N° 33. – SEPTEMBRE 1892

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Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 1-96.


LETTRES   DE   MON   ERMITAGE (1)
à monsieur maurice talmeyr
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 Salies-de-Béarn, le 27 juillet 1892.
 L'on parlait hier, Monsieur, de votre récent ouvrage : Les Possédés de la Morphine, dans une compagnie mondaine où l'épuisement de mon « Frère Ane » m'oblige à fréquenter. Pour une tumeur qui m'est venue au scrotum et dont le Sabahoth me gerdonna selon Son Eternelle Miséricorde, force m'est d'abluer, par les salines du Béarn, ma substance étendue, et d'ouïr les propos, au moins frivoles, d'une table de voyageurs. L'endroit manque un peu de ce que vous autres, gens du siècle, vocitez de l'agrément. C'est un village tout plat, d'une chaleur de fournaise, encombré d'hôtelleries saumâtres et d'une manière de parc où Phébus évapore de multiples cacas. L'église polychromée, à l'instar des plus horrifiques badigeonnages sulpiciens, domine un rocher fort hostile aux oignons des cucupiètres. On y contemple saint Martin occupé à déchiqueter son balandras de telle façon que le caïman et lui soient également privés de courtine, symbole, peut-on croire, du socialisme chrétien. Une bâtisse thermale, dans ce goût hispano-mauresque cher aux naturels de Fontenay-sous-Bois, offre aux œgrotants des baignoires crasseuses avec l'aiguade salée dont le prix est d'un écu. Mais l'horreur du lieu n'est que Saint-Jean au regard des personnes qui l'habitent. Nous sommes, à proprement parler, dans la Cité dolente des matrices. Le sexe auquel nous devons Jules Viaud s'affirme par une exhibition cocasse de pseudoplasmes dégoûtants et de fibromes suppurés. O les fâcheux utérus en proie au maulubec ! Une odeur légère d'iodoforme égaie la salle à manger. Ce sont les tampons que fichent, à travers leurs pudendes, maintes vieilles personnes en liquéfaction. On dirait d'un comice agricole où naveaux, cougourdes et giraumonts seraient doublés par toutes sortes d'excroissances ombilicales. Au surplus, les tenancières de ces madrépores, loin de manifester aucune gêne, trimballent avec cynisme leurs infirmités : je ne voudrais pas jurer même qu'elles n'en tirent quelque vaine gloire, « idole de caverne », comme aurait dit Bacon. Ici, Rondibilis eût gardé, pour tout potage, le manuel : De Ventre inspiciendo. Les médicastres, ses hoirs, l'assaisonnent parfois d'un peu de chirurgie, sitôt qu'il plait aux dames opulentes de s'aérer l'intestin. Un aspect assez joyeux est encore celui des bonnes sœurs à qui leurs dernières couches ont mal réussi, et qui préfèrent aux fontaines de Lourdes les eaux glauques de Salies. Ajoutez force mères bordelaises curieuses d'avouer aux gens comme quoi leurs « demoiselles » fondent en ulcères, plus un gros de touristes imbéciles autant qu'il sied. Ainsi vous aurez présente la configuration de l'assemblée qui vous discutait, un soir de juillet, en l’Hôtel de la Poule au Pot, tandis que fumaient les lampes du parloir et que les crapauds, ces rossignols de la boue, sanglotaient, à l'ombre des parterres, leur frêle note d'or.
 Il est vraisemblable, Monsieur, que vous n'auriez pas été médiocrement flatté d'ouïr les propos tenus. Votre livre touchant la « dark idol » eut une emprise entière sur ces intellects caparaçonnés de bêtise. En évitant soigneusement d'entrer au vif de la question, en substituant à la psychologie de l'amère Consolatrice les anecdotes lamentables que vous excellez à narrer, en vous gardant surtout de la précision et du style exécrés chez les bourgeois, vous avez conquis la bénivolence du lecteur et, pour les habitués des cabinets de lecture, évoqué, sans autre magie, « le frisson nouveau ».
 Si, comme vous l'affirmez, le peuple français est à la veille de s'endormir dans la plus alliciante folie que l'industrie humaine ait jamais empruntée aux herbes vénéneuses, et d'offrir littéralement au Démon du Rêve une couronne de pavots,

« Pallentas violas ac summa. papavera carpens »,
il y avait, ce semble, plus à dire et mieux que vous n'avez fait. Cette victoire de
la Mort sur une race dont l'expression ethnique ne peut être synthétisée que par le commis voyageur, patriote et courtisan des Belles, ne vous paraît-elle un avertissement formidable, le signe d'un Gotterdammerung qui, si j'ose employer les mots de Joseph Prudhomme, nous emportera ? Mais ces sortes de cogitations ne paraissent point, Monsieur, troubler votre sommeil. Écrivant sur une débauche moderne, vous avez recueilli le plus de faits possible et rédigé soudain, en reporter modèle, sans plus vous soucier de la mentalité que Paul Alexis lui-même, quand il enseigne Méténier. Vos prédécesseurs, au demeurant, n'avaient guère fait voir de compétence en la matière. Depuis Quincey, nul n'a touché le fond, comme si, après la « Confession » du vieil humouriste, magnifier le « juste, subtil et puissant » venin fût devenu interdit.

 Dans trois cents mortelles pages écrites — c'est le cas de placer un mot fameux — avec de l'opium sur des lames de plomb, monsieur Bonnetain s'évertue de raconter comment, a la force du poignet, il repoussait, en Indo-Chine, les avances des boys, fidélité louable pour son ami Charlot.
 Un autre gorille, Dubut de Laforest, n'a pas manqué la découverte. Naturaliste considérable autant peut-être que le jeune Oscar, il stigmatisa, chez Dentu, les officiers de cavalerie adonnés au népenthès. Vous connaissez l'écriture du galant, et quel tour il peut donner à ses élucubrations. Pour moi, je confesse que, depuis l'histoire d'un sénateur charbonnant des lunes sur le fessier conjugal, il ne m'est guère advenu de consulter ce gendelettre que la modestie de mon état m'oblige à qualifier de « très cochon ».
 Après ces initiateurs, vous apparûtes, Monsieur, et nous montrâtes une épouvantable lanterne magique. Il y a, parmi votre Enfer, quelques « bolges » d'une lugubre épouvante, où les damnés ricanent d'horreur et de folie avec des tordions suffisamment hideux. Je retiendrai la mort de cette verseuse crevant de poison, dans l'entresol d'une brasserie à femmes, et sa mise en bière près des latrines où fiente sans répit un stercoraire peint à la détrempe sur le mur ; le gentilhomme acoquiné chez les rôdeurs favorables au pianiste Saut-du-Toit ; les sœurs lesbiennes cherchant le « kief » en un bureau d'hôtel meublé ; cette famille singulière bramant son état de besoin à travers les champs de Viroflay ; tout cela forme un excellent cauchemar auquel vous eussiez pu joindre la théorie sinistre des amateurs de cocaïne et des buveurs d'éther, sans craindre de charger le tableau ou d'assommer votre clientèle.
 Il me parait seulement que vous avez oublié d'éclairer le défilé en nous disant pourquoi tant de millionnaires, stupeur du jeune Barrés, entrent si volontiers dans l'abrutissement, pourquoi le goût du « just opium » sembla jusqu'ici le privilège des oisifs dont ce même Barrès exalte la voiture et fait travailler les dentistes. À votre place, le « député de Nancy » eût expliqué la chose à Bérénice. Monsieur Bourget, recenseur des leuchorrées fashionnables, n'eût pas manqué, sur une telle matière, à vagir de subtils bafouillements.
 Quant à moi, religieux indigne, je reçus la confidence de maintes pécheresses dont les nerfs détraqués n'acceptent plus les consolations robustes que la Grâce nous permet de leur offrir. Celles-là,

« Chercheuses d'infini, dévotes ou satyres »,
sont les clientes prédestinées de la morphine. Le besoin d'alibi intellectuel que
leur pauvre cerveau de femelles ne peut créer par l'art ou par la science leur fait endurer volontiers les supplices que vous avez décrits. Il n'y a rien là que de fort naturel. Ces lamentables victimes du snobisme qui, pendant un nombre effroyable d'années, évoluent dans le manège des plaisirs à la mode et des adultères vomitifs, sentent parfois leur néant, et l'appétit leur vient de l'approfondir encore. Ce qui, pour le malade, pour le songeur exaspéré, pour le vaincu de l'action ou du rêve, est vraiment le bon népenthès et le baume d'oubli, devient pour ces poupées, imbéciles au-delà du dernier Tasmanien, une manière d'absinthe élégante où se noie leur vague intellectualité. Sera-ce, Monsieur, grand dommage qu'elles en crèvent, et faut-il prendre le deuil pour si peu ?

 Et leurs mâles, juste Dieu ! Avez-vous réfléchi à ce que peut contenir de macérations l'existence d'un clubman : le turf, le baccara, les drôlesses, le monde, les courses de Trouville, le cirque Mollier et les jours d'Opéra où l'on n'entend mie la partition ! J'en sais un qui écrivait de Bayreuth : « Pendant trois heures d'horloge, Tristan dit : « Oh! » à sa maîtresse ; Isolde répond : « Ah ! » et c'est tout. » Quelle ciguë, quelle jusquiame eût effrayé le pauvre sire contraint de chopiner ce Graal ? J'estime qu'il n'eût point reculé devant les pieds du Sâr. Au moins la Bonne Calomniée permet-elle d'endurer les joies de la vie mondaine avec un tantinet d'inconscience et l'éloignement béatifique du prochain. Cette marchande de sourires qui se morphinait pour ne pas « sentir » son vieil entreteneur et copuler avec des songes eût été, elle aussi, mal fondée à se plaindre des lendemains. N'avait-elle point, grâce aux magies de l'opium, secoué la réalité immonde, oublié son esclavage et reconquis l'orgueil ?
 Vous le savez, Monsieur, la liste est sans fin des teriakis occidentaux. En Angleterre, où, d'après le docteur Regnard, on trouve sur les champs de courses autant de flacons d'éther que de bouteilles de Champagne, l'ivrognerie saxonne indique depuis longs jours aux buveurs mécontents cette voie nouvelle où nous entrons le plus galamment du monde. « Le Nirvânâ pour un penny ! » Qui ne voudrait goûter cette marchandise ! Quand le monde, amplement ravacholisé, aura purgé le Mufle omnipotent, quand il ne restera plus rien de l'état social envers qui monsieur Renan exerça tant d'optimisme, la seringue homicide perdra sans doute la plupart de ses fidèles et reprendra son rang parmi les accessoires chirurgicaux. Mais il serait présomptueux d'espérer ces temps de douceur et de paix, car, ainsi que prophétise le saint homme Ézéchiel, « Nous mourrons sur la terre étrangère de la mort des incirconcis ».  Veuillez trouver ici, Monsieur, l'hommage
 de mon apostolique dilection.
 Dom Junipérien.


P.S. — Nous apprenons avec douleur la mort d'Adrien Decourcelle, décédé à Etretat, le 6 août dernier, en la 70me année de son âge. L'auteur des Formules du Docteur Grégoire alimenta d'esprit maintes gazettes, nommément Le Figaro depuis les premiers jours de sa fortune.
 Quel causeur prestigieux fut cet excellent homme, ceux-là peuvent le dire qu'il honora de son amitié. Mais ses bons mots hantent les mémoires et sont trop connus pour les rappeler ici. Elles méritent d'ailleurs une louange égale, toutes ces formules de gouaillerie athénienne et de robuste sincérité.
 En ce temps d'emphase et de galimatias, leur sobre élégance pourra fournir quelque salutaire guérison et ramener vers le « goût » les jeunes indécis.
 Le maître qui les dictait a fini de sourire. Les roses de sa verte vieillesse se sont brusquement effeuillées. Mais il nous lègue sa vivante gaîté, son œuvre légère et forte improvisée aux hasards du journalisme et de la vie mondaine, son œuvre qui perpétue la tradition haute et charmante des causeurs d'autrefois, son œuvre que n'eussent point désavouée les grands ancêtres, Chamfort et Rivarol.
 D. J.


(1) V. Mercure de France n° 8 et 22.

LA  RÉDEMPTRICE

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Pauvre Ame sanglotante et que l'effroi tourmente,
Pauvre qui pleures sur tes rêves abolis,
Fuyons ensemble loin de la nuit inclémente
Et funèbre où les astres sont ensevelis.


Quitte ce carrefour puant où la misère
Se dissimule sous la pourpre des haillons,
Où la joie aussi bien que les pleurs est amère ;
Et ne crains pas les poings tendus des histrions.


Assez longtemps tu fus leur ironique cible !
Assez longtemps tu te vautras sur leurs tréteaux !
Assez longtemps tu blasphémas, jouet flexible,
Sous le fouet et le rire des soudards brutaux !


Viens, un vent d'épouvante a venté sur les torches
Et la nuit interlope exsude des poisons !
Viens, c'est l'heure de fuir ! Je t'ouvrirai les porches
Et tes yeux reverront les calmes horizons.


Viens avec moi sans peur : je suis la douce brise
Qui ranime les Âmes mornes à mourir ;
Sur les fronts prosternés dans la poussière grise
C'est moi qui verse l'eau lustrale du Désir.


Viens, et je secouerai la fange de ta robe
Et tu pourras marcher dans les soirs triomphaux !
Je suis celle à qui nul triste ne se dérobe
Et je fais refleurir les rêves virginaux.


Je pardonne à l'Orgueil et j'absous l'Imposture ;
Je guéris toute lèpre avec mes baisers. Vois :
Les grands lis rédempteurs fleurissent ma ceinture,
La palme d'olivier verdoie entre mes doigts.
Viens et ne pleure plus, car voici la Vigile…
Pour te défendre contre le Mal souverain
Les plis de mon manteau te seront un asile
Plus sûr que les bastions de granit et d'airain.


Viens, je te bercerai comme la vague berce
La mouette languide sur son flanc cabré :
Tu nargueras la mort et la fortune adverse
Et tu sauras la joie après avoir pleuré.


Viens et chante à jamais, car grâce à mes mains frêles
Qui te guideront vers l'unique Vérité,
Tu n'iras pas cueillir les blêmes asphodèles
Aux Prés maudits d'une illusoire éternité.


 Jean Court.

ULTIMA DIES
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Au loin des détonations espacées, monstrueuses, une tempête de clameurs, de cliquetis, de buccins. Plus près des chants liturgiques et le roulement des machines de guerre qu'on traîne aux remparts. Au ciel le reflet livide des incendies. Dans l'église des Saints-Apôtres, sous la coupole, l'higoumène Théodore siégeant, calme, au milieu de ses disciples tous vêtus de l'habit des anges le long des mosaïques murales.


 « En vérité, Jean, c'est toi qui te trompes et l'hérésie de Nestorius est au fond de tes paroles. Prétendre que la nature divine ne s'est unie à Jésus dans le Christ qu'à la Nativité et non dès la Conception et qu'elle l'a abandonné au jardin des Olives, c'est équilibrer l'erreur d'Eutychès par une erreur adverse, c'est nier l'hypostase. Or les saints conciles ont jeté l'anathème sur le monophysisme. »


 Tout pâles les plus jeunes moines se soulèvent à demi, si effroyables redoublent les détonations. Mais les vieux restent impassibles comme des icônes, leurs regards caves toujours dardés sur l'higoumène qui poursuit d'une voix sereine et sans que frissonne un poil noir de sa barbe étalée en roue :


 « Mais si le Fils est homme, il n'en est pas moins Dieu. Le Paraclet aussi. C'est donc que leur source divine est identique. Cette source ne peut être qu'unique puisque Dieu est un. Donc le Paraclet procède du Père seul, et non du Père et du Fils, car comment un homme pourrait-il procéder à la fois de son père et de son grand-père ? »


 Soudain des pas ont retenti et des bruits d'armures, et paraissent dans l'église quelques phalangites sanglants et poudreux entourant un grand soldat d'aspect auguste. Les Moines tombent à genoux : « Gloire au Sébaste ! Gloire au..... » Mais d'un geste brusque, l'homme casse les litanies augustales.


 « La Ville halète, la Cité agonise, le temps est bien choisi, prêtres, pour vos disputes ! Tais-toi, Théodore, le son de tes paroles me lèverait le cœur. Cinquante-quatre monastères à quatre cents moines, tous adultes, tant de combattants ! Tais-toi, te dis-je ! Soldat je suis et je reste ! Il me faut retourner sur la brèche....


 » J'ai soif. Eutychès, Nestorius, fous, dans une heure, l'infidèle aura tranché ces questions et d'autres encore ! Êtes-vous aveugles que vous ne voyiez les morts ou sourds que vous n'entendiez la canonnade ? Ah misérables, misérables, c'est par vous que la chose publique sombre. Qu'as-tu à répondre, Théodore ? je meurs de soif : à boire !


 » Et rien à faire ! Si je voulais enrôler de force ces tondus, la plèbe me déchirerait dans le cirque ! Tant de combattants ! Ah les Latins ont motif à rire ! Allons, mes hétaires, laissons-là cette moinaille. Aux remparts ! je ne veux pas mourir sans tuer quelques circoncis encore. »


 Le cliquetis des armes s'est éteint dans l'éloignement, et l'higoumène Théodore reste perdu dans ses réflexions comme s'il n'avait pas vu le Sébaste. De vieux moines enhardis mâchonnent des injures : « Œil de basilic, ordure de Rome, barbare plus stupide qu'un de ses Varangiens ! » Mais l'higoumène se redresse :

 « Silence, mes frères, le Sébaste a raison d'endosser la cuirasse et d'arpenter les remparts. Mais je suis aussi dans mon rôle en méditant l'énigme du divin. Même quand la ville chancelle, concilier les natures et la personne du Logos est non moins utile que repousser l'assaillant.


 « Car cette ville n'est qu'un point de l'espace, et sa chute même ne prouverait rien contre moi. Ce ne sont pas les armées qui sont fortes, mais les idées ; et la subtilité est la raison d'être de notre génie. Si notre religion avait été simple, elle ne nous aurait inspiré qu'une brutalité barbare, comme celle de qui vous entendez les hurlements. »


 Un moment il s'arrête, si terribles ces hurlements grandissent ; mais, soudain, un silence de mort, à peine au loin une galopade effarée, et il reprend : « Le Basileus me blâmait donc à tort. C'est par la subtilité continue des moines que s'est maintenue la ville, et leur déguisement en légionnaires ne la pourrait point sauver.


 » Si la cité succombe, ce n'est donc pas qu'elle aura trop approfondi l'hypostase, mais que sa solution était fausse et la métaphysique latine juste. » Au fond du narthex, dans la baie du portail, ont surgi en tumulte des faces camardes et basanées sous le turban, un rire féroce leur découvrant des dents saillantes comme de loups. Sur les dalles, les frocs blancs se prosternent lentement devant l'Iconostase.
  Henri Mazel.


LE BOURREAU
DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

LÉON BLOY
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 C'est Léon Bloy qui appelait le michelangesque poème passionnel de Barbey d'Aurevilly : Ce qui ne meurt pas, le dixième cercle de l'enfer ! Eh bien, pour moi, le dixième cercle de l'enfer serait de mener la vie et d'avoir écrit les livres flamboyants de Léon Bloy. Or, je parle de la vie de Bloy sans la connaître autrement que par ses œuvres et la notice d'Alcide Guérin, mais ces œuvres laissent supposer une existence de damné. La grande Mort libératrice pourra la résumer par le mot populaire : avoir fait son purgatoire ici bas... Un des livres de Bloy groupe sous le titre Un Brelan d'excommuniés : Verlaine, Barbey d'Aurevilly et Ernest Hello. Mais il est, lui, Bloy, le premier excommunié, excommunié de la vie et de la société moderne, et volontairement excommunié. Il semble assumer sur sa tête toutes les haines littéraires du temps ; il est très fier d'avoir déchaîné cet ouragan ; l'orgueil de son attitude de bouc émissaire de la décadence latine est la seule vraie joie dont il se glorifie. Ce catholique de l'Eglise militante a, mais à rebours, c'est-à-dire dans une gloire céleste, la solitude superbe de Satan dans sa damnation par orgueil. Léon Bloy est la volontaire victime expiatoire de tous les péchés intellectuels de la France littéraire d'aujourd'hui. Et il l'a voulu, et il ne discontinue pas de le vouloir, et cependant chacun de ses livres, sans cesser de provoquer outrageusement la haine, hurle d'une si effroyable douleur, que ceux mêmes qu'il massacre devraient avoir pitié du massacreur.
 C'est une personnalité si dantesque qu'on tremble de l'approcher. Il vaut mieux ne l'envisager que très extérieurement, dire ses hauts mérites littéraires et passer, sinon à l'approfondir on risquerait la folie. Ce châtieur surnaturel m'épouvante comme ce prophétique vieillard de Jérusalem qui courut égaré sur les remparts, clamant malheur à la ville, et tout à coup tombant tête broyée par la pierre d'une fronde, avec un dernier cri : « Malheur sur moi ! » II est de la dévoratrice portée des Jérémie et des Cassandre. C'est un visionnaire comme en produisaient les siècles de formidable branle-bas religieux, où l'on convainquait par la flamme et le fer. Il est échappé aux Croisades contre les Hussites et les Albigeois, aux fureurs de la Guerre de Trente ans. Il tient en outre du Lamennais halluciné des dernières œuvres. Les partis catholiques n'osent même point le regarder vaticiner, avec cet idiot amour-propre de la galerie sulpicienne applaudissant aux joûtes du fort de la halle Louis Veuillot et criant : « Bien tapé ! c'est un des nôtres, le rosseur ! » Rien au reste de l'athlète forain chez Bloy, malgré les très regrettables grossièretés et les encore plus regrettables scatologies dont il entrelarde matériellement son surnaturel verbe de prophète. Il me révolte la moitié du temps ; mais je l'admire comme une catapulte d'un autre siècle qui se démènerait superbement, mais en vain, au milieu des fusils de précision de toute l'artillerie moderne. L'intensité de ses rages, leur inutilité absolue et leur unique résultat, qui consiste à lui rendre la vie intolérable, en font le plus pitoyable et le plus sublime fils de Laocoon. Mais il est étouffé et dévoré par les serpents qu'il a couvés dans son propre cœur, à lui !
 Eh bien, je voudrais tourner autour, de l'effroyable statue et la décrire par l'extérieur ; je suis allé la contempler comme j'aurais été visiter un fou sublime pour lequel, hélas ! on ne peut rien, sauf offrir la sympathie de beaucoup d'admiration et de beaucoup de compassion. Léon Bloy et moi, nous sommes catholiques tous deux, mais d'un catholicisme qui n'a plus d'autre point de contact que les dogmes ; sur tout, à peu près, de la vie et de l'art, nous divergeons d'idées. Je voudrais donc entr'ouvrir ici ses livres, respectueusement, en toute admiration, et probablement aussi en totale incompréhension.
 Voici les Propos d'un Entrepreneur de Démolitions (1) . — C'est le premier volume de Léon Bloy qui ait été lu du gros public, mais ce n'est pas l'œuvre d'un débutant. On dirait plutôt le testament d'un désespéré... Au bout d'un pareil livre, il y aurait, pour l'auteur s'il n'était pas catholique, le suicide. L'entrepreneur de ces démolitions rentre presque dans la tératologie littéraire : ces éreintements sont toujours superbes, mais entrepris en quel nom? Ici est à mon sens la monstruosité... L'erreur à combattre donne-t-elle le droit d'injurier ceux qui ont le malheur de la commettre, quand cette erreur n'est pas un volontaire mensonge ? — Bref, un livre que nous admirons dans une certaine mesure, mais que nous n'approuverons jamais. S'est-on assez moqué du patois de Chanaan, du style de sacristie, et d'un certain journalisme légitimiste qui mêlait la poudre de riz à l'encens ? Il y a pire ici ; l'Apocalypse et le Chat Noir, la Bible et la brasserie mixtionnés en une alchimie presque sacrilège qui rappelle les plus âpres pamphlets des guerres de religion. Cela les rappelle surtout par les vomissures d'injures indigestes s'attaquant bien plus qu'aux œuvres à la personnalité morale des hommes, et autant à leur personne physique qu'à leur personnalité morale ! L'auteur est-il bien sûr que ses formidables médisances ne sont point des calomnies ? Et, encore une fois, qui lui en donne le droit ?... Est-il meilleur que beaucoup d'autres ? C'est possible, c'est même probable... Mais alors, combien vaste son orgueil !... Ou bien est-ce son catholicisme qui lui permet ces exécutions ? Je sais des catholiques coutumiers du fait, mais je croyais que le catholicisme les en blâmait. Bloy a beaucoup souffert, affreusement souffert ; mais n'est-il pas un peu l'auteur de son propre malheur ? Voilà pourquoi j'ai parlé de tératologie. Cet exécuteur des hautes œuvres n'a aucune mission divine, il n'est pas l'homme nécessaire. Il décapite pour son propre plaisir, et ces effarantes boucheries n'ont aucune utilité, même quand elles paraissent méritées. Elles scandalisent encore plus que les œuvres immolées. Alors ?...
 Reste l'intérêt littéraire. Il est énorme. C'est une Jacquerie en prose, l'art pour l'art dans le massacre. Rien en ce siècle, qui compte cependant Veuillot, d'Aurevilly, Cassagnac et Rochefort, n'approche de cela... En revanche, toutes les polémiques allemandes et latines du XVIe siècle nous offrent des échantillons de cette originalité là. Il y a en M. Léon Bloy l'étoffe d'un inquisiteur. Eh bien, j'estime que c'est faire trop d'honneur à certaines gens que de les tortionner en véritables hérétiques ! Jamais je n'ai pris au sérieux Richepin, Mendès, Cladel, et même Zola, comme moralistes prêcheurs de n'importe quoi, vice ou vertu. Ils ne dominent pas leur époque, ils en sont les représentants ; ils n'ont donné aucune impulsion, il l'ont subie. Je n'ai jamais découvert en eux que des artistes de plus ou moins restreinte envergure, des livres plus ou moins intéressants... Je regrette que M. Léon Bloy, au lieu de faire de la littérature, se mette en guerre contre des livres sans portée civilisatrice ni corruptrice. Car s'il suffisait de la corruption prêtée aux Mendès et aux Zola pour corrompre une époque, c'est que leur époque serait encore plus corrompue qu'eux... Auquel cas, cercle vicieux, c'est elle encore qui pourrait les corrompre et non eux, elle !
 Le livre de Léon Bloy n'est pas fait pour purifier le siècle... Héliodore ne chassait pas les vendeurs du temple à coups de balais, c'est par le feu que sa fulgurante épée purifiait. On n'a jamais rien lavé avec des crachats. Et Dieu sait s'il y en a dans ce livre, c'en est un fleuve, une Loire où s'exécutent d'autres noyades que celles de Nantes... Il est vrai que certains de ces crachats sont foudroyants et resplendissent comme des escarboucles.
 Christophe Colomb devant les taureaux amène une nouvelle série d'exécutions. Tous les ennemis de la cause de Christophe Colomb et de son postulateur à la sainteté y défilent sous les verges ! Et d'autres verges que celles académiques de la bataille du Léman, de Gleyre ! — A extraire de cette flagellation hispano-américaine quelques chapitres mystiques d'une transcendante beauté. Mais avant de les méditer il faut lire le Révélateur du Globe, qui fut le début de Bloy, suite et rappel du grand ouvrage définitif sur Christophe Colomb, l'histoire du comte Roselly de Lorgues. Ce livre n'est plus à louer, il a obtenu une préface de Barbey d'Aurevilly, c'est tout dire. Mais ce que moi je ne saurais assez répéter, c'est combien je regrette d'y constater cette thèse que mon catholicisme à moi réprouve absolument, cette thèse qu'avant l'arrivée de Colomb l'Amérique inconnue était le domaine de Satan ! Ainsi toutes les pauvres âmes mortes avant l'avenue du Révélateur du Globe, damnées ! Mais l'Église n'a jamais enseigné cela ! Hélas ! je crois que si l'Amérique a jamais été le domaine de Satan, elle l'est bien plutôt maintenant, et pour le bonheur de ses indigènes il eût mieux valu qu'elle restât à jamais indécouverte. Et je ne parle pas au point de vue du bonheur purement matériel, oh ! certes non ! — Vaille que vaille, par cette thèse même, Léon Bloy apparait une première fois ce fervent fanatique, cet halluciné des temps mérovingiens, ce millénaire médiéval qui roule dans notre siècle désemparé, seul de son espèce, vivante épave de la Ligue ou des Croisades. Il y mourra comme ces quelques rares ornithorynx de la Nouvelle-Zélande, qui, débris derniers des races antédiluviennes anéanties, disparaissent de nos jours pour jamais avec l'indicible mélancolie d'une irréparable injustice. Ne pouvant donc une fois de plus partager la totale croyance de Bloy, il faut envisager de nouveau ce livre par l'extérieur artiste. Or, je l'ai dit, le Révélateur du Globe a une préface de d'Aurevilly, et après cela il ne faut rien ajouter.
 La troisième partie, œuvre de polémique, écrasante comme toujours, annonce en quelque sorte Christophe Colomb devant les taureaux. Là, je comprends mieux le zèle de bourreau qui dévore Léon Bloy. Il combat pour une cause tangible, nette, bien définie... C'est de la loyale guerre et ce n'est plus Bloy qui l'a déclarée... Tandis que, s'il vous plaît, dans l'entreprise de démolitions, de quel poids sont à la balance des idées d'un siècle, alors que ce siècle dépose son bilan, une malheureuse fumisterie, par extraordinaire sans esprit, de Willette l'ultra-moderniste travestisseur de Pierrot, ou une ordure de roman belge anticlérical, ou le Colonel Ramollot ?... Quant au livre du Père Didon sur les Allemands, dussé je être vilipendé par Léon Bloy, je prétends que c'est un livre utile et nécessaire, et j'ai assez voyagé pour reconnaître que chaque peuple peut donner à ses voisins des leçons ou en recevoir.
 De plus en plus fort : feuilletez les quatre numéros du Pal... Ici, je me révolte plus que jamais, et je me demande encore : pourquoi ? mais, au nom de Dieu, pourquoi ? Bloy avait entrepris un pamphlet périodique du format du Triboulet et où, à date fixe, il prenait pour tête de Turc les célébrités de la semaine... Or, à relire ces éreintements, on éprouve une navrante impression de forces dépensées en pure perte. Tantôt le critique féroce s'attaque à des œuvres qui ne valaient pas le plus petit effort, à de ces œuvres qu'on ne foule pas aux pieds par ce sentiment de propreté personnelle qui évite de marcher dans un coprolithe frais ! (C'est au temps de le dissoudre, et il n'est pas long à cette besogne, le temps ; il ne s'y acharne pourtant pas, il l'accomplit sans même y prendre garde). Tantôt les articles du Pal sont injustes, tantôt dépourvus de toute espèce de charité. N'importe, les quatre numéros de ce petit guillotinage éphémère, devenus une rareté bibliographique, sont d'un haut ragoût... Mais j'en appelle à tous leurs lecteurs, le plaisir qu'on éprouve à les lire ne réveille-t-il pas en nous l'un des sentiments les plus abjects de notre plus arrière bas-fonds moral ; n'excite-t-il pas en nous une latente et bestiale cruauté, la vague concupiscence qui fait s'esclaffer d'aise les foules à ces courses de taureaux tant abominées par Bloy ?
 Restent heureusement les deux plus beaux livres de cet entasseur d'outrages. J'arrête au vol d'abord Le Désespéré, parce que j'aurai de nouveau des réserves (mais les mêmes, toujours les mêmes, hélas !) à formuler. La Chevalière de la Mort, au contraire, passera indemne.
 Il s'en est fallu de bien peu que Le Désespéré ne fût un chef-d'œuvre. Les éreintements y sont plus beaux littérairement que jamais ; ils sont, il est vrai, moins odieux, non pour être masqués par des pseudonymes, bien au contraire, mais parce qu'ils ont une sorte de raison d'être dans l'ordonnance générale du livre ; ils font mieux ressortir la grandeur morale du désespéré au milieu des êtres odieux qu'il coudoie pour son malheur.
 Oublions les vrais visages que cachent ces masques, tragiques hideusement, et lisons ce livre comme un tableau des mœurs littéraires, moins tout-puissant que l'épopée de Lucien de Rubempré dans Balzac, moins fouillé et pittoresque que le Charles Demailly des Goncourt, mais qui enrichit et complète l'une et l'autre études de touches spécialement modernes d'une effrayante brutalité, mais combien justes, combien cruelles. La galerie des portraits littéraires de l'époque constituerait une étrange contre-partie au fameux catalogue des ancêtres dans Hernani... Ils y passent tous, les grands du jour, et si les portraits sont le moins du monde exacts, c'est un propre monde que le monde littéraire parisien ! Poussés au noir d'une encre empoisonnée qui sèche en tourbe fielleuse, — sous le grattement furieux de plumes qui arrachent le papier à force de le vouloir salir, comme des griffes arracheraient la chair d'une blessure, — ces portraits transfigurent en personnages échappés aux eaux-fortes de Rops les infortunés, doublement infortunés et de les avoir posés, ces portraits, et d'avoir mérité de les poser ! L'absence de toute créature lumineuse au milieu de cette galerie de damnés dit assez que le parti-pris infernal de cette danse macabre est aussi injuste que superbe à force de violence ! C'est beau comme les colères de Dante, qui plonge sans hésitation ses ennemis au plus rouge de son enfer.
 Il va sans dire que cette sarabande épouvantable est le vrai sujet du livre. Quant au roman, le voici : il aurait pu éblouir d'une rare splendeur dans le sombre. Cain, Marchenoir, le désespéré converti au plus mystique catholicisme, recueille dans la plus épaisse lie du plus ignoble égout social la plus formidable des prostituées, une sorte de Gorgone du métier, et il la convertit à son tour. Or il brûle d'un inextinguible amour pour cette femme. Ils vivent l'un auprès de l'autre dans le plus lugubre dénûment, sans pain comme sans espoir d'en gagner, face à face avec un crucifix, entre quatre murs à peine blanchis. La miraculée, car sa conversion est plus surnaturelle que celle de Marie-Madeleine, devine l'amour que lui voue son sauveur, et pour éteindre cet amour elle sacrifie sa beauté, vend ses cheveux, vend ses dents comme la Fantine de Victor Hugo. Elle finit, à bout de souffrance, par une folie déchirante ; le désespéré, lui, crève logiquement de faim et de douleur... Eh bien, nous croyons qu'il y avait mieux à faire dans l'épouvante ! Que dirait M. Bloy de cette proposition : Marie-Madeleine, certaine de damner son sauveur, puisqu'aussi bien le sacrifice des dents et des cheveux n'a fait qu'augmenter l'amour du désespéré, Marie-Madeleine préférant sa propre damnation à celle de son sauveur, et retournant, pour l'amour du désespéré et pour son salut à lui, au vomissement de jadis, à la fange dont elle a été retirée, parce que c'est le seul moyen de l'éteindre, cet amour inouï que Marchenoir lui porte ! Voilà le livre tel que je le comprenais, tel qu'il s'imposait à mon imagination. Tandis que sous sa forme actuelle il me paraît déséquilibré, disloqué, désarticulé… C'est un quartier de sublime tout brut ; c'est une carrière de génie, dont l'auteur a extrait les matériaux d'un chef-d'œuvre ; mais il n'a plus eu ensuite assez de force pour édifier le chef-d'œuvre ! Oh ! de combien de carats le magnifique diamant noir qu'il y avait à ciseler là ! je vois d'Aurevilly s'en emparer et le taillader... Il eût fait braisoyer aux arêtes de ses facettes toutes les flammes de l'enfer. Tandis que tel quel Le Désespéré est un chef-d'œuvre de pamphlet avorté dans un chef-d'œuvre de roman, avorté, lui aussi, par ce mariage de déraison. Certains chapitres mystiques, notamment ceux qui se passent à la Grande-Chartreuse, éclairent de nouveau d'un peu de lumière céleste ce farouche, cet âpre livre, superbe dans l'horrible, et ils témoignent de quel agiographe sublime la librairie catholique se prive en rejetant sans cesse Bloy à l'enfer de ses fauves violences ! Il œuvrerait la lumière des vertus avec autrement de génie encore que les ténèbres de l'injustice et de l'ignominie contemporaines, dont il a le tort de vouloir être le saint Michel, comme si les archanges se commettaient à des besognes de vidangeurs !
 Et voici La Chevalière de la Mort: une œuvre de jeunesse pourtant, et qui elle aussi crie bien haut le désir de justice dont Bloy est victime. Comment le catholique et l'écrivain d'un tel livre peut-il demeurer à croupir dans une si profonde misère entre sa femme et sa fille, sans appui moral extérieur, héros en disponibilité cherchant une cause belle et grande qui veuille de lui, et souffrant une vie plus atroce que mille morts à n'en trouver point !
 La chevalière de la mort, c'est Marie-Antoinette. Après les nombreux livres voués au culte de la plus touchante martyre royale, après le minable roman de M. de Chambrier, après le gracieux inventaire des Goncourt, on pouvait écrire cela qui n'est ni de l'histoire, ni du roman, ni du bibelot, mais une oraison funèbre et une apologie antirévolutionnaire mêlées, et qui en font le plus beau et le plus nouveau de forme des panégyriques écrits depuis les grands prédicateurs classiques. A retenir entre autres certaines pages qui sont la plus hautaine flétrissure appliquée au dix-huitième siècle, le seul siècle indigne des fastes de notre planète, ce siècle qu'il faudrait pouvoir supprimer pour le châtier de s'être fait si petit. La Chevalière de la Mort est le seul livre de Bloy qui se puisse mettre entre toutes les mains, et qui puisse lui conquérir l'admiration de tout ce qui reste en France de jeunes filles nobles.
 J'ai déjà indiqué la conclusion de cette étude. M. Léon Bloy ne peut plus continuer à vilipender son génie à l'éreintement d'œuvres et d'hommes qui ne méritent pas cet honneur. Il épuise à se créer des haines et à se rendre tout à fait impossible plus de talent qu'il n'en faudrait pour être trois fois célèbre. Il faut qu'aussi dans ses écrits il regarde plus haut, là où est orientée la vie de son âme, qu'il nous donne enfin les grandes études bibliques qu'il médite depuis si longtemps, ou qu'à l'exemple de ses maîtres de prédilection dont il a eu ou a l'amitié aussi bien que la louange : Barbey d'Aurevilly et le comte Roselly de Lorgues, il nous livre les romans de premier ordre ou les panégyriques de saints dont Le Désespéré et La Chevalière de la Mort nous montrent si bien qu'il est en puissance. Les haines, même littéraires, même religieuses, quand bien même elles sont inspirées par la plus excessive et la plus inassouvie des soifs de justice, ne sont point faites pour embellir une vie, non plus que pour la sanctifier.
 J'appelle de tous mes vœux le jour où je pourrai admirer Léon Bloy sans aucune réserve et où je n'aurai plus à mixtionner d'un blâme peut-être inintelligent mon affection, et à déclarer superbes et dignes de toute admiration des livres que je n'approuve pas entièrement.
 William Ritter.


(1) Tresse et Stock, éditeurs.

LE LATIN MYSTIQUE
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LES SÉQUENCES DE SAINTE HILDEGARDE
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 Inaugurée vers le dixième siècle, portée presque du premier coup à sa perfection, la séquence irrégulière est une forme de poésie latine absolument particulière au moyen âge. C'est un psaume de dix à trente versets, le plus souvent, auquel des allitérations, des recherches de mots, des rimes et des assonances finales ou intérieures donnent seules un air de poème. Mode si exceptionnel et simple qu'il n'a pas été compris, art si spontanément nouveau qu'il a été méprisé ; les érudits catholiques qui daignèrent s'y distraire ânonnèrent dans cette étable sacrée tels que des ânes sans provende, sans foin, sans paille, privés, enfin, du bât bien-aimé d'une prosodie connue. Un membre de ce bétail qui a suivi trop à la lettre les conseils que lui donnait, il y a sept siècles, le pape Grégoire et surtout le moine Pierre le Vénérable : « Prends la voie de la pauvreté et non pas tant de la corporelle que de la spirituelle », avoue que les séquences notkeriennes lui ont paru généralement banales, — aveu bien inutile, car tout est banal, hormis le médiocre, on le sait d'avance, pour un esprit médiocre.
 Misérables donc pour eux — dont c'est la pénitence de les chanter — et le Victimae paschali laudes, et l’Inviolata, et l'Alma redemptoris, et toutes ces vieilles exorations et encore le Salve regina, qui peut être donné comme un type de très pure séquence irrégulière :

 Salve, Regina, Mater misericordiae,
 Vita, dulcedo et spes nostra, salve :
 Ad te clamamus exules filii Evae,
 Ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle.
 Eia ergo, Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte,
 Et Jesum benedictum fructum ventris tuis nobis post hoc exilium ostende,
 O clemens, ô pia, ô dulcis Virgo Maria.

 Ce petit poème est attribué à Hermanus Contractus ; avant lui Notker, Godeschalk, après lui sainte Hildegarde, voilà les plus notables séquentiaires de la primitive école, selon la méthode formulée d'abord par les moines de l'abbaye de Saint-Gall (1).
 Femme de supérieure essence, prophétesse, illuminée, visionnaire, poète, gyrovague, conseillère du peuple, des margraves et des empereurs, Hildegarde est un des esprits représentatifs du XIIe siècle allemand ; — et comme elle reste bien de son sexe, franchement, comme son latin est bien féminin, comme, à travers les symboles, elle crie du fond de son cœur et de tous ses organes, la vierge contemplatrice: « O quant magnum est in viribus suis latus viri ! » Elle fut abbesse du monastère de Rupertsberg et mourut en 1179.

 De Sancta Maria.
 O virga ac diadema purpurae regis, quae es in clausura tua sicut lorica,
 Tu frondens floruisti in alta vicissitudine quam Adam omne genus humanum produceret.
 Ave, ave, de tuo ventre alia vita processit, quam Adam filios suos denudaverat.
 O flos, tu non germinasti de rore, nec de guttis pluviae, nec aer desuper te volavit, sed divina claritas in nobilissima virga te produxit.
 O Virga, floriditatem tuam Deus in prima die creaturae praeviderat et de verbo suo auream materiam, o laudabilis virgo, fecit.
 O quam magnum est in viribus suis latus viri, de quo Deus formam mulieris produxit, quam fecit speculum omnis ornamenti sui et amplexionem omnis creaturae suae.
 Unde, o Salvatrix, quae novum lumen humano generi protulisti, collige membra filii tui ad coelestem harmoniam.

 (O tige, diadème du roi de pourpre, ton jardin est pareil à une forteresse ;
 Tes frondaisons ont fleuri en une haute prévoyance, alors qu'Adam devait produire tout le genre humain.
 Salut, salut, de ton ventre une autre vie est issue, autre que celle dont Adam avait dépouillé ses fils.
 O fleur, tu n'as pas germé de la rosée, ni des gouttes de la pluie, et l'air n'a pas plané autour de toi, tu es née sur une très noble tige par l'œuvre de la divine Clarté.
 O tige, ta floraison, Dieu l'avait prévue dès le premier jour de sa création et son verbe te fit surgir toute en or, ô très louable vierge.
 Oh ! qu'il est grand dans ses forces le flanc de l'homme, d'où Dieu tira la forme femme, miroir de ses divines parures, résumé de toute sa création...
 Donc, ô Salvatrice, qui as porté la nouvelle lumière du genre humain, rassemble les membres de ton fils dans la céleste harmonie.)
 « Dieu mit au centre du monde une âme qu'il propagea en toutes ses parties », avait écrit Platon dans le Timée. Un philosophe scolastique du XIIe siècle (celui qui divisait physiquement le cerveau en trois lobes communiquant ensemble par un caroncule semblable au bout de sein d'une femme, uberis capiti), Guillaume de Conches, reprend et christianise l'idée platonicienne par ce mot très simple et très beau : « Le Saint-Esprit est l'âme du monde. » Opinion dont l'origine n'aurait pas été condamnée par tel père de l’Église, saint Ambroise, qui insinuait : « Les païens ont parlé du Saint-Esprit en de certains termes voilés, per umbram quamdam ». C'est, semble-t-il, le même Ambroise par qui fut le plus clairement proférée l'irrévocable malédiction contre ceux qui blasphèment l'Esprit, — car la négation de l'Esprit comporte la plénitude du sacrilège : « Blasphemia in Illum nunquam remittetur... Non postest ibi exoratio esse veniae ubi spiritum sanctum negando sacrilegii plenitudo est ». Il y eut, durant tout le moyen âge, un profond culte de l'Esprit (que la religion moderne n'est pas loin de considérer comme un inexplicable gêneur), fréquemment invoqué en ses sept dons, le septiforme Esprit, disent les séquences, et en le premier de tous, l'Intelligence. « O Esprit, tu es mon Dieu ! » disait Grégoire le théologien. Hildegarde a dédié au Paraclet un admirable chapelet de mystiques adorations.

 De Sancto Spiritu.
 O Ignis Spiritus paraclite, vita, vitae omnis creaturae, sanctus es vivificando formas.
 Sanctus es unguendo periculose fractos, sanctus es tergendo foetida vulnera.
 O spiraculum sanctitatis !...
 O lorica vitae et spes compaginis membrorum omnium et o angulum honestatis, salve beatos !
 Custodi eos qui carcerati sunt ab inimico et solve ligatos quos divina Vis salvare vult !...
 De te nubes fluunt, aether volat, lapides humorem habent, aquae rivulos educunt et terra viriditatem sudat !
 Tu etiam semper educis doctos, per inspirationem sapientiae laetificatos.
 Unde laus tibi,qui es sonus laudis et gaudium vitae, spes et honor fortissimus, dans praemia lucis.

 (O Feu de l'Esprit consolateur, vie de la vie de toute créature, tu es saint parce que tu vivifies les formes, — tu es saint parce que tu daignes oindre les membres périlleusement brisés, tu es saint parce que tu panses les plus fétides plaies, — ô soupirail de sainteté !... — ô forteresse de vie, ô espoir de la solidarité humaine, ô refuge de la beauté, sauve les bénis ! — Garde ceux qui sont prisonniers de l'ennemi, déchaîne ceux qui sont enchaînés, sauve ceux que veut sauver la Force divine !... — Par toi les nuages vont, l'éther plane, les pierres transpirent, les eaux se font ruisseaux, la terre exhale de verdoyantes suers. — Et c'est toi aussi qui guides les doctes létifiés par l'inspiration de ta Sagesse. — Donc, louange à toi, toi le vocable de louanges, toi, la joie de la vie, l'espérance, la force et l'honneur, toi le dispensateur de la lumière !)
 Paroles qui suggèrent le souvenir de la séquence de Robert de France :

 Sancti Spiritus adsit nobis gratia :
 Quae corda nostra sibi faciat habitacula,
 Expulsis inde cunctis vitiis spiritalibus.
 Spiritus alme, illustrator omnium,
 Horridas nostrae mentis purga tenebras.
 Amator sancte sensatorum semper cogitatum,
 Infunde unctionem tuam clemens nostris sensibus,
 Tu purificator omnium flagitiorum, Spiritus,
 Purifica nostri oculum interioris hominis...

 (Nous assiste la grâce du Saint-Esprit : qu'elle fasse nos cœurs son habitacle, après en avoir expulsé tous les vices intellectuels. Très haut Esprit, lumière universelle, purge les horribles ténèbres de notre âme, et toi qui aimes éternellement les pensées significatives, infuse, ô clément Esprit, ton onction dans nos intelligences. Toi le purificateur de toutes les souillures, Esprit, purifie l'œil intérieur de l'homme...)
 L'Esprit a pour symbole premier la Lumière ; il est l'immatérielle clarté de l'Intelligence, qui se meut vers les hommes et par l'illumination les sauve :

 Salvabiliter, suâ potestate iens,
 Lux per se splendida et datrix luminis..

 « Salvatrice Lumière, de soi-même émanée, Lumière en soi splendide et donatrice de lumière », dit une traduction ancienne de l'hymne grecque de saint Jean Damascène sur la Pentecôte.
 La bienheureuse prophétesse, peu adonnée au rythme, n'a laissé que peu de séquences ; une autre est adressée à un saint, Disibode, évêque, en ces termes d'un très haut et très herméneutique mysticisme :

 O Mons clausae mentis, tu assidue pulcram faciem aperuisti in speculo columbae.
 Tu in absconso latuisti inebriatus odore florum, per cancellos sanctorum emicans Deo.
 O culmen in clavibus coeli...
 Tu magna turris ante altare summi Dei et hujus turris culmen obumbrasti per fumum aromatum...

 (O Montagne d'esprit intérieur, assidûment tu as reflété la beauté de ta face dans le miroir de la colombe.
 Tu t'es caché dans l'ombre, enivré de l'odeur des fleurs, resplendissant pour Dieu seul dans les cellules des saints.
 O cime entre les clefs du ciel...
 O tour dont l'altitude se dresse devant l'autel du suprême Dieu, et la cime de cette tour, tu l'as obombrée de la fumée des aromates...)
 De cette admirable sainte, on ne peut oublier le Liber vitae meritorum, où la description des peines de l'enfer n'est pas comme dans l'Alighieri un prétexte à de personnelles satires. Âme trop détachée de la vie pour admettre la haine, sinon généralisée vers l'abstraction du péché, elle a conçu un enfer d'une grande magnificence de supplices, magnifié encore, en son horreur, par l'étendue de sonorité d'une langue au voisinage de laquelle l'italien n'est que le grincement d'une viole en colère :
 « Et magnum ignem vidi, igneo et fervente plumbeo, sulphure quoque intermixto totum inundantem, ac omne genus vermium igneorum in se habentem... » Les luxurieux sont punis par la respiration de l'immonde venin qu'ils ont accumulé en eux : « Et propter delectationem immunditiae, veneno hoc infectae sunt... » C'est par la fétidité encore que sont éternellement lésés les vaniteux, — comme par la fumée sordide exhalée de leurs âmes marécageuses : « Et ecce paludem longam, multum sordem ac pessimum foetorem de se emittentem : qui ad inanem gloriam annelaverant foetore laedebantur... » Et sans cesse aux prêtres infâmes d'atroces voix hurlent :

 Quare votum quod novistis
 Turpiter derelequistis ?

 Prototype, sans doute, des cris que se jettent, en se heurtant comme des béliers affolés, les avares et les prodigues, au VIIe chant de l'Enfer de Dante :

 Percotevansi incontro, e poscia pur li
 Si rivolgea ciascun voltando a retro,
 Gridando : Perché tieni, e : Perchè burli ?

 Remy de Gourmont.



(1) Ce qui précède est un résumé de deux chapitres ; ce qui suit est, jusqu'à la fin, textuellement extrait du Latin mystique.

PAGES D'ART(1)

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I

PEER GYNT(2)


 Une forêt dévastée par l'incendie, la nuit. Des troncs calcinés se dressent lugubrement dans la fumée blanche éparse sur le sol.

 Peer Gynt (courant comme un fou, les cheveux hérissés, les yeux hagards}. — Des cendres, de la fumée, de la poussière, partout !.... Tant détruire pour reconstruire, plus tard ! — Et ce vent pestilentiel sentant la pourriture comme un tombeau mal recrépi... Mais je ne me repens pas, j'ai peur ; je ne m'humilie pas, je fuis. Car j'entends les appels des trompettes du Jugement dernier. Et pourtant là-bas, bien loin, sur la montagne, le bouclier d'or brille toujours, devant moi. Ces mots y sont écrits : Petrus Gyntus Caesar fecit !..(Il se remet à courir.) Quelle damnation ! quel bruit d'horreur : ces voix d'enfants, ces pleurs, ces ululements !... Et ces mousses que les vents chassent et qui me viennent dans les pieds. (Les repoussant, furieux.) Allons, allons, vous me barrez le chemin.
 Les Mousses murmurantes. — Nous sommes les pensées que tu aurais dû penser. Pourquoi nous repousser de tes pauvres jambes chancelantes ?
 Peer Gynt (tournant sur lui même). — J'abandonne ma vie à celui... qui, jadis, trébuchait ici sur ses jambes tordues (3).
 Les Mousses. — Nous cherchons les chœurs des voix fortes, des voix mugissantes, et c'est ici que nous devons rouler. Qui veut nous écouter?
 Peer Gynt (marchant comme un homme ivre). — Cessez vos tourbillons, pauvres âmes innocentes. Fuyez bien loin, où je vous écraserai sous mes talons. (Il se remet à courir.)
 Des feuilles séchées le suivent, poussées par le vent. — Nous sommes la parole, tu aurais dû l'annoncer sans trêve, sans repos. Mais nous devons pourrir. Et nous n'aurons été sur aucune couronne ! Dans les printemps en fleurs, nous n'aurons pas même protégé des fruits. Les vers vont nous manger !...
 Peer Gynt. — Mais, plus tard, vous rajeunirez aussi. Contentez-vous, pour l'heure, de servir d'engrais.
 Des voix dans la tempête. — Nous sommes les chansons que tu aurais dû chanter. Tu nous refoulas — et pourtant nous devions être chantées. Dans les mystères de ton cœur, silencieuses nous attendions. Mais ce te fut indifférent de nous voir dormir et honteusement dégénérer.
 Peer Gynt. — L'air est empoisonné : par mes parrains, je vous demande si j'ai eu le loisir de roucouler des vers. (Il court plus vite.)
 Des gouttes de rosée tombant comme des larmes des rameaux dénudés. — Nous sommes les larmes que tu devais pleurer. Haïr ou bénir, nous ne savons faire que cela. Maintenant le péché te brûle comme un collier de feu. Mais tu ne reviendras plus blanc d'innocence, toi qui manquas de patience.
 Peer Gynt. — Et en quoi aideraient la patience, la persévérance, quand on a toujours quelque chose sur le dos ?
 Les herbes foulées sous ses pieds. — Nous sommes les œuvres que tu devais accomplir. Nous sommes les forces que tu ne voulus pas aimer, et, au dernier jour, avec des plaintes elles reviennent ces forces qui n'ont pas été employées. Alors c'est le temps des larmes.
 Peer Gynt. — Ah ! on peut bien les éviter ! A quoi bon le signe de la croix ? (Il court plus vite, plus loin, encore.)
 La voix de ma mère, dans l'éloignement. — Misère, postillon maladroit. Tu m'as fait verser, ô enfant dégénéré, moi qui étais si vieille. Quelle âme stupide ! Tu m'as conduite en me trompant. Où donc est le château, Peer ? Ah, bientôt tu seras l'esclave du Diable, — un bâton te rouant le dos.

 Peer Gynt. — A un malheureux qui s'efforce de fuir, va-t-on encore mettre sur la conscience les péchés du Diable ? Il ne se laisse pas tromper, lui ! Et mes propres fautes sont pourtant déjà assez lourdes !
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II

LE TROISIÈME ÉTAT (4)

 Les ruines du temple d'Apollon près d'Antioche, la nuit, sons la lumière blanche d'un clair de lune d'Asie. L'empereur Julien et Maximus le mage, vêtus de longues robes traînantes, s'approchent précipitamment parmi les tronçons de colonnes épars sur le sol.

 Maximus. — Que cherches-tu, mon frère ?
 Julien. — La solitude.
 Maximus. — Quoi, ici? dans l'horreur de ces ruines ? parmi tant de décombres ?
 Julien. — Est-ce que toute la terre n'est pas qu'un amas de décombres ?
 Maximus. — Tu as montré pourtant que ce qui était tombé pouvait être reconstruit.
 Julien. — Moqueur ! A Athènes, j'ai vu un cordonnier qui avait établi son échoppe dans le temple de Thésée. A Rome, j'ai entendu dire qu'une partie de la basilique Julia servait d'étable pour les buffles. Cela s'appelle-t-il aussi reconstruire ?
 Maximus. — Pourquoi pas ? Est-ce que tout ne se fait pas peu à peu ? Et qu'est-ce qu'un entier sinon la somme de toutes les parties ?
 Julien. — Folle sagesse ! (montrant du doigt une statue d'Apollon renversée.) Regarde cette tête sans nez, ce colosse brisé, ces cuisses en poussière. Est-ce que la somme de tous ces débris informes pourrait reconstituer jamais l'absolue, la divine beauté de jadis ?
 Maximus. — Et d'où sais-tu que cette beauté de jadis était vraiment belle — en essence et en principe — hors de l'idée que s'en faisaient les adorateurs ?
 Julien. — Ah ! Maximus, la question de tout est là. Qu'est-ce qui existe vraiment en soi et pour soi ? Hors de cette journée je ne saurais rien nommer. (Repoussant du pied la tête de la statue.) Dis-moi, t'es-tu jamais senti devenir plus fort ? C'est rare, n'est-ce pas, qu'une erreur puisse vous donner du courage. Et pourtant, Maximus, regarde les Galiléens — et moi-même, autrefois, lorsque je croyais encore possible de rapprendre au Monde la beauté qu'il a oubliée !...
 Maximus. — Ah frère, si l'erreur t'est nécessaire, retourne parmi les Galiléens. Ils te recevront à bras ouverts.
 Julien. — Tu sais bien que c'est impossible. Empereur et Galiléen ! — Comment unir ce qui est opposé ? — Car ce Jésus-Christ est le plus grand révolté qui ait jamais vécu. Comparés à lui, qu'était Brutus et qu'était Cassius ? Tous deux n'assassinèrent qu'un Jules César. Mais lui, il assassina tous les César et tous les Auguste qui pourront jamais naître. D'ailleurs, pourquoi comparer l'Empereur et le Galiléen ? Y a-t-il place pour les deux sur cette terre ? Or, Maximus, je te le dis, quoique les Juifs et quoique les Romains prétendent l'avoir tué, le Galiléen vit encore parmi nous. Il vit dans le cœur des hommes, il vit dans leurs obstinations, il vit dans leurs railleries contre les grands de ce monde. Donnez à l'empereur ce qui appartient à l'empereur et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Jamais bouche d'homme n'a prononcé plus astucieuse parole. Et au fond, que signifie-t-elle ? Qu'est-ce qui revient à l'Empereur ? Cette parole est une massue de guerre qui jette bas la couronne d'or de la tête de l'Empereur.
 Maximus. — Pourtant le grand Constantin sut rester en bonne harmonie avec le Galiléen, et ton prédécesseur aussi.
 Julien. — Oui ; seulement, qui pourrait être aussi modéré qu'eux ? Et puis, appelles-tu cela gouverner l'empire du monde ? Sans doute, Constantin étendit les frontières de son territoire, mais ne resserra-t-il pas étroitement les frontières de son esprit et de sa volonté ? Vous placez l'homme trop haut lorsque vous l'appelez grand. Quant à mon prédécesseur, je n'en veux point parler ; il était plus esclave qu'empereur et ce ne sera point son nom qui me persuadera. Non, non, il ne faut point songer à des comparaisons. Et pourtant, aller encore de l'avant ? O Maximus, après cette défaite, puis je rester empereur ? et d'autre part, pour si peu, puis-je vraiment abdiquer ? Ah Maximus, il t'est donné d'interpréter les signes les plus énigmatiques dont le sens reste mystère pour tous, il t'est donné de lire dans le grand livre des étoiles éternelles. Peux-tu me dire l'issue de cette lutte ?
 Maximus. — Oui, mon frère, je le peux.
 Julien. — Tu le peux ? Alors dis-moi lequel des deux vaincra ? — l'Empereur ou le Galiléen ?
 Maximus. — L'Empereur et le Galiléen disparaîtront.
 Julien. — Tous les deux disparaîtront ?
 Maximus. — Tous les deux disparaîtront. Mais si ce sera dans ces temps ou dans des siècles, cela je ne puis le savoir. Pourtant, ce sera lorsque le Juste, le Pur sera venu.
 Julien. — Et qui est le Juste, le Pur ?
 Maximus. — Celui qui remplacera l'Empereur et le Galiléen.
 Julien. — Tu résous l'énigme par une énigme plus obscure encore.
 Maximus. — Mon frère, toi qui aimes la vérité, écoute-moi : en vérité, je te le dis, l'un et l'autre doivent disparaître, mais ils ne doivent pas être vaincus. L'enfant ne disparaît-il pas dans le jeune homme, et le jeune homme ne disparaît-il pas dans l'homme sans que ni l'enfant, ni le jeune homme soient pourtant vaincus ? Toi qui fus mon élève bien-aimé, aurais-tu oublié notre conversation, un soir, à Ephèse, au sujet des trois royaumes ?
 Julien. — Ah parle, Maximus. Il y a tant d'années de cela !...
 Maximus. — Tu sais que je n'ai jamais approuvé les actes d'empereur que tu as accompli. Tu as voulu métamorphoser le jeune homme en enfant. Or le royaume de l'esprit a définitivement vaincu le royaume de la chair. Mais le royaume de l'esprit n'est pas le terme, pas davantage que le jeune homme n'est le terme de la croissance de la nature humaine. Tu as donc voulu empêcher le développement du jeune homme, l'empêcher de devenir un homme. Insensé qui a tiré l'épée contre l'avenir, contre le Troisième Royaume où régnera celui qui a deux faces.
 Julien. — Et il...
 Maximus. — Les Juifs ont un nom pour le désigner. Ils l'appellent le Messie et ils l'attendent !...
 Julien (lentement et pensif). — Le Messie ? — ni empereur, ni rédempteur ?
 Maximus. — Les deux dans un seul — ou un seul dans les deux.
 Julien. — Empereur-dieu on Dieu-empereur ! Empereur dans le royaume de l'esprit ! Dieu dans le royaume de la chair !
 Maximus. — Cela est le Troisième Royaume, Julien ?
 Julien. — Oui, Maximus, cela est le Troisième Royaume.
 Maximus. — Or, dans ce royaume, le mot de révolte, du provisoire est devenu vérité.
 Julien. — Donnez à l'Empereur ce qui appartient à l'Empereur et donnez à Dieu ce qui appartient à Dieu. Oui, cela c'est l'Empereur en Dieu et Dieu en l'Empereur. Ah rêves, rêves, qui donc brisera la force du Galiléen ?
 Maximus. — Mais en quoi consiste la force du Galiléen ?
 Julien. — C'est en vain que je me suis efforcé de l'approfondir.
 Maximus. — Il est écrit quelque part : Tu ne dois pas servir des Dieux étrangers.
 Julien. — Oui, oui...
 Maximus. — Le voyant de Nazareth n'annonçait pas ce Dieu-ci ou ce Dieu-là. Il est venu disant : Dieu, c'est moi ! — Je suis Dieu !
 Julien. — Oui, celui-ci d'ailleurs !... Ah, c'est à cause de lui que l'Empereur est sans force. Le Troisième État ! Le Messie ! Non le Messie du peuple juif, mais le Messie du royaume de l'esprit, le Messie de l'Empire du monde !
 Maximus. — Le Dieu-empereur.
 Julien. — L'Empereur-dieu !
 Maximus. — Logos dans Pan ! Pan dans Logos !
 Julien. — Maximus, dis-moi, comment naîtra-t-il ?
 Maximus. — Il naîtra par l'effort conscient de la volonté réfléchie.
 Julien. — Je te quitte, mon maître bien-aimé, je le dois.
 Maximus. — Où vas-tu ?
 Julien. — A la ville. Le roi des Perses m'a fait des ouvertures de paix, je les ai précipitamment acceptées. Mes messagers sont en route. Mais il faut les rejoindre, il faut les rappeler.
 Maximus. — Tu voudrais recommencer la guerre contre le roi Sapores ?
 Julien. — Je veux ce que Cyrus rêvait, ce qu'Alexandre tenta.
 Maximus. — Julien !...
 Julien. — Je veux être le maître du monde ! (Il salue avec la main et s'en va tragiquement, à grands pas saccadés.)
 (Maxime le suit des yeux, pensif, l'air sombre.)

Des voix de femmes, des voix désolées et pleurantes s'élèvent dans le lointain, parmi la douceur de cette nuit d'étoiles. — Dieux des hommes, idoles resplendissantes d'or, vous tomberez en poussière et le vent vous dispersera.

───────
III

LA PITIÉ SUPRÊME (5)

 Dans un salon d'hiver dont les larges portes-fenêtres donnent sur une vérandah ouverte sur un jardin en fleurs, Mademoiselle Marthe Bernick et Mademoiselle Lona Hessel sont seules en de simples toilettes d'intérieur. Mélancoliquement appuyées aux portes-fenêtres, se retenant, désemparées, aux tentures de soie, elles regardent s'en aller lentement, par le jardin plein de roses dans l'or du soleil couchant, Dina et Jean aux bras l'un de l'autre — comme extasiés, car elle est jeune, jolie, toute blonde en sa claire toilette d'été, et lui robuste, énergique, avec le teint hâlé de ceux qui s'en reviennent des colonies....

 Lona. — Maintenant nous sommes seules... Tu l'as perdue, Marthe — et moi aussi, je l'ai perdu !
 Marthe. — Toi ?... Tu l'as perdu ?
 Lona. - Oh, là-bas, je l'avais déjà à demi-perdu. Il avait envie de sa liberté... alors, il s'imagina que j'avais la nostalgie du pays !...
 Marthe. — Vraiment. Alors je comprends, maintenant, pourquoi tu es revenue. Mais tu verras, plus tard, il te réclamera.
 Lona. — Une demi-sœur !... à quoi lui serais-je utile ?... Les hommes brisent beaucoup d'affections pour avoir le bonheur.
 Marthe. — Oui, c'est vrai...
 Lona. — Mais nous resterons ensemble, n'est-ce pas, Marthe ?
 Marthe. — Est-ce que je compte pour toi ?
 Lona. — Oh, qui pourrait m'être plus chère que toi. N'avons-nous pas été leurs mères spirituelles
à tous les deux, et maintenant n'avons-nous pas perdu nos enfants ? Ne sommes-nous pas seules ?
 Marthe. — Bien seules !.... Enfin, puisque tu souffres aussi, je peux, je dois te le dire... je l'ai tant aimé !
 Lona. — Marthe ! (lui saisissant le bras) est-ce vrai ?
 Marthe. — Toute ma vie est dans ces mots : je l'ai aimé !... et je l'ai si longtemps attendu !... Eté après été, j'espérais son retour. Mais lorsqu'il revint...il... ne me remarqua plus !...
 Lona. — Tu l'as aimé, et pourtant tu fus celle qui lui mit le bonheur dans les mains.
 Marthe. — Mais puisque je l'aimais, ne devais-je pas lui mettre le bonheur dans les mains ?... Ah c'est que je l'ai fidèlement aimé. Depuis son départ, ma vie lui appartenait... Quelles raisons avais-je d'espérer, n'est-ce pas ? — Et pourtant je crois que j'avais quelques raisons. Mais lorsqu'il me revit, ce fut comme si tout était effacé de sa mémoire. Il ne me reconnut pas !...
 Lona. — Dina te mettait dans l'ombre, pauvre Marthe.
 Marthe. — Et il en devait être ainsi. Lorsqu'il s'en alla, nous étions du même âge ; mais à l'heure douloureuse où je le revis, alors, je compris bien que j'avais vraiment dix ans de plus que lui. Là-bas, dans les pays du dehors, au grand soleil, il avait voyagé, il avait rajeuni, il s'était fortifié au bon air — et moi j'étais restée ici, assise, solitaire, filant...
 Lona. — Les fils de son bonheur, Marthe ?
 Marthe. — Oui, je filai des fils d'or. Et je n'ai aucune, aucune jalousie. Ah Lona, n'avons-nous pas été de bonnes sœurs ?
 Lona (lui jetant les bras autour du cou). — Pauvre chère Marthe !
 Enrik Ibsen.
 (Traduction inédite de M. Ernest Tissot.)


 (1) Reproduction interdite. — Ces pages sont tirées d'un volume que M. Ernest Tissot fera paraître à l'automne sous ce titre : Le Drame Norvégien.
 (2) Extrait de Peer Gynt (Acte V, scène VI), poème philosophique publié en 1867.
 (3) Allusion au personnage Le Grand Bossu, qui — dans la pensée d'Ibsen et d'après les explications des commentateurs — symboliserait l'éternelle bêtise dirigeant, en somme, depuis bien des siècles, notre vieille humanité. Peer Gynt a commencé par lui résister énergiquement.
 (4) Extrait d'Empereur et Galiléen (2e partie, acte III, tableau 4e), poème philosophique publié en 1878.
 (5) Extrait des Soutiens de la Société (acte IV), comédie écrite en 1877.

BALLADE

POUR ASSAINIR LA CHOSE LITTÉRAIRE.

« Le sang, la bile, toutes les humeurs
« qui s'écoulent des reins et de la peau,
« sont constamment empoisonnés ; la
« santé, la vie même sans cesse menacée
« par la production ininterrompue de ces
« venins humains, tout aussi redoutables
« que ceux des reptiles les plus dangereux. »
(Almanach du Rural pour l'an 1890.)



Odeur de pieds, senteur de bouches,
Et ridicule énormément,
C'est Péladan-Tueur-de-Mouches.
Pour l'escadre et le régiment,
Pierre Loti, ce diamant,
Quitte Nana, voire Isabelle.
Ces pasquins manquent d'agrément :
Nous les mettrons dans la poubelle.

Pas de phrases, ni de retouches !
Valabrègue prêta serment
D'égayer les femmes en couches.
Pompon gai comme un lavement,
Dubrujeaud couillon alarmant,
Et Poitrasson que ne rebelle
Oncques nazarde au fondement :
Nous les mettrons dans la poubelle.

Oh ! les chasser, telles des mouches
A viande ! Sus, bon Nécromant !
Icelui transforme en babouches,
L'un en porc et l'autre en caimand !
Ils sont le plus bel ornement
Du Gil Blas ! mais, sous cette ombelle,
Cueille-les rigoureusement :
Nous les mettrons dans la poubelle.

envoi

Prince, un dieu les garde. Comment
Les trucider par ribambelle ?
N'ayant plus l'essorillement,
Nous les mettrons dans la poubelle.

───────

BALLADE

TOUCHANT LA VANITÉ DES JUGEMENTS HUMAINS

Pour Alcide Guérin.

« 17. — Cor fatui quasi vas
« contractum et omnem sapientiam
non tenebit. »

(Ecclesiasticus, cap. XXI.)


 Quand Péladan, coiffé de vermicelle,
Hâble, chacun soudain le reconnaît
Au bouc puant qu'il garde sous l'aisselle.
Homme-sandwich, prophète, cochonnet,
Le pou teigneux occupe son bonnet.
Mais lui, le Sâr, le devin, l'androgyne,
Se voit égal aux bas-reliefs d'Egine.
Pour sa tignasse il bave de fureur.
C'est dans Ashur qu'il prend son origine :
Le pauvre monde est sujet à l'erreur.

[...................] qui de caca ruisselle
Dans le train belliqueux du Vésinet,
[..........] croit que se tenir en selle,
C'est, chaque soir, aller au cabinet.
O quel parfum de crotte l'embrenait,
Cet [........] ventru comme aubergine
Lorsqu'à grands coups de botte dans l'échine
Mon Prospéro lui servait d'éclaireur !
Paul Bonnetain réinvente la Chine :
Le pauvre monde est sujet à l'erreur.

A Besançon, à Limoge, à Bruxelle,
Chaque printemps, un musagète naît.
Garnir voulant sa bourgeoise vaisselle,
Jean Rameau, plus cher au Mufle qu'Ohnet,
Porte en ville ode, acrostiche ou sonnet.
[.....................] d'une éternelle angine
Syphilitique adorne sa machine.
Vicaire, dont le groin fait horreur,
A Charenton ses brocards imagine.
Le pauvre monde est sujet à l'erreur.

ENVOI


Princesse aux yeux illécébrants, Argine,
Défunt Baju se cuidait un Eschine,
Et Barrés dit : « Quand serai-je empereur ? »
Jean Moréas ne veut pas qu'on le chine :
Le pauvre monde est sujet à l'erreur.

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BALLADE

POUR EXALTER LES DOYENNES DU PERSIL

A Paul Roquère.

« Viennent les marguiliers pervers,
« Les bedeaux porteurs de cautères,
« Les gros messieurs comblés d'hivers !
« Je couronnerai d'œnothères,
« De lilas et de myrtes verts,
« Toute la Chambre des notaires. »

 Dom Junipérien.

Leurs mamelles où nos bisaïeux se sont plus
Ballottent, à présent, de manière fantasque.
Le henné rouge sur leurs crânes vermoulus,
Leurs crânes pareils à des ris de veau boullus,
Imprime tels magmas qu'on ne rincera plus.
Leurs museaux d'ichneumon, de pieuvre, de tarasque,
Bâillent : ainsi les trous punais de l'Achéron.
Voici les dents d'émail sur le chicot marron !
Et les robes couleur d'enfants, rose ou citron.
Car ces dames, ayant braguettes soulagées,
De fastueux chichis pavoisent leur giron :
Los aux vieilles putains d'ans et d'honneur chargées !


En faveur des meschins pauvres et résolus,
Leur générosité vénérienne casque,
Eprise de vos politesses, ô phallus !
Ignorant, comme il sied, Malte-Brun et Reclus,
Poètes, calicots, affrontent ces palus
Nauséabonds, malgré les huiles bergamasques.
(Est-il bardeau, mulet, viédaze, aliboron,
Pour oser en tel lieu risquer un paturon ?)
Elles défaillent, avec les cris de Baron,
Au seul aspect des génitoires insurgées,
Et monsieur Deschanel à les servir est pron (1)  :
Los aux vieilles putains d'ans et d'honneur chargées !


Clamons : « Io Paean ! » — En des bouquins peu lus,
[.................... ], la [........... ] qui semble un masque
Japonais, et la mère [........ ] aux bras velus,
Des petits jeunes gens quémandent les saluts,
— O, sous vos cheveux bruns, Lafayette et Caylus ! —
Sans parvenir jamais à la dernière frasque.
Cœur de babouin, nez de chouant, œil de vairon,
Quels appétits encor hantent leur vieux chaudron,
Cependant qu'Ajalbert, impétueux luron,
Opine sur l'amour en passant les dragées
Et que Loti préside à ce décaméron ?
Los aux vieilles putains d'ans et d'honneur chargées !


ENVOI


L'arbre caduc, jetez les rameaux et le tronc !
Prince, beau tourmenteur, Ezzelin ou Néron,
Coiffe ton casque d'or, atteste le héron
Et que, grands-mères par tes ordres fustigées,
Elles paient l'obole exécrable à Charon :
Los aux vieilles putains d'ans et d'honneur chargées !
 Laurent Tailhade.




(1) Pronus, bien entendu. — L. T.

NOTES SUR L'IDEE PURE
___________

A quoi bon la merveille de transposer un
fait de nature en sa presque disparition
vibratoire selon le jeu de la parole, cependant,
si ce n'est pour qu'en émane, sans
la gène d'un proche ou concret rappel, la
notion pure?

Stéphane Mallarmé


 Tout objet se résorbe en son idée pure. La réalité d'un objet, c'est-à-dire sa relativité sensorielle aux centres nerveux de l'être conscient, n'est qu'un mode d'aperception et de révélation de son idée, ou logiquement son symbole. L'objet concilie donc en lui : premièrement, un agrégat de possibilités phénoménales et d'irradiations sensitives, qui l'érige en fixation perceptible d'une idée inattaquable aux contingences : secondement, en puissance, cette idée elle-même qui s'incarne en son nom et est l'unique cause de son existence, puisque nous concevons idéalement.
 Une fleur : sa notion permane depuis les lys qui n'ont pas filé jusqu'aux lotus de l'Orient. Et cette rose à mes doigts (1)  manifeste cette notion en diverses modalités ou agrégats substantiels révélés à mes sens sous l'espèce de parfums, nuances, lignes, etc. Mais ceci ne sert évidemment qu'à me faire souvenir, par une passagère interposition qu'une minute peut effeuiller ou brûler, de l'idée immanente en l'objet.
 L'idéaliste conçoit donc en le médiateur plastique ou symbole constitué par l'objet. Ce point de vue est conforme au mode de manifestation des fluides. Un accumulateur d'électricité n'existe que pour cette fin de condensation : le symbole, pour l'idéaliste, n'est que le moyen de l'idée. Cette visée concorde également à l'intime axiome de la peinture : le motif n'important qu'en raison de sa révélation de la lumière.
 Il s'ensuit que le symbole, suprême élément de la réalisation artistique, puisqu'il est le seul médiateur possible, se banalise et s'annihile si l'on se borne à l'étudier pour lui-même. Le naturalisme, par exemple, ne pouvait, ne peut être que la vaine étude des symboles : et, ainsi que l'attentif examen d'une pile n'en révèle nullement l'influence fluidique, ou l'examen d'un cadavre la vie, mais seulement les moyens de percevoir le fluide ou la vie, ainsi l'étude unique de l'objet s'empreint d'une vanité inévitable, puisqu'elle se confie et aboutit à des contingences.
 Il y a toujours quelque chose derrière quelque chose.
 L'idéaliste donc, ne concevant que par la médiation des sensitivités, c'est-à-dire cherchant la fixation momentanée de l'abstrait, donne à l'objet une utilité révélatrice ou symbolique.
 L'ensemble des agrégats de qualités sensorielles constitue le monde extérieur.
 Il résulte que le méditatif, prenant conscience des idées incarnées, tend à s'élever à la compréhension des lois générales de leurs associations, et ne peut conséquemment négliger la métaphysique.
 Il résulte enfin — et surtout, puisqu'il sera ici question d'art — que loin de rejeter la vie, c'est en son paroxysme seul que l'artiste se recrée, prend conscience, peut. En son paroxysme — étude plus encore âpre et serrée que la notation des quantités moyennes d'évolution colligées par les naturalistes — car l'objet, vérité puérile, accroît sa puissance symbolique avec sa puissance d'expressivité. Plus il se manifeste, plus il révèle : l'idéaliste chérit la révélation. Il ne veut donc nullement — certains l'insinuèrent — rejeter la Vie, médiation plastique, non plus se consacrer uniquement à sa jalouse analyse. Il use de sa plénitude potentielle pour dévoiler sa signification. Ceci se peut formuler que les objets sont les caractères hiéroglyphiques où s'inscrit complexement l'idée pure, et qu'en cet assemblage de formes, comme en toute géométrie, la connaissance profonde et le soigneux formulaire de l'écriture ou des figures aident à la compréhension et dédient à la lecture plus de clarté.
 L'esprit tend à la connaissance complète de cette écriture (2) . C'est ce qu'on dénomme : prendre conscience du monde extérieur, d'où souci métaphysique.
Cette lecture donne un sens, qui est la notion des idées pures, ou révélation de l'inaltérable dans le modifié, du type dans la descendance, du primordial dans l'évolution. Cette révélation, toute l'âme de l'idéaliste, abjure les puissances de l'ombre pour y atteindre.
 Révéler, ou manifester la connaissance que l'on sut prendre du monde extérieur, ou, par suite logique, se manifester soi-même : voici le lien entre l'art et la morale, et la lumière sourd identique de ces deux irradiations de l'esprit.

 L'artiste est le symbole de son œuvre. Il est enclin à en être la représentation plastique, incarnation irréalisable qui lui crée une irritation constante contre tout amoindrissement et toute déformation de l'harmonie, partant contre toute entrave au développement des facultés de l'être : d'où, anarchie.
 L'harmonie est le désir fondamental de l'être. Un livre est l'évocation d'une cause en le rite multiple des objets. L'harmonie, condition première devant l'idée pure, est une vertu intellectuelle, et la désirer est une beauté. D'où, recherche de la cause métaphysique.
 L'être enfin qui s'élève de la connaissance réelle à la connaissance idéale est un synthétiste d'art, un recréateur reflétant sa conscience en ses actes — l'œuvre est l'acte d'art — et reflétant aussi ses actes dans sa conscience, comme Narcisse. Ce parallélisme constitue le rythme ou personnalité de l'esthéticien (3) . D'où, état moral indivisible de l'état artiste.
 Ces trois états d'anarchie, de métaphysique et d'art proviennent de l'unique désir de se manifester en une conception du monde extérieur et d'en suggérer la connaissance. On ne suggère pas des contingences, mais des notions. Cette triple tendance, dont l'inquiétude moderne s'aggrave, en désirs indécis gaspillée et aveulie, l'idéalisme seul la concentre donc et la résout. Peut-être est-ce par la secrète intuition qu'en lui ces antinomies se peuvent fondre, que l'élite spirituelle de l'heure présente va concilier en lui ses trois incertitudes et affirmer ses trois désirs.
 L'idéalisme, indéniable préoccupation des intellectuels nouveaux !
 Les livres en gardent la trace profonde, l'inquiétude des aurores futures s'y consacre. Jalousement certains s'étonnèrent d'une différenciation dans les termes, et l'éclosion d'un nouveau vocable : idéoréalisme, leur parut altérer la tendance. Expression seulement plus précise de l'idéalisme dans l'art, et appellation meilleure pour nous. Idéoréalisme s'occupant de la réalisation des idées en un médiateur plastique (Gœthe, Poe, Mallarmé), Idéalisme considérant les Idées en soi (Platon, Hegel), l'un complète, explique, justifie l'autre. L'idéoréalisme est l'art réalisé de l'idéalisme : tout idéaliste créant un poème devient idéoréaliste, et autre interprétation serait futile querelle de mots.
 L'Idéoréalisme n'est que la formule esthétique de l'Idéalisme qui ne saurait créer un art, mais un mode de la conscience et un ascétisme individuel. Car une confusion doit être évitée, par une admonition prudente, à ceux qui ont vu là une nouvelle doctrine à suivre et quelque chose à exploiter. La tristesse d'une consécration à l'abstrait ennoblit de solitude l'idéalisme. Il est la floraison d'une fin d'époque révoltée, reniant l'orgie des formes qui la précéda : et le triomphe du Conscient sur l'Inconscient s'accomplit en lui, silencieusement.
 L'Idée pure est la reine indéniable des âmes hautes. Et sa méditation aune portée morale, nécessairement. Le poète qui se manifeste à la foule ne fait que lui manifester un type d'homme supérieur. S'il ne se nomme point par convention, et s'il costume d'illusion Hamlet ou Axël, c'est lui qui revêt réellement ce costume. Aux âmes conviées par lui à la célébration du spectacle, à ces âmes amoindries par les soucis sociaux, il dévoile une âme d'homme libre en qui toutes contemplent ce qu'elles pourraient être et prennent conscience d'elles-mêmes. Confession triomphante et hautaine d'une foule devant celui qui résuma le rêve de beauté et de noblesse qu'elle sut enclore en elle, en puissance ! Etre sincère avec soi-même et s'estimer est peut-être le moyen de se développer harmonieusement, et c'est la morale, hygiène salutaire et non inattingible concept dont l'inaccessibilité même rejette en un pessimisme de captif. En le poème du Héros, — ici Carlyle conseilla, — la foule contemplative s'estime. Le génie est la compréhension la plus vaste du monde extérieur : réaliser en une œuvre cette conception est initier les esprits, dans la mesure de leur exaltation potentielle, au génie. Le vieux thème de l'art élévateur d'âmes se retrouve ici, mais purifié de ce perfide vouloir de vérité fardée et amoindrie : l'éclat même de la vérité est la morale.
 Tout poète vérifie en lui cette notion que le génie est d'être soi, en harmonie le plus possible. Toute émotion dramatique d'une foule devant le Héros est un acte formel d'anarchie. Et la sympathie récente des poètes pour cette visée est un signe. Le premier devoir du poète est de dépouiller le prestige d'une puissance inanalysable conférée par une force inconnue : mais il doit se dire un homme : un homme que telles circonstances firent plus libre que d'autres et qui conçoit plus largement, mais un égal à ces autres. L'émotion ressentie devant la vie n'a de raison d'être qu'en cela. L'autre ancienne formule : le poète vibrant, se rénove bellement en l'idéalisme. Triomphe de l'art humain, vie paroxysmée vers l'Idée pure.
 À cette heure où le drame agonise et où des consciences rêvent, sur la scène, le retour éclatant du Héros au geste libre, à cette heure où, par-delà cette triste constatation des jachères, l'éclosion de Lys Magnifiques est rêvée, à cette heure où la certitude promise à l'âme est la fière visée de beaucoup, en l'indécis des recherches et la fièvre sourde des colères, l'Idéalisme exalte sa clarté. Ces notes rapides évoquent sommairement les conciliations qu'il augure et les vérités prometteuses qu'il légitime. Il n'y saurait être question de sentimentalisme, de fédération ou de bonheur chimérique, selon la feinte croyance de certains. Doctrine triste, appel de la Conscience devant l'Inconscient, le pur cristal de l'Idée visible est impollu. C'est, peut-être, à proclamer venue l'heure de l'art libre, créant sans demander une approbation et sans relever un mépris. C'est peut-être aussi une foi restituée, le sophisme des patries et des vérités de nations à jamais déjoué, la légende des antiques hermétismes fleurie et honorée, la chaîne symbolique par-dessus les écroulements et les temps refondue et renouée. Peut-être tout cela, et plus peut être. Et c'est aussi, en une justice, la pieuse procession d'un cortège d'âmes flamboyantes de mystes et d'esthéticiens aux gestes fraternels, vers l'autel relevé de la Métaphysique, cette grande Insultée.
 Camille Mauclair.


(1)  Cf. de Stéphane Mallarmé : Divagation. — pages, 1891.

(2)  La raison intime du naturalisme fut peut-être — ceci d'après tels rares indices — une intention de dénombrement utile, de classification des phénomènes contribuant à constituer cette écriture : et aussi tels essais de fusion de couleurs, sons, linéalités. L'erreur provint fatalement de ce fait que : l'œuvre ne s'accomplissant qu'en une conscience à la fois, n'admet la validité de ces notions qu'après qu'elles furent recréées par l'individu pour lui-même, d'où recommencement et différenciation des idées.

(3)  De ce rythme fondamental naissent les diverses harmoniques de l'individu. Ceci confirmant l'énonciation aimée des écrivains actuels, que chaque poète crée son rythme et que « nul Parnasse ne se régente ».

ENTRETIEN SUR LA VIE ET LA MORT DE

RAVACHOL
___________

Je ne vois que la condamnation à mort qui
distingue un homme, pensa Mathilde :
c'est la seule chose qui ne s'achète pas.
(de Stendhal Le Rouge et le Noir.)

 Ces voix furent entendues près de la mer, par un pacifique soir d'été : demi nus, sur les grèves blondes, des hommes étaient allongés nonchalamment auprès de belles jeunes femmes, et, bien qu'ils fussent d'aujourd'hui, les mourantes lueurs du soleil, la caresse douce des vagues, l'harmonie du crépuscule donnaient à leurs paroles et à leurs gestes le charme qu'il nous plaît d'attribuer, par fantaisie peut-être, aux sages et aux courtisanes d'autrefois, assis sous les portiques de marbre où flottait, avec l'odeur virile des embruns, l'ombre noble des lauriers roses. Comme ils ne savaient point que leurs discours seraient surpris, ils ne s'étudiaient sans doute pas à mentir, tant qu'ils paraissent avoir dit en toute sincérité ce que pense quiconque consent à réfléchir et ne triche pas avec soi-même ; et quand je me remémore maintenant cet inoubliable entretien, je me demande si ce n'est point, au contraire, le charme de telles syllabes qui conférait au paysage la splendeur des époques disparues.

le poète

 Ainsi nous ne mourrons point sans avoir connu autrement que par la légende et l'épopée l'homme supérieur à l'idée même que nous nous faisons des dieux, le héros : celui-là, dénué de la toute-puissance que nous accordons avec trop de bonne grâce aux fantômes surnaturels, en demeurant un homme comme nous, capable de faillir et d'être, hélas! vaincu, a sanctifié des actes en apparence vulgaires et détestables, et il méritera que dans les âges futurs les poètes le célèbrent ainsi qu'ils chantèrent autrefois les tueurs de monstres et les fatidiques justiciers.

le philosophe

 Certes, Ravachol fut un héros. Quand il eut un jour ressenti l'iniquité de souffrir pour des causes qui n'étaient point en lui et que le reste du troupeau respectait niaisement, il accepta la lutte contre la Bête triomphante, et chaque fois qu'il le fallut, au risque de sa vie vouée sans réticence à l'infaillible supplice, il accomplit le meurtre nécessaire.

une jeune femme

 Le meurtre nécessaire, dites-vous. Qui vous a révélé que cet homme ne fut point une brute sanglante et rapace, un assassin quelconque, qui n'entendait rien à la grandeur de la révolte et tuait uniquement pour voler ?

le philosophe

 Je ne le crois pas : il a compris qu'il faut tuer et qu'il faut voler, et qu'il serait méprisable et avilissant de tendre la main. On lui avait prêché la résignation traditionnelle : il a refusé audacieusement de se résigner et donné l'exemple des colères libératrices. Deux portraits de lui montrent assez bien comment un doute pareil au vôtre s'est imposé d'abord à quelques personnes raisonnables : l'un fut pris aussitôt après son arrestation, l'autre quand sa physionomie normale eut reparu. La première image est celle d'un fauve abattu : l'expression de la figure meurtrie de coups est terrible ; la seconde est d'une infinie douceur, l'œil caressant et magnifique de tendresse et d'amour. Aucune parole n'en rendrait mieux la beauté particulière qu'une phrase de policier psychologue qu'on m'a rapportée : « Il n'y a pas sourire de femme qui vaille le sien. » Le vrai Ravachol est bien celui-là. Songez qu'il se départit un instant de sa hautaine sérénité et qu'il pleura en voyant venir à la barre des enfants qu'il avait fait jouer autrefois ; rappelez-vous avec quelle magnanime commisération il accueillit le misérable qui l'avait trahi, et surtout l'adieu passionné que lui adressa en face des juges la femme qu'il aimait, prisonnière elle aussi, et sûre cependant que les paroles prononcées lui coûteraient des rigueurs nouvelles. Son attitude pendant le double procès a été admirable de simplicité et de noblesse, et ceux qui le condamnèrent furent obligés malgré eux de lui reconnaître une âme généreuse.

un juriste

 Il se peut ; et néanmoins ils durent le condamner parce qu'il avait enfreint la loi.

le poète

 Le mot seul de loi me fait frissonner d'horreur et de dégoût. Qu'un homme s'arroge d'en juger un autre me paraît déjà l'une des plus répugnantes folies qui puissent hanter une cervelle obtuse et bestiale. Mais que par avance on ait déterminé que ceci ou cela serait, en vertu d'une formule imbécile, tenu pour criminel ou licite, voilà qui outrepasse toute imagination de férocité et d'ineptie. Il ne peut point y avoir de commune mesure, parce que jamais sous le soleil deux actes identiques n'ont été accomplis, et personne ne saurait prévoir l'innombrable multiplicité des caractères et des circonstances.

un positiviste

 J'accorderais volontiers que la notion du bien et du mal est conventionnelle. Mais il ne semble pas que cette convention soit arbitraire : elle exprime des rapports nécessaires et transpose dans le langage humain des fatalités sociales que la science confirme en toute certitude.

le philosophe

 Voilà une parole bien aventureuse. Seules les démonstrations mathématiques apportent la certitude, parce qu'elles dérivent de l'esprit qui ne peut se contredire. On conçoit mal, une fois admise l'idée du nombre, que 2 et 2 ne fassent pas 4. Mais c'est gratuitement que vous appelez science un système de la nature : votre science est une conception momentanée de la vie, quelque chose comme une mnémotechnie à peu près rationnelle pour quelque temps et aussi ridicule, après de nouvelles découvertes, que les plus puériles des erreurs. Quant à la prétendue science sociale, elle est encore plus vaine que les sciences physiques et naturelles, perpétuellement changeantes et caduques, et sans qui cependant, de votre aveu même, elle ne saurait exister : ces phénomènes sont trop complexes pour qu'on les puisse observer, et à tout moment les volontés individuelles contrarieront l'expérience et contrediront les lois chimériques.

un positiviste

 Mais encore faut-il que ces volontés se manifestent clairement. J'ai lu les dernières déclarations de Ravachol, et je ne comprends guère quel rêve il s'était formé du monde nouveau.

le philosophe

 Pour savoir très exactement ce que l'on veut, il ne faut vouloir que des choses médiocres et se représenter le monde comme un catalogue banal de magasin de nouveautés. Un désir précis se trouve restreint par cela même, tandis qu'une conception un peu confuse laisse s'épanouir en leur farouche et sauvage liberté les roses miraculeuses de l'inconscience.

l'instinctif

 Je m'étonne à vous écouter discourant ainsi tranquillement de ce que les autres hommes réprouvent,vous dont la vie même est une perpétuelle négation de la violence. Vous êtes là, poètes, philosophes, près de la mer resplendissante ; les bouches des jeunes femmes ne se refusent pas à vos lèvres ; jamais vous n'avez connu la faim, jamais sur les routes d'hiver vous n'avez claqué des dents : vous ne tuerez pas, vous ne volerez pas, et vous allez proclamant à travers le monde l'évangile de la révolte et de la destruction. Mais vous avez des mains trop timides, je le crains pour allumer les bombes de dynamite ou tenir solidement le manche des couteaux. D'autres s'enivrent avec la haine que vous versez, et ceux-là, dans les prisons, dans les bagnes et sur les échafauds, pâtissent lamentablement de vous avoir entendus. N'agirez-vous pas à votre tour ?

le poète.

 Eh! nous agissons selon notre nature : vous venez, sans y penser, de faire notre apologie. Oui, les hommes se laisseraient aller peut-être à subir éternellement le joug ; à peine s'apercevraient-ils qu'ils souffrent et que des tyrannies monstrueuses les écrasent. Nous venons les secouer de leur sommeil et de leur lâcheté ; par nous s'écroulent les séculaires idoles, et rien n'en demeurera que nous ne jetions à l'abîme, et avec allégresse. Nous n'avons pas eu faim, nous n'avons pas grelotté sur les routes d'hiver, mais quand nous baisons la bouche des jeunes femmes l'angoisse de l'universelle douleur empoisonne notre volupté, et nous souffrons en tous ceux que nous savons crucifiés autour de nous. Nous ne nous tairons plus désormais et notre clameur ira grandissant de la terre jusqu'aux étoiles : puis les heures venues, nous disparaîtrons, le cœur joyeux, frappés peut-être par nos frères que nous aurons affranchis.

le philosophe

 Nous serons frappés par nos frères et nous disparaîtrons, le cœur joyeux, si notre mort, de nous qu'on appelle les sages, est aussi glorieuse que celle de cet illettré sublime, et si nous chantons pendant les suprêmes minutes l'effondrement de toute hiérarchie et de toute autorité.

une jeune femme

 Je pense que du moins vous élirez des poèmes moins cyniques et d'une harmonie plus savante.

le philosophe

 Qu'importe, pourvu que nous disions bien ce que nous voudrons dire. Il marchait superbement à la guillotine, et plus les mots étaient grossiers et vomis des égouts, mieux ils atteignaient le stupide vieillard à barbe blanche, le garde-chiourme de l'éternité, l'odieux « rémunérateur-vengeur » qui pèse sur les hommes depuis des siècles et émerveilla par son ignominie complaisante Moïse, Monsieur de Voltaire et le moraliste Jules Simon.


 Ainsi, sur les grêves blondes, les voix alternaient, âpres et insidieuses tour à tour, et la fleur rouge du soleil s'effeuillait dans le crépuscule vers la nuit et vers la mer.

 Pierre Quillard.

POIL DE CAROTTE
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MATHILDE

 — « Tu sais, maman, dit sœur Ernestine essoufflée à Madame Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand Frère Félix les habille. C'est pourtant défendu, si je ne me trompe. »
 En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie. La clématite, d'abord nattée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que Grand Frère Félix ne se lasse pas d'allonger.
 Il se recule et dit :
 — « Ne bouge plus ! À ton tour, Poil de Carotte. »
 À son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, çà et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, du commencement à la fin, et grave aux mariages, jusqu'après la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.
 — « Prenez vous la main, dit Grand Frère Félix. En avant, doucement. »
 Ils s'avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s'empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts.
 Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levée. Grand Frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit Monsieur le Maire et les salue, plein d'autorité, puis Monsieur le curé et les bénit, puis les amis qui félicitent et il les complimente, les trouve gentils, puis le violoniste et il râcle avec un bâton un autre bâton.
 Il les promène de long en large.
 — « Halte! dit-il, ça se dérange. »
 Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.
 — « Aïe ! » fait Mathilde qui grimace.
 Une vrille de clématite lui tire des cheveux. Grand Frère Félix arrache le tout. On continue.
 — « Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous. »
 Comme ils hésitent :
 — « Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié on se biche. Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l'air plombés. »
 Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, «pour sa peine».
 Poil de Carotte s'enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.
 — « Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi, moi. »
 Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, il rougissent tous deux. Grand Frère Félix leur montre les cornes.
 — « Soleil ! soleil ! »
 II se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne, des bousilles aux lèvres.
 — « Sont-ils buses ! ils croient que c'est arrivé ! »
 — « D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n'est pas toi qui m'empêcheras de me marier avec Mathilde, si maman veut. »
 Mais voici que maman vient répondre elle-même qu'elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines.
 Elle arrive droit, inévitable comme l'orage.
 — « Gare les calottes, » dit Grand Frère Félix.
  Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir.
 Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoique lâche, il préfère en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.
 Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.
 — « Ne crains rien, lui dit-il. Je connais maman ; elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout. »
 — « Oui, dit Mathilde, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre. »
 — « Corriger, fit Poil de Carotte ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige, ta maman ? »
 — « Des fois ; ça dépend, » dit Mathilde.
 — « Pour moi, c'est toujours sûr, » dit Poil de Carotte.
 — « Mais je n'ai rien fait, » dit Mathilde.
 — « Ça ne fait rien, dit Poil de Carotte. Attention ! »
 Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que sœur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrête au bord du cercle où l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant « sa femme », qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de Madame Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, exalté,croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'écrier :
 — « Qu'est-ce que ça fout, pourvu qu'on rigole ! »

 Jules Renard.

SIMPLES NOTES

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I

M. VERPILLON


 C'est le dégel. — Rue du Quatre-Septembre, devant la porte de son magasin, M. Verpillon (de la maison Verpillon-Smith-Plantin fils et Cie) surveille le nettoyage du trottoir, gourmande les deux hommes entortillés de guenilles crasseuses, armés de balais et de pelles, qui grattent l'asphalte, poussent au ruisseau la glace en liquéfaction et la boue écrasée depuis le matin sous les pieds des passants. — Je reconnais mon homme de loin à sa haute stature, à ses jambes démesurées, ouvertes en compas, à son buste court et large, planté sur ces béquilles, à ses épaules carrées, semblant lui remonter vers les oreilles par l'habitude de tenir ses mains dans les poches horizontales de sa culotte ; — mais le défilé des voitures m'empêche de traverser ; M. Verpillon étend le bras et me cueille ; il sait qu'on n'ose trop résister à un personnage de sa taille, et en abuse.
 — Eh bien ! crie-t-il, me tenant par la manche, que pensez-vous de ce temps-là ?
 — Ce temps-là !.. Je n'en pense rien...
 — Vous n'en pensez rien ?
 — Il fait malpropre !... On est crotté comme un pot de chambre de vieille femme !...
 — Ouais !... Et c'est ça qui fait marcher les affaires !...
 Les affaires !
 Je le regarde, sous le nez naturellement. — II ne plaisante pas ; il plaisante rarement, du reste ; ses cinq employés et le garçon-livreur trottent à la baguette, accoutumés à ses façons énergiques ; pareillement, quiconque pénètre chez lui pour acheter se met sous sa coupe ; le client doit prendre ce qu'on lui apporte, c'est l'usage ; ce terrible grenadier considère le public comme son bien, et le traite avec une insolence très parisienne de boutiquier cossu. — Mais aujourd'hui sa petite face ronde, de framboise mûre, a une véritable crispation de mauvaise humeur ; M. Verpillon se passe réitérément une main sur les cheveux, des cheveux gris coupés en brosse, et je crois roulés dans la poussière et le sucre (il va nu-tête du 1er janvier au 31 décembre) ; sort sa tabatière de métal, prend une prise, la tient à hauteur des narines, — et d'un ton sentencieux, de supériorité méprisante :
  — Alors... Ça vous étonne que je me plaigne?.. On voit que vous n'êtes pas dans le commerce... Quand il fait sale comme maintenant, on ne s'arrête pas à l'étalage... Il fait humide, il fait froid, on ne s'arrête pas... Nous autres, qu'est-ce qui fait aller la vente ?... C'est la chaussure de luxe !.. Les jours de pluie, de boue, on met de vieilles pantoufles... On use la mauvaise chaussure, la chaussure commune... Depuis midi, je n'ai pas vendu cinq paires de bottines, pas cinq... Voyez, vous-même, il n'y a personne !...
  Il n'y a personne, c'est vrai. Le splendide magasin des Verpillon-Smith-Plantin fils et Cie, une des gloires de la cordonnerie française (1) , est veuf de clients ; les chaises de rotin s'y alignent, symétriques, sur le miroitement du parquet, chacune ayant devant elle son petit rond de paille ; près de nous, sur le trottoir, les gens filent, se croisent sans accorder seulement un coup d'œil aux bottes à l'écuyère, aux escarpins vernis, aux mules écarlates, si appétissantes ; on n'examine point les fioles d'huile fine, les boîtes de cirage (de première marque), la peau tannée, de crocodile, pendue en montre à l'un des lustres de bronze. — Cependant j'avais pu croire — naïf — que la chaussure se trouvait de vente en toute saison : qu'on en usait davantage même durant l'hiver ; que les cordonniers, par une manœuvre déloyale, poussaient la voirie à jeter du sel sur la neige et faisaient détruire plus rapidement, de la sorte, les semelles du pauvre monde. — Il n'en est rien, décidément ; M. Verpillon voudrait du beau temps toute l'année.
 — Ah ! Monsieur... Si nous avions un gouvernement convenable... Une municipalité soucieuse de nos intérêts... Voilà, nous avons un gouvernement qui ne fait rien pour le commerce... Dans une ville comme Paris, où les étrangers se donnent rendez-vous de tous les points du monde... Hein ! de tous les points du monde !... on devrait couvrir les rues, l'hiver... couvrir les rues... Je le disais ce matin encore chez Mativois, à l'absinthe... On devrait couvrir les rues... Des toitures de verre... Sitôt le soleil, on ouvrirait...
 Il m'effare, M. Verpillon-Plantin ; pourtant j'objecte :
 — Et la neige ?
 — Quoi, la neige ! On la ferait fondre... De l'eau chaude, de la vapeur, par des tuyaux... Avec les progrès de l'industrie, allez... Parlez donc de ça, vous qui êtes dans les journaux...
 — Permettez ! les rues seraient couvertes... Il ferait froid quand même !...
 — On mettrait des calorifères, Monsieur, des calorifères... Bien sûr, il ne faudrait pas demander l'impossible... Les grandes voies, les Boulevards, l'Avenue de l'Opéra, enfin le centre du commerce... Pour le reste, les petits quartiers... Il faut que le grand commerce vive d'abord...
 Et M. Verpillon-Smith-Plantin fils et Cie lève le bras sur la rougeur du ciel occidental ; sa prise entre les doigts, il a le geste de donner une tape ; comme les balayeurs ont terminé devant sa porte, il retourne vers les bottes à l'écuyère, les escarpins vernis, les mules écarlates, si appétissantes, en ajoutant :
 — Ah ! non... Faudra que ça change !... Un gouvernement comme ça, voyez-vous, nous en avons assez !...

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II

TOPOGRAPHIE MORALE DU DERNIER

AMI


 Sa robe est celle d'un chat de gouttière, jaune, rayée de bandes noires ; il porte le jabot blanc d'un officier ministériel ; il a des pattes blanches afin de les montrer méticuleusement propres quand il les trempe dans le café au lait ; il ne lui reste guère qu'une oreille et quart, ayant été à la bataille, et cela lui dessine une coiffure en bamboche que son imperturbable sérieux peut seul faire tolérer ; ses yeux sont cerclés de charbon, à croire qu'il se les maquille d'un bout d'allumette ; il se présente avec l'extrémité du nez moucheté de suie, des moustaches roides, pareilles à deux mains ouvertes, les doigts écartés, tenues de chaque côté de la face ; — je lui trouve ainsi, quand il asseoit son petit derrière sur les paperasses de ma table et suit de ses prunelles mystérieuses le vol capricieux d'une fumée de cigarette, la physionomie d'une bête parfaitement intelligente, d'une bête qui comprend, s'intéresse, compatit au besoin, — d'une bête à qui l'on peut parler, qui répond à sa manière, surtout ne contrefait point la sensiblerie larmoyante, la tapageuse hilarité, l'étonnant crétinisme joyeux de gaudrioles, de ces millions de bélîtres — nos frères — en quoi l'humanité se glorifie.
  Dans la conversation, je l'appelle simplement « Monsieur », ayant remarqué son antipathie pour les noms de mi-carême dont on affuble presque toujours les êtres de son espèce. S'il lui arrive de faire la grimace en flairant d'antiques bouquins, je ne lui ris point dans la figure, car il s'en offense, fronce les sourcils, se retire très digne, et pour un quart d'heure me garde rancune. Je ne lui tire point la queue, je ne lui mets ni collerette ni chapeau de papier, désirant lui éviter tout ridicule. — En reconnaissance de ces attentions, il se lève quand j'arrive pour marquer du respect, me tend la patte affectueusement, reconduit jusqu'à la porte les visiteurs qui lui plaisent, frappe d'une façon discrète quand il désire entrer, s'essuie au paillasson, écoute de très longs discours sans interrompre par des réflexions désobligeantes, n'affecte aucune répugnance pour l'odeur du tabac, ne crie qu'à l'heure des repas et de crainte qu'on l'oublie, borne ses promenades à descendre ou monter un étage, — ce qui m'épargne bien des contestations, — ne découche jamais.
  Je ne veux point cependant le recommander comme un modèle de toutes les perfections, de toutes les vertus. — Il a fait ses folies de jeunesse, mon Dieu ! un peu vadrouillé sur les toits, confectionné sept enfants avec sa mère (la morale des bêtes ne les gêne point ainsi que la nôtre). — Il est grave maintenant, sans doute pour avoir beaucoup réfléchi, mais jadis il a joué aux billes comme tout le monde, déchiré des tapons de papier, couru après les ficelles, fait sauter la queue de lapin, houspillé les savates, cassé quelque vaisselle. — Son plaisir longtemps fut de réduire en charpie des collections de journaux, de tirer le linge des armoires, d'exercer ses ongles en arrachant les rideaux. — Peut-être même, pour de plus considérables méfaits, mérita-t-il d'être battu : — il se mit à chiper du lard, un moment, chez les voisines, et à déposer dans les assiettes une marchandise certainement moins comestible ; — on le surprit chapardant des pièces de vingt sous, les cachant sous un coin de tapis, se faisant « une bourse », sans qu'il ait jamais voulu dire quelle en était la destination ; — de mauvais plaisants lui apprirent certains gros mots (quand on s'inquiète d'une langue, on commence ordinairement par là), l'induisirent à mal répondre et lui attirèrent la menace d'une correction sévère.
 L'âge lui est venu depuis, et un peu de la sagesse. Il vit en vieux rentier, tranquille, silencieux, mélancolique le plus souvent ; l'été, il considère durant des heures la folle giration des mouches ; il écoute les bruits de la rue par la fenêtre bâillante, prend le frais, rêvasse à l'ombre des persiennes, surprend les nouvelles du dehors dans le babil des oiseaux, les pétards des fêtes publiques, les doléances des mendigots et des marchands de légumes ; près du foyer, l'hiver, sous la lampe, étendu de son long dans les paperasses, il ronronne, assoupi, les yeux mi-clos, faisant aller son ventre comme un petit soufflet. — Curieux encore, et plus qu'une portière (puisque c'est là notre dernier prétexte d'existence), il s'intéresse aux paquets qu'on apporte, aux allées et venues de la maison, fait son enquête quand il y a de nouveaux locataires, surtout étudie le phénomène de l'ombre, cette chose subtile et mobile, qu'il voit, qu'il peut poursuivre après le bout d'une canne, — voire après ma plume, sur le papier, — et qu'il n'arrive point à saisir, qui lui fait user inutilement les boules charnues de ses pattes. — Mais sensuel avec cela, paresseux, égoïste, casanier, maniaque, indulgent au prochain, n'en ayant cure, il est le bon philosophe d'un monde idéal, revenu de toute illusion en somme, résigné au train-train des choses, aux jours qui coulent pareils, attentif seulement à se garer des importuns et des brouillons : le charbonnier, le frotteur, tous ceux qui font plus de tapage que de besogne, dérangent sa chère quiétude, symbolisent la brutalité indifférente de la plèbe, la goujaterie du Mal. — II devient même bougon, dans la haine de tout ce qui trouble ses habitudes ; il grogne quand je rentre trop tard, passé minuit, s'il n'est point prévenu ; le matin, pour me réveiller, las d'attendre mon bon vouloir et sa pitance, il m'introduit les doigts dans la bouche, me chatouille de ses moustaches, me danse sur l'estomac.
 En vieillissant, voyez-vous, on s'attache futilement aux matérialités d'un relatif bien-être. Il ne songe plus que par hasard aux ripailles promises de foie, de ris de veau, de sardines, et conclut par un gros soupir ; il en fait son deuil ; il connaît trop la vie pour espérer des temps meilleurs. — Et pour cela, souvent, quand nous nous regardons, nous nous attendrissons l'un et l'autre ; voici bientôt dix ans que nous sommes ensemble, que nous supportons les mêmes privations, les mêmes ennuis, que nous mangeons le même pain, que nous partageons les mêmes tartines de beurre, et qu'il débarbouille les plats ; il a été joyeux de ma joie, triste de ma tristesse ; il m a consolé dans les mauvais jours ; il est venu me dorer sur les joues la petite truffe de son nez, toujours humide d'un rhume de cerveau, m'a réconforté de sa présence fidèle. — Pourtant, il ne sera pas toujours là, ce pauvre vieux compagnon de misère ; la mort saura trop vite roidir ses petites pattes, le coucher la gueule entr'ouverte, les yeux ternes, dans un coin de la chambre.
 — Ah ! lui dis-je, petite pourriture de mon âme, vous laisserez certainement le souvenir d'un honnête chat.. Je me rappellerai vos grandes prunelles mystérieuses... Votre manière de vous débarbouiller assis sur mes œuvres complètes est d'un tel enseignement!.. Je réaliserai quelques économies, allez, et, je vous jure, je vous ferai empailler !...
 Charles Merki.


(1) Fabrique à Beaugency ; médaille de vermeil à l'exposition de 1867, médaille et diplôme d'honneur à l'exposition de 1878, médaille d'or à l'exposition de 1889.


CONTES D'AU-DELA
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VAINEMENT
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 Ce fut vers le soir que je fis cette rencontre, maintenant inoubliable, et que conserve précise, à l'égal presque d'une obsession, la vue quotidienne du paysage témoin, de l'endroit où se passa ce que je tiendrais à l'heure présente pour rêve, ou plutôt pour cauchemar, si cette vision journalière des lieux qui demeurent exactement semblables, eux, et vers lesquels une force stupide me pousse à revenir chaque jour, ne me rappelait que ce fut réel.
 Le pays est très inconnu et fruste ; peut-être est-ce à cause de cela que je l'aime, mais aussi la mer exerce sur moi des séductions d'amante. Loin d'elle j'éprouve une pénible sensation de vide ; il me manque son bruit, ample et attirant, majestueux et tendre, cette berceuse que les flots redisent aux plages sableuses, au détour desquelles se dresse le profil bistre des falaises. Car ce n'est pas l'onde calme et sans flux que je désire, le lac bleu qui baigne les côtes des pays de soleil et les archipels d'or ; je veux l'immensité mouvante, s'avançant avec des menaces glauques, des ondulations perfides, enlaçant les écueils de ses puissantes étreintes pour fuir ensuite, lentement, abandonnant une dentelle d'écume, un tapis d'algues brunes, se retirant au large, non sans brusques retours et longs baisers.
 Que d'heures furent ainsi passées en rêveries horizontales sur le dos rugueux des roches, caressées de la brise tout imprégnée d'une poussière humide, qui sur les lèvres laisse sa trace saline, amère et pourtant douce ! L'ambiance s'embaumait du parfum des genêts, des bruyères, et nul importun ne venait troubler ma solitude heureuse. Mieux que les cigales, mieux que les oiseaux des plaines, la chanson des coquillages oubliés et bruissants accompagnait les songes délicieusement vagues, éclos au souffle des hasards ; tandis que se jouaient les lames onduleuses semées de lueurs vermeilles.
 Ce jour-là — grande marée d'équinoxe — l'océan avait découvert un espace inaccoutumé, et j'errais à travers les mousses vert pâle et roses, guipures prodigieusement fines, lambrissant les silex. Sous leur mince filigrane transparaissaient de fulgurantes colorations, qui oscillaient entre les laques sombres, les carmins bordés de braise neigeuse, les rouges envermillonnés, éclatants, et les incandescents violets, les doux lilas, rehaussés d'ourlets corail, semés cà et là de taches écarlates. Lianes marines, les goëmons entrelaçaient leurs réseaux serpentins, composant un tapis plus sombre, de velours havane, où se coulaient de multiples reflets d'ambre, d'ocre fauve, claire, contrastant avec le bitume des ombres nettement tranchées. Parfois, au bord d'un hiatus, sur une arête, un crabe dressait son arachnéenne structure, s'arrêtant de courir obliquement pour s'ériger, immobile, inquiet, en posture, curieusement fouillée, de bronze japonais. Au travers de l'eau des petites flaques limpides, étincelantes à la façon de miroirs en métal poli, des crevettes, diaphanes, transparentes, nageaient gracieusement avec de brusques voltes et de jolis mouvements courbes de leurs antennes ; les actinies vibraient de tous leurs grêles et nombreux filaments de bêtes-fleurs et rapides, des traits noirs, menus poissons, filaient, ridant la surface plane des mares.
 L'on eût dit d'un surnaturel décor de féerie idéale, vous transportant de par son esthétique suprême, irréelle, sa beauté, loin de la banalité hideuse, étroite et terne des mesquines conceptions humaines qu'elle écrasait de toute sa grandeur auguste, magnifique, de sa chaotique et primitive splendeur, de sa force placide, énorme, inconsciente. Comme de monstrueux animaux à l'échine de pierre, aux membres de granit, les rochers s'évoquaient, retentissants de l'éternelle lutte livrée aux flots, ébranlés par les coups sourds du formidable bélier, les sapant sans trêve, et les échos multipliaient, centuplaient le fracas des galets s'écroulant, des cailloux entraînés, qui ruisselaient en cascade.
 Cependant, je perçus, malgré la rumeur des flots, une voix humaine qui, plaintive, parvenait jusqu'à moi, et, par une brèche séparant les stratifications qui s'étageaient jusqu'à masquer le ciel, j'aperçus celui qui se désolait ainsi.
 Quelques pas me permirent d'approcher et de voir et d'entendre.

 — « Tout à l'heure, murmura-t-il, j'ai rencontré sur la plage un petit enfant qui pleurait bien fort. Pourquoi ? Je ne sais... les petits enfants pleurent ainsi pour des motifs futiles. J'ai envié, certes, follement, le sort de ce garçonnet aux cheveux bouclés et ses larmes, car il peut verser des larmes, lui, autant qu'il lui plait ; moi, je voudrais tant pleurer, et je ne puis plus, et cependant il faudrait que je pleure, car il me vient à présent de la pitié, à en étouffer : mon cœur est gros, si gros d'attendrissement douloureux, qu'il envahit presque toute ma poitrine, et que l'oppression me serre à la gorge. Il me semble que cette angoisse disparaîtrait si je pouvais pleurer. Ha, ha, est-ce singulier, je deviens compatissant et me lamente, moi ! moi !.. moi ! »
 C'est avec un ton d'effroi que l'homme avait articulé ce dernier monosyllabe. Il était assis sur une roche, son front étreint par ses deux mains qui cachaient aussi les yeux, et la gloire du couchant l'environnait d'une atmosphère d'airain, flamboyant sous un dôme violet, sabré de plaies saignantes et vives, ouvertes au flanc des cieux, sans qu'il parût s'apercevoir de cette splendeur. La mer éclatait en couleurs de triomphe, éblouissante, vêtue comme d'une parure lumineuse de tout l'or rouge qu'y versait le crépuscule lointain, ses flots descendaient lentement, découvrant la masse des amoncellements granitiques, qui, s'allongeant d'un côté sur le sable, baignée de l'autre par la houle, figurait quelque bête énorme, lézardée de nombreuses coupures, tailladée de brèches, de balafres, mais victorieuse quand même, contraignant les vagues hautaines, resplendissantes et qui grondaient, à reculer en lui léchant les pieds.
 Soudain, les reflets occidentaux diminuèrent d'intensité ; ce fut le règne des teintes douces, nuancées en des tons de rêve, des chatoiements de nacre, des nuées irisées. Il parut, au large, des brumes, qui glissaient mollement sur l'eau frissonnante, nacrée, et l'ombre descendit du firmament, tigré de nuées frêles, en façon d'écharpes de mousseline grise qui estompaient les contours rudes, les fissures des rocs. Non loin de nous, une mouette cria : à ce bruit, les mains de l'Homme découvrirent sa face ; ses prunelles jaunes eurent un long regard pour l'à-côté. Or, j'étais là et il ne me vit pas.
 Il ne me vit pas : certainement il ne m'avait pas vu quand ses yeux semblèrent ainsi regarder autour de lui, et cependant à me souvenir de l'impression d'alors, à me souvenir du son de sa voix, au moment où il recommença de parler, j'ai peur encore, car ce que cet homme proférait engendrait l'épouvante. Le Verbe sortait de ses lèvres, et je connaissais que je ne devais pas écouter ainsi, et un désir fou d'apprendre tout l'horrible passé de cet inconnu montait en moi, et une terreur paralysante, absurde, m'empêchait d'accomplir aucun mouvement, de m'éloigner ; — or je savais commettre une mauvaise action.
 Aussi bien, tout ce qu'il disait était terrifiant, et le cadre sauvage où nous nous trouvions ajoutait encore à mon frisson d'horreur.
 Il reprit :
 — « Eh bien oui, moi ! moi, le vieillard intègre, et respecté, et vénérable ; et pourquoi s'étonner que ce vieux homme faible se plaigne et désire pleurer ? Ce n'est certes pas la même personne que l'être vigoureux, jeune, robuste qui... — Je ne sais pourquoi j'hésite : je suis cependant seul ici ; qui d'ailleurs s'occuperait des divagations d'un fou à barbe blanche ? — Non, je ne suis plus celui qui... a tué !
 » Oh ! cette vision funèbre qui se déploie, ainsi qu'une tenture, dont les personnages brodés de soies antiques, passées, s'effaceraient à demi sur la trame élimée, ne conservant que le geste inachevé, l'attitude pâle, propres aux fantômes décolorés ! Et quels reproches, quels farouches reproches dans cette évocation muette de morts lointaines, presque oubliées : combien éloquemment parlent les bouches bées, les membres convulsés, les yeux se tordant dans les orbites !.. Et je me suis autrefois délecté dans la contemplation de ces poitrines ouvertes : je ne laissais les cadavres profanés qu'avec le regret de ne plus en tirer d'autres joies...
 » Aujourd'hui, je voudrais pleurer, peut-être pas sur les morts irréparables, mais sur la brute que je fus !
 » Comment cela s'est-il passé ? Un jour, il s'est produit au fond de moi-même un changement absolu, à la manière de ces transformations de scène qui s'opèrent au théâtre, derrière le rideau baissé. La toile s'est levée en moi ; et je ne me rends pas compte de ce qui exista ; et je ne comprends pas ce qui est. Par quelle magie s'est donc substitué à l'autre ce nouvel être que je sens vivre à la place de l'ancien et qui le blâme ? Tout est tumultueux, contradictoire, obscur, en mon âme, et un vent de tempête y a soulevé la boue des très anciens souvenirs, qui reposait sons la trompeuse, la fictive eau-morte de l'oubli. Ne pas pouvoir arracher de sa mémoire, l'impartiale spectatrice, ces vestiges d'un autre soi-même ! Et avec quelle netteté je me revois !
 »... Longtemps j'avais subi la tentation homicide, je m'étais débattu contre l'invincible attirance du meurtre, lorsqu'un matin se leva où il me devint impossible de lutter. Je souffrais trop, et l'acte s'imposait comme une délivrance. Dès lors, je cherchai des victimes pour les sacrifier à cette passion, qui se parait de tant d'attraits. Tuer ! ce me paraissait si doux... ; et en réalité je connus là — l'aveu aujourd'hui me brûle les lèvres — oui, je connus là toutes les ivresses, tous les enchantements, toutes les voluptés.
 » Le premier, c'était un petit garçon, très blond, avec ces yeux noirs, jolis et gais.
 » Misère !
 » Je lui promis quelques billes et réussis ainsi à l'entraîner loin de la ville. Nous marchions dans des sentiers écartés — du reste, je ne rencontrai personne — et il babillait tout le long du chemin, m'apportant des fleurs qu'il cueillait. Sa joie me faisait rire, car sitôt que nous arrivâmes au bois, comme nous étions seuls, je le pris à la gorge — oh cette peau si douce et si tiède, qui palpitait sous l'étreinte ! Il était fatigué déjà, et ne se défendit guère. Or, je me rappelle bien, je serrai lentement, ému jusqu'aux moelles, regardant la mignonne figure, convulsée d'effroi, exprimer les affres suprêmes... Quand je le lâchai, il ne bougeait plus. Cela ne suffisait encore pas. Je voulais voir du sang, voir le flot visqueux écumer hors des artères, et je mutilai ce pauvre corps inerte, avec une joie telle que, rentré chez moi, je ne pus m'arrêter d'écrire aussitôt cette pensée qui me hantait : tuer un enfant, c'est bon et chaud !
 » Damnation ! songer que jamais plus cela ne saurait s'effacer, disparaître... Jamais plus, et quand même les autres ignoreraient toujours, moi, je saurais. Est-il possible que ce moi-là soit celui d'alors ? Non, pas un atome matériel n'en subsiste, et je peux lever la tête : l'autre est mort et je n'ai rien gardé de lui, puisqu'il me fait pitié, puisqu'à me rappeler que celui-là fut moi, une commisération immense m'envahit jusqu'à l'angoisse.. »
 Et je pensai : insensé, qui désire pleurer sur lui-même et qui proclame n'avoir accepté aucun legs de ses primitives personnalités, alors que tous ses pensers retournent vers le passé, et qu'il ne peut pas oublier. En vérité, il voudrait anéantir ce souvenir en lui-même, et ce souvenir c'est sa vie, ce fut son bonheur ! Ce fut son bonheur : alors il était heureux, atrocement heureux ; voilà qu'il ne l'est plus.
 Serait-ce le remords?
 Non, le remords ne saurait exister qu'à titre de fiction : on ne regrette pas l'ivresse joyeuse, on regrette seulement de ne la plus goûter, ou, lorsqu'il s'agit de celle que procure le crime, de l'avoir goûtée, et le sentiment qui le torture c'est la conscience du changement, celle de n'être pas resté identique à lui-même.
 À y réfléchir, sa douleur s'appliquerait avec autant de raison à son moi présent qu'à celui d'hier, puisque, l'un une fois séparé de l'autre, il serait calme, non tourmenté, et précisément cette coexistence de deux individualités ennemies le harcèle de tourments auxquels il préférerait sans doute les plus cruelles douleurs physiques.
 L'Homme gémissait, il gémissait avec le plaintif accent d'une femme désolée.
 Dans un bruit comparable au galop de cent chevaux furieux, emportés en une course folle, et dont les sabots broieraient les pavés sonores, le flot revenait ; bientôt les rejaillissements des embruns commencèrent à m'atteindre, contraignant également l'inconnu à rétrograder. Sur les horizons laiteux où se confondaient, dans un seul brouillard blême, l'océan et le ciel, l'Homme profila l'arc de sa haute silhouette voûtée. Il marchait, nimbé d'argent par les rayons de lune, qui se jouaient au travers des boucles de sa chevelure ; serein, grand, digne, il marchait, tel un patriarche aux temps anciens d'innocence, et, derrière ses pas, les remous tigrés d'écume fusaient de toutes parts, s'élançaient en bouillonnant sur ses traces, comme si sa présence avait jusque-là retardé cet envahissement ; cependant que lui, sous le velum de satin bleu tendre, rehaussé de la riche passementerie de constellations qui entouraient l'astre blond, gravissait les larges et rudes assises des fantastiques architectures de ténèbres, précédant la falaise. Et, prenant l'apparence d'une surnaturelle accusation, se dégageant des objets eux-mêmes, la voix retentit à nouveau en conformité avec la scène lugubre où jouait le sinistre acteur.
 — « A quoi sert de s'irriter ou de gémir ? Quoi que je fasse, et si pures, et si remplies de bonnes œuvres que soient mes dernières années, il me sera toujours impossible de détruire cette page du livre de ma vie. Et c'est un illusoire travail que j'entreprends à vouloir l'effacer.
 » Aucun mobile bas, intéressé, cupide, n'a d'ailleurs jamais guidé mes actes, et c'est à un instant de folie que je dois d'avoir tué. Les autres, s'ils savaient comment mes crimes ont été commis, m'absoudraient : moi, je me torture inutilement à essayer comme eux de séparer le fou criminel de l'être juste, honnête et sensé que je n'ai cessé d'être en dehors de ces hideux accès. Il me paraît, au contraire, que ce fou et que ce sage ne sont qu'un individu ; que cet individu c'est moi, et tous mes efforts pour juger autrement sont annihilés par le souvenir, demeurent vains.
 » Certes, je sais que tout est vain, que toute l'activité répandue sur la terre est un masque trompeur et ironique, qui cache mal le néant ; je sais que sont stériles les travaux des hommes, comme ceux des éléments, comme la stupide course de ces rafales, comme ce mouvement incessant et sans but de la mer ; je sais que tout est vain, que cette parole, pour dater de près de trois mille ans, n'a rien perdu de son sens, et par là je sais que mon supplice ne finira pas, car je devrais renoncer à toute tentative d'oubli, mais je me heurte là à une préoccupation constante qui, sans cesse, me ramène aux douloureux retours sur moi-même, et je n'arrive pas à obtenir cette scission entre le passé abominable et le présent.
 » Oh, le petit enfant qui pleurait ce matin, sur la plage !
 » Je voudrais tant pleurer ! »
 Une mauvaise brise de noroët siffla dans la lande ainsi qu'un rire extra-humain ; sous le souffle puissant, un fourré d'ajoncs épineux s'inclina, presque gouailleur. Puis tout redevint calme, et l'inconnu disparut dans le tiède poème de paix que chantait la nuit.
 Gaston Danville.


PETITS APHORISMES
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SUR L'OPINION

1

 Nous méprisons parfois l'opinion sans cesser d'y être sensibles.

2

 L'opinion est comme la société : les hommes la font et en sont esclaves.

3

 On s'aperçoit de l'inertie des choses jusque dans le monde des idées, où, s'il est difficile d'imprimer un mouvement, il est encore plus difficile de l'enrayer.

4

 Dans la marche en avant de la civilisation, les idées morales forment l'arrière-garde.

5

 En un siècle où la chimie s'est renouvelée tant de fois, la morale en est encore à se demander si elle a bougé depuis Solon.

6

 II est prudent d'avoir des opinions ; il est sage de n'en pas avoir.

7

 L'opinion publique a trop de poids pour qu'on la néglige et trop d'inconstance pour qu'on en tienne compte.

8

 Nos opinions traînent partout ; nous les ramassons dans le ruisseau plus souvent que dans notre esprit.

9

 Il est si rare d'oser braver l'opinion, qu'on peut pardonner à ceux qui la bravent à tort.

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SUR L'ESPRIT

1

 Avoir de l'esprit n'est pas suffisant : il faut en avoir avec esprit.

2

 Ceux qui n'ont pas d'esprit s'en félicitent presque, se jugeant d'autant plus profonds.

3

 La profondeur n'exclut pas l'esprit : elle le rend profond.

4

 L'étendue de l'esprit ne préjuge en rien sa profondeur.

5

 L'esprit de la femme voltige ; celui de l'homme cabriole.

6

 Se venger d'un sot par un mot d'esprit, c'est décocher une flèche à un rhinocéros.

7

 II n'y a pas de pire sot que l'homme d'esprit qui veut en mettre partout.

8

 La moquerie découvre le ridicule des individus et ne voit pas le ridicule de l'espèce. Elle est le fait d'esprits superficiels, égoïstes et vaniteux.

9

 Notre esprit, comme notre appartement, devrait être chaque jour débarrassé de ses ordures ménagères.

10

 L'enthousiasme est plus facile que l'admiration, car dans l'enthousiasme on met son cœur et dans l'admiration son esprit. Le premier est plus accessible.

11

 L'étroitesse d'esprit est un étau qui comprime aussi le cœur.

12

 L'homme d'esprit l'emporte neuf fois sur dix sur l'homme de cœur : mais, la dixième, l'homme de cœur l'emporte définitivement.

13

 Il y a de l'esprit de mauvais aloi : c'est celui qui ne se fonde ni sur le cœur, ni sur la raison.

14

 Les gens qui ne sont que spirituels sont comme les hannetons : ils s'abattent au beau milieu de n'importe quoi, et souvent les pattes en l'air.

15

 On préfère être intelligent et paresseux plutôt que borné et travailleur. Pourquoi ? Le travail est une intelligence capable de plus que l'intelligence.

16

 Les femmes croient que l'on pardonne tout à leur beauté et les hommes à leur esprit.

17

 Tolérer les idées d'autrui est la marque d'un esprit faible ; ne pas les tolérer est celle d'un esprit étroit. Ce qu'il faut, c'est être enclin, par nature, à ne pas tolérer les idées d'autrui, et se forcer à les tolérer, par philosophie.

18

 L'intolérance fut la force et la barbarie des siècles passés.

19

 Avec la tolérance, on gagne en sagesse ce que l'on perd en énergie.

20

 Les nations en décadence ont toujours été tolérantes ; et pourtant la tolérance est une manifestation du progrès.

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SUR LE CARACTÈRE

1

 La franchise du caractère en met encore plus en relief les défauts que les qualités.

2

 Nous ne saurions trop estimer la franchise chez les autres. Elle nous épargne les longs tâtonnements pour savoir à qui nous avons affaire. Nous pouvons éconduire du premier coup les sots, les vaniteux et les parasites.

3

 Ce qui nous surprend le plus chez un homme, c'est de le découvrir bienveillant.

4

 Il n'y a ni bonheur, ni malheur : il y a des caractères heureux et des caractères malheureux.

5

 Les biens et les maux ne sont que les coefficients du caractère.

6

 Y a-t-il des caractères assez neutres pour que les biens et les maux décident de leur bonheur ou de leur malheur ?

7

 Il faut avoir beaucoup de caractère pour entreprendre de le réformer.

8

 Un caractère violent est un caractère faible.

9

 Les esprits légers supportent tout aisément ; c'est un privilège en même temps qu'une infériorité.

10

 La méchanceté vient souvent d'un énervement continu de la vie.

11

 La bonté n'est parfois que de la faiblesse. Méchants au fond, nous ne paraissons bons que parce que nous manquons de force pour soutenir notre méchanceté.

12

 Nous ne souffrons guère de nos défauts que par les désagréments qu'ils nous attirent.

13

 Il faut savoir se décider, fût-ce pour le mal.

14

 Nous souffrons de l'indécision comme d une gangrène morale, alors qu'elle provient souvent de trop d'honnêteté.

15

 L'indécision rend le hasard décisif.

16

 La fortune aide les audacieux, mais elle ne trahit qu'eux.

17

 Faire le mal, comme faire le bien, exige du tempérament : la plupart des hommes ne font que le médiocre.

18

 La honte est la lâcheté du mal.

19

 Élever un enfant consiste généralement à abaisser son caractère.

20

 L'esprit de l'enfant est une pâte plus ou moins fine, que l'éducation manipule plus ou moins habilement, et que la vie cuit avec plus ou moins de succès, quand elle ne la fait pas sauter.

21

 Le caractère se trempe là où le cœur se fond.

22

 Le caractère fait valoir la vie, comme le sel les aliments. Le tout est de saler à point.

23

 La vie émousse les caractères, lorsqu'ils se présentent à elle par le tranchant.
 Louis Dumur.

« LES GRANDS ENTERREMENTS »
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Sans lui donner plus d'importance qu'il ne faut, et à le considérer au seul point de vue du genre qu'on lui assigna, voici un livre certainement remarquable par diverses qualités de son esprit, par la précision et la belle tenue de sa langue fort simple, par la drôlerie de la plupart des dessins qui l'illustrent : aussi la presse, notre bonne presse française qui n'a de voix que pour flagorner la sottise puissante, s'est-elle avec soin gardée de faire aux Grands Enterrements de Bazouge la notoriété qu'ils méritent, et même, je crois, de les signaler à ceux de ses lecteurs assez dépourvus de sens comique pour ne point estimer que l'esprit de nos vaudevillistes est la dernière expression de l'atticisme. Et pourtant, ô Presse-Rengaine, Presse-Cliché, Presse-de-Panurge, Presse–Vieille-Gaîté-Française, pourtant c'est là un livre gai ! Mais pas gai de la gaîté que tu prêches, il paraît, et à la veille des temps où la Chronique, le plus beau rayon de ta gloire, va — enfin ! — crever de chlorose et de vachespagnolisme, sans doute imagines-tu, en personne à son extrême déclin et superstitieuse, que rire à ces Grands Enterrements serait un défi au destin ? Née feuille d'annonces, tu rentres en effet peu à peu dans ton premier rôle d'affiche à domicile ; l'heure est proche où tu ne seras plus qu'une annexe des Postes et Télégraphes, que la Presse-Fil-Spécial, et, en regard de la conception qu'eut notre siècle du Journal, ce dernier avatar équivaut bien à la mort. Mais, vraiment, tu ne sais pas mourir avec grâce.
 Je n'ai de ma vie rencontré M. Francis Chevassu (Bazouge), je ne le connais même littérairement que depuis son récent article du Figaro sur M. Quesnay de Beaurepaire :je n'en suis que plus à l'aise pour dire combien j'aime son talent d'ironiste de race. Et ils sont si rares, dans notre démocratie pataude, les vrais satiriques, ceux qui ont ainsi le don de manier l'ironie, si rares qu'il faut que « le peuple le plus spirituel de la terre » soit bien déchu ou subisse une terrible dépression pour ne point fêter les deux ou trois — sûrement pas cinq — qu'il possède. Car, enfin fin, qui donc nous vengerait de l'imbécillité éternelle et éternellement triomphante ! L'œuvre de Villiers de l'Isle-Adam et le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, à ne parler que d'eux, ne sont-ils point pour nous une jouissance aiguë ? Si, au lieu de discuter avec grand sérieux et par des arguments, on opposait l'ironie à la sottise, elle vaincrait neuf fois sur dix alors qu'ils échouent quatre-vingt dix-neuf fois sur cent. La formidablement prudhomesque Ligue des Quarante-Sous, par exemple, fût à coup sûr tombée sous le ridicule, et, outre que cette bouffonnerie d'opérette nous eût été épargnée, M. Jules Simon, à l'avenir, y eût peut-être regardé à deux fois avant de nous servir quelque nouveau plat de sa morale.
 On entend bien que l'ironie de Bazouge n'est point cette chose épaisse que les naturalistes, en retapant du reste la vieille antithèse romantique, obtiennent de l'opposition des faits, des actes, des situations, cette ironie de la poutre et de la paille que perçoivent les yeux les moins clairvoyants; nous sommes avec lui dans le champ de l'intelligence : son ironie est subtile, légère, parfois d'une extrême fluidité ; correcte, au surplus, de manières irréprochables, et, souriants, elle dit tout — l'inexprimé étant suggéré de façon précise et infaillible —non sans humour, hypocrite merveilleusement et comme naïve alors qu'elle est le plus cruelle. Citerai-je quelques phrases? Elles perdront beaucoup à être détachées de l'ensemble.
 Le croquemort Bazouge relate les discours qu'il entendit aux obsèques de F. Sarcey, Georges Ohnet, Renan, Toutée, Lebargy, Mme Leprince. Avant de publier son travail, il le soumet a son chef hiérarchique, Anatole Giboyer, « Ordonnateur honoraire des Pompes funèbres, Publiciste, Membre de plusieurs sociétés littéraires », qui en écrit la préface. En voici un passage:
 On nous excusera si, dans cette rapide étude, nous sommes contraints de parler avec une extrême réserve du toujours regretté Bossuet. C'est pourtant à l'influence de ce maître, rajeunie par celle de Monsieur Edouard Montagne, que Bazouge doit de rencontrer la forme académique dont la saveur nous flatte en ces pages. — Ce serait une erreur de croire que le style académique soit incompatible avec l'esprit de notre profession... On retrouverait sous le demi-deuil d'un discours d'Institut la dignité attristée, le discret lyrisme, la large cadence qui agréent dans l'allure de nos maîtres des cérémonies. Il existe évidemment, entre ces deux solennités décoratives, des affinités secrètes, des liens mystérieux de sympathie...


 C'est M. Sarcey qu'on enterre le premier, et les discours commencent :
 M. Jules Lemaitre: Cette communion parfaite d'idées et de sentiments qui unissait les deux camarades (About et Sarcey) fut plus qu'une intimité morale, ce fut presque une association d'esprit. M. Francisque Sarcey fit son talent avec les parties de son esprit dont About ne se servait pas; quand celui-ci avait levé cette rare farine dont il composait le Roi des Montagnes et Madelon, son respectueux ami recueillait la pâte qui restait pour en pétrir ses substantiels feuilletons... Ce n'était peut-être pas de la même qualité, mais c'était de la même maison.


 M. Jules Claretie : ... La première fois que je vis Sarcey, il y a vingt ans — déjà ! — c'était à Viroflay. Il me fut amené un jour par notre ami commun Emile Bergerat... Après le déjeuner, nous fîmes une promenade sur la route de Meudon... Bergerat faisait des moulinets avec sa canne, en lançant des mots d'esprit. Sarcey marchait de ce pas lourd et assuré qui était déjà une promesse — si bien tenue depuis. Son précoce bon sens lui avait acquis une situation dans la critique. Bergerat, poète chevelu, nous parlait d'un jeune comédien qui venait de débuter à l'Odéon et présageait l'avenir aux jeunes : il se nommait Porel. Moi, je rêvais de devenir journaliste, de donner ma part de travail et de peine à l'œuvre sublime d'abnégation, qui est la Presse, cette gloire du dix-neuvième siècle.


 M. Henri Becque : ... Appelé par la Société des Auteurs dramatiques à apporter les regrets de nos confrères sur la tombe de M. Francisque Sarcey, je serai bref: Sarcey n'entendit jamais rien au théâtre, mais ce fut un excellent homme... Il fut, en effet, le dernier Français qui ait cru au calembour, au quiproquo de concierge et à M. Alexandre Bisson.


 Après avoir rapporté les discours, Bazouge ajoute:
 La plupart des comédiens et des comédiennes de Paris pleuraient en silence, avec cette aisance d'émotion particulière aux artistes dramatiques. Bref, ce fut une scène touchante et communicative, respectueuse des règles essentielles, telles que le Maître les avait recommandés en trente ans de feuilleton : pathétique et simple, avec quelques gros effets — et un peu de convention.


 C'est M. Renan qui ouvre la série aux obsèques de Georges Ohnet:
 M. Renan : Une indisposition de mon distingué confrère M. Emile Richebourg me vaut de représenter la Société des Gens de Lettres à l'enterrement de M. George Ohnet, ce jeune homme enlevé si prématurément à la littérature, à sa famille, à sa patrie...
 ... C'était (George Sand) une bien excellente dame. Elle ne concevait pas, comme moi, le dogme de l'Incarnation. Cette petite querelle théologique fit qu'elle me bouda quelque temps. Mais M. Beulé nous ayant réconciliés, aucune difficulté ne vint plus troubler la sécurité de nos rapports et de mon admiration pour son âme distinguée...
 ... Le souci du style signale toujours une âme égoïste; elle indique une préoccupation de coquetterie, dont le principe, admirable certes chez les femmes, semble être une diminution des énergies viriles. Il n'est pas une de ces futilités qui vaille le royaume des cieux...


 M. Naquet, qui prend la parole en l'absence de M. Millevoye, « retenu auprès du Czar par de graves intérêts », avoue:
 ... J'admire beaucoup le roman, tout en comprenant peu ce genre. Je n'ai essayé qu'une fois d'organiser ma vie selon les procédés du romancier ; je n'y réussis guère...


 Le dernier mot des obsèques Georges Ohnet appartient a M. Charles Chincholle, qui s'écrie:
 II me semble que c'est quelque chose de moi qu'on enterre aujourd'hui!


 Je pourrais longtemps continuer mes citations : le livre tout entier est composé de ces phrases amusantes. Car, pour n'être point gai d'une gaité de café-concert, dernier cri de la « vieille gaîté française », ou « gauloise », ad libitum, on voit que le bon croquemort Bazouge n'en a pas moins écrit des pages gaies. Et jamais il n'appuie; il relate, dirait-on, en toute candeur, à tel point qu'on croirait à une négligence d'écriture ou à une coquille lorsqu'il fait dire à M. Jean Coquelin : « J'ai connu Lebargy étudiant, Le Bar Gy sociétaire, Le Bar Gy professeur au Conservatoire. »
 Parmi les dessins, presque tous drôles , de Forain , A. Guillaume, Heidbrinck, L. Legrand, Steinlen et Willette, je citerai les divers Renan de Willette, dont l'un, en baudruche, qui monte au ciel, une cordelette attachée au coccyx, — et de Steinlen l'interminable défilé, en corps ou par catégories, des gens conviés aux grands enterrements.

Alfred Vallette.

LES LIVRES (1)


 Les Grands Enterrements, par Bazouge, dessins de Forain, A. Guillaume, Heidbrinck, L. Legrand, Steinlen, Willette (H.Simonis Empis). - V. présente livraison, page 75.
 Cycle patibulaire, par Georges Eekhoud (Bruxelles, Kistemaeckers). — Recueil de nouvelles toutes fort curieuses, toutes représentatives d'un aspect spécial de la Belgique flamande et surtout de la Campine, toutes écrites selon le rude style si personnel qui fait de M. Eekboud on écrivain très à part dans la pléiade belge. Il n'est pas, comme d'autres, un bon artisan, bien consciencieux, opérant avec soin et avec dextérité, ne laissant sortir de ses mains que des pièces parfaites ou parfaitement finies, mais préservées, par ce mode même de patiente fabrication, de la marque : originalité; s'il y a, dans sa manière, beaucoup de voulu, beaucoup d'acquis, il y a aussi beaucoup de spontanéité et beaucoup de tempérament. C'est un réaliste qui dépasse le réalisme, arrive à la création de l'individu, et de là, parfois, jusqu'à la réalisation symbolique, — comme dans le Moulin-Horloge. Les neuf nouvelles n'ont pas toutes la même valeur, et si Hiep-Hioup encore et Gentillie donnent bien la sensation du nouveau, le Jardin, quoique d'assez curieuse psycho-physiologie, intéresse moins: il y a un peu de déjà vu dans cette printanière floraison de chair docile — et candidement oublieuse. Enfin, livre qui, de fragments, a l'unité que donne, même à des fragments, le talent.

R. G.


 Paraiso perdido, par Antonio de Oliveira-Soares (M. Gomes, 70, Rua Garrett, Lisboa). — Que vont penser la Romanité et le Félibrige? Un poète d'outre-Pyrénées, fort au courant de notre littérature, M. Antonio de Oliveira-Soares, oublie qu'il est compatriote de Camoens et sacrifie aux dieux barbares. L'an dernier, à propos d'un autre livre de vers, Exame de consciencia, on remarquait ici même combien, selon des rhythmes traditionnels parmi nous, il se montrait un catholique purement latin, c est-à-dire une sorte de païen, s'intéressant surtout au culte extérieur, à l'encens, aux orfèvreries, aux somptueuses étoffes liturgiques. Il n'a point renié certes — et ce serait fâcheux qu'il y eût consenti — toutes les images éclatantes du catholicisme hispano-portugais: mais il aime maintenant les plus germaniques parmi les poètes de langue française, MM. Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, et son art, à leur école, est devenu d'émotion plus intime, de mysticisme plus pile. Dirai-je qu'en cette évolution il me charme plus encore que jadis, par son caractère ambigu et équivoque et pour apprendre aux vagues lumineuses de Cascaes et de Belem les chansons lointaines qui plaisent aux Nixes du Nord?

P. Q.


 Baisers d'Ennemis, par Hugues Rebell (Sauvaitre). — Vous êtes un froissé, Maxime, mais vous recherchez avec ingéniosité ce qui vous choque. Riche, vous prenez d'abord comme maitresse une grue. Elle est bête, méchante. Elle ne vous aime pas. Espériez-vous donc qu'une grue ne serait plus une grue, ou l'avez-vous choisie pour souffrir? Un bon mouvement: au lieu de lui réciter du Léon Dierx, mettez Félicienne à la porte et n'en parlez plus. — Félicienne « ne veut pas » quand elle est en toilette neuve. Elle a raison. C'est dans la salle à manger qu'on mange et dans la chambre à coucher qu'on se couche. J'ai entendu une femme s'écrier: « Non, non, pas dans le salon : ça fait des miettes ». — Que de fois, Maxime, vous déposez négligemment sur la cheminée des bank-notes, des billets de banque, sans doute. Mais combien? Et de combien ? Je voudrais savoir, moi. — Ne trouvez-vous pas que les mots tendre, caressant, exquis, mélancolique, fin, suave et rare, reviennent souvent sous la plume de l'auteur? Ces sept mots, je les lui joue à l'écarté; s'il perd, il n'aura plus le droit de s'en servir. Nous verrons sa mine. — Vous voilà marié. Vous avez de l'expérience et vous recommencez encore. Maxime, mon cher Maxime, je vous en supplie, déshabituez-vous de dire, aux meilleurs moments de l'amour, des vers qui ne sont pas même de vous. Maintenant, c'est du Théophile de Vian que vous murmurez à l'oreille de Nell, votre femme légitime. Quelle rage! Si ce qui doit vous arriver vous arrive, vous l'aurez merité ! — Elle est adorable, Nell. D'autres que vous s'en contenteraient et ne lui demanderaient que « le bonheur de diner à deux, de se livrer aux mille fantaisies d'amoureux exultant de boire au même verre, d'échanger, en un croisement de langues, leur nourriture ». Très bien ! très bien ! — Ouiche! Vous essayez de lui faire comprendre Rubens. Vous menez Nell au Louvre, côté des tableaux, quand elle voudrait aller en face, aux grands magasins du même nom. Mon pauvre ami, vous êtes fou. Vous savez à fond l'art de se rendre malheureux. Vous vous remémorez », vous « évoquez » ; sans cesse, des nuages « se lèvent dans votre mémoire ». Vous perdez le temps présent à dire « zut » au passé ! — Et puis, une fois pour toutes, laissez-donc les orgues de barbarie et les pianos tranquilles. Un beau piano à queue, ce n'est pas plus sale qu'autre chose. — Le livre est terminé. L'auteur le relit, et se juge librement, donne un exemple d'impartialité au critique, et l'attendrit : « Je revois, dit-il dans ses babillages de la sortie, la vie monotone de Maxime, et je me reproche d'avoir un peu trop pris au sérieux un si piètre héros. Je hais tellement les grossiers satisfaits, ces rieurs qui remplissent le monde de leurs éclats et de leur lourde gaieté, que je suis tombé dans l'excès contraire, — les larmes et les lamentations inutiles. Sans doute que Maxime ne fut point heureux, mais son malheur, qui est aussi, je crois, celui de beaucoup, n'a cependant pas assez d'importance pour remplir tout un volume ; et en voulant le dépeindre le plus fidèlement possible, je me suis probablement abusé... Je m'accuse, comme d'un outrage à la beauté, quand je notais tant de détails mesquins, d'avoir un peu négligé la grâce des amies qui se penchèrent sur Maxime pour le consoler, grâces fuyantes, et, si l'on veut, toutes subjectives, mais (qu'importe ?) aussi réelles. »
 — Tous, nous devrions imiter cette franchise et cette modestie. Aussi je rends volontiers à l'auteur deux des mots gagnés à l'écarté, et je les applique à son talent, qui est « exquis et rare »
 J. R.
 Triptyque des Châtelaines, par Tristan Klingsor (Hors commerce). — Trois courts poèmes qui ne sont pas sans faire penser à MM. Henri de Régnier et Stuart Merrill : mais ce ne sont là que de très nobles affinités, et avoir élu pour frères de pensée de tels poètes n'indique point un goût sans fierté ni délicatesse ; le jour où, sans cesser d'être un loyal et consciencieux artiste, Tristan Klingsor sera pleinement et uniquement lui-même,sera jour de liesse pour les rares personnes qui s'intéressent à la poésie.
 P. Q.
 Contes Chrétiens. Le Baptême de Jésus, ou les quatre degrés du sceptimisme, par T. de Wyzewa (Perrin). — Notre-Seigneur Jésus-Christ est à la mode ; il figure dans les revues de fin d'années, on rédigea même de spéciales tragi-comédies pour mettre en valeur sa figure aimable et sa douce éloquence ; son portrait est en bonne place rue de Rivoli et dans les passages : bref, c'est un de nos contemporains les plus estimés. L'opuscule que voici n'ajoutera rien à sa gloire, mais du moins, comme il y garde le silence, ne lui portera, croyons-nous, aucun préjudice.
 R. G.
 Deux Gloires, par F. de Julliot (Kolb). — Trois nouvelles : Deux Gloires, Un cas d'hypnotisme et Changement d'école, traitées d'une manière fine, en un style savant, spirituel, juste à point nouveau. L'ironie domine, mais une ironie qui a sa pudeur et qui ne se livre que par de décents abandons. L'esprit est du ton le plus discret ; il y a des malices de jeune homme de bonne santé, et cependant des coquetteries de femme délicate un peu blasé sur le toujours même mot qu'on écrit avec un grand A. Rien de joli comme le flirt de ces deux personnages du Cas d'hypnotisme ; ils se dupent l'un l'autre et pourtant se demandent s'ils ne sont réellement pas les victimes l'un et l'autre d'une puissance supérieure (et comme en ce dernier cas... ils ont raison !...} Beaucoup de trouvailles de mots jaillies sans effort. A citer celui-ci, dans le Changement d'école, tombant de la bouche d'une femme pauvre mais très heureuse : « je suis installée...comme une fleur ! » Dans les Deux Gloires, quelques bons coups de patte à la critique littéraire, et puis un adorable type de Juif qui suffirait à faire aimer les autres... En somme, livre agréable à lire, souvent fort bon à méditer.
 ***
 Les Dons funestes, drame féerique en 4 tableaux, par Charles Saunier (Savine). — II me semblerait cruel d'insister sur ces petits dialogues si de maladroits partisans ne nous en avaient corné l'apologie. — L'imitation des poèmes de Maeterlinck y est évidente ; au moins, M. Saunier les a subis ; il en répète les trucs, il use des moyens quasi matériels de produire la sensation de l'étrange, l'inexprimable frisson de l'inconnu, de « la fatalité dormant au fond des choses », qui hantent à la lecture de l'Intruse, de la Princesse Maleine. — Le frisson, d'ailleurs, ici, ne se rencontre point ; il ne reste que le procédé ; le jeu des personnages simples (le prince, la princesse, la tante), les silences, les pressentiments, les phrases affectant la profondeur, les réflexions mélancoliques des vieilles gens, etc. — L'idée point neuve des Dons funestes (illusion, la joie ; réalité, le malheur ; le bonheur porte le malheur en germe) n'est rachetée ni par l'ampleur de l'affabulation, ni par la beauté du décor ou du geste. — Si M. Saunier, néanmoins, se piquait de ma franchise, je lui représenterais qu'il écrit dans une langue fort acceptable, et que très sérieusement, je le pense, il peut nous servir autre chose.
 C. Mki.
 Rimes de Mai, par Henri Corbel, préface de Gabriel Vicaire, Couverture illustrée de Choubrac (G. Parrot et Cie). — Ce titre : Rime de Mai, dit à la fois que l'auteur a simplement voulu réunir ses poésies de jeunesse sous une couverture et que ces poésies n'ont pas entre elles l'enchaînement qu'on demande aujourd'hui à toutes les pièces d'un livre, qui deviennent comme les chapitres d'un seul poème. M. Corbel n'a pas non plus les préoccupations esthétiques des poètes de cette heure, et, comme l'écrit M. Gabriel Vicaire dans la préface, il « ne vise à rien réformer ». — II cherche la simplicité, en quoi il n'aurait pas absolument tort ; mais encore faudrait-il, cette forme simple, ne point l'employer seulement à la notation directe des choses, ce qui ne fut d'ailleurs jamais de la poésie, et, quand aux êtres, à ne fixer que des sensations. A quoi bon mesurer en lignes rimées ce qu'une libre prose rendrait si bien — et mieux ? On trouve ici, par exemple, et assez intense, ce qu'on appelait jadis le « sentiment de la nature ». Or, ce sentiment-là gagne infiniment peu à être détaillé en alexandrins. — En somme, le livre de M. Corbel retarde, et jusque dans les mots : car il n'est pas rare qu'un beau vers s'y accouple avec un autre d'expression tout à fait surannée. L'auteur est heureusement très jeune, et, à en juger par deux ou trois de ses dernières poésies, il évolue rapidement, déjà loin de ses Rimes de Mai.
 A. V.
 Coups de plume, La Jeunesse de demain, par Firmin Vanden Bosch (Gand, A. Siffer). — Deux brochures assez insignifiantes, l'une pour constater le déplorable enseignement des « humanités » en Belgique, se plaindre de Fénelon (le Cygne de Cambrai !), de La Harpe et autres raseurs, crier contre la routine pédagogique, glorifier La Fontaine et la jeune fille des temps promis, laquelle ne lira plus Georges Sand, Feuillet et Georges Ohnet ; l'autre pour prêcher aux jeunes gens catholiques qu'ils doivent s'exercer à la discussion, fournir des journalistes et des orateurs à la Bonne Cause, fonder des patronages, s'opposer au socialisme. — « Conquérir la démocratie aux idées d'ordre et de pacification. » — « Le peuple sait distinguer merveilleusement ceux qui viennent à lui pour faire leurs affaires, et ceux qui viennent à lui pour faire la sienne », etc.
 Je ne veux point m'attirer des sottises, et conséquemment je crois inutile de contredire M. Vanden Bosch.
 C. Mki.
 Empedocle ed altri Versi, par Mario Rapisardi (Catane, Niccolo Giannotta). — Le temps est loin où ce poète, avec son Giobbe, éveillait la curiosité et la contradiction. Il a publié, depuis, bien des vers, sans atteindre à la célébrité de son rival Carducci, qui avait au moins trouvé un peu de neuf. M. Rapisardi est décidément trop impersonnel pour séduire, et la hardiesse, assez modérée, de sa pensée n'est pas soutenue par le verbe. Poète sincère, courageux, orgueilleux, mais incomplet.
 R. G.
 La Paix pour la Vie, par E. Saint-Lanne et Henri Ner (J. Blanc et Cie). — Les si doucement plates 350 premières pages de ce livre de 500 fourmillent de considérations et de pensées d'un ordre quelque peu moins élevé que ceci : « Quelle que fût d'ailleurs la cause occasionnelle de la guerre de Troie, au fond elle est le premier acte de la lutte entre la Grèce et l'Asie, — qui est, elle-même, la première forme de la question d'Orient ». Seule la dernière partie vaut une lecture attentive. L'écriture en est d'une élégante sobriété, forte précise, et souple suffisamment. Les cités : J.-J. Rousseau, Spencer, Darwin, Milne-Edwards, A. Comte, Amiel, Littré, Toussennel, d'autres, — le sont très à propos. Quant à la signification totale du livre, nous n'avons guère qualité pour en discuter avec l'auteur, nos convictions étant autres que les siennes d'abord, et surtout notre obscurité ne nous permettant point encore des affirmations qui pourraient sembler puériles. L'auteur de La Paix pour la Vie, estime possible une perfection sociale, avec la Paix pour résultat et moyen à la fois, alors que « la lutte » nous semble être l'éternelle loi qui pousse les générations vers le but que nous ne savons pas. Ce n'en est pas moins une croyance des plus respectables que celle de l'auteur de La Paix pour la Vie, et telles solides pages touchant la « socialisation du pain » nous ont plus fait songer, bien que nous ne soyons pas atteints de cette dysenterie du cœur dénommée altruisme, que les déclamations orchestrées de mandarinats de lettres et les boniments des pîtres littéraires grimaçant sur les tréteaux de ravacholisme.
 Si deux ou trois fois nous avons dit « l'auteur » alors que le livre a deux signataires, c'est que pour nous celui qui gâcha les trois premiers quarts de ce livre n'existe pas.
 T. C.
 L'Adolescent confidentiel, par Michel Féline (Librairie de l'Art indépendant). — Les jolis vers ne sont point rares dans cette œuvrette, mais l'âme de l'adolescent qui écrivit ces pseudo-confidences est sans doute un peu artificieuse et dénuée de toute sincérité. Les préférences de M. Michel Féline vont à Jules Laforgue, à qui le recueil est dédié. L'influence du poète de l’Imitation de N.-D. la Lune est flagrante. Elle se traduit par quelques pastiches maladroits et surtout par une recherche d'originalité qu'on peut trouver excessive. Mais peut-on formuler sérieusement un tel reproche à l'heure où tant de pleutres chantent la même ritournelle et s'exténuent à violer la même Muse-Maritorne ? A coup sûr, M. Michel Féline cherche sa voie. Le décousu de la plaquette qu'il nous donne aujourd'hui l'indique suffisamment. Il se possèdera mieux dans son prochain livre, je pense, et il convient d'attendre jusque-là pour le juger. Cependant, qu'il prenne garde aux trop brusques écarts d'imagination. Il faut avoir acquis une certaine maîtrise pour jouer avec les images disparates sans tomber dans le grotesque. Les vers suivants, cueillis dans l'Adolescent confidentiel, mais dont le déliquescent Adoré Floupette pourrait presque revendiquer la paternité, me semblent un exemple probant de ce que j'avance :
 Rivage heureux où des sourires sont mes pleurs,
 Où les pucelles font pipi sur les fleurs.
 ………………………………………………………

 Qu'une chienne ivre de toi
 Te ronge les testicules,
 Écoute les Renoncules
 Sangloter au jardin froid.
 J. C.

 Raggi e Ombre, Versi, par Alfio Bellusio (Catane, Niccolo Giannotta). — Ce sont des vers faciles décrivant des paysages siciliens avec un vif sentiment de la nature ensoleillée, de ce pays que Verga nous a fait connaître. Les expressions vespro dorato, via luminosa, divino baccio del sole, etc., disent le ton de cette poésie où, malgré le titre, il y a peu d'ombres.
 R. G.
 De Jérusalem à Constantinople, par Lucien Trotignon (Savine). — Les notes d'un récent voyage en Palestine et en Syrie, des choses sur Stamboul, les ruines du Levant. — M. Trotignon écrit simplement, pour dire juste ; ses descriptions parfois amusent et nous montrent un Orient de vaudeville, — que nous soupçonnions bien un peu d'ailleurs, tant nous savons envahissante la maladie « modernisme ». Mais, quand même, la certitude est cruelle ; on a beau nous chanter le Progrès, il est décevant et comique d'apprendre qu'on construit un chemin de fer de Joppé à Jérusalem ; qu'en arrivant dans la Sainte Sion on peut déjeuner au Restaurant de la Mer Morte et prendre sa demi-tasse au Café du Jourdain ; que les émirs du Liban se promènent en complet « Belle-Jardinière », reçoivent dans un salon au mobilier d'acajou et montrent le portrait-chromo du général Boulanger. — Et que dire de cette malheureuse Byzance où l'on rencontre des romans d'Ohnet aux vitrines, des chapeaux de soie et des redingotes dans les rues, des tramways, la gare d'un funiculaire ? Voilà qui donne une fière idée de la civilisation contemporaine. Malgré ces constatations ironiques, M. Trotignon a placé dans son récit quelques jolies pages de décor. Il est regrettable que des livres comme le sien soient si rares chez M. Savine.
 C. Mki.
 Les Aubes mortes, par Jho Pale (Nevers, Mazeron frères). — Des vers flasques et incolores, pour lesquels on se plaît à rêver des accompagnements d'orgue de barbarie ou d'accordéon :

 Va, rose, à celle que j'adore,
 Va demander dans un baiser
 Un peu de ses cheveux qu'encore
 Je voudrais pouvoir embrasser.

 M. Jho Pâle est un intrépide pasticheur que rien ne saurait rebuter. Après avoir chanté « les alcyons, les nacelles, les filles d'amour et les étoiles d'or », suivant Musset et Lamartine, après avoir chanté les bois et les pioupious selon M. François Coppée, il se permet des facéties macabres à la façon de Rollinat et apostrophe familièrement le choléra-morbus :

 Et ses bras décharnés se tendent vers le Gange.
 Il y dormait si bien accroupi dans la fange,
 Pauvre vieux choléra-morbus !

 Plus loin, il risque des confidences qui, je l'en avertis charitablement, ne sont pas sans quelque péril par ces temps de ligue Julesimonienne :

 Ce rustre, ce butor, deux, trois fois la semaine
 Fait sa petite affaire ainsi qu'un animal,
 Puis ronfle comme un sourd pendant que sa bedaine
 A des gargouillements...

 Enfin M. Jho Pâle, qui fréquente de temps à autre chez Bruant, en rapporte des vers de haut goût dans le genre des suivants :

 Fi des troquets pisseux et des vins en fucshine !
 A bas les zincs luisants où lichent les salauds !

 Un tel recueil ne serait pas complet sans le refrain patriotique d'usage ; l'auteur n'a eu garde de l'oublier, et M. Déroulède pourra dormir content :

 Ils vont, et le drapeau déroulant au soleil
 Ses trois belles couleurs, emblême de la France,
 Semble dire : Demain ce sera le réveil :
 Vous verrez de mes plis s'envoler la Vengeance !

 Après ces quelques citations, disputer de la technique des vers qui composent les Aubes mortes serait oiseux ; néanmoins, il convient d engager M. Jho Pâle a compter sur ses doigts lorsqu'il écrit, car dans la seule pièce intitulée Bon petit coeur on relève cinq ou six fautes de métrique. Le reste est à l'avenant.
 Dans un sonnet-préface, M. Camille Soubise nous confie que l'auteur, « très fin de siècle », donnerait volontiers sa philosophie et ses vers pour une pomme. J'estime qu'en ce faisant M. Jho Pâle se montrerait fort avisé, car il ne perdrait pas au troc.
 J. C.
 L'Amoureuse Chanson, par Jean de Brion (Léon Vanier). — M. Jean de Brion a écrit, outre quelques autres vers exquis :

 Cette fontaine, avec son eau claire qui dort,
 Semble une âme d'enfant sur qui plane la mort.

 A cause de cette seule image, beaucoup de crimes lui seront pardonnés, y compris « les effluves parfumées » qui semblent d'un français suspect, et nombre de « vibrations, lèvres brûlantes, fouillis chauds de dentelles, folles chansons, suaves musiques », et autres confiseries.
 P. Q.
 L'Invisible, par J. de Tallenay (Bruxelles, Lacomblez). — Un bien beau titre et une extraordinaire image de Georges Morren, gâchés par un récit absolument dépourvu d'intérêt au point de vue des sensations de l'au-dela. L'auteur n'a découvert, dans le royaume de l'ombre, que l'âme bourgeoise d'un vieux rentier, et il ne l'a fait revenir sur terre que pour assister aux fort peu intéressantes manœuvres de son ancien valet de chambre. Vol de testament, jeune fille de chambre persécutée mais vertueuse, neveux noceurs et neveux sages, tout le bric-à-brac d'un romantisme de bas étage s'entasse dans ce gros livre inutile. Au courant de l'histoire, l'eau s'appelle l’élément liquide, et les filles de service y sont toujours vives et alertes. Du reste, œuvre d'une moralité irréprochable.
 ***  Tiradentes, esquisse biographique, par Montenegro Cordeiro (chez l'auteur, 1, place de l'Estrapade). — « Le 15 mars 1892, quelques étudiants brésiliens se sont réunis dans le but de prendre l'initiative de la célébration, à Paris, du centenaire de la mort de Tiradentes, le précurseur de l'indépendance politique du Brésil. » La fête eut lieu aussi à Berlin, et c'est en souvenir de l'hommage rendu à Tiradentes par ses compatriotes actuellement en France et en Allemagne que M. Montenegro Cordeiro a écrit sa brochure, — non pas, d'ailleurs, comme le dit modestement le sous-titre, une simple esquisse biographique, mais bien l'histoire synthétique et très documentée de l'illustre Brésilien.
 A. V.
 Contes de Fées, par Mme Guzman (Savine). — Littérature de grande dame. Des afféteries de bas aloi qui, pourtant, ne font rien oublier des contes de jadis. Pas assez clairs pour des contes destinés aux enfants, pas assez symboliques pour des fantaisies destinées aux grandes personnes. Deux morceaux intéressent à la fin du livre par l'entière candeur de leur allure et leur beaucoup plus profond dessous : Le Lièvre et la Volonté assoupie.
 ***
 Contrastes et Charbons verts, La Médecine et la Biologie dans la Grèce ancienne, Choix de Poésies inédites, par Dimokidès. (Savine). — Polissonnerie, cacographie et maboulisme ; derrière tous ces titres, deux douzaines de méchantes pièces, où l'auteur parle de la sorte :

 Sans plus secrets desseins,
 Que chacun de nous puisse
 Se fleurir à vos seins
 Sans oublier la cuisse.
 D'un rut de jouissance énervé, soül, je souffre,
 Attestant de ma force un élément trop las,
 Pendant qu'elle vomit de son nombril du soufre,
 Qui colore son poil et ses cheveux lilas...
 C'est son corps qui fait virevolte.
 Et s'égard (sic) un soir triomphant.

 Enfin, il faut être pitoyable aux étrangers ; mais je croirais facilement à une farce !
 C. Mki
 Les Sphinx, par Jean La Fargue (Lemerre) — Le titre est le meilleur de ce livre où l'on crie « Rendez l'Alsace », où l'on glorifie Gambetta — encombrant et boursouflé personnage qui parlait bien mal le français (voir les phrases gravées sur le hideux monument qui s'érige place du Carrousel), — et où se lisent maints vers pareils à ceux-ci :

 Je n'ai plus aujourd'hui pour lutter d'autres armes
 Qu'un lâche désespoir à ses pieds répandu...
 Ventre, viscère ignoble armé d'une mâchoire,
 Monstre abject qu'on rougit de porter dans son flanc...

 Nous savons à présent quelle force indomptable
 Font les cœurs en un point tous ensemble tendus...
 Xerxès a commandé des chaînes pour la Grèce...
 ... Viens te retremper dans le labeur viril :
 II est d'autres amours que l'amour de la femme...
 A.-F. H.


 (l) Aux prochaines livraisons : Claires Matinées (Léon Hély); Pochékhonié d'autrefois (Chtchédrine) : Corallé (Mme Guzman); Peau de satin (Paul Ponsolle): L'Apostolat positiviste au Brésil (Miguel Lemos) ; Le Voyage des Félibres et des Cigaliers sur le Rhône et le Littoral (un groupe d'écrivains); Un Amant (Emily Brontë); L'Envol des Rêves (Arthur Dupont) ; James Ensor (Eugène Demolder); Sur la Mandoline (Marcel Sérizolles); Bois ton sang (Pierre Dévoluy) ; Sur le Retour (Paul Margueritte); et les livres annoncés déjà.


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JOURNAUX ET REVUES
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 Nous sommes en un temps de quasi anéantissement intellectuel, de torpeur, de morne attente, — et comme les bœufs, l'humanité ne lève la tête que pour regarder passer, sans même le voir, l'éternel train qui emporte vers le gouffre ses confus rêves. Je crois bien qu'en vérité rien n'intéresse plus personne, — et quand une clameur de vigie émeut la pénombre de l'atmosphère, la Chose a fui avant que les yeux se soient ouverts.
 En somme, ô la médiocre raison, il s'agit, sur la branlante passerelle, d'équilibrer sa démarche, d'assurer la sécurité des pas qui sûrement mènent à ce but : avoir vécu. Désormais, vu l'encombrement et vu le piteux état de la planche volante posée entre les deux éternités, la distraction sera de moins en moins permise, de moins en moins possible. Ah ! il faut être sérieux ! Il n'est que temps, — et combien en perdit-on (de temps), jadis, à la bagatelle, lorsque, préoccupée d'incorporer l'art à ses us quotidiens, l'enfantine humanité jouissait d'être belle !
 Enfin, et bien à tout jamais (espérons-le), le Beau et l'Utile, ces vieux jumeaux, ont été séparés, — et on leur délimita leur domaine, chacun le sien : le château de Çà-ne-sert-à-rien et la ville de Time-is-money. Nous ne sommes plus exposés à manger notre soupe avec une cuiller à manche sculpté. — C'est toujours ça !
 Cette dislocation est actuellement sensible en tout, et c'est ce qui rend à quelques-uns la vie si pénible et même si répugnante, — et l'Art, même, est devenu dans la prison, où on peut l'aller voir, tout triste et tout attristant. De ce château les pèlerins reviennent affligés d'une consolation trop brève, car au sortir de l'enclos leurs yeux lavés se resalissent et leurs oreilles mondées redeviennent le réceptacle des ineptes sonorités.
 Enfin, cessant de symboliser, n'est-il pas inconcevable quasi qu'il n'y ait nul public à s'intéresser à des tentatives et aussi à des réalisations d'art comme en innovent les Gauguin, Bernard , Bonnard, Denis, Sérusier, Vuillard, Ranson, Filiger, Roussel, Verkade, et d'autres : ceux-là (y ajouter de Groux, très en dehors du groupe impressionniste-symboliste), à l'ombre du chêne Van Gogh et sous la direction d'Emile Bernard, concoururent au n° III du Livre d'Art, par une collection de typiques images, — entre lesquelles furent aimées, surtout, les Jeunes filles de Filiger, une illustration de Maurice Denis pour Pélléas et Mélisande, le Christ d'Emile Bernard, la Vision de Roussel, la Bretonne de Sérusier ; mais toutes ont leur intérêt, et n'oublions pas, de Bonnard , son effarant cheval.
 Le n° II de la même revue, dirigé par P.-N. Roinard, s'illustrait d'un singulier bois de Bernard, et pour le reste — des proses et des vers choisis avec soin en divers portefeuilles d'où ne sortent que des valeurs sûres et d'improtestables signatures : Charles Morice, Edouard Dubus, A. Aurier, Pierre Quillard, Henri Mazel, etc. La Fontaine scellée, de P.-N. Roinard, abrite son secret sous la mystique frondaison d'une futaie de très beaux vers.
 R. G.
 Dans la République Française du 8 août, M. Paul Ginisty a fait tout son feuilleton littéraire, soit douze colonnes totalisant environ cinq cents lignes, avec le « poète hétéroclite » de Pierre Quillard, Tristan Lhermitte de Soliers, inséré dans notre dernière livraison. Mais comme, par une de ces galanteries à quoi nous ont depuis longtemps accoutumés la plupart de nos aînés, M. Paul Ginisty n'a pas voulu dire où il prenait son Tristan Lhermitte, des lecteurs de la République Française demandent l'ouvrage en librairie. Absolument délicieux ! Quant à nous, une telle urbanité ne nous surprend plus ; mais peut-être n'est-il pas inutile de signaler ces faits de temps à autre, pour montrer comment en agissent ces messieurs de la presse avec des gens dont le seul tort fut de leur servir gracieusement leur Recueil depuis sa fondation.
 A. V.
 Le Parti National vient de confier à notre ami et collaborateur Charles Morice la critique artistique et littéraire. Félicitons M. Henri Deloncle d'un tel choix. C'est une heureuse chance pour les poètes et les artistes que l'un des meilleurs d'entre eux puisse en toute liberté, dans une feuille en train de prendre une grande importance, étudier les hommes, les doctrines et les œuvres, parler au nom de la beauté. — Les lundis du Parti National (c'est le jour de la Semaine artistique et littéraire) tenteront des lecteurs que laisse indifférents la prétendue critique des quotidiens ordinaires. Premiers articles parus : De la Critique contemporaine; Lettre à M. Emile Zola ; La Statue de Musset; L'Architecture Moderne ; Le Théâtre de Livre. — Après avoir indiqué dans une sorte d'article-programme les divers genres de critique pratiqués jusqu'à ce jour : la littéraire (de Brunetière à France), la scientifique (de Taine à Ch. Henry), la moraliste (de Vogüé à Rod), et la critique de causerie que représente agréablement M. Lemaître, Charles Morice spécifie son choix : « sur la critique égoïste et eucharistique des poètes ». Il se rappelle avec joie « qu'à une heure où les professionnels ne leur marchandaient ni les excommunications, ni les sarcasmes, c'est un poète, c'est Charles Baudelaire qui rendit à Delacroix et à Wagner le premier éclatant hommage ».
 Avec Jean Jullien au Paris, Sainte-Croix à la Marseillaise, Charles Morice au Parti National, il semble que les idées qui nous sont chères commencent à être vraiment représentées dans ce qu'on appelle la Grande Presse.
 G.-A. A.
 J'avais noté, jadis, pour leur niaiserie, dans un feuilleton de critique littéraire (République Française, 21 avril 1892), signé : Albert Delpit, les phrases suivantes :
 « Les mots jonglent, les rimes chatoient commes des billes d'or lancées en 1'air comme un escamoteur. »
 « Sortez donc Musset de ses désespoirs et demandez-lui d'écrire dix pages du Capitaine Fracasse ! »
 « J'ai ouvert [le volume] au hasard et je suis tombé sur quatre pages datées du 9 octobre 1840. »
 « La langue est aussi jeune, aussi fraîche, aussi lumineuse que si le grand homme avait écrit hier soir, en sortant de l'Opéra-Comique. »
 J'ai eu le plaisir de les relire dans l’Eclair du 25 juillet dernier et de constater que l'article quasi tout entier, intitulé : Injuste, était un pur auto-plagiat : M. Delpit s'était borné à modifier le début et la fin de sa chronique, — comme ces maquignons de province qui teignent le poil des rosses trop connues qu'ils conduisent au marché pour la dixième, fois. Les derniers articles de M. Delpit ont tous cet air reteint ; je suis heureux de l'avoir pris — une fois au moins ! — sur le fait.
 R. G.
 M. Brunetière commencerait-il, dans la Revue des Deux-Mondes, une série de Prosateurs hétéroclites ? II vient, en effet, de découvrir Pierre Bayle, érudit facétieux et « précurseur de Voltaire ». Cette étude est moins amusante que telles pages du Dictionnaire de Bayle, mais tout de même elle est à lire : si certaines opinions de M. Brunetière sont contestables, sa méthode est parfaite et ses renseignements très sûrs.
 R. G.
 On dirait que l'ère de la bonne ironie — est-ce un vain espoir ? — Va se rouvrir dans notre pays tant emmuflé. Après le Quesnay de Beaurepaire de M. Chevassu, puis le livre de Bazouge : Les Grands Enterrements, voici, dans le Figaro du 15 août et signée François de Nion, une bien exquise Rencontre anachronique.
 A. V.
 Dans le Temps du 26 juillet, deux jours après la mort de Léon Cladel, M. Anatole France, avec la bienveillance perfide qui lui est malheureusement plus qu'une mauvaise habitude et presque une nature, crut élégant de railler les travers extérieurs de l'âpre et probe écrivain qui s'en allait, de lui reprocher même ses soucis et ses scrupules d'art. Il fallait ou se taire ou parler respectueusement d'un homme qui laisse La Fête votive, N'a qu'un œil et Les Va-nu-pieds.
 P.Q.
 La sixième livraison de L'Art et l'Idée (juin), qui clôt le tome premier de cette belle publication, est consacrée à l'Hôtel des Ventes : Causerie sur la transformation de l'immeuble des Commissaires-priseurs. — Ce qu'il est — ce qu'il sera — ce qu'il devrait être ; et à Charles Monselet. M. Octave Uzanne a écrit les deux articles. Illustrations hors texte : Une vente sous Charles VI; Une vente à l'Hôtel Drouot en 1892 : deux planches gravées en relief d'après des compositions originales de Pierre Vidal. — Une vente sous Louis XIV au quai de la Ferraille ; Une vente à l'Hôtel Bullion : deux gravures à l'eau-forte par François Courboin, d'après les dessins de Vidal. Dans le texte : quinze dessins sur l'Hôtel Drouot et six portraits de Monselet à différents âges de sa vie. — Le tome II (7me livraison, juillet) s'ouvre sur un frontispice à l'eau-forte par Félix Valloton, d'après un tableau de Giovani Bellini: La Cieca Fortuna. Ce numéro est dévolu à Victor Hugo, dont il reproduit, hors texte et en couleurs, quatre dessins inédits, et dans le texte quinze dessins, plume et crayon, gravés sur bois et en gravure directe. Outre le curieux article de M. Octave Uzanne : Victor Hugo par la plume et le crayon, ses notes et croquis de voyage, la livraison contient un fort judicieux « Paradoxe esthétique » de M. de Saint-Heraye : Des Encouragements à refuser à la Littérature et aux Arts.― Vignettes et lettrines nouvelles de MM. H. Mas, A. Séon, Moreno, Viletti, Georges Scott, A. Lynch, etc.
 A. V.
 La Revue Générale (Bruxelles, août), rédigée dans un esprit qui n'est pas le nôtre, ne laisse pas que d'être intéressante. Histoire, voyages, économie politique, questions sociales, sont traités dans cette déjà vieille revue belge avec conscience. À citer : des impressions de voyage de M. Albert Bordeaux, attachantes et toutes baignées de soleil vrai ; une étude curieuse sur l'infanticide en Chine, par Mgr. de Harlez, une Lettre de Paris, de M. Edouard Trogan, etc.
 ***
 Remarqué dans la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg (25 juillet) une spirituelle et « immorale » fantaisie de Romain Coolus : L'Opinion de ces Dames, — et d'Albert Lacuzon, sous ce titre : La Littérature évolutive et les Revues nouvelles, un article un peu court mais intéressant et exact, préface de notes mensuelles sur le mouvement littéraire et principalement les revues « maudites ».
 Herm.

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CHOSES D'ART
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 Musée du Louvre. — Acquisitions nouvelles :
 Un portrait de Jules II, bas-relief bronze attribué à Francia.
 Une statuette bronze représentant un homme nu (école vénitienne. h. 0,40).
 Chez Boussod et Valadon, boulevard Montmartre : des Monet, des Raffaelli, un très beau Carrière, un pastel de Chéret et une pièce plus que rare, unique : un portrait de femme de couleur par Gauguin (Vahine no te Tiare — 1891). C'est, de la série des œuvres tahitiennes de ce maître, le seul tableau parvenu, jusqu'à ce jour, en Europe.
 Chez le Barc de Boutteville, rue Le Peletier, 47 : des Anquetin, Lautrec, Maurice Denis, Jeanne Jacquemin, Bonnard, Bernard, Van Gogh, Vogler, Cross, Petitjean, Angrand, Ibels, Fournon, Vuillard, Sérusier, Gauguin, Lucien Pissarro, Cuvelier, et, sous les espèces d'un éventail et d'un paravent, les rêves sous-marins et ithyphalliques de Mlle H. Enneïrda.
 Panoramas. — Avenue Daumesnil va s'ouvrir le panorama des Alpes Bernoises, par les peintres Auguste Baud-Bovy, Furet et Burnand. C'est la première fois que le mot « panorama » mérite d'être associé au mot « art ». La part de M. BaudBovy dans cette œuvre considérable est la plus importante et la plus belle. M. Furet a des qualités rares de délicat coloriste. M. Burnand fait oublier son insuffisance de paysagiste par des qualités d'animalier.
 G.-A. A.
 À voir :
 Sur les murs : une fort belle affiche de Forain, du Forain idéalisé, du Forain raphaélesque, — amusant de couleur, dans sa sobriété, et quel merveilleux dessin !

 On organisa à Bruxelles, au palais du Cinquantenaire, une exposition de la collection Van Branteghem, coupes, vases grecs, statuettes de Tanagra. Voici ce qu'en dit une revue belge, Floréal :
 « Splendides par leurs formes mêmes, les coupes que rehaussent des peintures débordantes de beauté et de vie ! Inoubliables, ces lécythes blancs où chantent les plus fuyantes nuances.... Et les Tanagra ! Voyez, par exemple, le groupe intitulé Silène et nymphe sur une kliné ; où trouver dans l'art contemporain quelque chose d'à la fois plus chaste et plus voluptueux ? Ces Deux jeunes femmes sur un sarcophage ne sont-elles tout l'amour et toute la grâce ; la Jeune mère montrant le sein à son enfant ne le fait-elle avec un geste unique découvrant tout le suprême et doux bonheur de la maternité ; dans le Jeu de l'ephredismos — comme le mouvement est harmonieux et prompt ! et la Joueuse de lyre couchée sur un rocher ne surpasse-t-elle les plus belles conceptions de M. Burne Jones?
 Telles de ces statuettes — notamment la Danseuse voilée, la Jeune fille à la colonne et surtout une Psyché aux ailes de papillon, ont conservé dans leurs plis les miraculeuses couleurs que choyaient les artistes d'alors. Combien peu, vraiment, les reproductions modernes rappellent ces verts lointains et ces roses mourants !... »
 R. G.

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ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
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Le Latin Mystique.


 L'ouvrage de M. Remy de Gourmont paraîtra le 20 septembre. La souscription sera close à cette date, à partir de laquelle l'exemplaire ordinaire se vendra 12 francs et les exemplaires de luxe (en très petit nombre d'ailleurs) à divers prix majorés. Le volume comptera 50 pages de plus qu'il n'avait été annoncé, soit environ 370 au lieu de 320. Nous récapitulons ci-dessous les souscriptions qui nous sont parvenues, et, en cas d'erreur ou d'omission, nous prions qu'on veuille bien nous en avertir sans retard.
 Exemplaires sur papier au gré du souscripteur (à 40 fr.): MM. Pierre Quillard, Octave Mirbeau, Mme B. de Courrière.
 Exemplaires pourpre-cardinalice (à 35 fr.) : MM. Jules Renard, François Coulon, Marpon et Flammarion (2 ex., dont 1 pour la librairie Marpon et Flammarion, H. Aubertin et Cie, de Marseille), Henry Hornbostel.
 Exemplaires violet-évêque (à 30 fr.) : MM. Pigeon (pour M. le Dr Monnereau), Meilheurat des Pruraux , Francis Poictevin, Alfred T. Swann, Jules Méry, Marcel Boulenger, Marpon et Flammarion (pour maison de Marseille).
 Exemplaires Hollande (à 20 fr.) : MM. A.-Ferdinand Herold, Gaston Danville, Jean Richepin, Ernest Chausson, Per Lamm, Mme H. de Bonnières.
 Exemplaires papier teinté (à 10 fr.) : MM. l'abbé Mugnier (2 ex.), Saint-Pol-Roux, P.-N. Roinard, Georges Landry, Alfred Vallette, Frederick Serrien, Jules Lemaître, de La Rochefoucauld, Maurice Maeterlinck, Defrenne, Courtin, Paul Mariéton, Emile Blémont, Paul Leclercq, G. de la Panouse, Théodore Child, R. Friebels, Alphonse Diepenbrock (2 ex.), Georges Rochegrosse, Georges Bonnamour, Albert Savine, Le Barc de Boutteville, Joseph C. du Parc, Louis de Saint-Jacques, Antonio de Oliveira-Soares, Lamertin, Raoul Minhar, L. Michelot, Antonin Bunand, G. Maurevert, Ary Prins, A Landry, Paul Poujaud, André Fontainas, Firmin Boissin, Vittorio Pica, Edouard Dubus, L. Ponet, Raymond Bonheur, P.-H.-G. Schultze, Hugues Rebell, Olivier de Gourmont, Stuart Merrill, Jonathan Sturges, Jean Lorrain, Gaulon, Albert Samain, Hugh Stewart, Edmond Bigaud-Kaire, A. Demare, Gabriel Vicaire, J. - Camille Chaigneau, Paul Desjardins, Maurice Barrès, Joseph Declareuil, Willem Witsen (2 ex.), Jean Casier, Georges Juéry, R. Génestal, Pierre-M. Olin, Paul Gérardy, Laurent Tailhade, François Alicot, L.-P. de Brinn'Garbast, Louis Dumur, Remi Pamart, Gaston Lesaulx, Maurice Le Blond, Auguste Vermeylen, l'abbé Lefoulon, P.-M. Armaing, Eugène Rouart, Henry Gauthier-Villars, Ch. Andry, Jules Destrée, J. Tible Machado, Louis Denise, Ernest Tissot, Edouard Aude, A. Valdivia, Léon Parson, J. Roumanille, Paul Debrou, Maurice Lacroix, Docteur de Vésian, Paul Dupray, Victor Barrucand, Charles Sluyts, M. Ballin et Jan Verkade.

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 Léon Cladel. ― Léon Cladel est mort le 21 juillet dans sa petite maison de Sèvres. Il était né le 22 mars 1834, à Montauban. Il fut un écrivain trop artiste pour pénétrer dans les masses, mais aucun des lecteurs de notre Recueil n'ignore son œuvre, et point n'est besoin de l'énumérer ici. Nous ne saurions mieux rendre hommage au talent de Léon Cladel qu'en reproduisant les lignes suivantes, extraites du discours que M. Emile Zola, au nom de la Société des Gens de Lettres, prononça au Père-Lachaise :
 «..... Pendant les trente années de son dur et glorieux labeur, il est resté fidèle à la terre d'où il était sorti, il a aimé les humbles et les souffrants qu'il avait coudoyés dans sa jeunesse. Ses héros préférés, ce sont les va-nu-pieds des champs et des villes, tous ceux que la vie sociale écrase ; ce sont aussi les simples, les grands et les tendres, dont chaque heure, dans la bataille de l'existence, est un héroïsme. Il les prenait parmi le peuple. Il leur soufflait l'âme naïve et forte des foules, il les faisait à son image ; car, même sous l'usure de notre terrible Paris, il avait gardé la simplicité et une tranquille grandeur. Il s'était mis véritablement à part dans notre monde littéraire....  .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .
 « ... Cladel n'a voulu être et n'a été qu'un écrivain. Seulement, être un écrivain, pour lui, exigeait une somme d'efforts surhumains, demandait une vie de conscience et de travail acharné, car il s'était fait du style une idée de haute perfection, hérissée de telles difficultés à vaincre qu'il agonisait à la peine. On raconte qu'il a recommencé, qu'il a récrit des manuscrits jusqu'à trois fois. La poursuite du mot juste le jetait dans des angoisses infinies. Tout devenait un sujet de scrupules, la ponctuation, le rythme des phrases et des alinéas. J'ai connu chez Flaubert ce tourment de la belle prose sonore, parfaite et définitive. Il n'en est pas de plus torturant ni de plus délicieux. Et cela devient d'un grand et superbe exemple, en nos temps de prose bâclée, de journalisme hâtif, d'articles fabriqués a la grosse sur des coins de table.
 « Le pis est qu'un si noble labeur n'est presque jamais récompensé du vivant de l'écrivain. Ces œuvres si soignées, si voulues, ne se laissent point aisément pénétrer par la foule. Leur beauté a besoin d'une sorte d'initiation, elles demeurent le culte d'une élite. C'est ce qui fait que Cladel n'a point rencontré les succès retentissants, les acclamations de ce Paris si prompt à s'engouer parfois. Je ne crois pas qu'il en ait souffert, car il avait le cœur solide et haut...  .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .  « ... N'était-ce point un spectacle fait pour étonner, ces œuvres où il ne glorifiait que les petits et les misérables, et qui n'allaient point à la foule, à l'immense peuple illettré ? Seuls, les poètes, les artistes, en sentaient le fin et puissant travail, les difficultés vaincues, la hautaine réussite. Il était un maître, il tenait tout un coin de notre littérature, il avait sa griffe de lion qui marquait chacune de ses pages. Dans cette petite maison de Sèvres, si simple, vivait à l'écart du grand public, adoré des seuls fidèles de la parfaite littérature, un des écrivains les plus personnels et les plus probes de la seconde moitié de ce siècle. »


 Léon Cladel avait de grandes sympathies et de ferventes admirations parmi la jeunesse lettrée. Mais pourquoi des gens qui n'en avaient point reçu mandat — et des moins autorisés — ont-ils à propos de cette mort parlé ou écrit au nom de la jeunesse littéraire ? Nous désavouons véhémentement les inepties dont ils composèrent leurs maladroits panégyriques.
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 18 août.
 Mon cher Vallette,
 Ceux qui ont lu ma bibliographie sur Comic-Salon savent avec quelle politesse, et quelle indulgence aussi, j'ai traité la personne de M. Willy. Ces quelques lignes m'ont valu des insultes de la part de ce monsieur. Supposant qu'il avait contre moi quelque haine et qu'en tout cela il ne cherchait qu'une affaire, P.-N. Roinard et Albert Aurier, nos amis communs, allèrent lui demander en mon nom soit une rétractation, soit une réparation. Il me refusa l'une et l'autre, s'expliquant dans une lettre à mes témoins, laquelle est un surcroît d'offense et contient, entre autres passages, celui-ci : « Les mépris de ce jeune homme n'ayant à mes yeux qu'une importance infinitésimale, j'aurais pu les négliger s'il n'avait cru devoir choisir, pour y loger sa première mercuriale, une publication à laquelle je collabore et précisément un fascicule qui contenait quelques pages signées de mon nom. »
 Jugez, mais passons.
 Je laisse aux gens de loyauté et de bonne éducation le soin d'apprécier la conduite de M. Henry Gauthier-Villars dans cette affaire, dont le dénouement a eu lieu dans un poste de police, où procès-verbal fut dressé contre moi pour avoir égaré ma canne dans l'œil bleu de mon trop timide adversaire.
 Je tenais à dire ces choses. Maintenant, je ne parlerai plus de M. Willy.
 Mon cher ami, je vous serre la main.
 Julien Leclercq.
 Je n'ai pas ici à prendre parti, mais je trouve dans le passage précité de la lettre de M. Gauthier-Villars aux témoins de M. Leclerq une inexactitude que je dois relever. Le principal grief de M. Gauthier-Villars consiste, d'après cette lettre, en ce que M. Leclerq aurait choisi, pour y publier la bibliographie de Comic-Salon, un fascicule où lui-même signait un article. Or, personne ici ne choisit le numéro où insérer tel ou tel compte-rendu de livre : c'est à moi seul qu'incombe ce soin. Je regrette d'ailleurs que M. Gauthier-Villars ait attribué une intention maligne à une simple coïncidence.
 A. V.
 Léon Bloy publie ces jours-ci à la librairie Demay, rue de Châteaudun, 21, Le Salut par les Juifs. Cette œuvre, malgré son titre, n'est pas douce aux Juifs, et ne l'est guère aux catholiques. Avec son audace isaïque, Bloy y annonce la venue du Paraclet, c'est-à-dire du salut, lequel doit issir de la race qui donna au monde son premier Sauveur.
 M. Charles Chincholle auteur de pantomimes, voilà qui est assez inattendu. Le théâtre de l'Ermitage, à la Fête Franco-Russe, en a pourtant représenté une, Pierrotin, de sujet point rebattu, de motifs souvent puérils mais non sans grâce. D'ailleurs, point de Colombine : simplement Pierrot et Pierrotin, son frère, — ou son fils. Car Pierrot ayant trouvé un gros œuf, le couve.... de passes magnétiques, et Pierrotin brise sa coquille et en sort tout vêtu — comme Riquet à la Houppe vint tout barbu au monde. Pierrot lui donne la becquée, lui apprend à marcher, l'initie aux joies de l'existence, et finalement l'enseigne si bien dans l'art de faire la fête que Pierrotin en meurt ; et son âme s'envole au ciel, ou en enfer, symbolysée par un pierrot pour de vrai, en chair et en plumes. Mlle Maguéra et M. Paul Franck ont mimé ce duo avec beaucoup de charme, accompagnés au piano, sur une agréable musique écrite par Mlle Maguéra, par l'excellent musicien Hirlemann.
 Un monument va être élevé à Charles Baudelaire au cimetière Montparnasse. Il sera exécuté par Auguste Rodin. Un comité, présidé par M. Leconte de Lisle, est constitué à l'effet de recevoir les souscriptions et de diriger la publication d'un volume qui portera ce titre : Le Tombeau de Charles Baudelaire, et sera vendu au profit de l'œuvre.
La livraison des Essais d'Art Libre à paraître le 15 septembre se composera de Lilith, par Remy de Gourmont ; ce numéro, de 100 pages environ, se vendra 1 fr. Il sera fait de Lilith un tirage à petit nombre sur divers papiers de luxe. — Les Essais d'Art Libre se proposent de publier successivement, de mois en mois et dans les mêmes conditions : un volume de poésies, par Albert Samain ; La Légende Rouge et Le Cantique des Cantiques(l'interprétation donnée l'année dernière au Théâtre d'Art), par P.-N. Roinard ; Les Esclaves, par Edmond Coutances ; Vieux Saxe, par Henri Mazel ; Pour le Beau, par Alphonse Germain ; Irénée, par G.-Albert Aurier.
 Mercvre.
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 Le Gérant: A. Vallette.
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 Paris. — Typ. A. DAVY, 52, rue Madame. — Téléphone.


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