essence de tout ; c'était une possession et une joie si démesurées qu'elle s'évanouit : à son réveil, elle ne sentit plus rien qu'une grande lassitude et l'insupportable effarement d'avoir été dupée. Néanmoins elle se sépara sans rancune du chimérique voyageur, et même lui voua une certaine amitié comme à un compagnon de grandes aventures, encore que fallacieuses.
 Moi qui l'aimais hautement, voulais opérer en elle la transposition au mode mineur de mes personnelles et volontaires illusions, je fus péniblement impressionné, car elle n'avait rien manifesté, sinon de la surprise. Après comme avant, elle se montra pareille, aussi triste de vivre si peu, mais d'une tristesse différente, où la déception remplaçait l'ignorance.
 Je la questionnai, mais la sensation était si loin, déjà, et si confuse, qu'elle répondit, avec cette franche simplicité convenue entre la noblesse de nos esprits:
 « Ce n'est pas bien supérieur à manger une pêche. »
 Comme le plaisir sexuel, hors les organismes de brutes, n'est que l'écho et la redondance du plaisir donné, ma joie diminua jusqu'à rien, jusqu'au rafraîchissement d'occasion, en une promenade, avec le fruit qui pend au-dessus du mur — et je doutai de la légitimité d'une telle défloration.
 Elle avoua cependant tout ce qui était vrai : le souvenir d'un envol dans les éthers, mais si imprécis! Plus tard, par la répétition de sensations identiques, sa mémoire se fortifia et elle put confirmer ma divination.
 — « Mais, ajouta-t-elle, il faudrait la durée, le toujours. Bref, ou moins bref, l'instant n'est qu'un instant.
 — « Et il n'y a que des instants. Croire que l'on capte l'infini dans un baiser!
 — « Alors, plus! »
 Cependant nous recommençâmes. La satisfaction physique s'affirma, mais c'était ensuite comme une humiliation d'avoir été heureux par de l'inconscience. Ces secousses étaient nécessaires ; elles nous devinrent une habitude et nous n'y pensâmes plus guère en dehors du moment même.
 Ainsi nous y avions mis de la poésie en vain et du cérémonial! Une chapelle privée, la nuit, des chants de jeunes filles, une assistance révérente aux mystères liturgiques, un évéque vieux et simoniaque à peine, de consécration presque pas douteuse, une immédiate installation sous des arbres d'une vénérabilité absolue, en une maison de jadis, close au vulgaire : et rien de sublime, pas une exceptionnelle volupté!
 Hyacinthe sortait d'une race morte au monde depuis des siècles. Fleur d'automne et la dernière, elle accumulait en son parfum tout l'esprit de cette sève tardive, mais la jeunesse de ses nuances avait quelque chose d'une teinte inaccomplie faute de soleil,rose penchée sur une rivière d'ombre. Quand elle marchait, elle avait l'air d'être enveloppée et portée par un souffle de mystère qui jouait dans ses cheveux blonds comme levent soulève et anime les touffes tombantes des viournes le long des haies d'octobre.
 Destinée par la pâleur de sa nature à de perpétuelles déceptions, elle n'en souffrait qu'un instant, se résignait. Je pouvais la comprendre, moi, que des folies leurraient sans repos, à qui les réalités extérieures, cérébralement exagérées d'avance, échappaient toujours quand j'avançais la main vers « la cueillaison du rêve ».
 Motif de désolation, oui, mais valable seulement pour des enfants; pourtant de telles faillites, souvent répétées, finissent par détruire la native confiance de l'être en la vie, — et bientôt l'on n'avance même plus la main, sûr de ne ramener vers soi que le vide. Au rebours de ce qui est cru, c'est là une acquisition plutôt qu'une perte; arrivé à cet état mental, l'homme a compris l'inutilité absolue du mouvement, il se confine en lui même, se trouve enfin apte à l'existence sérieuse et vraie. Il ne s'intéresse plus qu'à la seule pensée, ses relations avec le monde sont réduites au nécessaire strict, à l'entretien urgent du substratum matériel, et toutes les questions qui agitent les peuples, émeuvent les individus, acquièrent immédiatement l'importance du fétu qui révolutionne une fourmilière.
 Hyacinthe était apte à recevoir ces idées : elle les accepta, et, mésestimant tout le reste, nous nous occupâmes de nous-mêmes et de l'infini.
 Nous-mêmes, c'était l'amour. Spirituellement, nous ne pouvions nous atteindre qu'en Dieu, après avoir gravi la montagne mystique, et là, souffrir la crucifixion sur la croix de l'éternel Jésus: c'est ce que j'avais promis à Hyacinthe et c'est ce qu'elle croyait vouloir.
 Physiquement, tous les grains de l'encens profane n'avaient pas été brûlés. Je ne voulus pas condamner celle qui m'était confiée à l'ignorance éternelle d'un art si généralement estimé, et, tout en souhaitant qu'ils lui répugnassent, je lui en dévoilai les éléments les plus secrets.
 La curiosité la soutint dans cette épreuve, et nous épuisâmes avec méthode tous les articles de l'évangile gnostique, sans que notre santé eût notablement fléchi.
 — « Exceptionnelles voluptés, me dit-elle un jour, soit, mais tout cela revient au même et l'équivalence des moyens est certaine puisque le but atteint est toujours identique. De plus, l'exceptionnel qui se répète ne diffère pas du banal et enfin les recommencements du fini, c'est-à-dire du rien, ne peuvent jamais donner au total que néant. Je suis lasse et triplement dupée, je suis sans espoir! Pourquoi m'as-tu traînée dans la honte des péchés abominables?
 — « Pour que tu sois bien vraiment sans espoir charnel, pour que tu connaisses l'humiliation d'avoir un sexe insatiable et menteur.
 —.« Si nous continuons, je te mépriserai.
 — « Hyacinthe, ton corps adorable me fait horreur.
 — « Damase, tes lèvres perverses me font mal aux yeux, quand je les regarde, — après!
 — « Ton profil est toujours ma joie.
 — « Damase, te souviens-tu que nos âmes se visitèrent, — aux matines de notre amour?
 — « Oui, et tu étais pure, — comme le silence!
 — « Rends-la moi, ma primordiale pureté.
 — « La confession est lustrale, Hyacinthe. Ne viens-tu pas de dire ta honte? — Elle n'est plus.»

Une Voix. — Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora!

 — « Le Verbe est répandu dans l'air et l'air, parfois,se condense en paroles. La pensée des invisibles gardiens est toujours présente autour de nous et la circonvolution de leurs ailes nous protège charitablement. Ils savent nos volontés et les réalisent quand elles ne contredisent pas les normes. Leur pouvoir, c'est la métaphore de tendre la main, et la voix est souvent la grande auxiliatrice : ils se font entendre s'il le faut. Que l'ennemi donc soit absent du cercle de notre communauté et qu'à nos corps la souillure soit épargnée, — dans l'avenir, dans le présent et dans le passé!
 — « Et dans le passé! dit Hyacinthe. Que ce qui fut fait soit défait! Pourtant, je voudrais — me souvenir. Je voudrais garder la mémoire des instants où tu pénétras dans ma chair pour la glorification — vaine, mais lumineuse — de ma sensibilité de femme. Car, enfin, si je suis fantôme un peu moins je le dois à des insistances corporelles, et cela compte, même péché. Et qu'elle me dure aussi, la mémoire de ton inconscience et de tous nos gestes d'amour et surtout de l'abandon premier si peureux, avec ses yeux baissés et sa si gauche manière de se défendre contre la joie de connaître, la joie de la pomme amère croquée à deux, comme des enfants,— et quand c'est mangé, c'est fini! Et, tiens, duperie ou non, je t'aime! »
 Cantique. — Écoute mes soupirs, ô sire, mes soupirs ont brisé la viole aux sept cordes, mais j'en ferai sept autres avec mes sept désirs.
 Écoute mes paroles, ô folle, tes paroles ont brisé les cordes de mon cœur, mais j'en ferai sept autres avec tes sept soupirs.
 — « Tu me rejouis, Hyacinthe, plus que le parfum des sept roses, qui sont les sept voluptés: les roses sont mortes, mais tu vis, toi, — ô mon amour! Oui, comme tu l'as dit : Tout entière! Et pourquoi nous fâcher contre les défaillances du réel et ne pas nous plaire même à l'absurde qui nous trompe, si c'est par des caresses? Nous savons que la sensation ne donne rien : amusons nous pourtant à ce rien,— qui est tout dans le moment où il surgit en nos imaginations, et restons franchement contradictoires, afin de pouvoir sourire de nous-mêmes aux occasions tragiques.
 — « Duperie ou non, je t'aime, répéta Hyacinthe. Et toi aussi, n'est-ce pas? Alors, soyons l'un pour l'autre une agréable odeur. »
 Elle me baisa sur la bouche et nous nous exaltâmes de la meilleure foi du monde.
 (A suivre.)

Remy de Gourmont.


THÉÂTRES
――――

THÉATRE LIBRE.


 La Rançon, comédie en 3 actes, en prose, de M. Gaston Salandri. — Une jeune fille, lasse des vexations que lui prodigue la seconde femme de son père, se fait aimer — pour le bon motif — d'un candide employé: le mariage sera, pour elle, une délivrance. Surgit alors le démon tentateur, sous les traits d'une amie d'enfance, assez riche, qui, revenant d'Amérique, en profite pour initier la nouvelle épousée aux délices de la vie facile et luxueuse. Il en résulte des dettes et des scènes de ménage où s'échangent des paroles aigres, le mari trouvant fort désagréable d'avoir à payer des notes imprévues de couturière. Pour éviter, à l'avenir, l'ennui de pareils reproches, et solder entièrement le compte robes et manteaux, la femme acceptera un amant — oh! du meilleur monde!
 Et la rançon? Au cours de la pièce, ce mot est prononcé dans des circonstances qui tendraient à prouver qu'une coquette, tenue en esclavage par les goûts simples de son conjoint et leur manque de fortune à tous deux, a le pouvoir d'acheter la liberté et les toilettes qui lui manquent en vendant son amour (?); c'est là une thèse évidemment neuve, et dont l'exposé nous a paru éclairer de jours puissants une question jusqu'à présent résolue par sa simple énonciation. Il parait que M. Salandri a fait là « effort de moraliste, de philosophe, autant que d'observateur et d'artiste »; du moins, nous en prévient-il dans le programme.
 Rendons hommage aux consciencieux efforts de MMmes Théven, Perrot et Barny, admirablement secondées par M. Antoine, très remarquable en vieux bourgeois, M. Grand dont le jeu s'est fort amélioré, et M. L. Christian.
 Un Beau Soir, comédie en un acte, de M. Maurice Vaucaire — L'or sanglant du crépuscule s'éteint au loin, derrière les hautes meules flamboyantes ; sous le couvert des branches, capricieusement tordues, où la nuit insidieuse commence à pénétrer, un triste poète, le cœur empli de toute la mélancolie du décor, ne se résout pas à dire les gais propos que réclame de lui la grande dame, sa joyeuse maîtresse. Comme ils vont promener plus loin leur amusante bouderie, un autre couple apparaît à l'orée du bois. L'amant est, cette fois, d'un caractère folâtre dont s'accommode peu la rêveuse et gentille enfant qui l'accompagne. L'échange n'est-il pas indiqué? ... il se fera.
 Nuancé de fin comique, d'atticisme discret, le dialogue est conduit avec une étincelante et nerveuse maëstria. Cette attrayante fantaisie fût interprétée à ravir par Mmes Sylviac, adorablement rieuse, Théven, fort bien en sentimentale ennuyée, à qui donnaient la réplique M. Antoine, qui, dans la manière triste, nous a dit, de talentueuse façon, les vers de M. Maurice Vaucaire, et M. Grand, plein de conviction et d'heureux entrain.
 L'Abbé Pierre, pièce en un acte, en prose, de M. Marcel Prévost. — Pourquoi M. Marcel Prévost jugea-t-il nécessaire de nous exposer, en même temps que l'insignifiante conversation amoureuse d'un serrurier et d une servante d'auberge, une extraordinaire confession d'une mère à son fils ? Peut-être voulut-il permettre à M. Antoine d'endosser une soutane, et de nous montrer qu ainsi vêtu il était susceptible de tirer d'admirables et tragiques effets d'un rôle médiocre sans lui.
 Constatons que Mme Barny, fort pathétique en veuve coupable, Mlle Luce Colas et M. Renard, dans les rôles secondaires, l'ont aidé de leur mieux à soutenir ce mélodrame, d'un romanesque faux, teinté de mauvais naturalisme.

Gaston Danville.

THÉATRE D'ART.


 Programme : La Geste du Roy, traductions de Stuart Merrill, Adolphe Retté et Camille Mauclair ; Le Cantique des Cantiques, traduction et mise à la scène de P. N. Roinard, adaptations musicales de Mme Flamen de Labrély ; Le Concile féerique, de Jules Laforgue; Les Aveugles, de Maurice Maeterlinck; Théodat, de Remy de Gourmont.... Programme bien chargé, mais c'est de tradition au Théâtre d'Art ! Il me semble avoir assisté à une grand'messe trop longue où, pourtant, m'égaya durant quelques minutes une boutade inconvenante d'insolent et merveilleux poète. Je parle du Concile fèerique, de Jules Laforgue. Cette fantaisie mieux qu'amusante, à qui manque l'étendue d'une œuvre dramatique, est une page exquise d'ironique cruellement rieur dont le désir ne fut pas d'écrire pour la scène.
 Stuart Merrill a traduit en vers sonores un fragment choisi de la Chanson de Roland ; Adolphe Retté, qui s'est écarté du texte dans Berte au grand pié, a écrit des vers qui ont plus généralement été appréciés; quant à ceux de Camille Mauclair, dans Fierabras, ils n'ont point étonné. — Les adaptations musicales de Mme Flamen de Labrély pour le Cantique des Cantiques sont d'une heureuse simplicité, et Paul Roinard, dont la tentative profane nous inquiétait, a en belle prose rhythmée donné une impression juste du poème éternel de Salomon et fait preuve d'une grande habileté de metteur en scène. La décoration, du meilleur effet, était de sa composition et de sa main propre. Déplorons que le silence ait été troublé par les éternuements d'un public que nous ne croyions pas si raffiné et si difficile sur la qualité des parfums; peut-être avait-on oublié d’accorder les vaporisateurs.
 Je n'hésite pas à avouer que la représentation des Aveugles m'a péniblement déçu. À la lecture, ce drame apparaît supérieur à l’Intruse. Sur la scène, c'est un évanouissement. J'en ai, je crois, trouvé la cause. L'élément dramatique qui existe dans l’Intruse n'existe pas dans les Aveugles. Le drame, au théâtre, naît d'un choc ; deux pôles, l'un négatif, l'autre positif, s'attirant et produisant l'étincelle, telle est, par analogie scientifique, la définition d'une scène. Dans l’Intruse, le drame se passe entre l'aïeul aveugle et les quatre ou cinq personnages qui l'entourent. Eux et lui voient différemment. Dans les Aveugles, tous ont une même perception : c'est un chœur, non pas un scène. Qu'on n'accuse personne, et surtout pas les interprètes, de la non-réussite de l'œuvre de Maeterlinck. C'est une belle œuvre qu'il ne faut pas laisser s'évader des pages du livre.
 Tout vrai chef-d'œuvre est composé comme la Bible. Sous la lettre, qui, par un sens parallèle, doit complètement satisfaire les ignorants, se développe philosophiquement, pour les initiés, l'idée en ce qu'elle a d'éternel. Or, le chef-d'œuvre naît de l'équilibre, de l'harmonie, de la parité du sens exotérique et du sens ésotérique, qui seront parfaits chacun en soi. Pour les Aveugles, dans le sens ésotérique (le symbole philosophique), nous sentons une perfection probable, et si nous n'en sommes pas absolument certains, c'est que le sens exotérique est incomplet, trouble, et, au lieu d'éclairer l'ésotérisme du drame, il le laisse dans une demi-obscurité où nous ne découvrons une beauté que grâce à notre sens personnel d'artiste. Donc, les Aveugles ne sont pas un chef-d'œuvre.
 Quoi qu'on dise, Maurice Maeterlinck n'a pas encore prouvé qu'il est un grand dramaturge. Il a dressé sa tente dans une presqu'île d'un monde où régnent le trouble, la terreur, l'effroi, et il s'attarde là tandis qu'un Shakespeare avait — quelques lustres avant lui — exploré ce monde du nord au sud et de l'est à l'ouest. Je me tais sur Edgar Poe, puisqu'il ne fut pas un auteur dramatique. Dans l’Intruse, la conception est inférieure à l'exécution ; dans les Aveugles, la conception est supérieure à l'exécution. Cela permettrait de supposer qu'à une certaine hauteur la pensée chez Maeterlinck est en péril; il nous donne l'idée d'un homme qui veut monter très haut avec une échelle trop courte. Pour tout dire, l'instrument manque d'étendue. Tant que Maurice Maeterlinck s'entêtera dans l'emploi d'un procédé unique, il y aura des choses qu'il n'exprimera pas ou exprimera mal.
 L'art du théâtre a été considéré avec un tel mépris par les quatre dernières générations d'écrivains, qu'aujourd'hui encore, dès que l'on a la conception d'une idée grandiose (je dirais magnifique si l'on n'avait tenté de spécialiser ce mot), on s'empresse de l'amoindrir sous le vêtement précaire qu'on lui prête. Il y a une tendance à mettre tout son art dans une phrase qui fait le plus grand tort à l'éclosion des chefs-d'œuvre. Refuser délibérément à une idée le développement, l'étendue qu'elle comporte, c'est faire profession de dilettantisme. On établit une maquette consciencieusement ouvrée, mais l'on se récuse pour l'érection en belle place publique du monumental palais exposé en réduction.
 Parlons de Théodat, par Remy de Gourmont, qui est l'auteur de l'un des vingt ou trente bons romans écrits depuis Flaubert. La conception de ce drame était originale et puissante. Un prêtre du viiie siècle, élevé à l'épiscopat, doit renoncer à l'épouse par obéissance aux conciles. Maximienne fuit le monastère où elle devrait achever son âge, et, dans la fidélité de son amour devenu coupable malgré sa légitimité, elle vient troubler Théodat dans son désir d'obéissance, le tente, et il succombe. Les intentions de Remy de Gourmont apparaissent clairement pour qui pénétre les secrets de la genèse d'une œuvre; malheureusement, il n'a presque rien exprimé de ce qu'il avait à dire, je devine que le drame existe dans le renoncement à la chair, renoncement d'autant plus terrible que l'épouse obligatoirement délaissée a toutes les grâces de l'épouse fidèle, qu'elle a en son pouvoir des armes légitimes forgées des mains mêmes de Théodat, qu'elle est le séduisant souvenir de plaisirs connus ; je devine toutes ces choses, qui font de la tentation de Théodat une tentation autrement humaine et douloureuse que celle de Saint-Antoine, mais Remy de Gourmont nous a montré seulement d'une façon explicite un prêtre tenté par la chair qui, sous le masque de Maximienne, arrive et déploie ses moyens de séduction purement sataniques. Maximienne a le rire malin, l'attitude frivole, et il était nécessaire, puisque Dieu était acteur, qu'on vît le Diable, mais ce n'était pas là tout le drame. Aussi la scène d exposition entre Théodat et ses clercs, scène où le caractère un peu sec de ce prélat de temps encore barbares était éloquemment indiqué, est-elle bien supérieure à la scène de la tentation et de la chute; le caractère de Maximienne est équivoque.
 Lugné-Poë est un acteur extrêmement intelligent, qui a rempli comme il convenait le rôle de Théodat, et si Mlle Georgette Camée a étonné par sa malice, c'est que tels étaient les désirs de l'auteur. D'ailleurs, Mlle Camée, que le public du Théâtre d'Art connaît bien, aime et admire, n'est guère susceptible de se tromper. Elle a été très applaudie dans Berte au grand pié. Les poètes restent fous d'elle pour sa supérieure diction du vers. Lugné-Poe, qui, par l'importance de son rôle, menait les Aveugles, a été égal à lui-même. Dans ce drame, la belle voix de M. Emile Raymond a surtout impressionné, et dans le Cantique des Cantiques, toujours à cause de sa voix si puissamment sexuée, il a remporté un grand et juste succès à côté de Mme Renée de Pontry, dont l'amoureux contralto était au diapason de ce poème d'amour ésotérique. Mme Suzanne Gay a joué avec émotion la vieille des Aveugles, et M. Fenoux, d'une belle prestance, n'articule malheureusement pas très bien. Je m'excuse de ne pouvoir dire un mot sur chacun des artistes dont le concours a été précieux pour ce spectacle. Encouragements aux uns, félicitations aux autres: à Mlle Page, une jolie débutante, et à MM.R.Lagrange, H.Durtal, Baudouin, Château, Geo. Ragot, Donnet, A. Girault, A. Felix, qui a joué avec une admirable santé un frère portier dans Théodat et l'Écho du Concile féerique.

Julien Leclercq.

LES LIVRES (1)


 Vitraux, 15 poèmes extraits de Sur Champ d'or,par Laurent Tailhade (Vanier). — Voir page 65.
 L'Aube russe, par Alexandre Pouchkine, traduction de MM. B. Tseytline et E. Jaubert (Perrin et Cie). ― L'épidémie de russite continue ses ravages par les librairies. Après les romans épais, on ramasse le menu crottin des petites nouvelles et des petits auteurs; enfin il paraît que l'étiquette suffit; puisque le public veut du russe, on lui en fourre jusqu'à l'étouffement. — Je ne sais si Pouchkine a suscité son pays à la vie intellectuelle, comme le déclare M. de Voguë en l'épigraphe du volume — n'est-ce pas un des 37 inconnus de l'Académie? — mais ses histoires ne sont pas méchantes et il serait difficile d'en dire grand'chose. Çà et là (La Dame de Pique, Le Fabricant de Cercueils) une pointe de fantastique macabre, oh! si peu; une note attendrie dans l'anecdote du Maître de Poste; tout cela n'est pas si rare, et les traducteurs pouvaient s'exercer de meilleure facon. — Nota: ce livre peut être lu sans danger par les jeunes hommes et les jeunes filles au-dessous de huit ans.

C. Mki.


 « Bonne-Dame » , par Edouard Estaunié (Perrin et Cie.). — A: Je trouve ce livre-là très beau. — B : Avez-vous noté les maladresses ? — A : Monsieur Edouard Estaunié est un garçon plein de talent. — B: Vous en parlez familièrement, mais il manque de métier. — A: J'ai en horreur les professionnels. — B : Avouez que « Bonne-Dame » est malheureuse un peu longuement. On n'est pas malheureux comme ça. Elle a l'air de souffrir exprès, pour obtenir une médaille. — A: J'aime « Bonne-Dame » entierement, y compris son argot original. — B: C'est original d'estropier des mots ? — A: Citez-moi beaucoup de « jeunes » capables de faire vivre un pareil type pendant trois cents pages ? — B : Il se mourait depuis la centième. — A: Au moins, goûtez-vous, comme moi, les images nombreuses? — B : Les meilleures m'auraient suffi.— A: Rappelez-vous : « Bonne-Dame roule, roule, au lieu de marcher, semblable à quelque cloche tombée sur terre, faute l'ailes, pendant le voyage du jeudi saint »; et encore : « La ligne telégraphique semblait une quintuple portée sur laquelle des oiseaux marquaient des notes ». Et caetera! Et caetera! Les lettres de Féfé sont vraiment exquises. — B : Exquises, les lettres d'une petite fille mal élevée ! vous vous démoralisez. — A: Le voyage à Montauban est un pur chef-d'œuvre. — B: Cela vous amuserait, vous, d'attendre dix heures dans la neige la correspondance d'un train? — A: Je ne sais rien de plus navrant que le séjour de « Bonne-Dame » chez sa fille.— B: Quel gendre a jamais traité de la sorte une belle-mère riche? — A : Rien de plus lamentable que son abandon, sa fuite à Paris, son bonheur enfin, à l'asile, de sacrifiée incorrigible. — B: L'auteur est de votre avis. A propos, pourquoi montre-t-il toujours le bout de ce qu'il pense? Que nous importent des phrases de ce genre: « Il faut avoir connu les grandes douleurs pour pratiquer les grandes indulgences à l'égard de l'âpre vie » — ou bien: « De même que la santé morale est le principe facteur du bien-être physique, ainsi l'existence......» — ou mieux : « Les cœurs aimants sont les plus inconséquents ». — A: Bref, mon petit, puisque vous êtes malin, faites-en donc autant. — B : Oh! si vous en venez aux personnalités !.....

J.R.


 Vers de l'espoir, par Maurice Desombiaux (Bruxelles, Lacomblez). — Une suite de représentations de la vie ou du rêve, dont chacune a un sens symbolique, parfois très apparent, parfois mystérieux. La seconde partie du livre, sous ce titre : Les villes du Rêve,nous donne, en forme de poèmes, la description de quelques coins, accidents ou liturgies caractéristiques des vieilles cités flamandes : la Procession du saint Sang à Bruges, voilà vraiment de belles pages, d'un noble sentiment et d'un irréprochable style. Enfin, une légende mystique, la vie d'un idéal martyr, racontée pour exalter le renoncement aux turpidités sensuelles, pour appeler l'heure où régnera le Verbe et non plus la Chair. Tout, dans ce petit volume, n'est pas également original, et même on y compterait plus d'une influence; mais bien écrit, délicatement pensé, plein de suggestions, il me plaît comme l'œuvre d'un consciencieux artiste.

R. G.

 Les Ventres, par Paul Pourot (Tresse et Stock). — Un artiste, qui n'en est d'ailleurs pas un, succombe dans la lutte pour l'art, à cause de la lutte pour la vie. Au seul point de vue de la donnée, on ne peut que répondre : tant mieux; car moins les médiocres réussiront et plus les réels talents auront la chance de réussir. Cette petite férocité lâchée, il faut louer la grande sincérité de cette œuvre simple et sobre. Mais combien inutile le manifeste du Vérisme qui la clôture!... Le livre suffisait: et puis, n'en déplaise à l'auteur, après les Italiens véristes, un Français, M. L.-P. de Brinn'Gaubast, a déjà tenté le manifeste vériste. M. Paul Pourot n'est donc point, chez nous, l'instaurateur du Vérisme.

Z.


 Salon de la Rose+Croix. Règles et monitoires (Dentu). ─ C'est le programme de l'Exposition organisée par MM. de la Rochefoucauld et Péladan, et qui ouvrira le 10 mars prochain dans les Galeries Durand-Ruel. Il est fâcheux que M. Péladan ne puisse énoncer des idées même justes et nécessaires sans les rendre grotesques par la singerie hiératique dont il les enveloppe. Les artistes qui répondront à son appel ne seront pas responsables de ce puffisme : j'espère qu'ils viendront nombreux et avec du talent. Quelques fumisteries telles que l'excommunication (ou exécration vehmiqne) du Congrès catholique de Malines terminent cet opuscule.

R. G.


 Apôtre, par Louis Gastine, avec lettre critique de Mgr Fava, évêque de Grenoble, et post-face, en réponse, de l'auteur (L. Genonceaux). — Livre à thèse : le clergé doit se tourner vers le peuple, évangéliser les socialistes, et non se faire l'allié des divers partis qui se partagent la bourgeoisie. Ce postulat se développe à l'abri d'une histoire dont les assassinats de Fourmies forment un des épisodes. Il y a de belles scènes, des pages hautement humaines. Un clergé moins médiocre aurait accueilli ce livre et lui aurait fait un succès, mais la défiance a été prêchée, tout d'abord par Mgr Fava, homme prudent et même, disons-le, peu brave, car il entortille sa désapprobation de phrases volontairement banales, évitant de se prononcer sur la question, sur la thèse. « Ne nous compromettons pas, basculons! » Voilà la devise de cet évêque et de tous les évêques.

R. G.


 La plus belle Chimère que puisse caresser un homme de lettres est, sans contredit, la Morale religieuse ; mais, comme le monstre caméléonesque ne cherchait qu'à se venger des bons procédés d'un auteur candide, les livres écrits en son honneur ont presque toujours des résultats désastreux. Cet Apôtre, œuvre d'évangélisation pure, inspirée par une idée absolument respectable, sert, pour le quart d'heure, à mettre en lumière une des cinq plaies hideuses du catholicisme : la bégueulerie. De ce doux roman, constatation de l'effort louable d'une chair humaine vers la possible perfection humaine, est sortie une pourriture suffisante à infecter tous les pauvres d'esprit qui s'imagineraient béatement, après lecture, que notre sainte religion devrait être autre chose que la lèpre dont Voltaire énuméra les ravages : je veux parler de la critique post-face de Monseigneur Fava, évêque de Grenoble. — Trois cents ans d'inquisition, des montagnes de corps mutilés et tordus dans le feu, toutes les dégoûtantes théories de Loyola, toutes les hontes des papautés hystériques, toutes les fraudes et tous les vols, tous les étranglements et tous les inutiles bâillons, se profilent entre les lignes de cette suave lettre épiscopale. C'est à la fois, sous la courtoisie du Monsieur épouvantablement quelconque, toutes les mesquineries, tout l'obscurantisme et tout l'arbitraire infusés dans une goutte d'eau bénite. Risette à la réclame d'un côté ! Terreur de recevoir les étrivières de l'autre ! Par-dessus le marché, une pesanteur de style-pilon capable de broyer plusieurs cervelles, cette lettre contient tout... et suffirait à faire expulser de France l'entière corporation aux gants violets, si en France les crimes littéraires finissaient par être jugés comme crimes d'État, c'est-à-dire si en France on avait un peu de logique. Ah ! Monseigneur, quelle belle occasion vous avez perdue là de pratiquer l'humilité chrétienne eu vous taisant ! Et pourquoi ne pas vous être rappelé à propos la bouffonne anecdote de la vieille intolérante à qui l'on disait : « Jésus, cependant, pardonnait à la femme adultère ! » Et qui répondait, se hérissant : « Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux ! »

***


 À la bonne franquette, par Gabriel Vicaire (Lemerre). — En ces temps où vaticine l'école romane, M. Gabriel Vicaire se contente d'être un poète français. S'il n'a pas de grandes envolées à la Ronsard ou à la Pindare, il a la fraîcheur, l'esprit, l'ingénuité, la grâce, et autant de science, sous une apparente simplicité, que tels sonores nourrissons des Muses, dont les poèmes semblent à jamais des exercices de prosodie et de grammaire rétrospectives. C'est dire assez qu’À la bonne franquette est une œuvre charmante, où pourront se complaire les artistes et les simples lecteurs de bonne foi,

E D.

 Le Voyageur enchanté, par Nicolas Lieskopf, traduit du russe par Victor Dekhly ( Savine). — Ce conte agréable ne semble pas avoir trop perdu de sa naïveté slave. Il est tout plein de cette philosophie douloureuse des pauvres gens de ce pays, qui se bercent d'un meilleur espoir entre la tendresse problématique de leurs icônes et la dureté très réelle du knout.

***

 Autour du Mystère, par Gaston Dujarric (Savine). — Visiblement inspiré par Poe, l'auteur, pour si intéressantes que soient ses histoires fantastiques, n'a pas assez ménagé les effets troublants. Trop de points sur les i et trop de couleurs vives. Ces revenants ont la crudité de certaines enluminures d'Épinal. C'est un peu le Mystère de la lanterne magique.

***

 Pour la gloire, par Hippolyte Buffenoir (Lemerre). — J.-B. Rousseau ayant écrit une Ode a La postérité : « Je crains fort, dit Voltaire, que cette ode ne parvienne jamais à son adresse. » Les poèmes de M. Buffenoir courent un semblable danger ; les sujets qu'ils traitent, savoir : Incendie d'amour, Heureuse rencontre, Angoisse de l'absence, Près d'un berceau, La belle Falma, L'Indépendance du Brésil.... » pour être éminemment respectables, et dignes d'être mis au concours, par toutes les académies de province, voire l'Académie Française, n'en sont pas moins d'une antique et solennelle banalité. Voilà pour le fond. Quant à la forme... elle est simple. M. Buffenoir ne s'embarrasse pas de recherches de rimes ni de rythmes. Il écrit ses vers comme ils lui viennent, et, pour donner une bonne leçon à tous ces décadents qui passent quinze jours à composer une strophe, il leur met sous le nez quatre pièces improvisées, dont la plus importante, intitulée Stuart, vainqueur du grand prix de Paris, contient des explosions de lyrisme de cette intensité :

Les Anglais sont battus,
Consternés, éperdus ;
Nous avons la victoire,
Et l'honneur et la gloire !

 Bien peu, parmi nos glorieux poètes, ont de pareils coups d'aile.

E. D.

Les Trains-Eperons. Projet d'un dispositif aussi commode qu'infaillible pour prévenir tout accident de chemin de fer par collision ou tamponnement, par Paul Masson (Ch. Collet, 19, Chaussée d'Antin) — II s'agit cette fois d'une fantaisie macabre. Le Yoghi de l’Ermitage imagine l'adaptation, à l'avant et à l'arrière des trains (à ceux de la voie montante ou à ceux de la voie descendante, au choix, mais pas aux deux), d'un plan incliné muni de rails, qui, d'ailleurs, courraient sur toute la longueur du convoi,— en sorte qu'au lieu de tamponner les trains glisseraient l'un sur l'autre. Cette fantaisie, sous forme de « Mémoire à l'Académie des Sciences », est écrite avec le plus grand sérieux du monde, naturellement. Mais à cette invention je préfère cette autre trouvaille de l'auteur, qui a fait imprimer sur le faux-titre de sa plaquette le mot : Hommage, et en regard les mots : amical, cordial, respectueux, de façon à n'avoir plus qu'à biffer, selon la personne à qui est adressé l'ouvrage, les qualificatifs qui ne conviennent pas. Amusante ironie sur la banalité des dédicaces.

A. V.


 L'Action et le Rêve, par Georges Servières (Savine). — Livre plein de statistiques fastidieuses. Tout va six par six, les incidentes surtout. Dénombrement des problèmes de psychologie banale qui peuvent intéresser un jeune homme enclin à la paresse, et revue des différentes situations bêtes dans lesquelles peut se trouver un autre jeune homme actif. Une monotonie navrante véhicule ces pages, très soignées, aux abîmes de l'oubli.

***


 (1) Aux prochaines livraisons :La Paix du cœur (Jean Blaize); Mavra [Lazare Goulin); Geneviève (Henri Germain); Sanglots d'Extase (Michel Abadie); L'Amour chemine (Marie Krysinska); Première Glane (J. Bouchard); Paul Verlaine (Alfred Ernst) ; Heures d'Amour (Hippolyte Lucas) ; Mademoiselle Rondecuir (Henri Bossanne); et les livres annoncés déjà.


JOURNAUX ET REVUES


 Giosué Carducci vient de prouver une fois de plus, comme le dit M. A. Ferrero dans la Gazzetta Letteraria, que nulle loi ne condamne les grands poètes au chef-d'œuvre à perpétuité. Sa dernière production, Ode à la Guerre, est en effet assez médiocre ; c'est de la poésie presque à la Déroulède, du patriotisme en vers sans même le mérite de la naïve sincérité. Grande polémique à ce sujet dans les revues littéraires italiennes. La Gazetta explique, excuse ; la Cronaca d'Arte, moins résignée, blâme, répète le mot de Pétrarque : Pace ! Pace ! Pace ! et dans un article M. U. Valcarenghi déclare que Carducci s'est mis au ban des poètes italiens ; la Critica sociale l'exécute en quelques phrases ironiques. Enfin une brochure anonyme, La Guerra del professore Carducci flagellata da Umano, a frappé le dernier coup. Profitant de la circonstance, un poète de talent, guère sorti encore des limbes, M. Rapisardi, a publié une contrepartie de l'ode de Carducci, intitulée All' Utopia et qui contient de belles strophes.
 Mélusine, mythologie, littérature populaire, etc. (novembre-décembre). — Cette revue est éditée par la librairie Rolland, maison unique en son genre, possédant plus de 30.000 brochures ou articles de revues classés par sujets.
 L'Étoile, kabbale messianique, spiritualisme expérimental, etc. — M. Jules Bois y fait avec talent la critique littéraire. Grand-Prêtre de la maison : Alber Jhouney.
  « Fraternité de l'Étoile. — Communion des âmes. I. Elévation fraternelle vers Dieu. II. Invocation aux esprits supérieurs. III. Union des fluides. Le 3 décembre et le 5 janvier, de midi au soir. »
 La Révolte, organe communiste-anarchiste (Paris, 140, rue Mouffetard), le seul journal qui ait réussi — et avec des ressources nulles — à donner toutes les semaines un supplément littéraire qui soit de la littérature.
 L'Écho des Jeunes, revue mensuelle, qui se publie à Sainte-Cunégonde, Canada, est prié, quand il donne des pages entières du Mercure de France, de citer la source. Après ce léger rappel à l'ordre, il ne reste qu'à féliciter le directeur, M. Gerbée, de sa tentative de créer, en ce vieux pays de langue française, un public pour la littérature d'art.
 La Curiosité Universelle continue son nouveau dictionnaire des artistes : notices sur les Breughel.
 Dans la Revue de l'Evolution du 15 novembre, M. Louis Dubreuilh nous expose les principes de l’Esthétique Scientifique telle qu'il la conçoit personnellement. Voici sommairement le procédé, qui doit aboutir à une nouvelle méthode de critique littéraire.
 1° On classe les dix parties du discours sous sept chefs différents : Êtres et choses, qualités, déterminations, actions, modifications, relations, connexions.
 2° On prend environ cinq mille mots de suite dans un écrivain et on les distribue sous une des rubriques ci-dessus.
 3° On fait des totaux et des moyennes et l'on trouve, par exemple, sur mille mots :

Descartes ........... 286 Êtres et choses
Montesquieu ......... 328 » »
Fénelon ........... 332 » »
Concourt. . . ........ 335 » »
Montaigne .......... 321 » »
Pascal ............ 306 » »
Bossuet ........... 344 » »
Voltaire ........... 343 » »
J.-J. Rousseau ........... 325 » »
Buffon ........... 297 » »
Chateaubriand ........... 323 » »
Michelet ........... 330 » »
Renan ........... 309 » »
Sully-Prudhomme ........... 299 » »

 Ensuite, on consulte les chiffres et l'on est tout étonné de voir qu'ils constatent, d'eux-mêmes, une étroite parenté d'intelligence entre Buffon et M. Sully-Prudhomme.
 Le premier résultat atteint par l'auteur de ce nouveau casse-tête est de pouvoir affirmer deux classes d'écrivains : les classiques et les romantiques ; on découvre ensuite qu'une autre classification est possible et l'on obtient :
 Les écrivains d'idées ;
 Les écrivains d'images ;
 Les écrivains de sentiments.
 Dans les écrivains d'images fraternisent Bossuet, Châteaubriand, Hugo, Gautier. Là, l'auteur s'aperçoit que ses conquêtes sont médiocres, et il avoue que ces trois groupes pourraient se subdiviser à l'infini, « car l'humanité est, comme la nature, inépuisable en ses productions toujours variées, toujours nouvelles ». Donc, en dernière analyse, on finit par se retrouver, seul à seul, en face de Bossuet ou de Buffon, individus irréductibles, inclassables, existant par eux-mêmes dans le monde intellectuel, — et l'on se demande si tous ces détails pour en arriver là n'étaient pas vains.
 J'admets que la méthode de M. Dubreuilh soit rigoureuse et sa botanique humaine absolument scientifique ; il restera encore à en démontrer l'utilité. La science, soit; mais la science stérile !
 En somme, l'auteur conclut qu'il y a des parentés entre les cerveaux et que ces parentés peuvent se prouver non seulement par la critique littéraire de leurs productions, mais aussi par la statistique des parties du discours qui reviennent plus ou moins souvent dans ces productions. C'est le compte-fils appliqué à l'examen du Prométhée enchaîné et les Pensées fixées au porte-objet du microscope articulé. Je vois bien le manuel opératoire, mais non les résultats nouveaux de l'opération.


 Revue Historique (novembre-décembre). C. Jullian : Ausone et son temps. I. La vie d'un Gallo-Romain à la fin du IVe siècle. Étude intéressante, mais pas très neuve de style ni d'idées, — ni même bien spécialement documentée.
 Edinburg Review (octobre-décembre). — Une étude sur J.-R. Lowell, le poète américain, célèbre surtout par des satires où Edgar Poe n'était pas épargné et par un pamphlet en jargon yankee, The Biglow Papers ; une histoire des Aquarellistes anglais.
 Revue des Deux-Mondes (Ier décembre). — A lire les pages de M. Brunetière sur Alfred de Vigny, à propos du  livre de M.Paléologue (Hachette). L'auteur du volume a rédigé un manuel utile ; M. Brunetière l'a quintessencié en ajoutant à son résumé de ces aperçus dont la logique, du moins, et l'à-propos sont parfaits : comme nul autre, il connaît, depuis les origine classiques jusqu'à nos jours — aux tout derniers, — la littérature française, et s'il mésestime quelques écrivains que nous aimons et que nous vantons, ce n'est aucunement — au rebours de tant d'autres — par ignorance. Pour lui, Vigny vient après les maîtres éternels Eschyle, Dante, Shakespeare, Gœthe; c'est incontestable, mais si le poète de la Maison du Berger n'a pas atteint le sommet de la montagne, il ne s'en est fallu peut-être que de quelques pas, et sa définitive demeure est assez proche de la cime. Boiteux un peu, il le fut, hélas ! et voilà la cause pourquoi il est resté en route : les très beaux vers et les vers très mauvais sont en nombre presque égal dans son œuvre. L'anthologie de Vigny est à faire ; à un choix des poésies on joindrait la dernière partie de Stello, la moitié du Journal, et on aurait un de ces livres tels qu'avant de les lire on les baise comme un évangéliaire.

R. G.

 Revue Philosophique, dirigée par Th. Ribot. D. M. J. Séailles, un article représentant un chapitre d'un livre qui doit prochainement paraître sur Léonard de Vinci, artiste et savant. C'est cette dualité qui fait l'intérêt de sa vie pour le psychologue. Peintre, il écrit un traité de peinture et il ramène à ses principes théoriques l'art, qu'en même temps il renouvelle. Mais il est plus qu'un esthéticien: il est à la lettre un chercheur de vérités positives, un grand savant.
 Disons un mot d'une très intéressante Note sur les dessins d'enfants de M. Jacques Passy, d'où l'auteur tire des conclusions, extrêmement importantes au point de vue d'un meilleur enseignement du dessin. Il recommande d'éviter l'emploi de modèles graphiques, dont le tort est de ne pas apprendre à voir : si la grande difficulté provient de la troisième dimension, il est clair que supprimer cette difficulté, c'est le moyen de ne jamais arriver à la résoudre. Le défaut naturel de l'élève est de substituer à ses impressions visuelles des tendances acquises ; le danger bien plus grave d'un enseignement vicieux est d'y substituer de simples formules.
 Mind (1891, July-October). — À noter une curieuse étude de M. Nallaschek: Sur l'origine de la musique. L'auteur fait du rhythme l'essence de la musique, et part de là pour chercher l'origine de cet art dans les impulsions rhythmiques, auxquelles viendraient s'adjoindre, en les complétant, les sons et la mélodie. En contradiction avec la théorie darwinienne, il se refuse à admettre la « musique des oiseaux , où se trouverait le point de départ de la « musique humaine ». Les animaux ne sont susceptibles que d'une émission de sons. Il conteste, de même, la doctrine qui ferait procéder la musique du langage. Ce sont, d'après lui, deux facultés, dont le développement est distinct. M. Mac Keen Cattell examine le même sujet, en insistant surtout sur l'origine de l'harmonie d'après Spencer.

G. D.

 Au moment de mettre sous presse, nous recevons les deux premiers fascicules de Psyché, Revue mensuelle d'Art et de Littérature (Rédacteur en chef: Émile Michelet; Secrétaire de la Rédaction : Augustin Chaboseau. — Et, trop tard pour que nous ne puissions également que le mentionner, nous parvient le numéro de Noël de la Revue Moderne, avec un sommaire composé en majeure partie de noms illustres.

CHOSES D'ART

 Le célèbre tableau du peintre Wisthler, Ma Mère, a été acquis par l'État pour le Luxembourg.

 
ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS

 M. Darzens m'ayant affirmé que la seconde partie de la préface du Reliquaire de Rimbaud n'était qu'un amas de notes non encore rédigées et publiées sans son aveu, — mon appréciation de cette préface n'a plus de raison d'être.

R. G.

 Nous mettions sous presse, le mois dernier, quand nous avons appris la mort d'Arthur Rimbaud — ce parfois génial poète qui abandonna la poésie pour l'industrie et le commerce. La Bataille Littéraire du 15 décembre a reproduit une intéressante lettre d'une sœur de Rimbaud, démentant ou rectifiant presque tout ce qui fut dit sur l'aventureuse vie du poète.
 MM. le vicomte de Colleville et Fritz de Zepelin viennent de traduire Une visite, pièce en deux actes, de Brandes, l'écrivain danois et celui des disciples d'Ibsen le plus connu en France. Cette pièce serait prochainement jouée à Paris.
 Notre collaborateur et ami Jules Renard a débuté ce mois-ci au Gil Blas par un exquis dialogue intitulé Fin de soirée. Nos compliments à Jules Renard et au Gil Blas. Les grands quotidiens disent volontiers être ouverts aux talents nouveaux, mais combien le prouvent?
 De plusieurs côtés on nous demande comment on se procure des places pour les représentations du Théâtre d Art, dans quelle salle se donneront les spectacles, etc., etc. — Pour renseignements, écrire à M. Léonard Rivière, secrétaire général du Théâtre d'Art, 155, rue Montmartre; qui se tient d'ailleurs à la disposition du public, à l'adresse ci-dessus, les mardi, mercredi, jeudi et vendredi, de 5 à 7 heures. — La prochaine représentation est annoncée pour la première quinzaine de janvier. Elle se composera de: La Tragique histoire du Docteur Faust, drame en 12 tableaux, de Christophe Marlowe, traduction de MM. François de Nion et Casimir Stryienski ; Les Flaireurs, un acte en prose de M. Charles Van Lerberghe ; Bateau ivre, poème d'Arthur Rimbaud.
 Paraîtra en janvier, chez A. Lemerre, Le Miroir des Légendes, par Bernard Lazare.
 Lire tous les samedis matin dans La Petite République Française la « Semaine Littéraire », par notre collaborateur Remy de Gourmont.
 À propos de la dernière représentation du Théâtre d'Art, un détail assez généralement ignoré: le décor du Cantique des Cantiques a été entièrement brossé — jusqu'au cédre du Liban ! — par M. Paul Roinard, le plus souvent dans un local exigu, et chaque pièce morceau par morceau. Ceci, puisqu'il est admis que les « génération montante » sont tous fumistes, pour montrer combien ils ont, en effet, la fumisterie invétérée, car M. Paul Roinard, qui n'avait de sa vie touché à un pinceau, a passé des semaines et des semaines à ce travail.
 Ces temps, on désigna aux rigueurs de dame Justice quelques numéros de « Fin de Siècle »; un dessin de P. Balluriau, Les Marrons pornographiques — fort de son innocence — a pourtant été spécialement visé, parait-il, car il relate que trois dames de pasteurs protestants montrèrent leurs pantalons de dessous dans une culbute occasionnée par un chien, des gavroches, la poêle aux marrons, soit toutes les calembredaines de la caricature. — Aussi, pourquoi Balluriau s'attaque-t-il aux pasteurs protestants? On le condamnera, et R. Emery avec, et l'imprimeur, et le gérant, et peut-être le fournisseur du papier: quand on veut, on trouve des choses répréhensibles dans Saint Augustin et le chaste Pétrone. L'intolérance huguenote fait ainsi regretter plus amèrement la mauvaise exécution de la Saint-Barthélemy et des Dragonnades. — À moins que cette histoire de procès ne soit pour faire vendre le journal?
 Une coquille de L'Écho de Paris « empêche de vivre » (sic) notre collaborateur Saint-Pol-Roux. Dans les Joujoux de Bethléem, publiés samedi dernier, il faut lire: Oiseau-ayant-des-rayons, au lieu de : Oiseau-ayant-des-ailes.
 Il ne nous reste qu'un très petit nombre d'exemplaires du tome I (année 1890) du Mercure de France: le prix de ce volume est porté à 10 francs.
 Nous sommes obligés de remettre au mois prochain la Petite Tribune des Collectionneurs.

Mercvre.


Outils personnels