N° 32. – AOÛT 1892

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Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 289-376.


ÉTUDES D'ART RELIGIEUX
________

LA TRADITION DU CRUCIFIEMENT
EN ORIENT
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I

 Les façades des pylônes égyptiens, les péristyles des temples grecs, les colonnades de Rome impériale, et les Cortèges, et les Théories, et les Triomphes qui s'y déroulèrent, avaient tour à tour surgi dans la grande lumière orientale. Les pompes de la religion chrétienne se dorèrent, à Byzance, du même rayon ; et c'est pour cela que l'on y voit si peu profonde cette pénombre où s'enfonçait, en Occident, par-delà ces clartés éternelles, le monacal Moyen-Age.
 Les peuples chrétiens d'Orient ne fréquentaient point les églises dans un distinct et unique but de prière. Leur dévotion était plutôt une manière d'être foncière, végétale, inconsciente, comme celle des multitudes théocratiques du monde païen. Étalée du portique du Narthex à l'escalier de la Porte-Sainte, sur les dalles, parmi cette buée voluptueuse, affadissante, qui, des temples de l'antiquité, était passée dans les basiliques byzantines (déjà, et bien auparavant, l'empereur Licinius, au cours de ses persécutions, avait fait fermer les églises, sous prétexte que l'on y respirait un air trop étouffé), la plèbe était là chez soi ; elle s'y laissait couler à ses habitudes les plus obscurément invétérées. Les Icônes étaient ses dieux lares ; leur protection semblait descendre, en rayons vermeils, du haut des dômes, sur ses haillons. Clapie et sombre partout ailleurs, la populace se dilatait là, et, au reflet des auréoles, mieux qu'au soleil des carrefours, elle prenait des entournures d'or. Là, le mendiant chrétien, — comme autrefois le mendiant païen, sous les portiques où passait César, — vivait jovial, familier avec l'opulence de Dieu, sorte de Benoît Labre scrutant sa vermine à la lueur des nimbes. La gloire de l'Empire et la splendeur du Paradis se confondaient, à ses yeux émerveillés, en un même champ d'or, où, semblables à des Christs, s'érigeaient des Basileus. Et il restait accroupi au bord de cette flamboyante Légende dorée, confiant, comme sur les marches ensoleillées d'un Palais hospitalier.
 Mais voici que des soldats investissent les basiliques, traînant dans le silence des nefs lumineuses le fracas des rues et la poussière de l’Hippodrome. Des tourbillons s'élèvent, et la grande lueur d'or des mosaïques, épanouie en aurore, se brouille comme le crépuscule d'un soir orageux. De toutes parts des clartés tombent. « Au nom du Très-Saint Empereur, soient détruites les Images ! » Et l'éclair bleu des haches fulgure par-dessus les auréoles. Là-bas, pourtant, parmi la poussière vermeille des images croulantes, une haute stature rouge demeure ferme ; et la multitude, éperdue, supplie vers le grand Christ en croix, tout debout, au fond du chœur, dans la pourpre de sa fière dalmatique —  « Jésus ! vas-tu laisser s'accomplir ce sacrilège ? » Mais le Christ même est renversé, et, piétinant l'auguste simulacre mutilé, un soldat, comme autrefois le centurion du Golgotha, brandit haut sa lance.
 Trident fragile sur la fureur de la foule.
 Les Images étaient aux Basiliques ce que le Bœuf Apis était aux temples de l'Égypte, Minerve au Parthénon, Jupiter au Capitole. Le cri qui se fût élevé, à une profanation analogue, dans les sanctuaires de ces religions, n'eût pas été plus terrible. Qu'allaient devenir les pauvres gens, ainsi privés de leurs chères enluminures ? Le plaisir de les contempler les consolait de leurs maux. Ne savait-on pas que l'Image du Bon-Pasteur, dont s'ornait, sous le péristyle du Grand-Palais, la Porte-d'Airain, avait gueri une femme hémoroïdesse, gui l'avait palpée de la même foi que le l'hémoroïdesse de l’Évangile attoucha le manteau du Christ.
 Mais c'était aussi et surtout comme la majesté même de l'Empire que l'impiété iconoclaste comprenait dans cet outrage aux pompes du culte. Ce Christ, qu'abattait la hache des soldats, portait la rouge stola des Basileu. Intronisée, en toute sa formidable largeur, au plus haut de l'empyrée flamboyant des coupoles, voici que l'Image suprême du Théos était précipitée ; — mais, lorsque, selon le rite, l'empereur, en présence d'ambassadeurs prosternés, s'enlèverait sur son trône, au rugissement des lions d'airain qui le gardent, pourrait-on rêver d'un Éternel sur des nuages roulés du souffle des trompettes archangéliques. Et la fastueuse ordonnance des Conciles ne se prolongerait plus, dans les perspectives du Paradis, en chœurs d'apôtres et de psalmistes.
 Tandis que se fanait cette apothéose, une autre rougeur se levait, barbare, au fond de l'Orient. Ruisselantes d'yatagans et d'étendards, les hordes de l'Islam s'avançaient. Les Khalifes, partout où ils passaient, anéantissaient le culte dont les empereurs iconoclastes avaient aboli déjà la représentation. Ils se souvenaient de la prophétie jadis faite à Yézid : au Khalife qui porterait les coups les plus profonds à la religion du Christ, toute félicité sur la terre, et puis tout le rayonnement des sept cieux : diamant, émeraude, topaze, saphir, perle, or, hyacinthe. Et les auteurs de cette prophétie étaient ceux-là même qui, naguère, en Isaurie, prédirent à Conon la pourpre impériale, sous la condition que, devenu Léon l'Isaurien, il détruirait les Images.
 Ainsi la barbarie asiatique envahissait la civilisation néo-grecque, cette civilisation qui fut la première, tenant d'Athènes le génie plastique et de Rome le génie politique, où le dogme évangélique se soit, de forme et d'action, identifié aux hommes, ait trouvé sa mise en oeuvre. Et l'on se reporte, parallèlement, à l'époque où l'Asie afflua pour la première fois vers l'Europe, lorsque la Grèce ancienne fut inondée par les Perses. L'examen de cette correspondance a son utilité. Ce fut, là aussi, le choc de deux mondes, de deux croyances, Mithrâ contre Jupiter ; et, de même qu'à tous les moments de l'histoire où deux races se sont heurtées, jamais, comme alors, les idées religieuses ne revêtirent, de part et d'autre, d'aussi nombreuses matérialités ; jamais le panthéisme grec ne multiplia pareillement ses symboles, ses emblêmes, ses aspects, ses attributs ; jamais il n'y eut telle profusion d'idoles, tant de cultes particuliers. La vie nationale, comme près de cesser, voulait se définir, pour qu'il restât d'elle une mémoire éternelle, en une glorieuse, en une impérissable expression. Chacune de ses activités, pour ainsi dire divinisée et comme déjà en puissance au sein de l'infini, se manifesta hiératiquement. Et l'Hellénie en armes offrait comme le spectacle d'un camp d'Homère, où les dieux se mêlent aux hommes, et où la foudre de Jupiter et les javelots d'Achille sont noués en un même faisceau.
 Qu'on nous permette, afin de mieux faire ressortir bientôt la désolation du monde oriental chrétien, bouleversé, dans sa religiosité, par la main des empereurs iconoclastes, et cela au moment précis des invasions musulmanes, qu'on nous permette de développer ce tableau des religions aux prises, sous les couleurs de deux autres époques analogues, et non moins caractéristiques, de l'histoire.
 Ainsi, à la bataille d'Andrinople, qui se livra entre Constantin et Licinius, où le monde païen et le monde chrétien se heurtèrent, et non par métaphore, mais formellement, chacun dans la disposition de ses suprêmes ressources et dans la combinaison générale de ses attributs, ainsi toutes les effigies connues des Dieux du Paganisme, qu'étala par défi l'empereur païen Licinius, s'alignaient entre les rangs des cohortes, les renforçant de leur royale multitude qui roulait, formidable Olympe ému par de nouveaux Titans, dans la poussière de l'armée. Du fond de sa Corne d'abondance, le Panthéisme avait comme vidé là, résumées en une complète série d'emblêmes, ses myriades d'êtres, de forces, de volontés, frémissant, parmi la trépidation haletante des dernières légions païennes, de sentir si imminente leur catastrophe. Dans l'autre armée, l'égide du Labarum se repliait, en flottants plis de pourpre, sur les rangs chrétiens. Les cieux, tout autour, pleins d'ondulations, semblaient comme le prolongement de cet étendard, qui refoula, de son flamboyant gonflement, les clartés flétries de l'Olympe écroulé. Mais du moins, au moment de périr, le monde ancien apparut-il tout entier résumé dans l'éclair de cette bataille.
 Plus tard, à l'époque des invasions normandes, ce fut, au-devant des païens du Nord, le même déploiement suprême des majestés de la religion chrétienne à son tour menacée. Des religieuses, plutôt que de déserter leur couvent et afin de déconcerter la lubricité des barbares, se mutilèrent le visage. Les oriflammes, comme un déploiement d'archanges, avançaient à l'encontre des rafales où tournoyaient les corbeaux des sinistres étendards danois. Translaté d'église en église, de monastère en monastère, tout un ossuaire de préservatrices reliques circulait parmi l'imploration des peuples. Ce fut l'époque des reliques. — De toutes parts, des processions se déroulaient, ruisselantes de châsses dorées. La noirceur des hordes barbares s'arrêtait, indécise, sur les bords de ces méandres resplendissants. Un jour, enfin, elle recula, le jour où Rollon, converti, s'agenouilla devant l'archevêque de Rouen, lui demandant quelles étaient les églises considérables qu'il pourrait le plus magnifiquement doter.
 Ainsi, à toutes les époques de l'histoire, les cultes, quels que fussent les attributs de leur représentation, les cultes jamais ne se déployèrent avec un appareil plus somptueux, ne s'organisèrent en rites aussi actifs, que lorsqu'ils furent le plus menacés. Il n'en fut pas de même à Byzance, nous l'avons vu, aux jours des plus foudroyantes incursions sarrasines, lorsque les Khalifes campaient sous les murs mêmes de la Ville-Impériale. Il ne fallut rien moins, alors, que l'effrénée tyrannie des empereurs iconoclastes, pour avoir raison de ce jeune Orient chrétien, qui, avec une nouvelle exubérance, avait apporté, dans ses conceptions religieuses, tout le fétichisme, toute la sensualité du vieil Orient païen. Une sorte de réaction du sombre esprit biblique, si aristocratiquement abstrait, s'opérait, par ces despotes, de race asiatique d'ailleurs, contre le praticisme naïf et populaire du Nouveau-Testament. Et, certes, cette réaction partait directement de la Bible, car il est facile de reconnaître des façons de docteurs de la loi, race de ces scribes qu'anathématisa Jésus, et venus, pour surcroît de supercherie, après les charlatanismes de Simon-le-Magicien, dans ces astrologues juifs qui prédirent, en Asie-Mineure, la pourpre à l'Isaurien, alors enfant, sous la condition qu'il abolirait le culte des Images. Et pourtant, si les peuples chrétiens d'Orient durent jamais être, par le langage des emblêmes, entretenus des mystères de leur religion, c'est bien à l'époque où l'Islam menaçait de tout absorber Quoi ! le Saint-Sépulcre était au pouvoir des Infidèles, et l'on cherchait, en vain, dans les basiliques, l'Image du Sauveur, cette Image que les premiers Conciles, où régnait un génie encore à demi païen, avaient conçue si jeune, si sereine, si triomphante. Telle elle s'était reflétée dans l'imagination populaire. On ne se représentait le Christ que sous l'apparence d'un éternel Adolescent, d'un nouvel Adonis, dont le bleuâtre soir de mystique angoisse, passé au jardin des Oliviers, aurait à peine pâli et affiné la chaude beauté. Les femmes de Byzance, lorsque, extasiées, elles serraient cette Image sur leur sein, faisaient songer aux prêtresses des sanctuaires de Byblos.
 L'idée du supplice ombrait si peu cette vision, que souvent, dans les représentations du Crucifiement, la Croix était seule, et Jésus, au-devant, se tenait paisiblement debout, grave et doux, comme lorsque, dans Béthanie, il donna la salutation à Marie-Madeleine.
 Tel il rayonnait dans tout l'Orient, où flottait, à peine d'hier, la blonde langueur des vieilles religions du Soleil. Et brusquement, voici que c'était la nuit, la nuit dans les églises, où ne resplendissaient plus ses Icônes, le vide dans les villes, que ne peuplaient plus ses simulacres ; déserts et ténèbres, comme aux Lieux-Saints ravagés par le glaive d'Omar.
 Alors les Moines fomentèrent dans tout l'empire grec une formidable agitation. Sous le narthex des basiliques, on les voyait déclamer, montrant au peuple le crépis jaune, boueux, qui recouvrait maintenant les murailles, hier tout enluminées de mosaïques, gémissant que le Diable ne craindrait plus d'entrer dans les sanctuaires dénués des Saintes-Images, qui les avaient, jusqu'alors, préservés. C'est que l'Iconoclastie ruinait, en Orient, l'influence des ordres monastiques. Peinture ou mosaïque, les Icônes étaient presque toujours l'oeuvre des Moines, manifestation de leur génie, et la vénération publique allait autant à l'auteur qu'à l'ouvrage. Cela leur avait conféré, sous les empereurs orthodoxes, une autorité presque sans bornes. C'est ainsi qu'ils régissaient même les armées, employées à bâtir des églises, armées où c'était, sous les étendards, plus d'auréoles que de casques, et qui gravissaient vers des calvaires plus souvent qu'elles n'escaladaient des citadelles.
 Tout cet empire, sous l'action gourde des Moines, se penchait comme vers un mirage chaud et bleu de paradis crépusculaire. Le mysticisme qui noyait alors toutes choses n'était, nous l'avons vu, que la paresse, à peine plus consciente, des anciennes religions. Qu'on imaginât toute la gloire du Haut-Empire Romain à demi perdue dans la profondeur de quelque cathédrale universelle ; la clameur du Cirque, des Camps et des Triomphes fondue parmi le silence d'une insondable abside, buccins mourants en gémissements d'orgue ; la pourpre et les trophées irradiés à travers un nuage d'encens ; une rayonnante après-midi d'été voilée d'une ondée soudaine ; que l'on mît cette gaze de mélancolie sur ce flamboiement de jouissances, ― et l'on aurait, semble-t-il, l'impression de la crépusculaire et chatoyante civilisation byzantine.
 Or l'Iconoclastie chassait cette brume d'infini, ce mysticisme sensuel qu’entretenait dans les âmes la contemplation des Images. Elle ramenait les esprits sur la terre, à des objets plus précis. Le gouvernement passait aux laïques. L'administration romaine renaissait, ayant, en plus, ce qu'elle tenait de l'esprit grec, ce je ne sais quoi d'ergoteur, qui caractérise, par exemple, le Code de Justinien. C'était donc la sécheresse de cette administration, mais sans gloire, sans aucun retentissement de ses actes dans le monde. Le peuple, qui n'est si idolâtre que par ce besoin qu'il a de prolonger sa jouissance, en la reportant sur les objets représentatifs de l'éternité, le peuple ne voulut point se résoudre à une existence disciplinée, précise. Il se sentait, avec impatience, ramené à lui-même, et, par lui-même, il était si peu de chose : ce que l'avait fait l'Empire Romain, ce qu'il ne voulait plus être, en cette brûlante et mystique atmosphère de Byzance. Les Moines, invoquant Jésus, l'eurent donc vite soulevé.
 L'on sait quelle répression les empereurs iconoclastes exercèrent. Léon l'Isaurien brûla la bibliothèque de l'Octogone, véritable sanctuaire où la Pensée nouvelle, païenne encore par ses procédés spéculatifs, chrétienne déjà quant à son unique but divin, s'attestait dans les monuments les plus complet du néo-platonisme et les conceptions les plus formelles des Conciles. Ainsi après les images, c'était, pour ainsi dire, le principe même de ces Images qui se trouvait aboli. Evêques ou laïques réfractaires furent dépouillés de leurs biens, emprisonnés ; la populace massacrée. Une multitude de Moines périt par le glaive. Ceux qui purent échapper se réfugièrent en Italie, auprès du pape Grégoire II.

II


 Cette dernière circonstance est d'une importance considérable. En effet, ces débris des ordres monastiques de l'Orient importèrent ainsi en Occident la tradition de l'art des Icônes. Transplantée dans Saint-Jean-de-Latran, la fulgurante floraison de Sainte-Sophie reprit, et s'épanouit avec une nouvelle vigueur. A vrai dire, c'était l'art chrétien revenant à son berceau latin, mais magnifiquement développé, orné de tout ce que lui avait ajouté le genre néo-grec et qui adoucissait sa primitive sévérité romaine. Déjà, dès la fin du Ve siècle, l'influence byzantine avait, à ce point de vue, commencé d'agir sur l'Italie (règne de Théodoric), et les symboles, sortis des Catacombes, dans la simplicité de leur représentation primordiale, s'étaient, comme à Constantinople, matérialisés avec un faste triomphal. Les Croix latines,de même que les Croix grecques, sont gemmées, étoilées de pierreries, enguirlandées de feuillages d'or, arbor decora et fulgida (I). Lorsque la figure du Sauveur apparaît, remplaçant l'Agneau, cette figure est, comme en Orient(telle que la consacra plus tard le Concile Quinisexte), impériale, vêtue de long, la tête nimbée, les bras ouverts (mosaïque de Saint-Etienne). L'idée du supplice est également atténuée, écartée même, puisque cette mosaïque de Saint-Etienne avec d'autres monuments du VIe siècle, représente le Christ sans la Croix.
 Cette idée du supplice, il faut le dire en passant, paraît cependant exprimée dans une ancienne mosaïque de la basilique du Vatican : Au pied d'une flamboyante Croix gemmée, sur un tertre, un Agneau ; de son côté percé le sang jaillit dans un calice ; du sang coule de ses pieds et se déroule, arrosant la terre de quatre fleuves de pourpre. Mais cette idée, cette sensation est d'origine toute latine, et elle est antérieure au IVe siècle. Dès le IIIe siècle, en effet, on en trouve la représentation dans les Catacombes, sur les sarcophages des premiers chrétiens, où la Croix est sculptée, à leur centre, entourée des mots : Crux adoranda, ou de leurs sigles, et sortant du Vase de la Cène, qui reçut l'ineffable Sang. L'esprit du Moyen-Age développera, d'une façon sublime, cette idée eucharistique, dans sa légende du Saint-Graal, interprétation la plus belle qui jamais ait été faite du Crucifiement, mais qui eût été prématurée, déclamatoire, dans les premiers siècles de notre ère, trop proches de la sérénité antique pour concevoir la Rédemption possible seulement au prix de la Divine-Douleur. Imaginer une souffrance inhérente à la nature des Dieux n'était pas dans l'esprit du monde païen, et lorsque le Christianisme arriva, l'on ne put concevoir de suite une telle souffrance (II). L'on avait tant de souvenirs à proscrire! non, la douleur, au-delà de la terre, n'existait point ; les stoïciens avaient été comme les théoriciens de cette doctrine, et, plus haut, les poètes avaient montré la douloureuse hunianité des Héros et des Demi-Dieux qui méritèrent l'Olympe se dissolvant aussitôt dans l'harmonie des plus pures substances éternelles : Hercule sur le sein d'Hébé, Adonis sur le sein de Vénus. Symbole strict, sans développement immédiat, sans correspondance dans l'âme des peuples, l'Agneau sanglant disparut, en effet, dès que l'Orient lui eut substitué l'Image de Christ triomphant, exaltée au VIIe siècle par le concile de Constantinople, type que l'art de la mosaïque byzantine fut si merveilleusement apte à réaliser dans son rigide et impérieux resplendissement.
 Il était malaisé d'assembler sous un dessin souple et mouvementé tous ces dés multicolores, tous ces môssions dont se composent, champ et motifs, les mosaïques byzantines : verre doré, lapis, grenat syrien, cyprine, ophite. La roideur presque sculpturale du Christ grec, sorte de Jupiter anguleux et momifié, s'harmoniait avec la sérénité de l'immobile Orient. Une telle image devait être, après tout, de peu d'effet dramatique, et le sentiment pouvant résulter de sa contemplation n'était point, semble-t-il, pour faire date dans l'âme de ces peuples qui n'auront jamais d'âge. Qu'on nous excuse d'alléguer que le sens de cette figure ne pouvait être bien dramatique. En effet, si la largeur, le laisser-aller antique y est comme comprimé par les premières restrictions du Moyen-Age, si la pompe des draperies, la splendeur des auréoles, si toute cette écarlate expansion est enfermée et comme cloîtrée dans l'inflexibilité d'incisifs contours, si ce n'est plus l'épanouissement païen, ce n'est pas encore le recueillement chrétien. Entre cette effervescence orgueilleuse et cette suavité humiliée, il est une attitude terme d'impassibilité hiératique que l'art byzantin a fixée.
 Chassé de Constantinople, cet art, pour reprendre racine, trouva donc en Italie un fonds longuement préparé. Il s'était particulièrement développé à Ravenne, siège de l'exarchat de ce nom, et où l'influence grecque était plus directe que partout ailleurs. L'Adriatique flamboyait, sous la basilique octogone de Saint-Vital, de reflets aussi vermeils que le Bosphore sous Sainte-Sophie.
 Au VIIe siècle, la tradition de l'art des Icônes passe de Ravenne à Rome. Elle trouva là le décor du Haut-Empire, toujours debout dans sa sévérité latine, tout le solennel poème de marbre que le déferlement des invasions n'avait pas effrité, car ce que leur flot emporta fut plutôt l'apparat, le faste éphémère, extérieur, des Néron et des Héliogabale, tout ce qui était somptuaire et n'était point scellé dans l'austère granit de la Ville-Eternelle. Sur ces pages de pierre, ainsi dégagées, l'art pieux des Images s'inscrivit avec le plus pur éclat. Les portiques, où roulaient les tournoyantes et fumeuses bacchanales, s'ouvrirent sur l'azur limpide du Paradis. La robustesse romaine, spiritualisée, s'estompa dans la gloire de la religion s'appuyait, temporellement, sur elle, comme le géant Saint-Christophe s'effaçait dans le rayonnement de Jésus-Christ, quand il porta le Messie sur ses épaules pour lui faire passer un fleuve.
 D'ailleurs, en ce VIIe siècle, l'iconographie sacrée parvint à Rome, non seulement par Ravenne, mais directement, de Constantinople même. En effet, avant de se réfugier auprès du Pape, dans le siècle suivant, les ordres monastiques de l'Empire Grec, les moines de la règle de Saint Basile, envoyaient déjà en Italie tous les tableaux qu'ils peignaient du Crucifiement, tous ces dyptiques, à fond d'or, dont on peut lire la description dans Gori, et qui venaient orner les murs des églises de Rome, ou servir à des imitations développées. Cette imitation est évidente dans le Crucifix en mosaïque de Saint-Etienne-le-Rond, lequel est du temps du pape Théodore Ier, mort en 649. Le style de cet ouvrage est bien byzantin. Le Christ, dont le buste orne la Croix, qui est gemmée, bénit de la main droite, et, de la gauche, il tient une croix. Or les médailles du Bas-Empire, et, particulièrement, celles de Crispus, fils de Constantin, sont frappées d'un buste de Christ tout semblable (III), etc.
 Nulle trace de douleur. Jusqu'au VIIIe siècle, l'idée du triomphe prévaut dans l'interprétation de la scène du Crucifiement, idée païenne quant à ses résultats plastiques.
 L'ombre des Catacombes, cependant, recélait toujours la frugale semence des symboles tumultueusement développés, là-haut, sous le ciel sonore des cités : le Cheval en course, le Paon, la Colombe, le Pélican, le Calice, Orphée (IV). Toutes ces formes vagues nageaient dans l'abondance des ténèbres, initiales et indécises épreuves d'apparitions qui ne se révélaient aux hommes que par un lent dévoilement. Les lampes, allumées depuis l'antique jour natal des martyrs, brûlaient encore, auprès de leurs tombeaux, de loin en loin espacées par des règnes d'ombre, lueurs muettes, fluides, éternelles, comme l'écoulement d'un sablier dans les limbes des temps infinis.
 Soudain une rumeur envahit les cryptes obituaires. Ce n'était plus le fracas de la Rome païenne. Du dehors, du grand soleil, ne venait pas le rugissement des lions déchirant les martyrs, mais de doux cantiques, des hymnes de miséricorde et d'espoir.
 L'époque était arrivée où les Catacombes allaient perdre leur mystère, leur utilité tabernaculaire, et s'ouvrir à l'activité des siècles nouveaux. Un pape, Adrien Ier, les restaura les anima de liturgies et y fit entrer l'air fervent des Eglises. La chape papale rayonna dans cette même nuit où se glissaient les anciens confesseurs en leur tunique de fantôme. Ce fut comme un soleil revenant visiter l'ombre qui le couva. Mais dans cette ombre résidait, depuis les premiers chrétiens, le dogme, organique et pur. Ses fastueux développements mondains, lorsqu'ils retournèrent vers leur berceau, reprirent, par l'effet de cette confrontation, la sévérité de leur principe. L'éblouissant paradis byzantin fut enclavé dans la grave architecture romane.
 Par rapport aux nations du Levant, Rome était le seuil de l'Occident; elle était, au IXe siècle, le portique ouvert sur le Moyen-Age. La tradition du Crucifiement, parée à faux de tout l'héritage de l'antiquité, reçu dans Byzance, revenait se recueillir sous ce natal portique, avant de pénétrer, par l'intermédiaire de Charlemagne, dans la nuit de l'Occident, où elle prit son véritable caractère mystique, durant les douloureuses époques qui suivirent.

Edmond Barthélemy.


 (I) Il y aura, au Moyen-Age, une curieuse interprétation de l'arbor decora et fulgida, xiime et xiiime siècles. La Croix sera un arbre equarri, ou seulement ébranché, ayant encore la couleur verdâtre de l'écorce, avec des rinceaux rappelant le feuillage.
 (II) Excepté cependant durant la brève époque des Catacombes. Mais il s'agissait alors d'une secte et non de la vie générale.
 (III) Nous passons ici sous silence une documentation fastidieuse.
 (IV) - Le mythe orphique, en sa sublime pureté, que l'on ne retrouve dans aucun des autres mythes du Paganisme, était bien digne de vêtir de son pittoresque la Foi nouvelle. Sous une expression surannée, et, par ainsi, plus simple, plus ingénue qu'une expression immédiate, militante, il en disait bien, mélangé d'espérance et de navrement, la mélancolique ferveur.
 L'Eglise, cherchant dans la Tradition païenne une forme archaïque par où elle pût présenter ses premières affirmations aux hommes, sous le bénéfice de je ne sais quel air doucement légendaire, choisit excellemment cette suave figure de l'Aède, — de l'Aède que les sanglantes Bacchantes attendaient sur la montagne, alors que du fond des ténèbres d'où il avait tenté, comme le Christ de dégager son idéal, il s'élevait, toujours solitaire, vers le néant resplendissant des cieux. Eloï! Eloï! lamma sabacthani!

POIL DE CAROTTE
L'HAMEÇON


 Poil de Carotte est en train d'écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d'écume, et prend garde de se mouiller.
 Madame Lepic vient donner un coup d'œil.
 — « A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché, une belle friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.»
 Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse des cris de douleur.
 Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.
 Soeur Ernestine accourt. Grand Frère Félix la suit, et bientôt Monsieur Lépic lui-même arrive.
 — « Montre voir » disent-ils.
 Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l'hameçon s'enfonce plus profondément. Tandis que Grand Frère Félix et Sœur Ernestine la soutiennent, Monsieur Lepic lui saisit le bras, le lève en l'air et chacun peut voir. le doigt. L'hameçon l'a traversé. Monsieur Lepic tente de l'ôter.
 — « Oh non ! pas comme ça ! » dit Madame Lepic d'une voix aiguë.
 En effet, l'hameçon est arrêté d'un côté par son dard et de l'autre par sa boucle.
 Monsieur Lepic met son lorgnon.
 — « Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon ! »
 Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n'a pas de, prise, Madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc, le cœur, la vie?
 D'ailleurs l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.
  — « Alors, dit Monsieur Lepic, il faut couper la chair.»
 Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement qu'elle ne pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît.
  — « Oh ! là ! oh ! là ! », crie Madame Lepic, et tout le groupe tremble.
  — « Plus vite, papa ! » dit Sœur Ernestine.
  — « Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! » dit Grand Frère Félix à sa mère.
 Monsieur Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et Madame Lepic, après avoir murmuré : « Boucher! boucher ! » se trouve mal, heureusement.
 Monsieur Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante d'où l'hameçon tombe.
 Ouf !
 Pendant cela, Poil de Carotte n'a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s'est sauvé. Assis sur l'escalier, la tête en ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute, une fois qu'il lançait sa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos.
  — « Je ne m'étonne plus que ça ne mordait plus », dit-il.
 Il écoute les plaintes de sa mère, et d'abord n'est pas trop chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l'heure, plus fort qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'engouement, afin qu'elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ? Des voisins attirés le questionnent:
  — « Qu'est-ce qu'il y à donc, Poil de Carotte? » Il ne répond pas; il bouché ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et attendent les nouvelles.
 Enfin Madame Lepic s'avance. Elle est pâle comme une accouchée, et fière d'avoir couru un grand danger, elle porte devant son doigt emmailloté avec soin. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte:
 ─ « Tu m'as fait mal va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en veux pas, ce n'est pas de ta faute. »
 Jamais elle n'a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent de larmes.
  Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s'abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde. Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.
 ─ « Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ? »
 Les sanglot de Poil-de, Carotte redoublent.
 ─ « Est-il bête ? On jurerait qu'on l'égorge » dit Madame Lepic aux voisins attendris par sa bonté.
 Elle leur passe l'hameçon, qu'ils examinent curieusement. L'un d'eux affirme que c'est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d'une langue volubile.
 ─ « Ah ! sur le moment, je l'aurais tué, si je ne l'aimais pas tant. Est-ce malin, ce petit outil d'hameçon! J'ai cru qu'il m'enlevait au ciel. »
 Sœur Ernestine propose d'aller l'encrotter loin au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre.
 ─ « Ah ! Mais non ! dit Grand Frère Félix, moi je le garde. Je veux pécher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c'est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse ! »
 Et il secoue Poil de Carotte, qui toujours stupéfait d'avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge des gémissements rauques et lave à grande eau les taches de son de sa laide figure à gifles.

LE TOITON


 Ce petit toit où, tour à tour, ont vécu des poules, des lapins, des cochons, vide maintenant, appartient en toute propriété à Poil de Carotte. Il l'habite le soir, après la classe. Il y entre commodément, car le toiton n'a plus de porte. Quelques grêles orties en parent le seuil, et si Poil de Carotte les regarde à plat ventre, elles lui semblent une forêt. Une poussière fine recouvre le sol. Les pierres des murs luisent d'humidité. Poil de Carotte frôle le plafond de ses cheveux. Il est là chez lui et s'y divertit, dédaigneux des jouets encombrants, aux frais de son imagination.
  Son principal amusement consiste à creuser quatre nids avec ses fesses, un pour chaque coin du toiton. Il ramène de sa main, comme d'une truelle, des bourrelets de poussière et se cale ainsi le derrière.
  Le dos au mur lisse , les jambes pliées, les mains croisées sur ses genoux, gîté, il se trouve bien. Vraiment il ne peut pas tenir moins de place. Il oublie le monde, ne le craint plus. Seul un bon coup de tonnerre le troublerait.
  L'eau de vaisselle qui coule non loin de là, par le trou de l'évier, tantôt à torrents, tantôt goutte à goutte, lui envoie des bouffées fraîches.
  Brusquement, une alerte.
  Des appels approchent, des pas.
  ─ « Poil de Carotte ? Poil de Carotte ? »
  Une tête se baisse et Poil de Carotte, réduit en boulette, se poussant dans la terre et le mur, le souffle mort, la bouche grande, le regard même immobilisé sent que des yeux fouillent l'ombre.
 — « Poil de Carotte, es-tu là ? »
  Les tempes bosselées, il souffre et jouit. Il va crier d'angoisse.
 ─ « Il n'y est pas, le petit animal. Où diable s'est-il fourré ? »
 On s'éloigne, et le corps de Poil de Carotte se dilate un peu, reprend de l'aise.
  Sa pensée parcourt encore de longues routes de silence.
  Mais un vacarme emplit ses oreilles. Au plafond, un moucheron s'est pris dans une toile d’araignée, vibre et se débat. Et l'araignée glisse le long d'un fil. Son ventre a la blancheur d'une mie de pain. Elle reste un instant suspendue, inquiète, pelotonnée.
  Poil de Carotte, sur la pointe des fesses, la guette, aspire au dénouement, et quand l'araignée tragique fonce, ferme l'étoile de ses pattes, étreint la proie à manger, il se dresse debout, passionné, comme s'il voulait sa part.
  Rien de plus.
  L'araignée remonte, Poil de Carotte se rassied, retourne en lui, en son âme de lièvre où il fait noir.
 Bientôt, comme un filet d'eau alourdie par le sable, sa rêvasserie, faute de pente, s’arrête, forme flaque et croupit.

Jules Renard

LA DÉLIVRÉE

La Princesse est captive en la pâle prison.

« O Princesse captive en la pâle prison
Et qui ne vois le sourire paisible des fleurs,
Baumes vivaces qui charment l'horizon,
O Princesse captive en la pâle prison,
J'éveillerai peur toi l'aube des jours meilleurs.

Je marcherai vers la prison
Et vers les bêtes farouches aux dents sanglantes
Qui la gardent,
Vers les tigres, les dragons et les hydres;
Et de mon épée à la lame limpide
Où se jouent des lueurs violentes
Je tuerai les bêtes hagardes.

Et alors,
O Princesse libre de la pâle prison,
Tu fuiras vers les belles chansons,
La chevelure claire d'une auréole d'or.

Et le Chevalier est allé vers la prison.

Les bêtes rudes, coutumières de victoires,
Tigres monstrueux dont les quadruples mâchoires
Ont déchiré des combattants immaculés,
Dragons aux yeux de flammes aiguës, ailés
De rubis où l'éclat de la nuit se reflète,
Hydres qui ont des éclairs fauves pour aigrette
Et dont la tête se hérisse de vipères,
Tremblantes, ont cherché d'inutiles repaires,
Et le glaive du Chevalier, joyeux et pur,
S'est dressé, humide de sang-noir, vers l'azur.

Le Chevalier est allé vers la porte
Et le pommeau de son glaive a brisé la porte.

« O Chevalier, je quitte la pâle prison;
Je pars vers les détours des sentiers
Il y a longtemps oubliés,
Je pars vers les solitudes et vers les villes
Et vers le hasard des saisons.

Je vivrai des heures...
Je verrai des princes briller en des cortèges,
Je verrai les hommes qui rient et ceux qui pleurent.

Quelles branches et quelles floraisons
Cueillerai-je?
O Libérateur,
Je m'en vais pour jamais de la pâle prison :
Puissé-je m'abriter sous de calmes voûtes,
Et puissé-je, parmi les routes,
Trouver la douce qui conduit vers le bonheur. »

Et la Princesse s'en est allée,
Par les champs et par les allées,
Bientôt lointaine et rêveuse en la lumière blonde,
Vers les aventures du monde.

A.-Ferdinand Herold.

POÈMES VÉCUS (1)
I
RÊVE
Fantaisie

J'ai vu en rêve une rougeur de soir, — rouge comme du sang ondoyant bouillonnant, - très foncée.
  Vautrée, large, elle s'étalait floconneuse, fluctuante à l'horizon vide, longue traînée.
  Lourdement elle pesait: bourbe lumineuse.
  Était-ce le soleil qui disparaissait là-bas ?
  Il me sembla, et je le crus en mon rêve, je le crus avec un rire convulsif, qu'un géant céleste, l'un des voyageurs de là-haut qui de lambeaux de nuages entourent leurs reins, précipitait dans la mer une orange sanguine pourrie qui, fétidement, éclata.
  Bravo, rustaud chevelu !
  Mais maintenant ?
  Un remous d'or sillonne la rougeur, effiloche la masse floconneuse en clarté, en lueur phosphorescente, en scintillement nacré, en lumières fuyantes, dansantes, aiguës.
  Oh! Ciel! le soleil, le soleil! Le soleil, pris de folie, crache ses entrailles d'étoiles dans la nuit...
 Un poing gigantesque menace, étend ses doigts noueux vers la boule qui trépide encore...
  Soudain l'obscurité se fait et, semblables à des poissons d'argent, des millions d'astres flottent à travers la mer nocturne.

II
LE SOIR

 Les ailes grises du vautour de la nuit bruissent au-dessus du lac. Dans ses griffes d'airain, l'oiseau géant tient le cadavre du jour. Des traces de sang derrière lui ondoient vers l'Ouest. Les yeux noirs de la forêt lèvent leurs cils, les pins, et d'un regard fixe, muets, suivent la fuite du meurtrier accompagné d'une troupe d'ombres moroses. Du haut du ciel, un vent glacé souffle une unique pensée: sur de noires ailes toute vie s'envole silencieuse vers la vallée de la mort.

III
VAMPIRE

 Dans la claire forêt d'automne, sur des feuilles bariolées, nous étions tels que deux enfants, et nous nous embrassions en un tiède amour.
  Fille-garçon, fille-garçon ! Comme tes yeux riaient, tes yeux limpides, tes yeux bruns, combien légèrement ta chère petite tête reposait sur les feuilles, légèrement aussi mes lèvres reposaient sur les tiennes.
  Mais la nuit approchait à pas de chat, la noire, l'enveloppante, la silencieuse nuit, et il faisait lourd dans la chambre. La jaune lumière de la lampe tombait d'en haut, s'appesantissant comme un brouillard lumineux, humide, et tes yeux craintifs dans la jaune pénombre questionnaient....
 Yeux bruns, pensifs, fatals ! En eux tourbillonnait, tout au fond, au fond, l'écume bouillonnante, empoisonnée.
    O toi, toi, toi !
   Et sur toi me jeta la rage de l'amour.
  Et nos lèvres pesaient les unes sur les autres comme les douloureux, les languissants péchés de deux étoiles qui, se rencontrant dans l'incessant mouvement de l'espace avec des cris plaintifs, s'étreignent.
    O toi, toi, toi !
  Et mes yeux s'enfonçaient dans les tiens, et mes bras serraient ton corps comme des griffes de fauves, et ta poitrine haletait, et tes yeux, colombes égarées, erraient....
  Ils cherchaient la claire forêt d'automne et l'enfance de notre amour sur les feuilles bariolées.
  Et ne la retrouvant plus, figés de terreur, ardents de tous les désirs de l'enfer, ils perçaient mon cœur comme le bec noir des aigles.

O toi !
O toi !

 Lasse, ma tête retomba sur ton sein. Tu tressaillis.
   Puis tu balbutiais tout bas des mots confus et tu pleurais.
    Et tes yeux à nouveau se rassérénèrent.
   Sais-tu bien ce qui s'est passé entre nous ?
  La haine nous a accouplés en un sauvage combat: la haine entre l'homme et la femme, la femme et l'homme, la soif ardente de sucer le cœur étranger, et chaque goutte de son sang, chacune de ses aspirations.
  Mon cœur et ton cœur se sont entreregardés en ce combat, et, combattant, se pénétrant l'un l'autre, ils se sont confondus.
  Tu es moi maintenant, mon âme s'est dédoublée.
   J'ai reconnu la femme.

IV
LE POURPRE

 Comme un mollusque, paresseux, lent, rampe le bonheur.
 Le cœur en attente, palpitant, l'homme en angoisse et en détresse lève ses bras vers le ciel et crie: ― O viens, viens enfin, délivre-moi, délivre-moi des chaines et des liens! ― un sourire du bonheur, un seul, réchaufferait mon âme d'une rieuse lueur, comme le soleil de mai réchauffe la terre engourdie après la froidure de l'hiver !...
  Il attend et supplie, longuement, longuement, peinant sous le harnais de la vie, il halète, halète, retenu flagellé, ― voulant s'élancer: en haut ! en haut ! où rayonne et sourit le beau, le paisible, le pur, le toujours désiré bonheur...
  Mais le bonheur n'est pas un ange aux ailes rapides, hélas, non plus une femme se donnant, pleine de charité, ― le bonheur, mollusque de pourpre, n'avance que péniblement, en longues étapes, pas à pas... et ses tentacules rétractiles, paresseux, palpent, froids, un cadavre rigide et sans yeux, dans le tombeau.
  Mollusque maudit, ô trop lent bonheur ! tandis que tu rampes ton chemin gluant en silence, bruit, mugit, se précipite avec des hurlements, envahissante ainsi que l'ouragan, de toutes parts, la troupe des furies sur le malheureux. Les femmes décharnées ! Les femmes décharnées! Tourmente de sorcières poussant des cris de joie féroce...
  De leurs fouets elles le cinglent, avec leurs serpents elles l'épouvantent, avec leurs regards putréfiés elles le pourchassent à travers les affres du désespoir, les ténèbres de la folie, dans la mort...
  Bête forcée, crevée, ― il gît dans la tombe, apaisé enfin. Dans le néant, dans le paisible, l'inanimé néant, le bonheur l'approche...
  Le mollusque de pourpre, rouge foncé, rampe sur sa tombe, sans bruit...

V
LE GOLGOTHA


 Un tapis de neige à perte de vue. Le gris brouillard au-dessus de lui comme un fardeau de haine sourde.
 Est-ce le jour ? Est-ce le soir ? Je ne vois nul astre.
 Le soleil vit-il encore ?
 A travers la plaine glacée se traîne mon pas fatigué. Ce m'est comme si le brouillard empoisonné suçait de tous mes pores la vie, m'entraînant dans un lent mourir.
 Ses doigts sont humides, flasques, froids.
 O doigts rosés, ensoleillés, des matins de printemps, qui ranimez à la vie, où êtes-vous ?
 Et une brise balançante, de souvenirs traverse mon cœur, — une danse gracieuse pleine de froissements de soie.
 Soudain une voix derrière moi, stridente ainsi que la glace qui éclate:
 — Ecoute !
 Comme rivé au sol, je m'arrête, effrayé.
 — Pourquoi t'effraies-tu? Je ne suis pas là Mort! Je ne suis pas la Mort... hélas !
 Un nuage étreint mes sens. Vers de froids sépulcres s'enfuit mon âme. Puis elle émerge dans une intense clarté, et, aux côtés d'un vieillard, je chemine dans un pays torride.
 Des rochers blanc cru et le jaune desséché de la maturité mourante à droite et à gauche.
 — Lève la tète! regarde ! c'est le Golgotha !
 Le Christ !
 Sous l'incendie du soleil ardent, en croix, la tête penchée, je vois dans sa blonde chevelure la couronne d'épines, l'auréole de la souffrance. Son corps est décharné et ruisselant de sang.
 O Christ!
 — Viens !
 — Laisse-moi prier devant, le saint bois martyre ! Laisse-moi apprendre à prier ici !
 — Viens voir quels hommes y prient.
 Il m'entraîna. Et à nouveau mon âme s'envole. A travers l'ouragan déchaîné, le cliquetis, des armes, l'incendie et les gémissements des mourants, elle va ! Et dans une lumière indécise elle émerge.
 Sur de l'asphalte luisant nous traversons, une grande ville.
 — Lève la tête! regarde ! c'est le Golgotha !
 Dieu! Dieu ! Horreur ! Ici ! - Dans la hâte confuse de la ville, au centre de la grande place, au milieu des théâtres, des églises et des parlements: la Croix! Le Christ y est cloué, sanguinolent, la tête penchée, et nul n'a garde de lui ! La musique des régiments, le roulement des voitures , des équipages, la vie torrentielle, des rires et des cris ! Le Christ ! Le Christ ! Sauveur sanguinolent ! Le Christ ! Il lève la tête, ouvre les lèvres : « J'ai soif! » Nul n'a garde de lui. Sa tête s'affaisse.
 — Viens !
 Et le silence se fait. J'entends des chants d'oiseaux. L'air est tiède. Le grincement des faucilles dans les blés. Paix ! Paix !
 Un champ interminable, mer lourde de bénédictions d'épis dorés bercés par le vent. Mille laboureurs fauchent en mesure.
 — Lève la tête ! regarde ! c'est le Golgotha !
 Au sommet de la montagne de gerbes d'or : la Croix ! Un homme sombre, un fouet à la main, s'y appuie. Son regard surveille les dos ployés des faucheurs.
 Et au-dessus de lui le corps torturé de l'Amour.
 O Christ !
 Alors je vis son œil fixe de douleur, brun foncé, grand ouvert, vide d'espoir. Et ses lèvres s'ouvrent. Du sang noir jaillit de sa bouche et une seule parole : la haine !
 — Veux-tu encore prier?
 A nouveau la neige crie sous mes pas, et à nouveau le brouillard suce ma vie.
 — Veux-tu encore prier ? Tu as vu bien des prosternés !
 — Qui es-tu, vieillard ?
 Et, s'éloignant lentement, ces mots assourdis par le brouillard m'atteignent, portés par la bise :
 — « A mon seuil, il s'affaissa sous la Croix. Je ne l'ai pas relevé. Qui relève des criminels? Je rendis grâce de ce que mon âme n'eût pas l'impudence de la sienne. Alors en son cœur la vérité s'éleva : la haine de l'homme pour l'homme. C'est ainsi qu'il mourut. Mais dans son amère compréhension il m'a maudit, me condamnant à être son héritier, à reconnaître le Golgotha partout et à entendre sans fin les coups de marteau sur la Croix ! Sa mort est irrévocable, son amour est mort ! En vivant, j'apprends à haïr ! »


 Le Golgotha partout, et sans fin les coups de marteau sur la Croix...

O.-J. Bierbaum


 (Traduction de Jean de Néthy. )


 (1) Titre du volume d'où sont tirés les cinq poèmes en prose dont nous publions la traduction inédite, et qui vient de paraître (mai 1892) à Berlin. Son auteur, M. Otto-Jules Bierbaum, est né le 24 juin 1865 à Grüneberg, en Basse-Silésie. Outre Poèmes vécus, il a publié un ouvrage sur l'exposition annuelle des Beaux-Arts à Munich (1890), une monographie de Detlev de Liliencron, et le texte pour l'édition in-folio des gravures d'après Bœcklin, l'artiste avec lequel il a une très grande affinité visuelle. Il est connu aussi comme l'un des fondateurs de la «Société pour la Vie moderne» à Munich. ─ La traduction littérale n'a malheureusement pas permis de rendre le rythme spécial de chacun de ces cinq poèmes, et qui en fait d'exquises œuvres d'art.

LES POÈTES HÉTÉROCLITES (I)

FRANÇOIS TRISTAN L'HERMITTE DE SOLIERS

Tristan qui chante comme un ange.

P. Scarron.


 Voici, lecteur, un poète pour qui la vie fut rude, riche en douleurs et en humiliations, et la postérité cruellement oublieuse après des heures triomphales et beaucoup de gloire sans lendemain. Né de bonne race, ou qui se voulait telle, il eut une jeunesse pleine d'aventures et de tumultes; puis, dès ses vingt ans, il ne connut plus guère que la pénible existence du gentilhomme pauvre, attaché à la maison de plus grands que lui, presque ignoré de ses maîtres à qui ses vers assuraient de se survivre. Mais il s'était gagné l'estime des poètes et des honnêtes gens et il lui advint même, à ses débuts, d'entendre la foule acclamer son nom, quand, en 1636, l'année du Cid, La Mariamne fut représentée.
 Sa biographie, assez difficile à établir pour l'âge mûr, est, au contraire, aisément restituée jusqu'à dix-neuf ou vingt ans, à l'aide d'un curieux roman, Le Page disgracié (2), où lui-même a raconté, sans trop de mensonges, semble-t-il, ses premières années et son adolescence. Le livré mérite qu'on s'y arrête, par sa valeur propre qui est très grande et aussi à cause de l'harmonie qu'il y a entre ces histoires toutes de chimère et de lyrisme, aussi bien dans les pleurs que dans le rire, et l’œuvre de Tristan, grandiloquente, passionnée, burlesque mélancolique, affétée et délicate.
 Tristan naquit, vers 1601, de Pierre L'Hermitte, chevalier, seigneur de Soliers et d'Elisabeth Miron, au château de Soliers dans la Marche. Sa famille prétendait remonter à Pierre L'Hermitte et à ce Tristan qui fut compère de Louis XI (3). Le plus certain, c'est que les seigneurs de Soliers n'étaient pas très lourds d'argent, ni leur château très somptueux. Tristan eut dès l'enfance, sous les yeux, le spectacle de la gène domestique, et ces impressions moroses furent aggravées sans doute par la tristesse habituelle du paysage, décrivait ainsi, plus tard à Monsieur de Chaudebonne :

Sous des monts tels que ceux de Thrace
Où le froid est presque tousiours,
On descouure de vieilles tours
Où ie puis cacher ma disgrace.
Tous les ans près de ce château,
Le dos d'un assez grand coteau
D'une blonde javelle éclate,
Et si l'air n'est bien en fureur
Cette terre n'est guère ingrate
A la peine du laboureur.
(Le Lyre.)

 Puis il fut pris par sa grand mère maternelle et emmené à Chartres, où son grand-père était bailli. Là il se montra un assez mauvais écolier : « I'apprenois, dit-il, pour ce que ie craignois les verges. » Mais, en même temps, il avait l'esprit en éveil, lisait tous les romans qui lui venaient sous la main et n'était pas loin de douter qu'il y eût des ténèbres en enfer à cause des flammes.
 Comme il avait une dizaine d'années, il fut présenté à Henri IV et nommé gentilhomme d'honneur à la suite de Henri de Bourbon, marquis de Verneuil, fils du roi et d'Henriette d'Entragues, qui avait à peu près le même âge. Leur précepteur commun était un homme de lettres « point pédant et fort poly », Claude du Pont. Mais celui-ci négligea un peu le petit hobereau, qui ne fut pas longtemps dans cette cour, « sans y voir des postiqueries (4) et sans y prendre la teinture de quelques petits libertinages. » Il acquit surtout, entraîné par un autre page, un goût furieux pour les dés et les cartes, qui ne le quitta plus dès lors et l'aida à se rendre malheureux. Cependant, il lisait Homère, Ovide, Esope, Peau d’Âne, et son amour pour les œuvres d'imagination lui valut plus d'une fois d'éviter les verges. Il charmait tellement par ses contes Henri de Bourbon, enfant un peu mièvre et maladif, que celui-ci intervenait le plus souvent quand le pédagogue aurait voulu sévir. Pendant une fièvre tierce du jeune prince, Tristan, intendant de ses plaisirs, lui acheta fort cher une véritable ménagerie : cailles dressées au combat, coqs et poules de Barbarie, singes, petits ours privés. Il gagnait là-dessus quelque pistole « qui, avoue-t-il ingénuement, ne couchoit pas souvent avec moi ». Mal lui en prit de ce trafic : un jour où il avait perdu l'argent destiné à l'achat d'une linotte savante et substitué à celle-ci un moineau des plus ignares, il fut convaincu de ce crime et sévèrement fouetté. Dès lors, il renonça pour toujours à cette manière incorrecte de subvenir à ses besoins de jeu. Mais il demeurait indocile et fantasque et se plaisait singulièrement dans la compagnie des comédiens et de leur poète ordinaire, qui suivaient son maître. Il était batailleur à l'extrême. Une première fois, il avait blessé grièvement un cuisinier qui lui avait joué un mauvais tour; un autre jour, il tua presque un garde qui l'avait heurté dans un couloir, et, fou de peur, s'enfuit de Fontainebleau à Rouen.
 Tristan avait alors treize ans. A Rouen, il rencontra une sorte d'alchimiste, s'en enthousiasma, et passa en Angleterre sur la promesse que l'autre lui fit de l'aller rejoindre et qu'il ne tint jamais. Seul à Londres, il avait pris logement chez un marchand. Là il eût une première aventure amoureuse qu'il narre, sans en être trop fier, mais avec beaucoup de verve burlesque. La femme de son hôte s'éprit de lui, et un soir que son mari et elle étaient confortablement ivres, elle voulut quasi assaillir le vertueux jeune homme : « Ma Bacchante comme transportée de ie scay quelle fureur me mit les deux mains dans les cheueux et m'approchant la teste de son visage me fit un hocquet au nez qui ne me fut point agréable. Je m'efforçay de m'en dépestrer ; mais elle me tenoit si fort qu'il ne fust pas possible et là-dessus il luy prit un certain mal de cœur qui déshonora toute ma teste; tout le vin qu'elle auoit beu lui sortit tout à coup de la bouche et j'eus les cheveux tout trempés de cet orage. »
 Pour éviter le retour d'incidents aussi contraires à la saine morale, Tristan abandonna bientôt ce couple d'ivrognes et pendant plusieurs mois vécut dans un rêve enchanté. Il devint professeur de français auprès d'une jeune fille de haute lignée; non point cuistre adolescent, mais plutôt élégant page qui se souvenait d'être gentilhomme, prince en exil servant une reine belle comme celle des contes féeriques. Et ce fut bien en effet une féerie dans le décor, dans leur chair et dans leur âme. Les deux enfants s'aimèrent avec toutes sortes de grâces et la passion aussi s'en mêla. Le joli page disait avec tant de tendresse l'histoire de Psyché que nulle personne un peu sensible n'y aurait pu résister. Il ne se savait point encore aimé que déjà on voulait lui faire comprendre combien il était aimable; et par mille détours subtils, pour ne point froisser sa fierté, la jeune fille, qui le désirait vêtir ainsi qu'un vrai prince, lui donnait de riches étoffes, des bijoux, des boites de laque parfumées d'essence rare. Elle lui fit accepter une bague sans qu'il la pût refuser, tant elle y apporta d'astuce charmante : « En tirant son gand, elle laissa tomber la bague à terre en un temps où il n'y auoit que moi auprès d'elle, et lorsque ie l'eus ramassée et que ie lui pensai présenter, elle me dit que cet anneau ne pouvoit estre en meilleures mains et qu'elle vouloit que ie le gardasse pour l'amour d'elle. » Ils quittèrent alors Londres pour la campagne, pendant l'été; et cette première maîtresse, qui fut une exquise et merveilleuse créature, inventa pour leurs baisers un retrait d'esthètes avant William Morris et Oscar Wilde. Elle fit porter son lit dans une grotte assez spacieuse, ombragée par de grands arbres; contre la roche, des tapisseries étaient suspendues où couraient en guirlande les myrthes et les roses; des personnages taillés dans la pierre répandaient perpétuellement l'eau des sources en de larges coquilles de marbre; et cachés aux regards de tous, même de la suivante complice, les deux amants voyaient frissonner les arbres et trembler la silhouette des collines à travers la chantante nappe d'eau qui les séparait du monde. Ils vivaient ainsi dans une mutuelle fête qu'ils dissimulaient jalousement, et personne ne pouvait s'approcher de leur mystérieuse joie sans qu'ils essayassent de la cacher. La suivante qui leur était si favorable faillit, une fois, surprendre Tristan qui pleurait pour quelque futile raison; mais aussitôt l'espiègle jeune fille « feignit de se iouer à lui jetter de l'eau au visage; et c'estoit pour empêcher que sa confidente ne s'apperceust pas que i'eusse pleuré ». Las ! l'enchantement fut court, et pour échapper aux vengeances de la famille, Tristan dut s'enfuir encore, n'ayant pas le droit d'être heureux longtemps.
 Il passa d'abord en Norvège, y acheta des fourrures, puis revint en Angleterre et presque aussitôt en France. Après diverses rencontres de faux Polonais qui le trichent aux cartes, d'un avare libéral qui lui donne quelque argent vite perdu, de bons moines qui l'hébergent de leur mieux, d'un de ses parents qui l'accueillit assez mal, il vint à Paris, y joua, perdit, séduisit la fille de son hôte, et, pour ne pas l'épouser, reprit sa route. Comme il voulait aller en Espagne pour se présenter à Jean de Vénasque, connétable de Castille, son parent, il s'arrêta près de Poitiers, chez un neveu de Scévole de Sainte-Marthe, et ensuite chez Scévole lui même, dont il devint le lecteur. Le poète avait alors plus de cent ans; charmé par la gentillesse de Tristan, il lui ouvrit sa vaste bibliothèque, et le page disgracié y put lire à son gré les Latins et les Italiens, sans compter Du Laurens et Ambroise Paré qui lui enseignèrent l'anatomie. Par émulation et pour imiter les fils de Scévole, il commença à écrire des vers. Sa reconnaissance fut vive, et plus tard, quand le docte vieillard mourut, Tristan paya sa dette en un sonnet :

O destins enuieux du bien de l'Univers !
N'auriez-vous point détruit avecque ce grand homme
Les neuf divinitez qui font faire des vers.
(La Lyre.)

 Auparavant, il avait cédé à ses instincts de vagabondage et avait quitté Scévole. Il devint secrétaire d'Emmanuel Philbert des Prés, marquis de Villars, personnage considérable, qui fut chargé d'importantes négociations en Italie. C'était là une étrange maison, et le grave ambassadeur se divertissait sans aucune pruderie. La dame de Villars était plus sévère et même un peu acariâtre; elle avait pour favori un nain italien fort méchant, qui fut le héros de diverses aventures où Tristan put concevoir assez bien l'idée du burlesque. Le nain, appelé Anselme, était l'ennemi particulier d'un coq d'Inde qui ne laissait point passer son adversaire dans la basse-cour sans le maltraiter et le larder de coups de bec. Pour en finir, Anselme, après un duel au couteau, tua la pauvre bête, et en marmonnant : « Ah ! traditore, sapcua ben che saray ammazzato », l'entraîna dans sa chambre et s'en régala. « Il en avait usé comme les Topinambous et les Margaiats, qui font bonne chère de leurs ennemis » De pareils drames excitaient le rire du marquis de Villars: mais sa plus grande joie était de voir représenter des farces où Tristan mettait à profit Straparole, Pogge et Bouchet, ses lectures d'alors. Quand, dans La Farce de l'accouchée, un jardinier, râblé et velu, sortait de dessous les jupes d'un page jouant le rôle de la femme en couches, le bon seigneur s'esclaffait à entendre dire par les assistants émerveillés : « Voyla un fort beau garçon ; il a desia du poil au derrière. » Ces plaisanteries ne sont point très fines ; mais, outre qu'elles valent mieux que les grivoiseries d'un Marot, elles aident à comprendre le théâtre comique du dix-septième siècle, j'entends celui qui n'est pas classique, celui de Tristan et de Scarron par exemple.
 Le page disgracié passa ensuite au service de Henri de Lorraine, duc de Mayenne, frère utérin de Philbert des Prés. Sur ces entrefaites, Louis XIII vint à Bordeaux ; un gentilhomme reconnut Tristan, qui avait adressé des vers au roi, et le poète, reprenant son nom et ses qualités, fut mis à la suite de Gaston. Le roman s'arrête en 1621, avec la vie errante du sire de Soliers. L'auteur avait promis de poursuivre cette biographie, qu'il ne termina jamais. « Je vais, dit-il en finissant, vous rendre raison du dégoust que j'ay pour toutes les professions du monde et ce qui m'a fait prendre en haine beaucoup de diverses societez. »
 Dès lors, les renseignements précis sur son existence font presque entièrement défaut. Il fut jusqu'en 1646 gentilhomme de Gaston, qui le négligea fort. Tristan essayait en vain d'attirer sur lui l'attention de son maître et d'en obtenir quelque secours:

Grand homme, on verra ton histoire
Parmy le recueil de mes vers;
Ils font résonner de ta gloire
Les quatre coins de l'Univers;
Mais quoy,la France est estonnée
Que d'une âme grande et bien née,
Ma lyre ne, recoiue rien;
A quelque bas prix qu'on la mette
Possible, méritay-ie bien
Les apointements d'un trompette.

(Epigramme insérée dans les Muses illustres, de François Colletet.)

 Il but toutes les amertumes du poète courtisan, pour quoi il n'était pas né : il n'avait aucune inclination au maquerellage, office ordinaire de cette espèce de gens, et ne pouvait être

Flatteur, espion ni traître,
Ni débiteur de poulet.

(Vers héroïques.)

 Avec cela, il était malade. La phthisie dont il mourut après seize ans de fièvre, de toux et de consomption, l'avait atteint dès 1639, ainsi qu'il dit dans la préface de sa Panthée. En 1646, il entra dans la maison de Henri de Guise, duc de Lorraine, qui parait avoir été pour un maître plus libéral. En même temps, le comte de Saint-Aignan, « la gloire des Mécènes » selon Colletet le fils, s'intéressait à lui. Il est probable aussi que les familiers de hôtel de Rambouillet le tinrent en considération : Monsieur de Chaudebonne, Madame de Sayntot, Madame de Longueville , la duchesse d'Aiguillon, Condé, Marie-Louise de Gonzague, reine de Pologne, en un mot la plupart des correspondants de Voiture sont de ceux à qui il dédie le plus volontiers ses vers. Parmi les gens de lettres, il fréquenta Scarron, et surtout Saint-Amant et Faret, que Saint-Evremont lui donne pour interlocuteurs dans la comédie des Académistes.
 Sa réputation était grande : celle d'un dramaturge presque illustre, aux tragédies de qui La Calprenède inventait une suite, La Mort des enfants d'Hérode (1639), et qui avait publié plusieurs pièces : La Mariamue, Panthée (1639), La Folie du Sage, La Mort de Sénèque, La Mort de Crispe (1645), et d'un bon poète lyrique, auteur de nombreux livrets épars et de trois recueils importants : Les Amours (1638), La Lyre (1641), Les Vers héroïques (1648). Mais il était néanmoins plutôt misérable, et quant il fut choisi, en 1648, comme successeur de Monsieur de Comby à l'Académie, il put dire mélancoliquement à ses collègues, dans son compliment très bref :« Le vous remercie donc très humblement, Messieurs... Et vous proteste que ie me trouve aujourd'hui vengé par les propres mains de la Vertu de tous les mauvais traitements de la Fortune.(5) » Il mourut « pulmonique » en 1655, à l'hôtel de Guise, soigné par Quinault, qu'il instruisait à la poésie, comme Scévole de Sainte Marthe l'avait instruit lui- même. Ses dernières années avaient été assombries encore: par la perte d'une femme qu'il aimait beaucoup et d'un fils également très cher. Cependant, il avait, jusqu'à la fin fidèle aux lettres, publié encore Le Parasite (comédie, 1654), Osman (tragédie, 1655), et Les Heures dédiées à la Sainte-Vierge (1653). Malgré le débit de ces livres, c'était la pauvreté de Job, à croire les Ménagiana: « M. Quinault était valet de M. Tristan. M. de Montausier disoit qu'en mourant il lui avoit laissé son esprit de poète; qu'il aurait bien voulu lui laisser aussi son manteau, mais qu'il n'en avoit point (6). » Il est douteux s'il possédait même où se faire enterrer : le duc de Guise y pourvut.
 Mais de cette existence tourmentée et hasardeuse, c'est à peine si l'oeuvre écrite, sauf Le Page disgrâcié, permet de deviner toutes les angoisses et toutes les humiliations secrètes. A peine quelques épigrammes, quelques passages d'épitres familières, livrent-ils le mystère de ces douleurs honteuses; et une seule fois peut-être, dans les stances sur La Servitude, la rancoeur et le dégoût transparaissent :

Irois-je voir en barbe grise.
Tous ceux qu'il fauorise;
Epier leur réveil et troubler leur repas?
Irois-je m'abaisser en mille et mille sortes
Et mettre le siège à vingt portes
Pour arracher du pain qu'on ne me tendroit pas?

(Vers héroïques.)

 C'est qu'il fut vraiment un poète qui dédaigna de pleurer et d'apitoyer sur soi-même, et quand il crut l'heure venue de s'endormir définitivement, il accepta sans se plaindre l'inévitable loi :

C'est fait de mes Destins; je commence à sentir
Les incommoditez que la vieillesse apporte.
Déjà la pâle Mort, pour me faire partir,
D'un pied sec et tremblant vient frapper à ma porte.


Ainsi que le soleil sur la fin de son cours
Paroit plûtost tomber que descendre dans l'Onde;
Lorsque l'homme a passé les plus beaux de ses jours,
D'une course rapide il passe en l'autre Monde.


Il faut éteindre en nous tous frivoles désirs,
Il faut nous détacher des terrestres plaisirs
Où sans discrétion notre appétit nous plonge.


Sortons de ces erreurs par un sage Conseil;
Et cessans d'embrasser les images d'un songe
Pensons à nous coucher pour le dernier sommeil.

(Vers héroïques.)

 Ce sont là de graves et fières paroles, dignes d'un sage antique. Comment ne pas s'étonner que le même poète soit aussi le plus galant et le plus précieux du monde, et qu'il l'ait été toute sa vie. Les titres seuls de certains poèmes des Amours annoncent un esprit compliqué, qui devrait beaucoup aux Italiens (encore qu'il se défende d'aimer les pointes dans la préface de Mariamne) et serait le précurseur de Marivaux ou de tel de nos contemporains: Les vaines imprécations, L'excusable erreur, La négligence avantageuse, Les secrettes consolations. Les fâcheux obstacles. Ecoutez- le dire combien il souffrit pour s'être baigné dans la même eau que Roselie:

Je troune dans ce bain mille pointes de fer,
Et ce qui fût naguère un ciel pour Rosélie
Dès que j'y suis entré n'est plus rien qu'un enfer.

(Les Amours.)

 Cela est à peine ridicule, tant l'imagination est jolie, et on ne saurait non plus lui tenir rigueur quand il veut écarter d'une belle personne les Médecins téméraires.

Il vous est bien permis d'approcher de sa couche,
Mais non pas de tenir plus d'un instant vos mains
En des lieux où des rois voudraient mettre la bouche.

(Les Amours.)

Et ce ne sont pas seulement des élégances de jeunesse : Tristan demeurera semblable à lui-même jusqu'en ses livres d'édification, et il pourra bien louer sainte Geneviève avec autant d'afféterie qu'Elise ou bien Astrée.

Votre enfance sage et modeste
Donnoit ioye à la cour céleste
Des deuoirs que vous lui rendiez,
Et prenoist si peu de licence
Que les moutons que vous gardiez
Auoient beaucoup moins d'innocence

(Heures de la Sainte-Vierge.)

 Mais il lui arrivera en cherchant l'inattendu et le surprenant de rencontrer la beauté, et il n'est le second de personne quand, par la force de l'image et l'arrangement des mots, il fait surgir dans le sonnet de La belle Gueuse, une admirable apparition de lumière et de splendeur juvénile:

O que d'apas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté
Qui semblent trahir son langage
Et démentir sa pauureté!


Ce rare honneur des Orphelines
Couuert de ces mauuais habits,
Nous découure des perles fines
Dans une boëste de rubis.


Ses yeux sont des saphirs qui brillent
Et ses cheueux qui s'éparpillent
Font montre d'un riche trésor:


A quoi bon sa triste requeste,
Si pour faire pleuuoir de l'or
Elle n'a qu'à baisser la teste.

(Vers héroïques.)

 Les sots s'aviseront qu'il n'y a en tout cela rien de ce qu'ils nomment âme ou sentiment; il est vrai qu'il suffit d'aimer, ainsi qu'ils jargonnent, pour composer des poèmes sans pareils. Tristan, je pense, n'aurait eu dure de leur opinion, lui qui écrivait d'un officier qui se crut poète parce qu'il était amoureux: « Possible auoit-il ouy dire qu'Amour est un Maistre en toutes sciences qui fait même voler les plus pesants animaux » (Le Page disgrâcié). Mais comme, malgré l'abus qu'on a fait de ces mots depuis quelque temps, ils ne correspondent pas nécessairement à la niaiserie élégiaque, l'exemple, à mon gré, est excellent pour montrer que rien n'empêche, en principe, un poète d'avoir du cœur pourvu qu'il continue à être un poète et ne devienne pas un simple imbécile, parlant on ne sait quel idiome barbare et fangeux. Personne ne lui refuserait une âme toute frémissante de tendresse, n'eût-il trouvé que ce touchant adieu d'Eurydice à Orphée:

Tu n'aurois point failly, si j'estois moins aimée.

 Mais en outre, comme Théophile, comme Saint-Amant quelquefois, il sut, bien avant Lamartine et Hugo, intéresser le monde extérieur à la mélancolie des hommes, et le bruissement des feuilles, l'éclat du ciel, la voix des eaux se mêlent dans ses vers aux plaintes et aux désirs des âmes en peine. L'illustre Pasteur vient répéter aux arbres son amour dédaigné; il ne sait pour quel crime il est puni, lui qui n'a violé jamais « l'horreur sacrée et vénérable » des forêts, ni profané l'eau pure des sources:

Ai-ie troublé vos eaux avec l'eau de mes larmes
Et percé de mes cris votre Bois innocent?

 Tout cependant lui est hostile et l'ombre même lui refuse le sommeil:

Ne dois-ie plus gouster après cette auanture
Ny la douceur des jours ny le repos des nuyts?

(La Lyre.)

 Le chef-d'oeuvre, peut-être, c'est Le Promenoir des deux amans: il ne serait pas impossible que Tristan s'y fut souvenu de ses rares amours d'Angleterre, et la Clymène qu'il accompagne vers le lac silencieux et tranquille n'est autre sans doute que sa petite maîtresse d'autrefois:

L'ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paroissent être là-dedans
Les songes de l'eau qui sommeille.


Croy mon conseil, chère Célimène;
Pour laisser arriver le soir,
Ie te prie, allons nous asseoir
Sur le bord de cette fontaine.


Ie tremble en voyant ton visage
Flotter avecque mes désirs.
...........................

(Les Amours.)

 On n'a pas mieux exprimé, ni par des analogies plus saisissantes, la fragilité de toute joie. Comprendre ainsi la nature, n'est-ce point reconnaître son propre rêve, transposé dans les êtres vivants et fraternels ? Le sentiment du pittoresque n'est plus alors le signe d'une âme vaine, mais d'une noble sympathie qui recherche éperduement travers le monde, comme une Isis en larmes, les éléments de la beauté. Il y a de la passion en lui, quand Tristan parle de La Mer; il l'a contemplée à toutes les heures du jour, il en a saisi le mystère, la force et la douceur, il l'a aimée, à marée basse :

L'eau qui s'est durant son reflus,
Insensiblement éuadée,
Aux lieux qu'elle ne couure plus
A laissé la vase ridée.
C'est comme un grand champ labouré
Nos soldats d'un pas assuré
Y marchent sans courir fortune ;
Et s'auançant bien loin du bord
S'en vont jusqu'au lict de Neptune
Considérer le dieu qui dort.

 Il a admiré les jeux variés de la lumière et de l'ombre :

Souuent de la pointe où ie suis,
Lorsque la lumière décline,
I'aperçois des iours et des nuits
En même endroit de la marine.
C'est lorsqu'enfermé de broüillard
Cet astre lance des regards
Dans un nuage épais et sombre
Qui réfléchissans à costé
Nous font voir des montagnes d'ombre
Avec des sources de clarté.

 Il a entendu aussi hurler les tempêtes nocturnes et imaginé l'effroi du pilote entraîné vers la mort par les chevaux farouches du vent :

Il se perd dans l'obscurité
Et si quelque foible clarté
Lui paroist parmy les ténèbres,
Dans le ciel tout tendu de deuil
Il croit voir des flambeaux funèbres
Allumés dessus son cercueil.

(Vers héroïques.)

 L'image de la mort ne lui est point étrangère: il se la représente parfois avec l'horreur chrétienne du Moyen Age, et cette Méditation sur le Memento homo rappelle, au milieu du dix-septième siècle, la grimaçante et terrible peinture de François Villon:

Souuien-toy de l'heure dernière
Et de l'horreur du monument
Où ta dépouille prisonnière
Ne sera plus rien que poussière
Et n'aura plus de sentiment.


Là ce corps qui si difficile
Demandoit tant de mets diuers,
Descharné, relant (7), immobile,
N'est rien qu'une charogne vile
Qui repaist et loge les vers.

(Heures de la Vierge.)

 Jusqu'ici, contrairement aux promesses formelles de la biographie, Tristan ne se montre guère comme un poète burlesque. Il eut cependant le rire lyrique, désordonné et grandiose, si différent de l'esprit et si supérieur à l'esprit. Mais ce rire éclate peu dans les poésies proprement dites ; non qu'il en soit tout à fait absent, ainsi que le prouve cette véhémente apostrophe A une gouuernante importune:

Vieux Singe au visage froncé
De qui tous les pages se rient,
Et dont le seul nom prononcé
Fait taire les enfants qui crient!


Tes Membres saisis d'un frisson
Tremblent de la même façon
Que font les feuilles en automne;
Tu ne fais plus rien que cracher
Et toute la terre s'étonne
De te voir encore marcher.

(Les Amours.)

 Le morceau certes ne manque point de saveur. Mais c'est surtout au théâtre que la verve de Tristan se donna carrière. Dans Le Parasite, les personnages traditionnels du Glouton et du Matamore se démènent et gesticulent avec une extraordinaire ampleur de fantaisie. L'intrigue est presque nulle ; mais quelle n'est point la grandeur bouffonne de ce Fripesauces qui renierait son maître pour une côtelette ou un verre de vin, et qui se fait gloire de sa voracité :

O! ie croy que ma faim n'eust iamais de pareille !
Ie sens dans mes boyaux plus de deux millions
De chiens, de chats, de rats, de loups et de lions,
Qui présentent leurs dents, qui leurs griffes estendent
Et grondans à toute heure à manger me demandent.

 I'ay beau dedans ce gouffre entasser jour et nuit,

 Pour assouvir ma faim je travaille sans fruit.

 Un grand jarret de veau nageant sur un potage,

 Un gigot de mouton, un cochon de bas âge,

 Une langue de bœuf, deux ou trois saucissons,

 Dans ce creux estomac, souflez, sont des chansons.

 Un flacon d'un grand vin plein d'un rubis liquide,

 Si tost qu'il est passé laisse ma langue aride;

 Ie la tire au dehors, le polmon tout pressé

 Comme les chiens courans après qu'ils ont chassé.

 Cela gronde, se gonfle, aboie. Et quels poignants regrets quand il faut se séparer de la bonne chère:
 Adieu, bœuf de poitrine et cimier agréable,

 Adieu beau mouton gras au goust si délectable,

 Adieu cochons rostis, adieu chapons hardez,

 Adieu petits dindons tant hardez que lardez;

 Adieu leurcaux, perdrix et pigeonneaux en paste,

 Dont un diable incarné ne veut plus que je taste ;

 Adieu tarte à la crème, adieu pouflain sucré:

 Puissiez-vous étrangler ceux qui m'en ont sevré.

 Le Capitan n'est pas moins admirable que Fripesauces ; il veut bien se battre « à coups de bombes » mais la moindre trique lui fait peur. Toujours ne s'en va-t-il qu'après les plus truculentes rodomontades. Quand on lui refuse la main de Luciude, il prétend mettre le feu à la maison et s'écrie:
 I'irai sous ces débris pour les soufler au vent,

 Les cendres d'Alcidor iront en Tartarie,

 Là celles de Manille iront en Barbarie;

 Les cendres de Luciude aux rives du Mogor

 Et celles de Lysandre au royaume d'Onor.

cascaret (valet du Capitan.)

 Celles de Fripesauce ?

le capitan

En la Magellanique.

cascaret

Et celles de Phénice?

le capitan

A la côte d'Afrique.

cascaret

Du chien?

le capitan

Vers le détroit nommé Behelmandel.

cascaret

Et les cendres du chat ?

le capitan

S'en iront au,bordel.

cascaret

 C'est pour faire à Paris un merveilleux esclandre;

 Mille fils de putains naistroient de cette cendre.


 L'imagination de Tristan est capable cependant de fantaisies triviales et plus relevées: la tragicomédie La Folie du Sage en témoigne. En une Sardaigne aussi chimérique que la Bohème de Shakespeare, le roi s'amourache d'une sujette, fille d'un sage omniscient que l'idée du déshonneur domestique rend quasi fou. Dans sa déraison, le vieil Ariste est plus sensé que jamais; il parle avec une éloquence bizarre, semi-baroque, semi-sublime, au médecin qui le vient visiter:
 .......Qui ie suis? ie m'en vais te l'apprendre,

 Un suiet merveuilleux fait d'un âme et d'un corps,

 Un pourceau par dedans, un singe par dehors:

  Un chef-d'œuvre de terre, un miracle visible,

 Un animal parlant raisonnable et risible,

 Un petit Uniuers en qui les éléments

 Apportent mille maux et mille changements;

 Une belle, superbe et fresle architecture

 Qui doyt son ordonnance aux mains de la Nature,

 Où des os tenant place et de pierre et de bois

 Forment les fondements, le fente et le parois;

 Un mixte composé de lumière et de fange

 Où s'attachent sans fin le blasme et la louange,

 Un vaisseau plain d'esprits et plain de mouuements

 Reuestu de tendons, de nerfs, de ligaments,

 De cuir, de chair, de sang, de mouëlle et de graisse

 Qui se mine à toute heure et se destruit sans cesse,

 Où l'âme se retire et fait ses fonctions,

 S'imprime les vertus ou trompe aux passions,

 A qui tousiours les sens ses messagers volages

 Des objets recognus raportent les images.

le médecin

 Mais, seigneur...

ariste

  Un jouet de la mort et du temps.

 Du froid et de la chaleur, du foudre et des autans

 Et sur qui la Fortune establit son empire,

 Tandis qu'il peut soufler jusqu'à ce qu'il expire.


 Les mêmes personnes qui se vantent de respecter les vaudevilles, orgueil de notre littérature, pourraient reprocher à l'auteur de tels vers son ignorance des lois scéniques : songez qu'il ne redoute point de complaire à son génie et, comme l'en accuse M. F. Brunetière, (8) de faire « briller sa virtuosité ». Tristan fut cependant un dramaturge original et puissant, même au sens restreint où l'on emploie ordinairement ce mot. Dans La Mariamne, il avait voulu presque négliger le détail et ne faire impression que par la vigueur des caractères et l'intensité tragique de la crise où se débattent Mariamne et Hérode. Les deux personnages principaux, l'épouse contrainte au lit de celui qui a été le bourreau de ses parents et le roi sanglant, jaloux et tendre, qui la fait mourir pour la pleurer, ont pendant trois quarts de siècle, jusqu'en 1704, émerveillé le peuple de France, par leur noblesse et leur folie. Ils valaient les Rodrigue et les Chimène, qui eurent un meilleur destin, et aucune femme de Corneille ne fut plus superbe que Mariamne repoussant les caresses de l'ennemi héréditaire:
 Si mon corps est captif, mon âme ne l'est pas :

 Ie laisse la contrainte aux seruiles personnes.

 Ie sors de trop d'ayeuls qui portoient des couronnes

 Pour auoir la pensée et le front différents

 Et devenir esclave en faueur des tyrans,

 Qu'Hérode m'importurne ou d'amour ou de haine,

 On me verra toujours viure et mourir en Reine.

 Et par moments le frénétique Hérode se laisse aller à des faiblesses que Jean Racine eût rendues célèbres. Il croit que Mariamne excite à le tuer, mais il est désarmé même contre la perfidie la plus noire :
 Et sa bouche pourtant auec un seul baiser

 Quand elle auroit tout dit pourroit tout apaiser.

 Pyrrhus ne parlerait pas autrement; et Phèdre doit beaucoup à Fauste de La Mort de Crispe, « innocente et coupable », autant que Camille aux imprécations d'Hérode contre les juifs (9).
 Il y avait plus en Tristan qu'un précurseur de la tragédie classique: La Mort de Sénèque, où il adapte au théâtre le quinzième livre des Annales de Tacite, n'est pas inférieur aux drames historiques de Shakespeare: le Néron hagard qui interroge les conjurés lui-même, en présence de ses affranchis et de Poppée, Epicharis arrogante et virile, Sabine Popée acharnée et affolée, oublient, pour devenir les fauves que recèle toute chair humaine, les convenances de la tragédie:

epicharis

 Elle (la terre) peut sans horreur porter Epicharis,

 Puisqu'elle porte bien la femme aux trois maris.

sabine

 Ta langue pour ce mot sera bien tost couppée.

epicharis

 Que deuroit-on coupper à Sabine Poppée ?


 La réplique, brutale et populacière, eût écorché les lèvres des poètes qui vinrent par la suite : mais nulle périphrase non plus n'aurait mieux signifié le caprice de ventre qui ruait Néron Vers Poppée.
 Ainsi le sire de Soliers saisit impérieusement, comme Hugo et comme Orphée, toute la lyre. Mais il ne chantait point « à l'usage de tout le monde » . Et il avertissait le lecteur que, « s'il y a ici de mauvais vers, ils ne sont pas toutefois de la Iuridiction des esprits vulgaires ». Il fut puni vivant par la misère, et mort par le mépris, d'une aussi insupportable témérité; on l'injuria par delà la tombe pour avoir proclamé la suprématie du Verbe, et seul, par un hasard inouï, M. de La Mesnardière, qui lui succéda à l'Académie, trouva, sans avoir prononcé son nom, l'unique louange qui pût flatter sa mémoire : « Les lauriers et autres arbres qui jouissent comme eux d'une verdure perpétuelle sont infructueux et stériles, et les livrées qu'ils portent de l'Immortalité sont la noble raison qui les prive de la fécondité des autres plantes.»

Pierre Quillard.


 (1) Voir Mercure de France, juin.
 (2) Le Page disgrâcié, où l'on void de vifs caractères d'hommes de tous tempéraments et de toutes professions, par M. Tristan L'Hermitte. — Paris, 1643. — Une autre édition, parue, deux ans après la mort de l'auteur, en 1657, chez André Boutonné, contient des remarques fort précieuses, qui donnent la clé du roman.
 (3) Il faut un peu se méfier de cette généalogie. Elle pourrait bien avoir été inventée par le frère cadet du poète, Jean-Baptiste l'Hermitte, qui fut un assez pauvre diable, lui aussi, mais un généalogiqte vénal. A propos d'un livre de ce J.-B. L'Hermitte (La Toscane Françoise et la Ligurie Françoise, Arles, 1658), Guichenon écrivait à Antoine de Ruffi, « L'Hermitte de Soliers, dont la plume est vénale s'il en fut jamais..... Dans une République bien ordonnée, on devroit défendre d'écrire à des gens faits comme cela. » Cf. Paull Allect, Recherches sur la vie et sur les œuvres du P. Claude Fr. Menestrier, pp. 31-32 (note).
 (4) Gamineries.
 (5) Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l'Académie française dans leurs réceptions et en d'autres occasions différentes depuis l'establissement de l'Académie jusqu'à présent. Paris, 1692.
 (6) Cf. pour la seconde partie de la vie de Tristan: Pellisson, Histoire de' l'Académie françoise. — D'Olivet, Histoire de l'Académie françoise. — Les frères Parfaict, Histoire générale du Théâtre françois. — L'abbé Goujet, Bibliothèque françoise. - Bayle, Dictionnaire Historique.
 (7) C'est le substantif relent pris adjectivement.
 (8) Cf. F. Brunetière. Conférences de l'Odéon.
 (9) M. Brunetière a indiqué rapidement quelques-uns des emprunts faits à Tristan par Corneille et Racine.

DERNIERES PAGES (1)

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LE CONTE ET LE POÈME (2)


 Selon moi, le conte est évidemment le plus beau champ d'exercice qui puisse s'offrir au talent, dans les vastes domaines de la prose pure. Mais si j'avais à dire en quel mode le génie trouve à déployer le plus heureusement sa puissance, je n'hésiterais pas à lui conseiller la composition d'un poème en vers rimés, n'excédant pas en longueur ce que comporte une heure de lecture suivie (3), — Car ce n'est que resserrée dans ces limites que la poésie la plus haute et la plus vraie peut réellement s'affirmer. Qu'il suffise de noter, à ce propos, que, en tous les genres de composition, l'unité d'effet ou d'impression est un point de la plus grande importance, — et il est clair que cette unité, ne peut pas être absolument sauvegardée dans les productions dont la lecture demande plus d'une séance. Nous pouvons soutenir la lecture d'une composition en prose — cela tient à la nature même de la prose — beaucoup plus longtemps que nous ne pourrions le faire, même avec toute sorte de bonne volonté, quand il s'agit d'un poème. Le poème, s'il comble rigoureusement les exigences du sentiment poétique, induit l'âme en une exaltation où elle ne saurait longtemps se soutenir. Les excitations violentes sont nécessairement brèves. Un long poème est donc un paradoxe. Sans l'unité d'impression, les effets les mieux calculés ratent. Les poèmes épiques furent les fruits d'un sens incomplet de l'Art, et leur règne est aboli. Un poème trop bref peut produire une impression vive, mais jamais intense ou durable; sans une certaine continuité d'effort (4), - sans la durée, sans la répétition des coups, - l'âme n'est jamais profondément émue. Il faut la goutte d'eau qui tombe sur la pierre. Béranger a écrit des choses brillantes, — piquantes et spirituelles, — mais comme tous les corps instables, elles manquent de momentum, et ainsi n'arrivent pas à satisfaire le Sentiment Poétique. Ce sont des étincelles dont l'incontinuité ne peut pas profondément impressionner. L'extrême brièveté dégénère en épigrammisme: mais le péché d'extrême longueur est encore plus impardonnable.
 Si j'étais appelé à désigner le genre de composition qui, après le poème tel que je l'ai suggéré, répond le mieux aux exigences d'un haut talent, — lui offre le plus avantageux champ d'exercice, — je parlerais sans hésitation des contes en prose (5), pareils à ceux dont M. Hawthorne nous a donné des exemples. J'allègue la courte nouvelle qui se lit en une demi-heure, en une ou deux heures au plus. L'ordinaire roman est inadmissible à cause de sa longueur, pour les mêmes raisons que j'ai déjà exposées en substance. Comme il ne peut être lu d'une traite, il est privé, par conséquent, de l'immense force qui résulte de la totalité (6). Des intérêts étrangers interviennent durant les pauses de la lecture, qui modifient, annulent ou contredisent, plus ou moins, les impressions données par le livre. Mais la simple cessation de la lecture serait suffisante, à elle seule, pour détruire la véritable unité. Dans le conte court, au contraire, l'auteur peut imposer la plénitude de son intention. Pendant l'heure de la lecture, l'âme du lecteur est à la merci de l'écrivain. Il n'y a plus ni extérieures ni extrinsèques influences - résultant de la fatigue ou de l'interruption.
 Un habile artiste littéraire a construit un conte. S'il est sage, il n'a pas approprié ses pensées à a convenance des incidents; mais ayant conçu, avec un soin précis, un certain effet (7) unique qu'il veut enchâsser, il invente alors tels incidents, - il combine alors tels événements les plus aptes à mettre en valeur son effet préconçu. Si sa phrase initiale ne tend pas à la saillie de cet effet, il a bronché dès le premier pas. Dans toute la composition, pas un mot ne doit être écrit dont la tendance, directe ou indirecte, ne se rapporte à un dessein prémédité (8). C'est par de tels moyens, c'est grâce à ce souci et à cette adresse, qu'un tableau se trouve enfin achevé qui laisse sur l'esprit de celui qui le contemple avec sympathie une impression de pleine satisfaction. L'idée du conte apparaît pure parce que rien ne l'a troublée, but qu'un roman ne peut pas atteindre. Une brièveté excessive serait une objection, là comme dans le poème ; mais l'excessive longueur serait encore plus répréhensible.
 Nous avons dit que le conte a une supériorité même sur le poème. En fait, si, dans le poème, le rythme intervient comme un secours essentiel pour le développement de la plus haute idée poétique, — l'idée du Beau, — l'artificialité du rythme est cependant un infranchissable obstacle au développement complet de la pensée ou de l'expression, lesquelles ont pour base la Vérité. Mais la Vérité est souvent, et dans une très large mesure, le but d'un conte. Quelques-uns des plus beaux contes sont des contes fondés sur le raisonnement. Donc, le champ de ces sortes de compositions, s'il ne s'étend pas dans des régions aussi élevées de la montagne de l'Esprit, apparaît, du moins, tel qu'un plateau bien plus étendu que le domaine du pur poème. Ses produits ne sont jamais aussi riches, mais ils sont plus nombreux et plus appréciables de la foule. Bref, le conteur en prose peut plier à son thème une vaste variété de modes ou inflexions de pensée et d'expression (9) — (le mode déductif, par exemple, le sarcastique, l'humoristique), lesquels sont non seulement contradictoires à là nature du poème, mais absolument défendus par le rythme, qui est son spécial et indispensable adjutoire. On peut ajouter ici, par parenthèse, que l'auteur qui vise au Beau pur dans un conte en prose se met dans une situation fort désavantageuse, — car le Beau est beaucoup plus facile à atteindre dans un poème. Il n'en est pas de même si l'on veut la terreur, ou la passion, ou l'horreur, ou une multitude d'autres impressions. C'est donc du préjugé qu'est née l'ordinaire animadversion que l'on manifeste contre ces contes à effet, dont on trouve plus d'un beau spécimen dans les premiers numéros du Blackwood. Les impressions produites se développaient dans leur légitime sphère d'action et constituaient un intérêt également légitime, quoique parfois exagéré. Ils furent goûtés par tous les hommes de talent, même par ceux qui les condamnèrent, d'ailleurs sans justes motifs. Le vrai critique ne demande qu'une chose : que le but visé soit atteint, et atteint en plein, par les moyens les plus avantageux et les plus pratiques (10).

Edgar Poe.



 (1) Traduction inédite. - V. Mercure de France, Nos 23, 24, 26 et 28.
 (2) Ces pages, introduction à une étude sur les Contes de Hawthorne, ne sont guère qu'une variante dès idées exprimées dans le début de la Genèse d'un poème; mais de là un intérêt qui, pour n'être pas celui de la nouveauté, n'en est pas moins évident.
 (3) Dans la Genèse, il fixe la longueur du poème admissible à cent vers environ.
 (4) Genèse « ...Une certaine quantité de durée est absolument indispensable pour la production d'un effet quelconque. » (Trad. C. B.)
 (5) Il applique au conte ses principes touchant le poème: cette partie est la plus inattendue.
 (6) Genèse: « Car, si deux séances sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent , et tout ce que nous appelons l'ensemble, totalité, se trouve détruit du coup. » (Trad. C. B.)
 (7) Cf. Genèse d'un poème: « Pour moi , la première de toutes les considérations, c'est celle d'un effet à produire. »
 (8) Cf. Genèse, préambule de Baudelaire: « Un de ses axiomes favoris était encore celui-ci: Tout dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quant il écrit la première. »
 (9) Genèse: « Or, l'objet Vérité, ou satisfaction de l'intellect, et l'objet Passion, ou excitant du cœur, sont, quoiqu'ils soient aussi, dans une certaine mesure, à la portée de la poésie, — beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. » (Trad. C. B.)
 (10) Genèse : «... La fin doit être atteinte par les moyens qui peuvent le mieux y conduire. » (Trad. de G. Mourey.)

LE SOLEIL S'EST COUCHÉ
Ce soir, tes yeux en peine ont la pâleur des fleurs
Que je cueillis avec des soins mélancoliques
Pour sécher d'un parfum tes cils mouillés de pleurs,
Et ton cœur ne sait plus de joyeuses musiques.


Tu souriais naguère, ô blonde sœur d'exil !
Mais tout gémit, ce soir, et le printemps s'étonne
De voir l'été paraître seuil de cet avril
En ténébreux déguisement couleur d'automne.


Le soleil endormi rêve dans l'océan...
Ne livre pas aux vents du large ta pensée;
Ce soir, le ciel sans lune est un gouffre béant:
Ta main froide est l'aveu que ton âme est glacée.


Pour asile à tes yeux, ce soir, j'ouvre les miens
Leurs clartés sont, ma sœur! des souvenirs d'étoiles...
Ah! si l'Espoir au loin met en péril tes biens,
Puissent les vents prendre en pitié ses blanches voiles!

   Julien Leclercq.

PETITS APHORISMES


SUR LA SOCIÉTÉ

1
 Les conventions sociales sont des compromis entre la justice et l'intérêt.
2
 La société n'a pas de morale : elle n'a que des mœurs.
3
 La société fait les lois suivant ses instincts, et les viole suivant ses besoins.
4
 On prend les hommes pour ce qu'ils se donnent; on en a pour ce qu'ils sont; on les juge pour ce qu'ils devraient être.
5
 Tout ce que nous valons comme hommes, nous le déprécions comme individus sociaux.
6
 Plus une société est fortement constituée, plus les individus qui la composent le sont faiblement.
7
 Le travail dégrade l'homme plus qu'il ne l'ennoblit.
8
 Les animaux que l'homme a associés à son travail semblent accablés du même poids qui oppresse leur tyran.
9
 Il n'y a de vraiment digne que le travail libre, celui que l'homme entreprend poussé par son seul instinct d'activité, sans y être contraint par la nécessité de gagner sa vie.
10
 Le travail forcé a cette conséquence néfaste de dégoûter l'homme du travail.
11
 Le monde moderne périra pour avoir à la fois trop travaillé et mal travaillé.
12
 La moitié au moins de l'effort moderne est dissipé à la construction de tours de Babel inutiles.
13
 Les pyramides sont le plus vénérable monument de la sottise humaine.
14
 Tout travail qui n'a pas pour but exclusif la satisfaction des besoins physiques ou intellectuels de l'homme n'est pas autre chose que le rocher de Sisyphe.
15

 « S'il n'y avait aucune vertu, dit Vauvenargues, nous aurions pour toujours la paix. »
 Le contraire est, au moins, aussi vrai : s'il n'y avait aucun vice, nous n'aurions jamais la guerre. Ce qu'il faut dire, c'est que c'est un mélange de vices et de vertus qui fomente la guerre. Je me méfie même un peu de ces vertus guerrières. On les tient encore pour telles dans notre état de civilisation, mais chacun sent déjà qu'elles sont illogiques et barbares.

16
 La force ne prime pas le droit, le droit étant lui-même une force: mais le droit des forts prime le droit des faibles.
17
 La concurrence est l'âme de la vie sociale, mais c'en est l'âme damnée.
18
 Il y a des gens qui rendent service comme on prête à usure.
19
 On se défie de soi; on se méfie des autres.
20
 Éviter les inconvénients de la franchise sans tomber dans les complaisances de la flatterie est un des plus délicats problèmes de la morale sociale.
21
 La vérité est toujours bonne à dire, lorsqu'elle flatte ; mais c'est généralement alors qu'on ne la dit pas. On préfère flatter par le mensonge.
22
 Il est très facile de se taire, mais il est très difficile de savoir se taire.
23
 La politesse est l'hypocrisie de la bienveillance.
24
 A défaut de l'originalité de l'esprit, on arbore celle des mœurs.
25
 L'excentricité est la fausse monnaie de l'originalité.
26
 Un imbécile en quête d'originalité est pire que le dernier mouton de Panurge.
27
 Ceux qui vivent seuls sont des délicats de l'âme mais des grossiers du cœur.
28
 Un solitaire a des manies, il n'a pas de passions.
29
 Si tu vis seul, la calomnie s'acharnera sur toi mais si tu ne vis pas seul, ce sera bien pis.
30
 Celui qui s'ennuie seul avec lui-même doit bien penser qu'il ennuie aussi les autres.
31
 Etre avide de distractions, c'est avouer qu'on n'en trouve pas en soi-même.
32
 Rien n'est pire que la solitude pour les sots, rien n'est pire aussi pour l'homme d'esprit: il n'y a que les sages qui la goûtent.
33
 Aimez-vous l'humanité : lisez l'histoire, vous la haïrez. Haïssez-vous l'humanité: lisez l'histoire, vous l'aimerez.
SUR LA POLITIQUE

 La politique est l'art de se servir des hommes en leur faisant croire qu'on les sert.


SUR LA SOTTISE

1
 L'homme d'esprit garde le souvenir de ses sottises, le sot celui de celles des autres.
2
 La solidarité des sots est la pierre angulaire de l'opinion.
3
 La nature fut clémente pour les sots en les dotant aussi de fatuité.
4
 La sincérité n'est point de mise avec les sots: ils la croient toujours dictée par l'envie.
5
 Il y a des abîmes de sottise, comme il y a des puits de science; quand on se penche au-dessus d'eux pour les sonder, on reste effrayé de la profondeur de l'être humain.
6
 La prospérité des sots est plus une injure pour notre bon sens que celle des méchants pour notre conscience.
7
 Modérer ses appétits, surtout ses appétits spirituels, est la première condition d'une bonne hygiène.
8
 Maintiens-toi toujours la tête libre, comme le ventre.
9
 La santé intellectuelle exige que l'on ne soumette point son cerveau à des efforts trop violents: autrement on risque les hernies, les protubérances, les inflammations, les engorgements, les

lésions, anomalies que l'on déguise sous les euphémismes d'originalité, de talent, de génie, mais qui n'en sont que plus justement honnies des tous les gens sensés.

10
 Les dérangements cérébraux sont les plus dangereux : ils font école.
11
 Certaines personnes déploient une habileté prodigieuse à se tirer des mauvais pas que la plus vulgaire prudence leur aurait évités.
12
 Les hommes déchaînent souvent de grands maux pour la défense de petits intérêts.
13
 L'homme fait plus vite son deuil des désillusions qu'il ne se corrige des illusions.
14
 Nous ne voulons comprendre que ce que nous sentons; et ce que nous ne sentons pas, nous le réprouvons, comme si nous n'avions pas une raison pour suppléer à l'insuffisance de nos sens.
15
 On est banal chaque fois qu'on accepte les opinions d'autrui sans, au moins, se les être faites à nouveau.
16
 Contentez-vous de peu, on vous plaindra ; ne vous contentez de rien, on vous enviera.
17
 Il est très facile de tromper le peuple, même par des paroles, et très difficile de le détromper, même par des actions.
18
 L'imbécillité contemporaine détourne du présent les esprits délicats; ils se réfugient dans le passé, où la plèbe révoltante des sots, emportée par l'oubli, n'offusque plus leur regard, et où subsiste seule la compagnie des hommes intelligents et valables.

Louis Dumur.

« L'ART IMPRESSIONNISTE »



 « A mon ami Gustave Geffroy »: — cette simple dédicace inscrite au seuil de l'Art Impressionniste marque la place de Georges Lecomte dans la famille des écrivains d'art.
 Tout jeune — 24 ans à peine — Georges Lecomte à déjà affirmé son tempérament personnel, très net, dans des productions très diverses.
 Auteur dramatique, il a donné La Meule, cette pièce d'une haute portée sociale, dominée par une philosophie douloureuse et apitoyée, toute frissonnante d'émotion bien humaine, si éloquente en son agencement logique, qui obtint un vif succès, malgré quelques excessivités de mise en scène, imprévues par l'auteur et nullement nécessaires, du reste, à la signification de la pièce ; cette année, il dota le Théâtre Libre de Mirages, drame en cinq actes dont la hauteur de pensée et l'intensité scénique produisirent une impression très grande le jour de la lecture, et que M. Antoine s'est vu, à regret, dans la nécessité de reculer de mois en mois, puis enfin de remettre à la saison prochaine, tant cette pièce importante exige de soins, d'études et de forces.
 Des nouvelles parues cà et là, d'une vision émue, discrètement ironiques et toujours riches en au-delà, de rythmes très variés, gemmées de beaux vocables et d'images expressives, nous ont plu infiniment.
 Les études d'art, tant à La Cravache dont il fut rédacteur en chef qu'à Art et Critique, à L'Art Moderne de Bruxelles, aux Entretiens Politiques et Littéraires, à L'Art dans les Deux-Mondes, où il fit l'année dernière des campagnes appréciées, révélaient un amateur passionné et compétent du Beau, un érudit en matière d'art et un homme de goût. Dès l'année 1887, il se manifestait défenseur de la peinture claire, décorative et caractéristique; ses pages colorées, vibrantes, souplement évocatrices de belles lignes et de tons fastueux, s'adaptaient au tempérament spécial de chaque Peintre et à la nature de l'oeuvre. Georges Lecomte était donc tout désigné pour écrire une étude générale du mouvement impressionniste, et son livre n'est qu'une synthèse, très logiquement ordonnée, de ses opinions.
 Ceux qui, comme nous, ont lu ses récentes études sur l'Art contemporain parues dans la Revue de l'Évolution et la Revue Indépendante, la conférence qu'il fit en mars, au Cercle des XX, à Bruxelles, qui ont pu apprécier la largeur de vues avec laquelle il s'élève des manifestations particulières aux mouvements d'ensemble, pour en dégager les dominantes, ne seront point étonnés de la valeur artistique de ce volume.
 C'est « d'après la collection privée de M. Durand-Ruel », d'après les échantillons significatifs réunis par un affable et fin connaisseur (il fallait bien une base à cette étude; et l'écrivain eût aimé que ce fût le Luxembourg), que l'enthousiaste Georges Lecomte, bien secondé par les illustrations de Lauzet, a défini cet art naïf et complexe, qui rencontre aujourd'hui la gloire et des acheteurs, après vingt-cinq ans de luttes, parmi les dédains et les fous rires.
 L'Impressionnisme se plaindrait injustement de la destinée, car il a trouvé sur sa route des amis qui sont des talents: leur sincère éloquence a beaucoup fait pour son triomphe.
 Comme Gustave Geffroy, l'analyste de la Série de meules de Claude Monet, comme J.-K. Huysmans, Théodore Duret, Octave Mirbeau, critiques d'avant-garde, Georges Lecomte apparaît dans son plaidoyer somptueux un avocat passionné, incisif, ardent, coloriste et convaincu.
 Le livre s'ouvre par un morceau d'ensemble sur l'Impressionnisme. Georges Lecomte y résume nettement la nouvelle méthode picturale, l'effort nouveau vers le plein air d'un art épris de modernité, les patientes et successives recherches de trente ans, les influences visibles de quelques précurseurs avérés.
 Et, à tout seigneur… D'abord voici Manet, qu'attend bientôt « la consécration officielle du Louvre »; — puis son groupe, Degas et Renoir, traducteurs de la vie contemporaine, le doyen Camille Pissarro, Sisley, Claude Monet, Cézanne, Miss Mary Cassatt, Madame Berthe Morisot, peintres de l'ambiance lumineuse et du milieu exact.
  Après de pittoresques descriptions des œuvres qui font du home d'un amateur « un glorieux Temple de l'Art », Georges Lecomte, préoccupé par les tendances nouvelles de la dernière heure, conclut ainsi :
 « Une mystérieuse peinture de rêve succédera momentanément à ces splendides évocations de nature dont la plupart dépassent déjà, par leurs synthèses savantes, l'immédiate et fausse réalité. Telle Aurore de M. Pissarro, telle Marine de M. Claude Monet nous semblent, en effet, aussi suggestives que représentatives. De leurs chaudes harmonies se dégage la Pensée ; le rêve s'en essore. Le grand mystère de la Nature est par elles rendu... »
 Ce seul fragment nous renseigne sur le style de Georges Lecomte, qui ressemble à la manière même des Peintres qu'il préconise, comme elle plus pittoresque que philosophique, avant tout descriptif, et cependant inspirateur de réflexions originales. Ce style a la force, une force claire et sonore, savante et jeune, où chante la beauté des verbes qui détaillent et qui résument, ce style d'artiste littéraire rend aussi bien la robustesse rurale d'un Camille Pissarro que la subtilité féminine d'un Renoir. Il y a là des pages qui évoquent des toiles. Peut-être pourrait-on souhaiter, sous cette éloquence généralisatrice, un peu plus de précision technique et critique dans le détail. Mais, tel qu'il est, cet éloquent et somptueux livre vient à point, l'année même où M. Durand-Ruel révèle au public les initiateurs Renoir et Camille Pissarro…

Henry Gauthier-Villars.


PHILOSOPHIE DE LA CENSURE


 Ce n'est pas un recueil sans intérêt, ce volume récemment paru où sont donnés différents rapports des censeurs dramatiques sous le second Empire (1). On peut même négliger l'inénarrable sottise de la Censure elle-même, bien qu'elle ait une certaine saveur de courtisanerie peureuse et bigote mélangée d'un bizarre fumet de vanité professorale: — la lâcheté des auteurs dramatiques, tel est plutôt, inaperçu du compilateur, inaperçu de tous les journalistes qui ont chroniqué sur ces documents, le vrai sujet du livre de M. ***.
 Que la Censure demande quelques suppressions de mots qui paraissent sales ou trop durs et que l'auteur consente à ces suppressions qui n'amputent que de verrues, souvent, l'intégralité de son oeuvre, il n'y a pas à lui en vouloir; ainsi M. de Goncourt dût laisser quelques bribes de la peau de Germinie Lacerteux aux ongles de la médiocre Harpie. Mais, d'ordinaire, cela va plus loin : la Censure dicte et l'auteur corrige.
 Alfred de Musset fut, après M. Dumas fils, l'un des premiers à capituler. Deuxième rapport sur André del Sarto : «... Aux théories trop exaltées et paradoxales, qui d'ailleurs ont parfois été affaiblies dans leur expression, l'auteur a opposé des répliques en forme de correctifs qui en atténuent la portée; des détails trop vifs ont été supprimés ou adoucis... » Diane de Lys, par M. Dumas fils ; deuxième rapport : « L'auteur ayant remanié son oeuvre a demandé un nouvel examen. Les modifications ont été capitales; elles ont porté sur les principales situations qui nous avaient paru rendre la pièce inadmissible... » Ce rapport est tout à fait-typique; si Diane de Lys ne porte pas au faux-titre cette mention : en collaboration avec la Censure, ce ne peut être que par oubli ou ingratitude.
 Le Verrou de la Reine, par Dumas père: « Cette pièce est la réduction en trois actes de la comédie La Jeunesse de Louis XV..., refusée sur notre rapport du 9 novembre 1853 ».
 Deuxième rapport sur Le Mariage d'Olympe, par Emile Augier: « L'auteur du Mariage d' Olympe, auquel nous avons communiqué nos réserves... a fait droit à celles qui concernent le dénouement et les détails du dialogue indiqués sur les manuscrits. »
 Souvent le directeur se fait le complice de la Censure. A propos d'un drame historique en vingt-cinq tableaux, Paris : « Le directeur est entré pleinement dans nos vues, mais il s'est trouvé en présence des résistances de l'auteur. Il a passé outre... »
 M. Paul Foucher est bien plus conciliant. Il consent, dans sa Notre-Dame de Paris, drame tiré du roman de Victor Hugo, à « séculariser » Claude Frollo ; l'archidiacre devient un imagier, et l'auteur s'engage à lui enlever « tout caractère ecclésiastique ».
 Pour la Tireuse de cartes; Victor Séjour autorise la Censure à modifier elle-même tout ce qui lui avait déplu dans le drame ; elle le bouleverse entièrement et l'auteur approuve.
 Je sais bien que l'indocilité des dramaturges n'eût servi de rien. La Censure est plus entêtée qu'une mule ; elle ne cède jamais, — mais cela, parce qu'elle sait que la majorité des auteurs préfère l'argent à la dignité, la recette à l'indépendance. Si jamais aucune concession n'avait été faite à la Censure, son rôle serait devenu si odieux qu'une impopularité certaine la balayait. Il est encore temps, pour ceux que cela intéresse, de prendre ce parti.

R.G


 (1) La Censure sous Napoléon III, par ***. Rapports inédits et in-extenso (1852 à 1866). Préface de *** et interview de M. Edmond de Goncourt (Savine).


THÉATRES

THÉATRE MODERNE
 Le Chevalier du Passé, tragédie moderne en 3 actes et en vers libres, de M. Edouard Dujardin, deuxième partie de la Légende d'Antonia) (1); Décor de Maurice Denis.
 L'argument du Chevalier du Passé est aussi simple que celui d'Antonia, sinon davantage. Antonia, est devenue, après la mort de l'Amant, une courtisane :

J'ai donné aux passants que m'amenait le sort
Ce qu'ils voulaient, l'extase, la joie, la mort.

 Cependant la mémoire de l'Amant n'est point défunte en elle; au plus calme des heures nocturnes, la prostituée s'absente de l'actuel ignoble pour revivre l'autrefois, et, loin du présent, échappée au souvenir des réalités quotidiennes, seule enfin avec la Chimère fidèle qui la guide et la garde, elle évoque l'Amant, et voici qu'une fois il apparaît, le Chevalier du Passé:

Je suis celui qui n'étais plus.
Du fond des temps révolus,
Du plus loin, des souvenirs les plus anciens,
Je viens.

 Le rêve d'Antonia, le constant et unique rêve qui gît au plus secret de son cœur, s'accomplirait-il ? La vie « se rouvre pour elle », l'ancien bonheur va renaître. Mais l'aube point, la clarté du jour « où toute vérité se reconnaît » et qui abolit le cher songe où s'exaltait la pauvre âme déchue : car l'Amant s'éloigne d'elle, qui n'est plus que la forme, la semblance de celle qu'il aima :

..... tu n'es plus
Celle que tu fus....
............
Le jour revient, la vie revient;
Adieu ! Le cours des choses indissolublement te tient.
Le passé est détruit, ton âme
D'autrefois est morte, tu es une autre femme ;
L'Amante avec l'Amant a connu le trépas.
O douloureuse créature, cherche ! et tu trouveras
Le chemin, le dur et divin chemin
Par où ta vie aura son lendemain.
Au milieu du sort qui t'envoûte,
Cherche ! et tu trouveras la route;
Elle peut refleurir un jour, ton âme absoute...

 Antonia obéit à ces graves suggestions de sa conscience: elle quitte le lieu de mensonge et d'avilissement où elle vécut, et s'en va vers de nouvelles destinées.
 Cette seconde partie la Légende d'Antoniaest de conception moins large que la première. L'Amante ne pouvait, jadis, en face du Tentateur, n'être point l'Eve curieuse et faible dévolue au péché : elle était alors la femme ; à la mort de l'Amant, elle choisit la prostitution : la conséquence n'était point fatale, peut-être même moins logique que telle ou telle autre, et cet acte libre de sa volonté individualise Antonia, qui n'est plus qu'une femme.
 De même, il n'y a plus ici l'ombre d'un symbole, et à peine les personnages abstraits qu'on nous montre sont-ils synthétiques.
 Le Chevalier du Passé se réduirait donc à un cas sentimental traité par la simplification : procédé excellent en soi, mais dangereux. Tout ce qui, en effet, constitue l'intérêt immédiat d'une action dramatique, le geste individuel, étant écarté, il est de nécessité absolue de le remplacer pas autre chose, une conception spéciale de la vie, une philosophie un peu neuve, une vision très lucide des arcanes de l'âme, puis une langue nombreuse en images, riche, évocatoire. Or, il faut bien reconnaître que M. Dujardin perçoit d'une façon assez ordinaire l'éternel conflit sentimental ; que sa philosophie, sans nouveauté, est encore incertaine, une sorte de fatalisme tout à coup infirmé par un mot chrétien: « Elle peut refleurir un jour, ton âme absoute » ; et qu'enfin sa langue fluente et inharmonique manque de « suggestivité ».
 L'œuvre est néanmoins intéressante en tant que signe ; la voie est ouverte à ceux qui détiennent en toute puissance des qualités rudimentaires ou frustes chez M. Dujardin, et le mérite lui restera d'avoir été le précurseur non dans la voie d'un théâtre symboligue ― le symbolisme de la Légende d'Antonia étant d'ailleurs plus que contestable ― mais dans celle d'une « simplification » au moyen de quoi les modernes se rapprocheraient des classiques, sans toutefois les recommencer.
 Il est inutile, je crois, de revenir sur cette évidence que M. Dujardin ferait mieux de ne pas écrire en vers - si ses vers sont des vers — et que, à la juger opportune, l'assonance réitérée serait tout aussi sensible dans une belle prose. Je ne reparlerai point — l'ayant dit déjà l'année dernière - du comique irrésistible d'abstractions se mouvant en redingotes, avec des cravates de fantaisie, dans un décor de rêve : pourquoi pas des parapluies! La Parole d'éternité que prononce tel personnage laissant dépasser de sa poche, selon un mauvais goût de petit gommeux, la corne de son mouchoir, perd un peu de sa valeur. Cette question du costume mâle est un point difficile du théâtre de M. Dujardin, mais il est incontestable que des deux ou trois solutions possibles il a élu la pire.
 Mlle Mellot, en progrès, s'est beaucoup donnée, et elle a honorablement tenu son rôle. M. Lugné-Poé manque décidément de souplesse dans la voix; et puis, je sais bien que l'Amant de la Légende d'Antoniaest un crucifié et que les bras en croix sont ici comme un symbole, mais invinciblement je le revoyais en évêque, dans Théodat, où les bras en croix n'étaient peut-être pas de toute rigueur... Quant aux Floramyes, elles furent déplorables. THÉÂTRE LIBRE
 Mélie, pièce en un acte, en prose, d'après la nouvelle de M. Jean Reibrach, par M. Georges Docquois;— Les Fenêtres, pièce en trois scènes, en prose, par MM. Jules Perrin et Claude Couturier; —Péché d'amour, pièce en un acte, en prose, par MM. Michel Carré et Georges Loiseau.
 Mélie est une piécette réaliste vraiment réaliste — sans cependant être tout à fait exempte du convenu naturaliste. Elle est d'ailleurs mal équilibrée, d'une désespérante longueur d'exposition. Fallait-il tant jaspiner — à parler comme dans la pièce — pour présenter cette fille du peuple qui va se marier ? Mais elles sont toutes ainsi : elles ont eu ou ont encore une amie, ancienne camarade d'atelier, qui fait la noce, et, si elles sont non pas jolies, fraîches seulement, elles n'ignorent point qu'il leur suffirait de vouloir pour avoir aussi de beaux atours, ne plus travailler, et se dérober à la vie malheureuse que, huit fois sur dix, leur réserve le mariage. Tout le long début de la pièce, si peu nouveau, eût donc pu être réduit à douze répliques, et le drame ne commence réellement que lorsque le fiancé, pendant le repas en famille, la veille du mariage, lit ce fait-divers lamentable : une femme affolée de misère tuant ses cinq enfants avant de se suicider. Toute la famille, fiancé compris, s'indigne contre la « mère dénaturée », d'où une belle scène de colère révoltée chez la fille du peuple qu'on va marier demain: elle approuve l'acte de la pauvre femme, et, pour ne se jamais trouver dans son cas, plante la famille et futur et court rejoindre son amie la noceuse. La pièce vaut surtout par la vérité du détail et la précision de la langue. Il est en effet très rare que l'auteur ne force point la note et ne détonne pas lorsqu'il emploie l'argot.
 Mlle Nau eut un beau mouvement de révolte, M. Gémier a délicieusement ânonné le fait-divers, et M. Janvier a su ne pas charger un rôle de pochard ; M. Janvier est d'ailleurs toujours d'une surprenante exactitude.


 Si Maurice Maeterlinck n'existait pas, on se serait dit, en écoutant Les Fenêtres : « Il y a là un effort vers quelque chose de neuf ». Mais M. Maeterlinck existe; il donne, beaucoup plus intense, ce même « frisson » qu'on tâche à provoquer ici; de plus, chez lui, et de façon très apparente dans L'Intruse, Les Aveugles, Pelléas et Mélisande, il n'est pas un geste, pas un fait, pas un lieu, qui ne soit significatif et la représentation matérielle de la psychique de l'œuvre; l'action extérieure est concomitante à l'action occulte, et de la correspondance continue et indéfectible du concret et de l'abstrait le drame acquiert une extraordinaire puissance. MM. Jules Perrin et Claude Couturier, en somme, ont assez mal imité leur maître. Ils lui ont emprunté ses procédésr  : l'attente, le silence, l'obscurité, la répétition d'un motif, la phrase a double sens; quelques-uns même de ses accessoires : la lampe qui s'éteint, le rideau qui flotte, la porte qui s'ouvre; mais ils n'ont pas atteint à son art, qu'ils ont comme vulgarisé pour le réduire à l'entendement du public. Il est certain que si la pièce avait cessé là où le drame s'achève réellement, quand l'architecte Laurier, accusé d'un crime et acquitté d'hier, est pris, alors qu'un courant d'air éteint sa lampe, d'une frayeur qui prouve sa culpabilité, la moitié des spectateurs de la répétition générale, composés de gens de lettres et de journalistes, n'eût déjà rien compris, et il est supposable que les neuf dixièmes du vrai public eussent été dans le même cas. Aussi les auteurs ont-ils accumulé les preuves, jusqu'à la maladresse, jusqu'à ce geste qui est un aveu formel de Laurier à sa femme. Ces moyens sont par trop gros: les fenêtres, c'est-à-dire la série d'actes inconscients par lesquels Laurier livre son âme aux regards de sa femme, sont une Ssuite de portes cochères, et, pour comble, il ouvre lui-même la dernière toute grande.
 MMmes Nancy Vernet et Barry ont un peu manqué de simplicité; M. Antoine fut bien l'homme possédé d'une idée fixe, absent des choses immédiates : mais cette attitude même ne nous dit-elle pas que Laurier est coupable ? Combien cet assassin eut été plus intéressant en jouant l'insouciance, la liberté d'esprit, la parfaite innocence d'âme — alors que par l'entrebâillement des « fenêtres » on l'eût reconnu criminel! MM. Janvier et Gémier furent excellents chacun dans un bout de rôle.


 Péché d'amour, un jeune prêtre, qui, aimant sa sœur adoptive et lui ayant fait un enfant, abandonne les ordres pour l'épouser, est un acte conçu en mélodrame, écrit en mélodrame, et qui fut joué en mélodrame par MMmes Marie Laure, Jeanne Dulac, MM. Laroche et Verse.
 Alfred Vallette.


(1) La première partie, Antonia, fut représentée sur la scène du Théâtre d'Application le 20 avril 1891 (V. Mercure de France, t. 2, p.362).


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LES  LIVRES (1)
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 L’Art Impressionniste, d’après la collection privée de M. Durand-Ruel, par Georges Lecomte. Trente-six eaux-fortes, pointes-sèches et illustrations dans le texte de A.-M. Lauzet (Typ. Chamerot et Renouard). ― V. page 345.
 Le Chevalier du Passé, tragédie moderne en 3 actes, 2me partie de la Légende d’Antonia, par Edouard Dujardin (Vanier). ― V. page 349.
 La Fin des Bourgeois, par Camille Lemonnier (Dentu). ― En ce temps assez peu génial, avoir du « tempérament » est le don suprême : passer pour en avoir est identique, et prouver en avoir, aux yeux de la majorité de la critique et des snobs, s’obtient en écrivant des choses toujours à peu près les mêmes, sur le même plan et dans la même langue. Simple affaire de procédé, à la portée du dernier cancre de lettres. Comme tel industriel s’approprie la trouvaille de l’inventeur en la modifiant un rien, il suffit à l’écrivain de s’assimiler la manière de quelqu’un en l’adultérant vaguement. Or, si le constant souci de faire œuvre d’artiste, trop apparent pour qu’on le lui dénie, défend M. Lemonnier du reproche d’être fécond ― car on le lui reprocherait volontiers ― on se rattrape sur sa « diversité », laquelle dénoncerait à la fois une faiblesse de « tempérament » et un penchant à l’imitation. Raisonnement de sophiste. L’accusation s’applique merveilleusement à nombre de contemporains, qui ne sont divers que parce que, manquant en effet de tempérament, ils subissent toutes les influences. C’est tout juste le contraire qu’affirme la variété dans l’œuvre de M. Lemonnier : la proposition doit être retournée quant à lui, chez qui la diversité naît de la richesse du fonds. Mais dans un œuvre aussi touffu que le sien, qui va de la plus minutieuse analyse aux plus hautes généralisations, il est des rencontres fatales avec ceux que leur défaut de souplesse cantonne à jamais dans un genre, ou les habiles qui savent arriver plus vite et sans fatigue en se spécialisant dans telle fabrication brevetée S. G. D. G. Il ne faut pas oublier que M. Lemonnier écrivait Happe-Chair en même temps que M. Zola Germinal, et il est assez peu surprenant que, dans La Fin des Bourgeois, certaines des affaires brassées par les Rassenfosse rappellent les opérations de Saccard, dans La Curée : le bourgeois et les affaires du bourgeois sont les mêmes partout. D’ailleurs, aucune comparaison possible, sinon, et rien que par place, dans la technique, soit la moins importante partie d’une œuvre. Il ne s’agit plus ici d’un épisode, d’un moment de la vie du bourgeois, mais d’une évolution totale, de la révolution de la bourgeoisie depuis sa naissance jusqu’à sa dissolution. M. Lemonnier montre cette famille des Rassenfosse, d’une souche de sublimes brutes, conquérant la richesse et la puissance par le travail opiniâtre, puis n’ayant plus qu’un seul souci, s’enrichir toujours ― mais par les affaires ― et jouir. Ils spéculent, agiotent, trafiquent, combinent de sales machinations, sans s’occuper des misères du peuple d’où ils sortent, qu’ils pressurent et qui les hait ; mais le vice les sape, la jouissance matérielle, leur bonheur de gavés les corrompt physiquement autant que moralement ; ils s’amoindrissent, déchoient, se désagrègent, s’éteignent en une lignée de dégénérés : c’est la fin des fins ― et s’il reste au monde un peu du sang de cette famille bourgeoise, c’est qu’une de ses filles, Ghislaine, plus saine que les autres, a couché avec un domestique dont elle a un fils bien portant et robuste, qui vivra. ― Œuvre d’une haute signification sociale, forte, bien équilibrée, écrite dans la langue riche qu’on sait. Des épisodes grandioses, et quelques-uns d’un superbe lyrisme. Jean Chrétien 1er et l’aïeule Barbe sont d’inoubliables figures, de même que ces types de dégénérés : la petite hystérique Simone, Régnier le Bossu, le glouton apoplectique Antoine Quadrant.
 A.V.
 Dans la Fournaise, par Théodore de Banville (Charpentier). ― Comme les héros grecs que les dieux frappaient de flèches bienveillantes, Théodore de Banville fut emporté, l’an dernier, subitement, sans que la maladie eût le temps d’altérer cette pensée, unique en notre âge, de fière joie, de fantaisie et de lyrisme. Il aima la joie parce qu’elle était pour lui synonyme de lumière et de beauté ; mais si volontairement il exclut de son œuvre tout ce qui en aurait troublé la glorieuse splendeur, il n’était point sans ressentir autant que les pessimistes déclarés les misères de notre condition. Quelques-uns se sont obstinés à tort à ne voir en lui que le poète des Odes funambulesques, en laissant de côté, je ne sais pourquoi, l’auteur des Exilés et de cette admirable Florise, qu'il faudra bien qu'on joue quelque jour. Cette œuvre posthume, Dans la Fournaise, mettra-t-elle fin à leur erreur têtue ? Je l'espère et n'ose le croire. La Fournaise, c'est Paris ridicule et tragique où grimacent, se ruent et pantèlent les bêtes pitoyables, les hommes hagards et féroces, les dieux qui meurent.
 Il ne sied pas d'apprécier sommairement une suite de poèmes qui résume toute une vie d'art sincère et désintéressé ; mais, avec la douleur ravivée qu'une telle bouche se soit tue, je transcrirai ici une page de ce suprême livre :

Soleil couchant

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 Dans le ciel qui se fait un jeu d'associer
 La douce rose avec des crudités d'acier ;
 Dans le ciel éclatant de sang, d'or et de soufre
 Se tord de désespoir tout un peuple qui souffre ;
 Ce sont les Dieux, les rois, les guerriers, les vainqueurs,
 Ceux qui donnent pour nous tout le sang de leurs cœurs.
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 Des animaux, chevaux, grands lions, aigles roux
 Brillent dans un éclair d'orage et de courroux ;
 Et devant tous les rois apparaît, la première,
 Une figure blanche et faite de lumière,
 Dont le visage clair et pénétré de jour
 Épand une clarté de douceur et d'amour.
 Et les Dieux dans le ciel brûlant qui s'irradie
 Se tordent, frémissants, mordus par l'incendie.
 Sentant s'ouvrir pour eux le gouffre incandescent,
 Ils exhalent enfin leur plainte, et s'adressant
 À l'homme qui n'a plus d'espoir ni de bravoure,
 Cependant que la flamme atroce les entoure
 Et dévore leurs fronts vermeils et leurs cheveux,
 Ils disent : Nous mourons parce que tu le veux !

 P.Q.
 Montmartre, par. C. Chaigneau (Comptoir d'Edition). — L'histoire simple de M. Chaigneau fera la joie des bonnes femmes spirites ; on y parle de couples androgyniques, de force radiante ; la maman d'un jeune homme qui semble à première vue raisonnable revient de l'autre monde pour dicter un message cryptographique et le faire insérer à la 4e page d'un journal ; enfin il y a des apparitions, du bruit sous les meubles, de la télépsychie, des déclamations sur l'âme et l'avenir de l'humanité. — Victor Charme est venu à Paris pour étudier la médecine ; un jour, il escalade la butte par la rue Foyatier et s'extasie ; après plusieurs pèlerinages, il s'appuie contre la rampe, retire son chapeau, et d'une voix claire appelle l'amour et la sœur idéale (il est 10 heures du matin, le moment est précis) ; et voilà que du bout de la rue Saint-Jacques la sœur idéale se met à courir ; elle grimpe les escaliers, se précipite, la petite folle, tant le magnétisme a de puissance ; — comme elle est honnête, cependant, l'honnête jeune homme l'épouse, et tout porte à croire qu'ils feront beaucoup d'enfants.
 M. Chaigneau, pardonnez-moi de me moquer : le grand tort de votre histoire, voyez-vous, c'est sans doute d'être moderne ; les occultistes ont beau nous récréer avec des tourbillons de radiances et le monde des harmonies éternelles, nous n'oublions point qu'ils prêchent en redingote et en tube de soie : nous les trouvons ridicules un peu à la manière des pasteurs protestants. Ce qui fait le prestige des petites princesses de la légende, c'est justement l'incertitude de leur vie ; nous les évoquons au lointain des siècles, parmi des décors irréels et charmants ; elles sont des figures de rêve, les vagues et délicieuses apparitions d'un clair de lune mystique. Devant elles, une jeune institutrice, même peintre de fleurs et songeant de grand art (!), même fille d'un capitaine de cuirassiers tué à Reischoffen, est un être bien matériel, d'une idéalisation bien relative. Si vous ne le saviez comme moi, je vous dirais encore que le prince Charmant n'allait point à la clinique de Lariboisière, qu'il n'écrivait point de thèse sur les « Rétinites symptomatiques » ; malgré votre évident désir de nous intéresser au symbole de ce couple-citoyen, j'ai peur que vous n'ayez manifesté trop de lyrique enthousiasme dans la phraséologie nébuleuse de l'hermétisme. — Vous avez vu trouble, M. Chaigneau ; je ne vous rappelle pas à l'évidence pour vous êtes désagréable, mais examinez donc maintenant votre lanterne ; je suis sûr que vous allez y reconnaître la traditionnelle vessie.
 C. Mki.
 L'Athènes de la Sprée, par Luc Gersal (Savine). — Il s'agit d'une physiologie de Berlin. Sujet délicat entre tous par ces temps de chauvinisme. L'auteur, d'un caractère aimablement bonhomme, semble-t-il, s'est tiré à merveille de ce mauvais pas. Il a vécu longtemps dans les lieux qu'il décrit, a pénétré profondément ce monde toujours factice d'une capitale encore neuve, et il parle après mûres réflexions. Une pointe d'esprit gaulois (du bon), de la diplomatie et une grande science du détail lui permettent de nous montrer le Berlinois justement triomphant sans que nous puissions nous fâcher, et de nous le faire apercevoir ensuite sous ses mauvais jours sans qu'il s'en fâche (espérons-le). Théodore Randal (dont le Mercure a publié dernièrement un remarquable article) a fourni aux études de Luc Gersal des notes complémentaires sur le socialisme en Allemagne très curieuses. En somme, les Croquis berlinois forment une série de tableaux d'intérieur consciencieusement peints, et tous ceux que le Déroulédisme n'aveugle pas pourront faire leur profit de cette œuvre écrite en bon français… sous tous les rapports.
 ***
 Contes à la Reine, par Robert de Bonnières (Ollendorff). — M. de Bonnières, qui aime les sous-titres autant que les sous-entendus, pourrait écrire un conte appelé : « Le Bibliographe, ou Qu'il est utile quelquefois de lire un livre jusqu'au bout devant que d'en juger, ou encore Qu'il ne faut point se fier avec trop de bonhomie à la devise de l'enseigne. Il a inscrit au seuil de son livre deux vers de mauvais augure :
 Héros légers dont les flûtes légères

 Ne doivent rien aux Muses étrangères.

 Quelle âme hardie ne doit pas être l'âme du lecteur qui passe outre néanmoins, au risque d'affronter tout à l'heure un monstre ancien et peut-être immortel, l'esprit français. Mais quelle surprise aussi de ne pas rencontrer la vilaine bête, en gardant tout le long de la route la délicieuse terreur qu'elle ne vienne à apparaître et à faire fuir aussitôt tout charme et toute poésie : il suffit qu'on la devine prête à l'agression pour penser à elle et se réjouir ainsi qu'elle soit absente, ou du moins honteuse d'elle-même et comme terrée. N'ayez crainte : vous n'entendrez point ici le rire matois de Marot et Désaugiers, que d'aucuns préfèrent à la hautaine tristesse de Vigny, le patriotisme intellectuel consistant, comme l'autre, à ériger en mérite supérieur les plus médiocres qualités et les plus haïssables défaillances de la race. Vous éprouverez au contraire, en fréquentant ce recueil de poèmes, un plaisir de nouveau et d'inédit et même d'exotisme, mais d'exotisme chronologique ; la langue que parle M. de Bonnières nous est devenue presque aussi étrangère que l'islandais ou le tamoul : qu'on imagine un contemporain de La Bruyère qui n'eût pas trop oublié le parler de Ronsard et qui, sans archaïsme brutal, choisirait seulement dans le vocabulaire du passé les mots qui nous sont encore usuels, et dans la syntaxe les tournures les plus aisées, les plus logiques et les plus significatives, et nous raconterait des histoires vieilles et nouvelles, les belles légendes qui, depuis l'origine des âges, enchantent les enfants et les hommes, et que chaque génération adapte à sa mode. J'admets que ce soit Perrault qui conte Mulot et Mulotte ou Le Follet : c'est la même sobriété d'images et de couleur. Mais déjà la sonorité des vers avertirait que le poète est d'une autre époque. De jadis il a retenu l'élégance, la finesse et la pureté de diction ; cela et rien de plus. Encore qu'avec raison il se refuse à l'émotion banale et au désespoir facile, il n'affecte point cette méprisable désinvolture gauloise qui raille toute délicatesse de cœur et admire la vie avec stupidité. Quand Sauge-Fleurie, la petite fée, se donne au prince, sachant qu'elle mourra pour avoir aimé un homme, toute à la hâte de goûter la joie unique et meurtrière, elle refuse la couronne, les bijoux et les merveilleux habits en un simple et touchant discours :
 Est-il pour moi besoin de tant d'apprêt ?

 N'aimez-vous point la belle solitude…

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Lazare ressuscité, désormais
 Certain du néant qui rassure,
boit, mange, fornique et se plonge dans la crapule ; cependant passe saint Pierre qu'on mène pendre, tranquille et ravi, malgré le supplice prochain et les injures de la foule, et celui qui sait la tombe vide songe que l'autre fut le plus aimé :
 « Qu'importe que la Mort le leurre
 Puisqu'il ne le saura jamais,
 Et que, mort dans la joie immense
 Qu'on ne trouve qu'entre tes bras,
 Jamais tu ne l'éveilleras,
 O Dieu d'amour et de clémence ! »
 Mulot et Mulotte, bien qu'ils aient accepté la vie avec résignation et n'aient point trop pâti d'elle, refusent à la fée de tenter la chance d'une nouvelle jeunesse. Ils sentent obscurément l'angoisse d'être des hommes, et leur réponse est aussi poignante qu'un aphorisme de Schopenhauer. Mais la plus exquise pièce de ce livre, la seule où le plaisir ne vit point inquiet et précaire par l'appréhension du monstre, c'est L'Epitaphe d'une Courtisane. On a gravé sur la stèle un Peigne, un Miroir, un Collier et des vers où il est dit combien Vénus fut dure à celle qui sommeille là :
 Aussi plus que le rude glaive,
 Les lourds paniers, les socs tranchants,
 Ces menus objets sont touchants
 Sur ce monument qu'on élève,

 Et plus que l'humide filet,
 La rame votive ou la Parque.
 Ce collier qu'a noué la Parque,
 O vaine, ô faible Æa, me plaît ;

 Car ce Collier que l'on t'envie,
 Ce Miroir, ce Peigne ont été,
 Plus qu'eux et comme ta Beauté,
 Instruments d'une dure vie !
 Ne dirait-on, pour la grâce, un fragment de l'Anthologie grecque, et peut-on ne pas goûter, sans se reconnaître balourd, cette pitié presque ironique et point déclamatoire ?
 P.Q.
 Le Policier, par Oscar Méténier (Charpentier). ― Les œuvres de Méténier s'adressent au grand public. Ce ne sont pas exclusivement des lectures d'amateurs comme celles de Rosny ou de Lemonnier, et telles que l'auteur les a voulues nous devons les juger, sans parti pris, c'est-à-dire en nous plaçant au point de vue du grand public, lequel existe puisqu'il achète. Or, le Policier n'est pas seulement une œuvre intéressante comme lecture… de lecteur, ce livre nous découvre un Oscar Méténier nouveau, un Méténier anarchiste ! En s'aidant de la candeur de quelques vieux clichés, en faisant à quelques doux principes romantiques et romanesques certaines petites concessions, l'auteur du Policier vous flanque ni plus ni moins la société bourgeoise la tête en bas… et le triomphe, c'est qu’elle ne s'en aperçoit pas en le lisant. C'est fini du clan pleurnichard et imbécile des héros de Richebourg, de Montépin, de Bouvier, etc. Le beau ténébreux est remplacé par le marlou, la jeune fille vertueuse mais persécutée se trouve heureusement rafraichie par la noceuse du Moulin Rouge, et quant au père noble, il n'apparaît que pour servir de prétexte à l'apologie de l'assassinat. Je ne sais pas si c'est prémédité chez Méténier, en tous les cas cette totale absence de moralité du fond est bien faite pour nous ravir si la trop grande crânerie de la forme nous déconcerte parfois.
 A retenir du Policier un abattage monstre de la préfecture, et la manière délicieuse dont l'auteur dit : ce « brave garçon » en parlant d'un souteneur de Montmartre.
 ***
 La Chanson de la Bretagne, par Anatole Le Braz (Rennes. Caillière). ― M. A. Le Braz est un poète breton, et il a voulu, dans son livre, nous donner la sensation de son pays, âpre et doux, farouche et mélancolique à la fois. Souvent il a réussi : dans la Chanson de la Bretagne il y a maints beaux vers descriptifs, qui nous évoquent de graves, et aussi de gracieux paysages où passent des hommes énergiques et vigoureux en même temps que naïfs et tendres. Mais les meilleurs poèmes de M. Le Braz sont, nous semble-t-il, ceux qu'il a écrits sur des thèmes populaires : on sait combien la Bretagne et riche en légendes ; et de ces légendes est venue une inépuisable littérature de contes et de chansons. De quelques-unes de ces chansons, M. Le Braz a fait des poèmes pleins d'un charme un peu mystérieux, et aux thèmes dont il s'est servi il a su donner une forme délicate, tout en leur gardant leur fraîcheur et leur simplicité. La légende de la Lépreuse, celles de Jeanne Larvor, de Jeanne Lezveur, de Jean l'Arc'hantec, plusieurs Sônes, sont la plus agréable partie de ce livre dont nous aimerions à voir disparaître quelques taches : où, par exemple, l'auteur nous répète trop souvent qu'il est Celte, où il y a çà et là des métaphores excessives et des images peu exactes, et où certaines strophes, d'une langue lâche, ressemblent un peu trop à des strophes improvisées. Nous ne doutons pas que M. Le Braz ne puisse se corriger de telles fautes.
 A.-F. H.
 Portraits d'Écrivains, par René Doumic (Paul Delaplane). ― Les écrivains étudiés sont : Alexandre Dumas fils, Emile Augier, Victorien Sardou, Octave Feuilet, Edmond et Jules de Goncourt, Emile Zola , Alphonse Daudet, J.-J. Weiss. L'auteur, très consciencieux, doué de l'objectivité qui fait le vrai critique, analyse avec impartialité et perspicacité le caractère des écrivains et juge libéralement la valeur de leurs œuvres. Cela suffit à le faire estimer. L'estime devient de l'admiration lorsque je songe qu'il a eu le courage de lire tout Dumas fils, tout Augier, tout Sardou… ― de l'admiration, et de l'épouvante à l'idée qu'une tâche semblable, vu le malheur des temps, aurait pu m'incomber. J'aime encore mieux lire M. Doumic, bien que nous n'ayons peut-être pas une commune idée esthétique. Le chapitre V excepté, je ne ferais pourtant que peu d'objections à son très subtil dépeçage des Goncourt.
 R. G.
 La Bohème diplomatique, par le comte Prozor (Perrin). — M. le comte Prozor, qui, par de consciencieuses traductions les premières faites en notre langue, contribua fort à propager parmi nous les oeuvres d'Ibsen, nous donne aujourd'hui un roman où sont dessinées de manière assez vive et assez amusante quelques silhouettes de ces importants nomades, bohèmes aristocrates, qu'on nomme diplomates, et où nous aimons à lire, attribué à l'un deux, un tel aveu: « Est-ce que les ambassadeurs savent seulement ce qui se négocie par-dessus leurs têtes ?.. A moins qu'ils ne l'apprennent par un journal... Rouage inutile, mon bon ami, rouage inutile… »
 A.-F.H.
 Le Rythme poétique, par Robert de Souza.( Perrin et Cie). — Dans le marais poétique où chacun coasse selon la force de ses poumons et le caprice de son génie, il est de mode depuis quelques années de discuter les questions de métrique, de parler nombre, rhythme, assonance, allitération, hiatus, apocope, quelquefois à tort et à travers ; mais toujours chacun de ceux qui parlent est rongé par le désir secret et légitime d'imposer à autrui comme une règle absolue sa méthode particulière de chant. Le reste des hommes passe le long des berges et ne comprend rien à tout cela ; pour lui toutes ces bêtes bruyantes sont des grenouilles, de simples grenouilles, et à moins d'être soi-même grenouille on ne peut distinguer nettement une rainette d'une grenouille-taureau. Au contraire de la plupart d'entre nous, M. de Souza connaît la valeur des mots techniques qu'il emploie, et son livre est fortement soutenu par de bonnes lectures et de sagaces réflexions personnelles. J'avouerai cependant qu'il intéresse plus comme une tentative désintéressée que comme une oeuvre d'utilité pratique et immédiate. Qu'un philologue considère l'évolution du vers français depuis son origine jusqu'à nos jours, qu'il constate l'apparition, la mort ou la survivance de telle ou telle forme, sans avoir d'autre souci que de dire comment les choses se sont passées : soit, le chercheur et le savant profiteront à le lire, s'il est consciencieux et bien informé. Qu'un esthète survienne qui essaie d'interpréter les faits recueillis par le philologue et montre que ces accidents ne sont accidents qu'en apparence, et que les formes abandonnées ont péri soit par vice congénital ou bien parce que ceux qui les employèrent manquaient de talent, qu il prétende découvrir le pourquoi, j'y consens encore. Mais ce qui me semble aventureux et vain, c'est d'édifier par avance, même en partant de l'évolution antérieure, la théorie d'un vers futur. Jamais les arguments les plus spécieux, les plus logiques, ne détermineront la naissance d'une oeuvre : un poème est une création organique et vivante, et nul ne peut dire ce qu'il sera avant qu'il ne soit, pas plus qu'on ne connaît exactement l'art de faire des enfants mâles ou femelles.
 Nous nous heurtons d'abord à deux lois contradictoires, toutes deux rigoureusement exactes : « Le rhythme n'est perçu que par la répétition », et « Tout rhythme trop souvent répété devient une habitude et n'est plus perçu en tant que rhythme. » Selon que l'une des deux lois s'impose plus vivement au poète, l'ordonnance sévère ou la liberté l'emporte, et, pour nous restreindre à ce siècle, nous avons successivement le vers monotone du premier empire, le vers parfois désarticulé outre mesure des romantiques, puis le retour du Parnasse à plus de régularité, et enfin les velléités actuelles d'émancipation. M. de Souza, tant qu'il interprète les faits anciens ou présents, est en général un observateur avisé et un esthète délicat (encore pourrait-on lui chercher noise parfois; p. ex. le vers de Racine est peut-être, contrairement à ce qu'il pense, d'une variété plus réelle que celui de La Fontaine). Mais des qu'il en vient à formuler une loi positive, cette loi est insuffisante ou discutable. Selon lui: « Ce n'est que le jeu des accents forts et des accents faibles qui peut achever d'animer le mouvement rythmique.» Par accent, M. de Souza entend l'accent oratoire et non le simple accent tonique : ne voit-il pas qu'ainsi, il songe seulement à l'élément pathétique du vers, ce par quoi il cesserait d'être une transposition de la vie pour devenir la vie elle-même, et qu'en acceptant cette loi unique on arriverait à la négation même de l'art, tandis que certaines déclamations du vers rendues obligatoires non par la passion ou la logique, mais par une nécessité musicale voulue du poète, créent vraiment un autre monde par une audacieuse transfiguration de la vie?

P. Q.


 Balzac socialiste ( Extrait de la « Revue socialiste »), par Robert Bernier (Sevin). — Il y a quelques années, on feuilletait les auteurs célèbres , anciens et modernes, pour trouver en leurs œuvres des traces de la manie alors dominante, l'anti-cléricalisme; et on en trouvait — jusque dans Pascal, jusque dans Bossuet! Aujourd'hui que la mode est au socialisme, il sied que ces mêmes auteurs nous soient affirmés tels que des socialistes, — au moins inconscients. Dirais-je de ce genre d'étude qu'il me semble particulièrement inutile? Si je voulais prouver Balzac monarchiste ou théocratique, catholique ou athée, anarchiste ou républicain, — par un habile choix de phrases j'en viendrais à bout facilement, et je convaincrais les gens faciles à convaincre. D'ailleurs , comme tous les hommes d'une très vaste intelligence, Balzac devait avoir, non pas une, mais cinq ou six cents opinions: que le socialisme se trouvât dans cette collection, cela est fort admissible, — et, en son ingénieuse et paradoxale étude, M. Bernier a raison.

R. G.


 Nobles et Noblesse, par De Nimal (Savine). — Recueil de faits et surtout d'anecdotes touchant l'ancienne noblesse française et la nouvelle. Des appendices intéressants; beaucoup de renseignements curieux; encore plus de scandaleux racontirs. L'auteur n'a pas compris ceci: une société aristocratique est à peu près au-dessus des lois; elle n'a que des usages et vit dans une relative anarchie: c'est pourquoi les vices et les passions (aussi bien que l’héroïsme et le libre esprit d'initiative) s y développent très heureusement, — loin des vertus moyennes et des vices moyens, également vomitoires.

R. G.


 Expiation, par Guy de Charnacé (Savine). — Ce roman est de la plus ridicule banalité; pour preuve de notre dire, nous en citerons le premier alinéa: « Les hommes de ma génération se souviennent encore du drame lugubre où sombra la carrière d'un des jeunes diplomates les plus distingués du règne de Louis Philippe. Le cercueil d'une jeune femme, admirablement belle, mariée in extremis, et celui d'un enfant nouveau-né, se dirigeaient un soir, à la lumière des torches, vers le cimetière d'un village italien. Un homme accablé par la douleur et par le remords suivait, seul, le funèbre convoi. A la même heure, une autre femme, sœur de cette morte, victime, elle aussi, de cette triste situation qui fit si grand bruit en 18.., tombait presque sans vie dans la dernière scène. »

A.-F. H.


 Comic-Salon, par Willy, dessins de Christophe (Léon Vanier). — A Henry Gauthier la providence a ajouté Vil-art, et c'est par un sentiment de respect excessif pour un illustre poete qui se nommait tout simplement Gautier que l'auteur de Comic-Salon signe Willy des œuvres peu recommandables. Dans la science du calembour M. Willy est d'une érudition profonde, et il n'est pas une page de lui où l'on ne constate qu'il ait beaucoup lu et retenu; malheureusement, il ne sait pas faire un choix, et c'est, surtout, aux auteurs anciens des plus mauvais almanachs qu'il emprunte. Il doit à son savoir le bon accueil que lui fit la presse quotidienne, mais il nous étonne que, doué d'un talent aussi productif, il s'adresse avec un désintéressement inopportun à certaines revues sans rubriques pour son emploi. C'est là une erreur dont il reviendra. M. Willy, dans ses écrits, ménage ses lecteurs. Comic-Salon, par exemple, engendre plutôt cette mélancolie qui est de la tristesse indifférente que le rire qui distrait et détourne des travaux graves. Ce genre de lectures est utile surtout à ceux qui écrivent et qu'inspirent les toutes petites vanités de ce monde. Il arrive parfois que l'on se trompe sur la valeur des styles, et je dois à M. Willy de reconnaître aujourd'hui combien je me suis mépris vers mes douze ans sur l'impor- tance d'une publication périodique, la Lanterne de Boquillon, que je lisais assidûment à cause d'opinions républicaines et anti-cléricales que j'affichais au lendemain de ma première communion. Je parlerais volontiers des dessins de M. Christophe, mais mon ami Albert Aurier fait ici la critique d'art et je ne veux pas empiéter sur son domaine.

J. L.


 Les Illuminés, par Jac Ahrenberg et Fernande de Lysle (H. Simonis Empis). — Scènes de la vie des Hihulites, dit le sous-titre; et peut-être le seul intérêt de ce roman est-il de nous révéler l'existence d'une secte de salutistes, de méthodistes aux prédications ambulantes, dans les Villages perdus et les neiges de la Finlande — L'histoire, qui pourrait être curieuse, est parfaitement insignifiante, écrite pour les jeunes filles de six ans, et d'une moralité incontestable ; paysans, maquignons, pasteur ivrogne, amourette contrariée, vieux serviteur débitant des proverbes et coup de fusil pour le dénouement, — Mme Fernande de Lysle, dont je me garderai de médire, — j'ai toujours peur de m'attaquer à une jolie femme, — présentera sans doute sa petite affaire à la commission des livres de prix ; je ne crains point pour elle, mais, si j'étais l'éditeur, quand même, j'ajouterais des images.
 C. Mki
 Soleil d'Afrique, par Jean de Villeurs (Lemerre). — Le colonel de P... est, au dire de M. François Coppée dans la Préface de ce livre, un "superbe colonel". Peut-être ; mais, comme poète, il n'a aucun talent, et il devrait bien s'abstenir de montrer au public les niaiseries que, sous le pseudonyme de Jean de Villeurs, il écrit entre deux commandements.
 A.-F. H.
 Les Ames noires, par Georges Poulet(Lemerre). — Si l'auteur de ce livre y montrait quelque part les dangereuses qualités d'artiste et de poète, il serait infailliblement poursuivi, sous le chef d'outrages aux bonnes moeurs, et s'en irait pour de longues années dans les geôles de notre libre République. Mais des vers tels que
 Car la semence humaine est la même en tous lieux...
 Le vol
 Sachons donc arrêter le travail qui s'opère
 Dans les flancs fécondés par un amour ardent.
 Qui nous retient la main?….
 Père
cette apostrophe à Pasiphaé :
 Etreins de tes cuisses vermeilles
 Les flancs de ton beau lévrier…
 Pasiphaé
l'apologie du vampirisme:
 J'aime les vierges refroidies
 Que la Mort jalouse a roidies…
 Vampire
le proxénétisme maternel offrant à un jeune cavalier une gamine de quinze ans :
 S'abandonnant sans les comprendre
 A tes baisers les plus savants…
 .....................................
 Si tu la veux, je te la vends.
 Courtage
toutes ces petites drôleries trouveront la magistrature indulgente et tacitement sympathique, à cause dé leur louable et obstinée platitude. Dieu est grand ! s'écrierait Raoul Ponchon.
 P.Q.  RÉÉDITIONS
 Versiculets, par Alfred Poussin, Préface de Jean Richepin, Notice d'Alfred Vallette, avec deux Portraits de l'auteur (dans 50 exemplaires de luxe, un seul dans les exemplaires ordinaires), par Evert van Muyden(Genève : imprimerie Centrale Genevoise, — Paris : Léon Vanier). — Je ne sais pas de livre qui reflète mieux son auteur que ces Versiculets dont voici une troisième édition, et c'est une histoire tragi-comique que la leur : ils la racontent eux-mêmes. Chaque fois qu'il les réimprime, Poussin les élague et y ajoute ; ainsi ont disparu de la seconde édition quelques pièces assez factices qu'on lit dans la première, et il est exact de dire que la troisième, encore expurgée, n'est plus faite que de moment d'une vie — déjà longue. Il n'est point jusqu'aux continuelles modifications des dédicaces qui ne soient significatives de quelque incident — accident serait plus juste — de cette vie à la fois bohème et très ordonnée. Et le livre offre un mélange de naïveté, de pessimisme sans amertume, de fierté parfois défaillante, d'amour de l'art, de détestation du Mufle, de mélancolie point pleurnicharde, d'esprit ça et là. Poussin eût excellé dans un genre secondaire bien délaissé aujourd'hui, l'épigramme. En Voici deux :

Le Silence d'or
Je vous demandais, Excellence,
Un louis sur votre trésor ;
Mais, sachant bien que le silence est d'or,
Vous jugez bon de garder le silence.


A un Grec de la Décadence
Je ris bien lorsque tu flagelles
Musset, qu'on admire partout :
Ses vers inspirés ont des ailes,
Et les liens n'ont que des ficelles
Et des pieds à dormir debout.


 La prosodie d'Alfred Poussin, tout à fait simple, ne relève de personne, et s'il a des vers malheureux, par exemple celui-ci :
 J'embrassai tout enfant le culte d'Apollon,
il en a qui dénotent sinon la Science, du moins le sentiment du rythme. Mais les Versiculets valent surtout en tant que confession : chacune de leurs courtes pièces est une échappée sur une vie absolument unique en notre ère bourgeoise ― ainsi, du reste, que l'auteur lui-même le reconnaît :
 Si ma conduite est étrange et permet
 A quelques-uns de la trouver blâmable,
 ― Je leur réponds Pour couper court et net :
 Je ne suis pas votre semblable.
 A.V
 L'Anarchie dans l'Évolution socialiste.Esprit de Révolte, par Pierre Kropotkine (au bureau de la Révolte, 140, rue Mouffetard). — Deux brochures de propagande montrant la nécessité et l'imminence d'une révolution nouvelle.
 P.Q.


(1) Aux prochaines livraisons : Baisers d'Ennemis (Hugues Rebell) ; La Dragée haute (Féline de Comberousse) ; Les Vibrations (Amédée Amoric) ; Dicts et Symboles (Gaston Le Poil) ; Vers l'Etoile (Emile Vitta) ; L'Adolescent confidentiel (Michel Féline) ; L'Invisible (J. de Tallenay) ; Une transformation de l'Orchestre (Charles Henry) ; La jeunesse de demain ( F. Vanden Bosch) ; Les Dons funestes (Charles Saunier) ; Printemps sombre (Charles Cudell) ; La Passante (Adrien Remacle) ; Tryptique des Châtelaines (Tristan Klingsor) ; Contes chrétiens ; Le Baptême de Jésus, ou les quatre degrès du scepticisme (T. de Wyzewa) ; Rimes de Mai (Henri Corbel) ; La Bataille de Tire-tes-Grègues (Maxime Oget) ; Deux Gloires (F. de Julliot) ; Les Grands Enterrements (Bazouge) ; La Fin des Dieux (Henri Mazel) ; et les livres annoncés déjà.


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JOURNAUX ET REVUES (1)
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 De notre collaborateur Laurent Tailhade, dans L'Initiation (juin) :
 En ce temps de banquisme, de niaiserie et de stupéfiante ignorance ; en ce temps où le groin du public s'oriente vers les boniments péladasinesques, la peinture d'Henri de Groux et la musique d'Achille de Bussy ; où le félibrige international conduit sous un même pennon Belges, Suisses et Levantins, heureux de saluer chez M. Moréas le plus parfait virtuose en logomachie que Ronsard ait enfanté, c'est une vive joie pour les esprits curieux des choses littéraires que l'apparition d'un poète exempt de manginisme, d'un poète qui ne se proclame roman, symboliste, ni renéghilien, dont les humanités s'effectuèrent ailleurs qu'à la bibliothèque en de brèves séances, et qui, premier que de composer des vers, se donna le soin d'apprendre la grammaire. Tel est M. Edouard Dubus, dont le récent volume enrichit d'un frêle et fin joyau la bibliothèque de La Plume, où les Dédicaces de Paul Verlaine et cette merveille de M. Retté : Thulé des Brumes, l'avaient glorieusement précédé : Quand les violons sont partis.... Le titre, d'élégance légère, avec un ressouvenir de fête galante et ce qu'il faut d'accent cavalier en un jeune poète, évoque d'emblée le milieu quintessencié, les parcs lunaires d'intermezzo, les mirages

Conseilleurs de jolis projets un peu hardis
où se développent les quarante poèmes d'Edouard Dubus, poèmes si variés de facture, mais reliés entre eux par une même et robuste inspiration.
 « L'amour de la femme emplit ce livre de printemps, de la femme tantôt perfide comme la nixe d'Henri Heine, buvant de sa lèvre morte le rouge sang des cœurs et berçant de chansons insidieuses le sommeil des pêcheurs engloutis ; tantôt fardée et peinte comme une vierge byzantine
Droite en son vêtement d'impassibilité
parmi les jardins coruscants des verrières et l'outremer ingénu des lettres onciales ; tantôt fugitive et doucement pleurée sur les modes sangloteurs de Paul Verlaine, le maître immédiat de M. Dubus. C'est la femme tout entière avec son inconsciente nocuité, ses grâces animales et tout ce que sa parure, sa laideur, sa bêtise et sa méchanceté versent d'affolement aux plus nobles cerveaux.
 « La tristesse des couchants « pavoisés de pourpre », l'or rosé du matin « où la bougie agonise », les brises des « saisons

jolies », les lis « pareils à de vivantes opales », tout ce décor d'apothéose et de féerie auquel M. Charles Morice reproche avec quelque dureté, mais non sans raison peut-être, d'avoir longuement servi aux artifices parnassiens, tout ce décor enluminé de pourpres hiératiques, ce décor fleuri, composite et chantourné encadre un seul drame de jeunesse, le planctus éternel du désir inconsolé.
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 « Quel succès prédire au recueil d'Edouard Dubus ? Parmi les abominables gentillesses des imbéciles rimeurs contemporains, cette voix pure, fraîche et déjà promise aux magnificences lyriques, os magna sonaturum, se fera-telle entendre par delà les « Brékékékex » des grenouilles romanes et le renâclement des bourriques symbolistes ? Il serait audacieux de l'espérer. D'ailleurs la chose semble de minime importance, les vers de notre Dubus étant de ceux qui peuvent attendre les consécrations futures et la justice du lendemain. »
 De Nieuwe Gids (Juin). ─ Het vraagstuk van den Krans, par Ch. M. van Deventer ; ― La Conquête du Pain, critique du livre de Kropotkine, par F. J. van Uildriks ; ― Nederlandsche Politick, par P. L. Tak, un des défenseurs du radicalisme en Hollande ; ― Koediefje; Ziele bewegen, par Delang ; ― Dragamosus (première partie), par Ary Prins, récit historique presque entièrement descriptif et qui témoigne d'une grande puissance de vision ; une particularité : le verbe, au lieu d'être à l'imparfait, est souvent à l'infinitif ; d'ailleurs, style un peu fatigant et où l'on sent trop l'effort ; — deux poèmes en prose : Het Idiootje et Goudrang, par Frans Erens ; ― Een Sociaal Weckblad, par F. van der Goes, qui fait aussi la critique d'un drame M. W. G. van Nouhuijs : Het Göndolschje, représenté avec un gros succès pendant 1a dernière saison.
 Dans Les Hommes d'Aujourd'hui (N° 405) : José Maria de Heredia, dessin de F.-A. Cazals; biographie par Paul Verlaine. ― «...... Quelle forme magistrale drapant quelle grandesse fastueuse et généreuse ! Une clarté, une sonorité, un éclat de cristal ! Des couleurs, des formes, des attitudes du plus pur Antique, du plus fier xve siècle castillan, de la plus raffinée et capricieuse Renaissance qu'aient vues resplendir, chatoyer, régner, les bords du Loir et de l'Arno ! Et ces parfums des Iles et ces merveilleux paysages volcaniques aux fleurs violentes, aux pampres d'émeraude, de topaze et d'or ! Tous les oiseaux prestigieux, toutes les mers enchanteresses ! Encore l'âme loyale et dure des vieux Ricoshombres dans la haute aisance du gentilhomme, non sans, parfois, telle grâce brève du gentleman! »
 Les Entretiens Politiques et Littéraires (juin) s'ouvrent par un article de M. Stéphane Mallarmé, Vers et Musique en France, originairement publié en français dans le National Observer, et contiennent un curieux inédit de Laforgue Pierrot fumiste. — En tête de la livraison de juillet, M. Francis Viclé-Griffin donne cette avertissement : « Nons élargissons le cadre de ce périodique en en respectant les proportions premières : et si, d'une part, la Théorie socio-politique y doit trouver une plus large place, l'Art, dans son expression absolue — le Poème — s'y manifestera, nous l'espérons, dignement. » Et, pour commencer, voici un poème de M. Emile Verhaeren : La MortTexte italique, et une lettre d'Elisée Reclus « Aux compagnons rédacteurs des Entretiens. »


 Amusant numéro de La Plume ( 15 juin), consacré, sous la rédaction en chef de F.-A. Cazals, aux Soirées de la Plume et contenant, avec des poésies et des chansons, 99 portraits inédits. — Dans la livraison du Ier juillet, fragment d'un livre de Paul Verlaine qui paraîtra prochainement chez Léon Vanier : Mes Prisons ; des Notes sur le Poète anglais Owen Stirck, et un portrait d'Owen Stirk par Louise Abbéma ; poésie de Stuart Merrill : A la femme d'Automne ; un poème en prose écrit en français par un étranger. M. Harold Swan, articles d'Adolphe Retté, Emile Watyn, Charles Bonnier; William Ritter, ce dernier sur Louis Duchosal à propos de son livre récent : La forêt enchantée. — Le numéro du 15 juillet est consacré à la Magie, sous la direction de M. Papus.


 L'Ermitage (juin) publie la traduction, par M. Henry Bérenger, d'une étude sur Walt Whitman due à un jeune écrivain anglais, M. Havelock Ellis. Nous avons cité (numéro de mai, p. 85) l'Autobiographie de Walt Whitman insérée par M. Vielé-Griffin dans les Entretiens Poiitiques et Littéraires. Nous extrairons de l'étude de M. Havelock Ellis ce portrait physique du poète américain :
 « Whitman était arrivé à Washington, jeune, dans la perfection de la force physique ( « Voici un homme », disait de lui le sagace Lincoln, a qui Whitman était inconnu, et qui le vit par hasard passer devant sa fenêtre ); il en repartit vieux et affaibli, ayant atteint le sommet de sa vie, pour redescendre ensuite le chemin qui décline. Sa puissance physique resta pourtant imposante, alors et toujours. Il est décrit après cette époque comme ayant six pieds de haut et pouvant porter des poids d'environ deux cents livres ; avec des sourcils fortement arqués ; les yeux d'un bleu clair, plutôt petits, émoussés et mornes ce trait est assez curieux, car on associe généralement les grandes imaginations créatrices avec les larges yeux brillants) ; la bouche largement coupée, avec de larges oreilles aussi et des sens exceptionnellement affinés. Le teint particulier de sa face, tel que l'a dépeint son principal biographe,Bucke, était d'un marron brun brillant; la couleur de son corps était « d'un rose délicat mais bien accentué », comme le teint britannique ou germain ; sa démarche était d'un éléphant. Aucune description, disent ses biographes le Dr Bucke et après lui M. Kennedy, ne peut donner une idée de l'extraordinaire puissance de séduction physique de cet` homme, même sur ceux qui ne furent en contact avec lui que pour un moment... »  Pousser l'honnêteté biographique jusqu'à noter la couleur du corps d'un poète est d'un assez joli ragoût ; mais les biographes eussent peut-être mieux fait de négliger ce détail, et de révéler par quel mystère une personne qui a les yeux « plutôt petits, émoussés et mornes », de larges oreilles et la démarche d'un éléphant, est douée de puissance de séduction physique.
 A.V.
 La Révolte (25 juin) publie un intéressant fragment inédit de Michel Bakounine, La chaîne des Temps. Le résultat de la Révolution française a été` tout négatif ; elle a cependant rendu un service immense, en enlevant pour l'avenir toute possibilité de gouvernement : « Elle a tué en principe, sinon encore dans le fait, le cauchemar des siècles, le maudit principe d'autorité
 P.Q.
 La troisième livraison de L'Idée Libre (juin) contient des poésies et des proses de MM. Édouard Schuré, Alber Jhouney, Émile Besnus, Jules Bois, Maurice Pottecher, B. Guinaudeau, et de très intéressantes Notes littéraires sur l'Allemagne moderne, par M. Henri-Albert Hang. L'Allemagne sort aujourd'hui seulement de « la torpeur intellectuelle où la plongèrent ses victoires ». Ce sont des étrangers qui reconstituent sa littérature « en débâcle ». « Sous la triple influence de Zola, Tolstoï et Ibsen, ces trois pseudo-naturalistes (idéalistes abstraits, les a nommés M. de Hartmann), on a repris courage, et les premiers signes d'un renouveau littéraire ont apparu… Mais les louables efforts de MM. Conrad et Bleibtren pour créer en leur revue, Die Gesellschaft, un mouvement de réalisme national, n'ont encore abouti qu'à des œuvres grossières et inutiles. Le comte Tolstoï n'est guère populaire que depuis la Sonate à Kreutzer. S'il n'a pas fait école directement, son évangélisme, violemment discuté, a ramené l'attention sur des questions d'éthique, grosses d'œuvres nouvelles. En sa patrie d'adoption, Henrik Ibsen fut plus intimement compris. Ses drames sociaux, habilement mis en lumière par quelques admirateurs, MM. Otto Brahm, Paul Schlenther (pour ne citer qu'eux), représentés d'abord sur des scènes spéciales, sont maintenant du domaine public... » En somme, là-bas, comme ici, « les esthéticiens jacassent et les hypothèses s'entrechoquent ». M. Kurt Grottewitz suit M. Huret avec une Enquête sur l'avenir littéraire (Magazin für Litteratur) ; M. Hermann Bahr étudie « les formes d'art qui naîtront an-delà du naturalisme » ; M. Ola Hansson essaie de fixer la future esthétique, mais il s'arrête à ceci : « La sensibilité moderne est encore dans son devenir ». ― M. Henri-Albert Haug donne un aperçu des récentes productions et présente successivement M. Heinz Tovote, triplement influencé par Guy de Maupassant, Alphonse Daudet et Paul Bourget ; ― M. Gérard Hauptmann, un dramaturge qui marcha sur les traces d'Ibsen et a conquis une originalité complète ; — Sudermann ; — MM. Arno Holz' et J. Schlaf,' .' • • • •de qui le Papa Hamlet dont la-Revue Blanche vient de jpublier . une traduction : « Volontiers, chez iléus, •on les taxerait .de-- fumistes... 'Mais M. Holz. est encore sn esthéticien' et :Même . un poète intéressant... Avec MM. Liliencron, Jules Hart, Karl Henkell, Maurice de Stern .Bierbaum (dont nOuS 'in-sérons cinq poèmes en prose &miels. Présente livraison, p..3 ro), il tâtonne très efficaCement sur la voie d'un, lyrisine mn> veau ». — L'orientation nouvelle de M. Ola Hansson, de. qui • • •itous avons également publié. naguère huit poèmes (no 3.o,- p. • • zo3 : Lés 'Chants d'Ofee, parait être--cle,“ Rechercher J'âme' • dans le domaine ine,xplore de l'InconsCient ». ; 'Nietzsche . • • ét Lombroso ont été ses édueateurà.,— M.:Hermann .Bahr est. • un enthousiaste de M. Barrès : promet ni roman de psy .chologie nouvelle, « d'une psych,ologie qui analysera les plus . seerètes impulsions- de' l'âme, .1ra cueillir ridée au seuil Meme* de l'inconscient, pour la poursuivre. pas à pas , à travers un... labyrinthe d'influences' diVerses, jusqU'à sa maturité .com-piète ». — M. Henry-Albert Haug etticlie enfin, .dans'le's revues, les préoccupations' de Tépoque : on abandonne assez. - généralement le positiyisme, et si—toujours. coriame ici —on - ne saurait définir exactement où l'on va, leS ,tendanCes .sout• -. cependant et sans aucun doute idéalistes.

A.V.

.
 La Cronaca d'Arta cesse de paraître; ses services sont, dès ce jour assurés par la Vita hltoderna. Nous feronS 'bon '• accueil à fa seconde -.dé ces reVuei (dont nouS. ayons déjà, *. parlé), tout- en • regrettant la. première.' . • .• . • • ' . .
 M. Ludovic Malquin est un des philosophes et des théori+ • riens dé rAnarChie les plus remarqués..-S'it..n'à ,pas *encore. bea.ucoup d'autorité, cela viendra :, son peit article. de. L'En-Dehors du 26. jitin.„ intitulé- Notee Avenir,. était excellent.- . . •
 La Revue de l'Évolution (i" juillét) donné une.tradttc . ' • tion,' par M. 'Alexandre Cohen; de l'Histoire .de. Saïdjahl it,Adindak, du hollandais Multatuli ; des notes. et itnpressiOns , Duc-Quercy •sur la Hollande. socialiite Elle tiouS a,pparait si hiératique, si •parfaitement immuable . dans' ses ferrites, que la pensée ne vient pas: d'Un. poisible rajeunisSe- • tnent.. Eh bien, notre ignorance • ou notre optique' nous ....trorupent. Dans..ces Villes oubliées, 'dont les .ntaisonS closes • Suent l'Or amassé au temps deS splendeurs, un sOuffle nouveau , ; :de très modernes batailles s'y livrent cle littérature. eart, et par-delà les-cités, au. cceur dés provincés,:en ces. • chanipsiinmensément platS oit frissonne là moire' des- canaux, teutun:.peuple de terriens s'agite saisi de fièvre, et lui aussi' 'entiainé,.'selon le . Mot de Taine, dans « grand branle uni

« On Croit le moment bon Ponr lé dire avec. Sincérité et avecnaïVeté à cette heure il y a deux ClasséS d'écrivains

ceux qui ont du talent, les SYmbolistes ; cettx qui n'en ont pes,--, les Antres. s Joli et brillant moine en paradoxe. ce motpair lequel Remy de Gourmont ormunence an attide sur Le .9mbolisme, dans la Revu itlennelse (juin). La masse revue a publié dans ses deux derniers numéros la buœimqese, incohérente' et très poignante histoire de Pale Hasuld; tra¬duite de l'allemand par Jean de Néthy. MM. Arne Hals et »bannes Schlaf la firent paraître à Leipsig en 1889, comme traduite du. norvégien de M. Bjarne liolmien, avec une introduction par le De Bruno Fran:sam. La fumisterie réussit, et le Temps du as mars z881; « rendant justice ela saisissante originalite de cette nouvelle, qui a fait esse; grand-bruit en , Norvére, , ajoute aux fragments qu'il en cite des passages em- • pruntès à la biographie_ imaginaire de son auteur ». La nen 'relie vient d'être traduite' mi. norvégien par M. Harald a Le mois littéraire 'appartient à' Remy Gourmont n, dit la n Revue des Revues » de la Revue de l'Evolution. eu effet, 'dans les Essais :d'Art libre (juin); encore` un article de notre collaborateur : L'Art libre etl'Esthltique individuelle: L'Art est antérieur à. l'Esthétique. L'Esthétique, doit étrenne explication et non une théorie de' l'Art.. L'Art est . libre de toutela-.liberté de la conseienne:;;i1 est son propre juge et son "propre esthète ; il est personnel et individuel, comineCoinine l'esprit : et, râme libérée de tonte obli¬gation qui n'est pas morale, l'esprit libéré de toute obligation qui n'est pas intellectuelle, l'Art est libéré de toute obligation qui n'est pas esthétiqne Mais, l'Art étant a: anormal, illo¬gigue et incompréhensible », on _peut tolérer :que des gens très, intelligents et de l'effort rrobjectivité en éclairent un peu — oh E très peu les obscurités, et dévrilient au public distrait Ies secrets rie la magique Lanterne.. » — bans la même livraison, une nouvelle de M. Hngues` Rebell La Divine expérience, un article de M. Ilènri Mare': L'Anarchisme ; deS .vers dé Roinard : La Voyante, etc.

Signalons encore : Revtie Indépendante .(juid) Le Parnasse et les Parnassiens: Notes en& témoin, par M. L. XaVier de : Ricard tradisetioia d'un conte de 1.1 . Holger. Drachmartn. Elle nsOierrit et' on 'enterra; de M. Camille Mauclair,Za Baigneuse aux Cygnes; de M. Boni:Lamour' Préface d'un livre inédit. — Chimère (juin): un article de.1..1,. Paul Redonnel siir le Socialisme Intégral ;• de Benoit Malun ; des poésies .de MM. Pierre Féline, Raoul Gineste, Joseph Loubet, — Revite Jeune (juillet)-: de M.: Pierre Loti, une Lettre six - Jeunes; et de M. Maurice Pujo sine Réponse à 14". Pierre. Loti.- Magasin Littéraire (Crandjuin)::Biillades Russes;'

de le: Hector Hoornaert. Saint-Graal ijuirt-juillet;:. Le BoisCOnieit,' de Léon Bloy; des vers de MM.. Emmautrel Signoret, Paul Verlaine, Retté, Henri Degron, Gabillard, dei poèmes en prose de- MM. GiiStave Robert, Henri Mare, Joachim Gasquet. Revue du Siècle. (Lyon-juin) : De la Rimé pour les yeuX dans la vers français; par M. Puitspelti ; Le Portrait de la Marquise, de M. Camille Roy. — Chat-Huant (Bordeaux-1O juillet) : un dessin de M. Henri Gouné illustrant une poésie signée J. L., La Trompette. ― Nouvel Echo, des poésies de M. Claude Couturier. — L'Art social, un excellent article de P. N. Roinard : De la sincérité en Art. — La Syrinx (juin) : traduction d'une poésie de M. Eugenio de Castro, des poésies de MM. Paul Souchon, Henri Michel, Joachim Gasquet, Léon Leclère, René Seyssaud, Marius André, et de M. Camille Rousset une page de prose un peu mièvre : La Reine au Bois rêvant.
 A.V.


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CHOSES D'ART
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 Trocadéro. — Le musée de sculpture comparée s'est enrichi, en ces derniers mois, de plusieurs moulages : le portail de l'église d'Aulnay, extraordinaire avec ses théories de monstres et de saints (XIIe siècle) ; le portail de Carennac et le portail de Charlieu, l'un très simple et très pur, le second, une merveilleuse dentelle (art roman) ; les portes de la cathédrale d'Aix (fin de l'ogival) ; une clôture de chapelle de la cathédrale d'Évreux (Renaissance ou presque) ; la clôture du choeur de Rodez (Renaissance); la cheminée de l'hôtel de ville d'Orléans ; enfin la cheminée du palais de justice de Bruges, antérieurement au Louvre.
 R. G.
 « Cher Monsieur,
 « Après avoir remercié le Mercure de la petite note parue dans le dernier numéro, sur ma conférence, — souffrez-que je m'explique au sujet de cette ligne : « Parler de Puvis de Chavannes, c'est bien ! mais de Monsieur Rochegrosse ? » Ce reproche m'a été fait assez généralement. Je suis lapidé de « Rochegrosse ». Cette grosse roche m'écrase....
 « Mon intention ― j'ai dû n'être pas clair ? — était d'opposer au vigoureux et expressif romantisme de Henri de Groux celui de la foule des peintres qui exposent aux Champs-Élysées et au Champs-de-Mars. Et parmi ceux-ci, j'ai choisi M. Rochegrosse parce que la « grande » presse l'a toujours très complaisamment loué.
 « Ses œuvres montrent qu'il a compris les « contrastes harmoniques » de Delacroix, — et n'a pas la science utile pour les appliquer. Ils existent Chez M. Rochegrosse, mais au lieu de se « rencontrer » franchement (comme dans L'Entrée des Croisés à Constantinople), ils sont neutralisés par un empâtement de tons intermédiaires traités en gammes ; les éléments d'harmonie existent, sans produire l'harmonie. Cela fait que La Fin de Babylone, par exemple, m'apparaît dans son ensemble cormme une toile spacieuse, pléthorique et chaotique ; ― et que j'y vois pourtant, ça et là, d'ingénieuses recherches de couleurs qui, affranchies de leurs liaisons encombrantes, résulteraient en quelque harmonie.
 « C'est ce que j'ai voulu dire.
 « Croyez-moi, etc.

« Charles-Henri Hirsch

 « 6 juillet 1892. »


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ENQUÊTES ET CURIOSITÉS
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Questions


 La Vallière. — Quel est l'auteur d'un opuscule, sorti vraisemblablement des presses de Garnier, de Troyes, et intitulé : Vie de la duchesse de La Valiere. Premiers mots : « Mademoiselle de la Valiere étoit de la province de Touraine. Sa qualité est fort contestée... » Derniers : « ... Mêler mal-à-propos les choses saintes avec la galanterie. »
 A.Z.

Réponses


 Barbey d'Aurevilly. ― Le Momus Normand est un petit recueil de littérature que publia, à Caen, le frère du romancier, Léon d'Aurevilly ; il forme en tout 128 pages in 8°, imprimées au cours de l'année 1832. Nous n'en connaissons que trois numéros, les seuls que possède la Bibliothèque Nationale ; c'est de la fort médiocre littérature, mais peut-être pourrait-on attribuer à Barbey d'Aurevilly une nouvelle (signée : Le vicomte de T.) assez curieuse, Le Moine de Saire, chronique normande. Il y est question des Ravalet, cette tragique famille qui hantait M. d'Aurevilly et sur laquelle il écrivit Une page d'histoire.
 R.G.
 Stendhal. — Je copie un passage de ma préface de Lamiel pour répondre à la question du Mercure : « Quand Beyle publia, en 1839, la Chartreuse de Parme, il annonça, comme étant sous presse, un roman en deux volumes intitulé : Amiel. »
 Et en note. — « Beyle changea plusieurs fois le titre de son roman ; tout d'abord, ce devait être : Un Village de Normandie (voir appendice IX), puis Amiel, L'Amiel, et enfin il s'arrêta à Lamiel. »
 C'est le titre que porte le manuscrit, comme on peut le voir dans Stendhal et ses amis, de Henri Cordier, et dans le Catalogue officiel de la Bibliothèque de Grenoble, publié par le ministère de l'Instruction publique.  Casimir Stryienski.

Curiosités

 Barbey d'Aurevilly. — Encore, mais seulement pour préciser un petit détail biographique ; — petit, mais qui influa fâcheusement sur la vie du grand écrivain. On sait qu'il n'avait pas toujours été pauvre, mais il ne se ruina pas : on le ruina. Sa fortune, placée en actions d'une société industrielle, disparut dans une faillite. J'ai trouvé l'un des prospectus de cette société ; en voici le titre : Compagnie des Granits de Normandie, sous la raison sociale... constituée le 26 mai 1838, à Paris, quai de Jemmapes, 38. Assemblée générale du 22 janvier 1841, etc. A cette date, la Compagnie paraissait assez prospère, mais, grave symptôme, elle émettait ses dernières actions ; est-ce à ce moment ou avant que Barbey d'Aurevilly souscrivit ? En tout cas, sa ruine est postérieure à 1841 : la date se retrouverait facilement.
 Lucien D.


 Périphrase.

 La mode encor sourit aux coupables beautés,
 Qui d'un lien permis fuyant les voluptés,
 Traitant l'amour de rêve et de folle imposture,
 Dans ses plus saintes lois outragent la Nature ;
 D'un stratagème affreux empruntent le secours,
 A leurs sens déréglés donnent un nouveau cours,
 Transforment en hymen leur monstrueux veuvage
 Et sur leur propre sexe exercent leurs ravages.
 (Les Satiriques des XVIIIe et XIXe siècles : IIIe Satire de J. Despaze ; Paris, 1840.)
 A.Z.



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ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
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Le Latin Mystique.


 Liste des souscriptions (suite ; V. nos trois précédentes livraisons) :
 Exemplaires sur papier pourpre-cardinalice (à 35 fr.) : Librairie Flammarion ; M. Henry Hornbostel.
 Exemplaires sur papier de hollande (à 20 fr.) : Mme H. de Bonnières. Exemplaire sur papier fort, teinté(à 10 fr.) : MM. Eugène Rouart, Henry Gauthier-Villars, Dr Ch. Andry, Jules Destrée, José Tible Machado, Louis Denise, Ernest Tissot, Edouard Aude, A. Valdivia, Léon Parson, J. Roumanille.


(V. annonces, en tête du présent numéro.)
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 «Nîmes, le 30 juin 1892.
 « Mon cher Vallette,
 « En réponse à quelques mots me concernant, dans un article de Monsieur Julien Leclercq, voudriez-vous dire dans le Mercure de France que si j'ai été et si je suis encore anti-Juif, je n'ai jamais été anti-sémite parce que je suis israélite.
 « Croyez, etc.
 « Bernard Lazare. »

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 Nous avons dit, dans nos Échos de juin, que Gabriel Randon travaille à un roman-pamphlet, l’Imposteur, où il suppose Jésus-Christ ressuscité, se promenant à travers notre époque parmi des aventures et des personnages identiques aux aventures et aux personnages évangéliques. ― Il paraît que notre confrère M. Stuart Merrill a dès longtemps entrepris semblable tâche. Il voudra bien nous excuser de citer, relativement à cette question, un passage — d'ailleurs charmant ― de la lettre qu'il nous adresse d'Amérique, où il réside actuellement :
 « J'apprends que M. Gabriel Randon va publier un roman sur le Christ — un Christ ressuscitant dans notre vie moderne. Si vous le voyez, auriez-vous l'obligeance de l'informer que depuis longtemps j'ai commencé un pareil roman, sous le titre : Un Messie ? J'en ai souvent parlé à Mockel, à Retté et à d'autres. Ceci pour prévenir tout malentendu, non entre M. Randon et moi, mais entre les critiques. L'idée flotte en l'air en ce moment, et nous l'avons tous deux saisie. Du reste, j'imagine que nos deux romans diffèrent beaucoup. En tout cas, M. Randon, avec son beau talent que je connais, ne peut manquer de nous donner une grande œuvre, peut-être un chef-d’œuvre. Pour ma part, je lui souhaite le succès qu'il mérite. Je devrai malheureusement me condamner à ne pas lire son livre avant l'achèvement du mien. »
 D'où nous concluons que cette même idée, ne pouvant germer que différemment dans deux esprits originaux, produira deux belles œuvres au lieu d'une.

 La jolie collection de la Bibliothèque Artistique et Littéraire compte un volume de plus : La Passante, d'Adrien Remacle, avec un frontispice inédit par Odilon Redon. ― Tirage : 20 ex. sur japon impérial, à 20 fr., et 4oo ex. sur simili-Hollande, à 3 fr.
 M. Ch. A., à Lyon. — Qu'entendez-vous exactement par « emboîtage » ?
 De M. l'avocat général Cruppi (Tribunaux, Figaro du 13 juillet) :
 « Aujourd'hui, le cadavre de Mme Lassimonne est une chose morte ; l'accusée est devant vous, belle, charmante, avec une attaque de nerfs. »
 MERCVRE.


(1) Aux prochaines livraisons : Baisers d’Ennemis (Hugues Rebell) ; La Dragée haute (Féline de Comberousse) ; Les Vibrations (Amédée Amoric) ; Dicts et Symboles (Gaston Le Poil) ; Vers l’Etoile (Emile Vitta) ; L’Adolescent confidentiel (Michel Féline) : L’invisible (J. de Tallenay) ; Une Transformation de l’Orchestre (Charles Henry) ; La Jeunesse de demain (F. Vanden Bosch) ; Les Dons funestes (Charles Saunier) ; Printemps sombre (Charles Cudell) ; La Passante (Adrien Remacle) ; Tryptique des Châtelaines (Tristan Klingsor) ; Contes chrétiens ; Le Baptême de Jésus, ou les quatre degrès du scepticisme (T. de Wyzewa) ; Rimes de Mai (Henri Corbel) ; La Bataille de Tire-tes-Grègues (Maxime Oget) ; Deux Gloires (F. de Julliot) ; Les Grands Enterrements (Bazouge) ; La Fin des Dieux Henri Mazel) ; et les livres annoncés déjà.


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ERRATA

(TOME V.)


 P. 18. — L'Offrande funéraire a hymnis, vers 20, lire :.. les mâts du port...
 P. 99. — Sur le Respect, 1. 29, lire : Auber.
 P. 220. — Eugène Bosdeveix, 1. 20, lire : .. désespéré, sans l'accent du désespoir...
 P. 221. ― Ibid., 1. 12, lire : ...jusqu'à minuit, Eugène Bosdeveix...
 P. 268. — Les Livres, 1. 26, lire :... Golaud qui les épie, armé...
 P. 272. — Ibid., 1. 22, lire :... qui tombe à l'infini...


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