N° 35. – NOVEMBRE 1892

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Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 193-288.



G.-ALBERT AURIER


 L'un des plus jeunes, des mieux doués et des meilleurs d'entre nous, G.-Albert Aurier, est mort le 5 octobre, à l'âge de vingt-sept ans. Il était de nos camarades de la première heure, nous connaissions les qualités de son cœur et de son caractère : nous savons perdre avec lui l'amitié la plus probe, et notre affliction est profonde.
 C'est une belle vie d'écrivain et d'artiste anéantie. G.-Albert Aurier était l'un des fondateurs de ce recueil, où l'on a pu apprécier son talent de poète et l'originalité de ses critiques d'art, qui faisaient autorité pour tous ceux qu'intéresse la jeune école symboliste-impressionniste. Il avait publié naguère un roman, Vieux, œuvre de toute jeunesse et sur quoi l'on ne saurait équitablement le juger, mais où s'annonçait un tempérament robuste et se révélaient une imagination féconde et de précieux dons d'humour.
 Notre ami avait de nombreux projets. Il a laissé plusieurs manuscrits, achevés ou presque. Nous lui consacrerons notre prochaine livraison tout entière. Nous nous proposons aussi de réunir en un volume, qui paraîtrait au commencement de l'année 1893, ses ouvrages terminés et d'importants fragments : un roman, inédit, des critiques d'art, des poèmes.

La Rédaction.

LE PENDU
I


Vieux piteux colporteur de rêve et d'harmonie,
Las d'avoir promené l'or nié de ses chants
Et son cœur de cristal par les ronces des champs
Et les rires grossiers des cités d'Ionie,

Exténué, les pieds saignants, les reins rompus,
L'écume du blasphème à sa caduque bouche,
Et ses deux poings crispés en un geste farouche
Tendus vers les palais des chefs gras et repus,

Comme un forçat jetant les débris de sa chaîne,
Ayant précipité son luth longtemps maudit
Dans l'océan de pourpre, Homère se pendit

— Muet ainsi qu'un dieu — au bois noueux d'un chêne !...

II


Le vent a lacéré son corps comme un drapeau;
Les corbeaux, les vautours et les becs et les serres
Ont mangé sa cervelle et fouillé ses viscères,
Et les vers ont rongé les lambeaux de sa peau...

Deux mille ans ont neigé sur le mort solitaire;
Le squelette exilé de l'urne et de l'autel
Se balance toujours au grand chêne immortel,
Trop homme pour l'azur et trop dieu pour la terre !...

Mais, par le bon vouloir de l'archer de Claros,
Cette carcasse est devenue un luth sonore
D'où monte un hymne pur qui menace et s'éplore
Quand la brise se joue au treillis de ses os...

Et de tous les hameaux des royaumes hellènes
Bien des gens sont venus, depuis ce temps ancien,
S'asseoir sous les talons du pendu musicien
Sans daigner écouter ses tristes cantilènes.

Bien des gens sont venus, depuis ce temps ancien,
Des Scythes, des Latins, des Huns et des Hellènes,
Qui, l'oreille bouchée aux belles cantilènes,
N'ont daigné remarquer le pendu musicien !...

III


Le vieux guerrier vaincu que la fuite harasse,
Ayant abandonné son cheval embourbé
Est venu s'y coucher sous le chêne-gibet...
Il a bu dans son casque et quitté sa cuirasse,
Comptant les trous saignants de son poitrail bombé !...

Mais le guerrier mourant ne l'a point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Le Satyre évadé de la forêt prochaine
A surpris la bergère au sein blanc et charnu;
Les jupes ont volé dans un émoi connu,
Et les os accrochés aux rameaux du vieux chêne
Rosirent au joyeux soleil d'un ventre nu...

Mais les deux amoureux ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu! ..

Et le marchand gavé de louches réussites,
Et le hideux brigand, ayant d'un poing brutal
Au passant arraché la vie et le métal,
Et la prostituée aux labeurs illicites,
Ont compté leur argent au pied du tronc fatal.

Mais pallaque ou filou ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu!

Au pied du tronc fatal, le sorcier obreptice
A tracé le pantalphe éclairant les demains,
Et la reine et le roi, le sceptre dans leurs mains,
Ont édicté le code et rendu la justice
Aux peuples prosternés dans la nuit des chemins.

Mais, sorcier, reine ou roi ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !....

Sous le chêne immortel, des paix et des batailles,
Et des traités conclus par des princes retors,
Ont assemblé souvent des fous et des Nestors,
Et des troupeaux humains hurlant sous les entailles
Des sabres redresseurs de crimes et de torts.

Mais reîtres ou Nestors ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Quand le tyran troqua son bandeau pour un heaume
Et mit en place d'or de l'airain sur son front,
Il fit servir au pied du séculaire tronc
Un grand festin où tous les gens de son royaume
Burent, la tête en fleurs, et s'assirent en rond.

Mais le royaume entier ne l'a point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Et depuis, tour à tour, sous l'arbre solitaire,
Etalant leurs habits de pourpre ou leurs corps nus,
Tous les peuples du monde, en foule, sont venus,
Tous les peuples semés sur l'orbe de la terre,
Pauvres bateaux poussés vers des ports inconnus...

Mais, dans tout l'univers, qui l'a donc entendue
La sublime chanson que chantait le pendu ?...

IV


Ayant glané l'encens de toute cassolette,
Un vent chaud, envolé du ciel oriental,
Fait résonner les os sonores du squelette
Comme des cordes d'or sur un luth de cristal.

Dans l'éther frissonnant, vers le ciel d'améthiste,
Son hymne monte ainsi qu'un parfum d'encensoir;
Il monte et se répand dans l'air, sonore et triste,
Grave et lent comme un fleuve et calme comme un soir!

Il dit les cris haineux des populaces viles,
Le martyre infligé par les ronces des champs,
Les bourreaux menaçants dans le forum des villes,
Le pauvre colporteur de rêves et de chants!

Il dit les écoliers, les femmes en délire,
Et le peuple et les chefs hurlant comme des loups,
Les cailloux lapidant le poète et la lyre,
Et les bâtons sanglants des prophètes jaloux!...

Il dit le désespoir d'ignorer les caresses
Et le cœur virginal où s'épandrait le cœur,
Et l'asile des seins et le parfum des tresses,
Et le ventre où poser son front et sa rancœur !...

Il dit aussi l'espoir des revanches futures,
L'apothéose d'or, les trônes éclatants
Dans les siècles tardifs et les architectures
D'un azur qui peut-être est au déclin des temps,!...

Ayant glané l'encens de toute cassolette,
Un vent chaud, envolé du ciel oriental,
Fait résonner les os sonores du squelette
Comme des cordes d'or sur un luth de cristal!...

V


— Toi que j'ai rencontré, mon frère à l'âme tendre,
Bien des nuits, tout en pleurs, sous le chêne étendu,
Serons-nous donc toujours les deux seuls à l'entendre
La sublime chanson que chantait le pendu?
 Avril 1890.

G.-Albert Aurier.

A PROPOS
DU « PREMIER LIVRE PASTORAL »


 Depuis le jour où le Mercure de France l'a signalé à l'attention des lettrés, Maurice du Plessys a parcouru un glorieux chemin. C'était naguère un personnage de légende où la malignité du monde s'exerçait à propos d'un opuscule de M. Anatole Baju. Son nom éveillait mille fables grotesques et succulentes. On savait qu'il mettait ans ses ajustements un soin féminin, qu'il affectionnait la soie et le velours, qu'il posait le pied en marchant avec l'art des suprêmes danseuses. Les jeunes gens fraîchement échappés de province traduisaient en chansons l'étonnement qu'ils avaient à considérer ses pardessus de forme spéciale, et les brasseries du quartier latin en résonnaient longuement. Le Poète souriait de ces complaisances et de cette opinion vaine, estimant que fournir un aliment aux sarcasmes et faciliter leur tâche aux médisants est encore le plus sûr moyen de parvenir. Epris de renommée, comme toutes les âmes généreuses, il était d'une complexion à l'accepter même d'une excentricité. Il se fût aisément contenté d'une gloire à la Brummel; mais les dieux lui gardaient une autre destinée.
 Il a surgi depuis des brouillards de la légende pour resplendir d'une clarté véridique. Il s'est inscrit à l'une des pages de l'histoire des lettres françaises.
 Au moment ou il quittait Anatole Baju, il rencontra Jean Moréas où l'attendait la même vivacité d'affection,la même fièvre apologétique, mais ce dernier commerce lui fut davantage profitable. Son scepticisme débordant fut tôt contenu par la foi vigoureuse du Maître. Lui qui avait traversé les littératures en plaisantin, s'émut au contact de ce prêtre fervent des Muses, qui va sur terre indifférent à tout ce qui n'est pas divin. Il comprit ce qu'il y a d'injuste pour le poète à mésuser de ses dons. Il pressentit le sacerdoce. Toutes ses neiges de surface ne tardèrent pas à se fondre pour laisser fleurir l'ardente conviction qui couvait en lui. On le vit secouer sa paresse. Il travailla, non plus au hasard de ses stations dans la fumée des cabarets, mais dans l'ombre des bibliothèques, avec régularité et méthode. Il se fit traduire Homère, Sophocle. Il réapprit les textes de Virgile. On le rencontrait, la nuit, au bras de Moréas, buvant la parole attique où bourdonnaient les lumineuses abeilles. Avec sa merveilleuse finesse, il démêla tout de suite ce qu'il y avait de spécial dans cet esprit encore mêlé aux ondes impures d'un prétendu symbolisme, et, fort de quelques sympathies, il accoucha Moréas d'une religion nouvelle.
 Cette idée romane, logiquement mûrie, n'est donc pas seulement, comme d'aucuns le prétendent, née du besoin d'étonner. A l'heure ou éclata le manifeste du Figaro, les symbolistes et les décadents se disputaient l'attention. Si dissemblables qu'ils parussent, les uns et les autres étaient le produit d'une erreur commune : le Romantisme. Les décadents avaient pris aux romantiques le sens exagéré de la couleur; ils en étaient tombés au japonisme, au tachisme, à l'audition colorée. Les symbolistes avaient hérité du goût des romantiques pour le macabre et le nébuleux. Ils pataugeaient dans une incohérence barbare qui voulait être du rêve. Conduits par un abus de basses analogies qu'ils décoraient du nom pompeux de symbolisme, ils en étaient venus à traduire en un patois grossier des hallucinations alcooliques ou artificielles que Baudelaire avait du moins promues à la solennité d'un style académique.
 Que devenaient dans tout ceci les qualités distinctives de notre race : la netteté du discours et sa belle ordonnance? Sous prétexte de nous donner du rêve écrit, on nous conduisait au galimatias le plus éhonté. Il importait de restituer à la langue française son intégrité première. Il importait de sauvegarder notre patrimoine de cet assaut furieux donné au nom de Wagner par des hordes belges, allemandes et tartares. L'idée romane est donc née surtout d'un réveil de l'esprit national.
 Nous n'oublions pas que nous avons été nous mêmes parmi les combattants de la première heure du décadisme et du symbolisme, mais nous n'en éprouvons aucune honte, car — il faut le dire — cette tentative a été dans ses origines bien intentionnée et même assez féconde, quand elle n'aurait eu pour résultat réactionnel que la démonstration de l'impossibilité de rendre véritablement l'art contemporain à la vie sans abjurer avec franchise le faux idéal romantique qui l'a perverti.
 A l'apparition du manifeste roman, l'émoi fut vif parmi les poètes reniés. Outre que c'était pour tous une « réclame » qui leur échappait, ils comprirent qu'ils étaient irrémédiablement perdus. Des jeunes hommes se transformèrent en chiens furieux, qui avaient été réputés jusque-là pour leur mondaine correction. Les glaces du Soleil d'or et d’Harcourt, habituées à des images plus tranquilles, en reflétèrent soudain mille poings férocement tendus, mille chevelures provocamment secouées. On s'explique le déchaînement des colères. Ce manifeste surprenait les symbolistes et les décadents au lendemain de enquête de M. Huret, alors que, tout enivrés du premier encens de la réclame, ils s'étaient crus installés définitivement dans la faveur publique. On venait de les proclamer novateurs, et la voix la plus autorisée d'entre toutes, abjurant le faux idéal qu'ils exploitaient, attestait qu'ils n'étaient que les continuateurs stériles d'une littérature épuisée.
 Comme on ne trouvait aucune objection sérieuse à opposer à ce principe roman, on se replia sur des points de détail. On plaisanta le mot d'Ecole, impliquant une discipline rigoureuse, un faisceau d'efforts si peu en faveur dans ces temps d'anarchie où le désordre et la confusion ont seuls crédit.
 Certes, on l'a maintes fois proclamé : il n'y a en Art que des individus, mais ces individus, sans rien perdre de leur puissance et de leur individualité, peuvent travailler selon un principe commun. Maurice du Plessys nous sera le meilleur argument, en prouvant qu'il n'a rien perdu de ses qualités premières de grâce et d'élégance pour s'astreindre à la formule romane. Il y a gagné au contraire en force et en éclat.
 D'ailleurs, à part quelques objections par trop malintentionnées, comme celles, par exemple, de M. Henry Fouquier, qui se doublaient de toute l'importance du Figaro, et qu'il importait de rectifier sur-le-champ, il nous parut plus noble de les mépriser toutes, pour n'y répondre plus tard que par des œuvres.
 C'est pourquoi nous nous devons d'insister aujourd'hui sur ce Premier Livre Pastoral, qui véritablement ouvre le feu.
 L'auteur a mis quelque coquetterie à parfaire ce livre en peu de mois, peut-être pour confondre ceux qui l'accusaient d'impuissance. S'il y paraît à quelques réminiscences décadentes, nous n'en revendiquons pas moins cette œuvre pour issue de la règle romane, et c'est à juste titre que sa couverture s'orne la première de l'image de la Déesse où, pour nous, s'identifient la Pallas grecque et la Minerve latine.
 Au sortir de la boue et des marécages de la littérature décadente, nous retrouvons dans ce livre l'air salubre et vivifiant des purs sommets. Toutes les pages volent balayées d'un souffle vraiment épique. A l'encontre de Moréas, qui est davantage un élagiaque, Maurice du Plessys s'emploie à imiter, autant qu'il est en lui, les fougueuses hardiesses de Pindare. Il s'élance, à sa suite, dans les régions du pur lyrisme, et l'audace règle seule son vol aventureux . Il a sorti des ruines d'Alcée et de Stésichore des joyaux d'un éclat sans pareil. Son style frémit de tout l'or rapporté d'explorations lointaines. Il aime les rivages délaissés; il a ramené de l'oubli les dépouilles opulentes de Rousseau le Pindarique, et il a rendu tributaire jusqu'à notre Lebrun.
 Il a retrouvé le dédain farouche du fils de l'Amazone. Il s'applaudit de se connaître. Un orgueil indomptable emporte son discours, comme il y paraît par ce Tombeau de l'auteur, tuméfié d'une si formidable emphase.

   Ci repose Plessys qui d'un souffle d'athlète

 Entonna des buccins qui faisaient peur aux cieux

 Et qui, de l'éternel trophée ambitieux,

 A fléchi d'un poing fort l'inflexible arbalète.


  Vous, Muses! Attestez, sincères pucelettes,

 Qu'un qui de Moréas suivit le pas pieux

 Sonna gros du beau soin de toujours sonner mieux:

 Oui, ceci vous direz, si sa garde, vous l'êtes!


  Dites 'cor qu'ouvrier du plus grave des styles,

 II tira de la harpe en images tranquilles

 La Terre porte-ciel, porte-onde, porte-feu !


  Mais ce qu'il faut surtout que l'âge à venir sache,

 C'est que fieffé de chiche et que repu de peu ,

 II porta bellement son morion sans tache.


 Une autre fanfare orgueilleuse sonne à chaque vers de cette Ode à la gloire des Muses romanes dont le Mercure de France eut, en son temps, la primeur (1), et qu'à ce titre j'estime inutile de reproduire, mais qui reste un modèle d'éloquence.
 L'éloquence est d'ailleurs l'une des vertus de ce poète, qui s'y applique avec la conviction qu'écrire bien dans sa langue est encore la meilleure manière de penser juste. Il a raison. Comment la forme saurait-elle être dissoluble de l'idée? Comment saurait-il y avoir des idées véridiques exprimées dans une langue fausse? Comment une langue véridique saurait-elle masquer l'Erreur? On a déjà fait remarquer que les Parnassiens, qui passent pour d'habiles formistes diseurs de rien, ne sont en somme que des écoliers maladroits, et qu'on ne peut lire un sonnet de M. de Heredia, par exemple — je prends M. de Heredia parce qu'il est habituellement cité dans ces sortes de discussions — sans y rencontrer de surprenants solécismes et de choquantes impropriétés de termes.
 La maîtrise de Maurice du Plessys éclate dans ces fragments d'hymne à Hermès, dont il semble la vivante incarnation:

 Car Hermès est espiègle et sa barbe est maligne

Et ne s'ébat jamais qu au dam des dieux puissants...

 N'a-t-il pas du dieu la sveltesse élégante, l'astuce industrieuse et les longues chaînes d'or de la persuasion?

 ...............................................

 Tel, aux mufles fumeux, le farouche attelage

 S'en venait, régulier, par les labours glissants,

 Et le fils de Maia, d'une main toute sage,

 Contenait leur pied grave au chemin qui descend.

 Une chanson volait dans sa barbe maligne

 Et son cœur était doux du labeur accompli:

 II avise soudain entre les rares vignes

 Un noir bloc qui luisait comme un marbre poli.

 Or, c'était une bête, à moins que quelque roche

 Par l'horreur entaillée en défi au ciseau

 N'eût poussé quatre tout petits pieds aux tout croches

 Ergots, palmés d'ailleurs comme des pieds d'oiseau,

 Et tiré des cent plis d'une mouvante poche

 Un petit hochant chef aux deux yeux en biseau.

 Tel le noir monstre, énigme et peur de la nature,

 Etait lourd sur le sol dont il semblait issu,

 Et de plats émaux verts pavaient son dos bossu

 En cent pierres, bûcher d'une splendeur obscure.

 Qui, l'une à l'autre jointe en mosaïque dure,

 Chancelaient de feux noirs comme un vieux bouclier.

 Le divin conducteur, épris de l'aventure,

 Va du poing rassurant l'attelage effrayé,

 Le détourne meuglant du monstre épouvantable.

 Et, l'ayant à dix tours solidement lié,

 Il le fie au vieux tronc d'un chêne inébranlable:

 Puis, curieux non moins qu'ambitieux de telle

 Capture, de la bête approche à pas prudents.

 Or la bête était comme morte et ce pendant

  Qu'elle avait sou gros col allongé, d'un mortel

 Coup de pointe, il la perce avec son dur trident.

 Un sang blême coula de la triple blessure;

 Les subtils petits yeux moururent dans deux pleurs;

 Une bave funeste épouvanta les fleurs;

 Un soupir monstrueux consacra ta chaussure,

 Dompteur!


 Je ne m'attarderai pas à défendre le poète du reproche qu'on ne va pas manquer de lui adresser de pédantisme, à cause qu'il use de l'apocope et qu'il pave son style d'archaïsmes. Ces artifices commandés par la haine de la vulgarité ne peuvent surprendre que les ignorants.
 On lui reprochera aussi son retour à la fable grecque ; mais, les religions n'étant qu'une façon de penser, il est loisible au sage d'épouser celle qui lui convient, et si les poètes romans entrepris le mythe hellénique, c'est que seul il fournit une matière suffisante aux plus hardies entreprises du rêve, c'est que seul il offre des signes assez puissants pour traduire les plus complexes « états de vie », c'est qu'en un mot il est seul capable d'amener l'esprit à son dernier degré d'épanouissement. Et c'est ici le lieu de rappeler aux néo-mystiques et aux kabbalistes d'aujourd'hui que cette religion, qu'ils répudient comme réfractaire à la rêverie nébuleuse, au « vague à l’âme » , et comme dénuée d'action suggestive, est le berceau de l'occultisme à qui elle a légué pour assises le principe de ses grandes divisions.
 Parlons sans périphrases. La littérature française n'a aujourd'hui qu'une œuvre à consommer, je dirai même qu'une raison d'être, c'est de renouer la tradition classique, unique expression complète et fidèle du génie national. C'est cette noble tradition française, héritière d'Athènes et de Rome, qu'il faut faire revivre et développer dans tous ses éléments.
 L'admirable Pélerin passionné de Moréas a déjà renoué triomphalement le premier chaînon de la tradition traîtreusement rompue. L'école romane française est sortie toute armée de cette muse miraculeusement reparue; c'est par sa voix que la perfection peut-être trop exclusive de Racine se parera des grâces de Thibaut de Champagne et de la vigueur de Ronsard. Ainsi s'effectuera cette synthèse réservée à l'heure présente. Nous saurons d'ailleurs garder notre Parnasse reconquis du Python exotique. Le poète, dans son Eloge martial des Muses retrouvées, chante:

 Le blé déjà florit en innombrables piques:

  Plein déjà du soigneux dessein

 De combler de son sang tes ferventes barriques,

 Bacchus hâte pour toi la rondeur des raisins;

 Déjà nouant le pampre à son grave portique,

 Ton seuil est ferme au plus fameux du Palatin

 Et jà, qu'on voit seconde aux emprises belliques,

 Déjà la Victoire arme le zénith de ton destin!

 En vain, encontre au pavois qu'une troupe gaillarde hausse,

   Gueules dont tu te gausses,

 Entendes-tu la haine faire rage comme mâtins;

 Vois, épuisant tout le noir lait dont elle est grosse,

   Sur l'arène retomber l'envie;

 Vois que, de ton or, avide en vain, Genséric ira qui convie

   Le cupide Avare pérégrin:

  Soins vaniteux ! Caution de ta vie,

  Minerve t'a lacé son propre gorgerin:

 Comm' pour rien doncques, aux inébranlables môles.

  Neptune charge en escadrons marins,

 Entends, César ! entends ruer son impuissant tumulte à ton trône

   La canaille mamelu' d'airain !

 Nous acceptons avec confiance l'augure de ces derniers vers. L' Apollon roman, rétabli dans ses droits par Moréas et sa « gaillarde troupe », défie désormais l'outrage des Barbares. Le Pèlerin passionné va reparaître incessamment, restauré, purgé de ce qu'il avait pu contenir d'indigne et d'infidèle, et rendu ainsi à son intégrale et pure expression de poème classique. Que Raymond de la Tailhède se hâte de nous donner la Métamorphose des Fontaines et que notre ami Charles Maurras nous fasse goûter bientôt le miel de ses traités philosophiques, et l'école romane n'aura plus de détracteurs que ceux-là seuls qui sont à jamais fermés à la lumière et à la vérité.

Ernest Raynaud.

PSAUME VII


  Ah! les fanfreluches du Confortable !
   La détestable
 Carapace des braves gens douillets et lâches I
 Mon cœur, est-ce bien la peine que tu te fâches?
 Et n'es-tu pas ces braves gens douillets et lâches?

  N'es-tu pas celui qui goûta la joie
   Où se fourvoie
 L'âme basse et sans idéal et sans noblesse;
 La joie absurde,— ah! l'on en prend et l'on en laisse! —
 Dont vit l'âme sans idéal et sans noblesse?

  N'es-tu pas celui qui trouve charmantes
   L'essaim d'amantes
 Qui minaude autour des bassesses masculines?
 Toi-même, rappelle-toi quand tu les câlines,
 Les filles blondes, tes bassesses masculines.

  Ah ! lamentable cœur sans énergie!
   La nostalgie
 Te ronge encor des vains péchés de ta jeunesse;
 Et, n'était cette lassitude qui t'opresse,
 Tu revivrais les vains péchés de ta jeunesse!

  Ah ! pauvre cœur masqué d'indifférence!
   Quelle souffrance
 Plus pure t'a fait grand parmi la foule impie?
 Et quel renoncement hautain te sanctifie,
 Toi, tout ces braves gens et cette foule impie?


Louis Denise.


LA DENT


 En passant par hasard dans la salle à manger, elle a vu, sur un dressoir, une douzaine de croquets aux pistaches, et, levant machinalement la main jusqu'au plat d'argent qui supporte l'appétissante pyramide, elle a choisi le plus sec, le plus glacé, avec une inexplicable gourmandise... puisqu'elle n'est pas gourmande. Tout à coup, en broyant ce gâteau, elle a senti un objet dur, un petit objet bien autrement dur que les pistaches, et à la même seconde une vibration a parcouru tout son corps, une étrange vibration qui s'en allait en spirale de ses gencives à ses talons. Quoi? qu'est-ce c'est? Elle retire cela, du bout de ses deux ongles. Comment! un caillou dans un croquet du bon faiseur! Elle s'approche du vitrail vert pâle, derrière lequel s'étend une campagne de rêve, toute verte et toute pâle, puis elle examine le caillou de très près, avec un léger souffle froid sur les cheveux. Cela, c'est une dent!
 L'horreur lui fauche les jambes; elle tombe assise, les prunelles dilatées. Une dent! La sienne. Non, non, c'est impossible ! Voyons, elle aurait déjà souffert, et elle n'a jamais eu mal aux dents. Elle est encore jeune, elle a un soin scrupuleux de sa bouche, tout en ayant, il faut bien l'avouer, le dégoût profond du dentiste. Elle tâte, là, sur le côté, un peu en arrière du sourire, et constate qu'il y a un trou. Elle bondit, frappe du front le vitrail, regarde à s'irriter les yeux ce petit objet qui luit, d'une blancheur un peu jaunâtre. Oui, en effet, c'est sa dent; elle est couronnée d'un liséré sombre, à l'endroit de la cassure. Minée, mais depuis combien de temps ? Attaquée par quoi? Cela ne lui a causé d'abord aucune souffrance, et maintenant elle se trouve plongée dans un de ces désespoirs qui, pour ne durer qu'un jour, n'en sont que plus terribles. Elle a désormais une tare! Une porte vient de s'ouvrir sur ses pensées, et elle ne saura plus garder certains mots qui jailliront, sans qu'elle le veuille, de sa bouche. Elle n'est pas vieille; pourtant, la Mort vient de lui administrer sa première chiquenaude.
 Jetant les restes du croquet maudit sur le damier blanc et noir, le carrelage funéraire de la salle à manger, elle se sauve comme si elle se savait à jamais poursuivie. Chez elle, tirant soigneusement sa portière, elle s'enferme et se penche sur le miroir. Pour une dent !... Du calme ! Ce n'est pas si grave. Elle essaie de rire aux éclats, et elle se retourne, épouvantée. Hein? qui donc rit ainsi? Qui donc rit avec une ombre entre les lèvres? C'est elle ! Oh ! cette étoile noire au milieu de ce double éclair blanc! Rien ne peut faire que cela ne soit point. Et c'est déjà tellement loin l'heure où elle riait de toutes ses dents. Une ride, ce serait une chose de plus; un cheveu blanc, ce serait une chose nouvelle. La dent de moins, c'est l'irrémédiable catastrophe; et si elle priait le dentiste de lui reposer sa propre dent, ce serait, malgré tout, la dent fausse! Oh! elle a bien senti, quand est tombé cela entre les morceaux du croquet, comme un petit cœur froid qui s'échappait d'elle. Elle vient d'expirer tout entière dans un minuscule détail de sa personne. Oh! l'atroce réalité ! Allons! Allons! Du courage ! Elle est une femme raisonnable, elle ne pleurera pas, elle ne racontera rien, elle aura seulement cette exclamation intérieure, effroyablement désolée : « Seigneur ! Seigneur ! » car elle est pieuse, et s'est fait un second époux de Dieu aux minutes suprêmes de l'accablement. Quand sa mère est morte, elle a crié : « Seigneur ! » intérieurement aussi, de la même façon. Demain, elle doit s'approcher des sacrements, elle aura une plus grande ferveur, voilà tout, et n'y pensera plus.
 Malheureusement, sa langue y pense encore ! Du bout de cette langue s'effilant, elle exécute des furetages insensés dans ce coin obscur de mâchoire. Elle y constate une brèche formidable et elle a brusquement, la pauvre femme, la vision très absurde d'un château en ruines contemplé, autrefois, durant son voyage de noce. Oui... elle aperçoit la tour, là-bas, une tour qui porte à son sommet une couronne crénelée et qui met, dans des nuées d'orage, comme la mâchoire inégale d'une colossale vieille...
 Ses tempes bourdonnent. Si son mari arrivait, elle lui dirait tout. D'ailleurs, il est si discret, si bon, qu'elle espère bien... tout lui cacher. Elle se promène, cherche à se calmer en fermant les yeux devant les glaces. Alors, c'est fini, elle ne rira plus. Elle n'ouvrira plus la bouche toute grande pour gober une huître. Soudain, elle s'arrête... Et l'amour?.. Oh ! quelle joie diabolique la saisit à songer qu'elle n'en n'est plus aux baisers éperdus de la lune de miel! Et dire qu'il y a des femmes qui peuvent prendre des amants pour essayer de se souvenir de ces caresses-là !...
 Combien aujourd'hui la vertu lui semble préférable. Elle se précipite vers un tiroir, cherche un petit écrin rond, en ôte une bague, puis, avec des soins presque maternels, toute remplie d'une frayeur superstitieuse, elle place sa dent sur le velours noir. Comme elle est blanche, la petite morte! Qui l'a tuée ? Elle est encore si saine en dépit du liséré brun. Mon Dieu! C'est donc vrai? Il faut s'en aller tous les jours un peu, et l'horrible, c'est qu'il n'y a pas d'autre cause, à cet inexorable départ miette à miette, que celle-ci: les gens bien portants doivent cependant mourir un jour. Oh! tout de suite! Un revolver! Du poison !... je veux m'en aller tout entière. Et une sorte d'écho intérieur lui répond: «Tu n'es plus tout entière ! »
 La portière se relève, son mari entre gaîment: « Vous faites vos méditations, Bichette?» Quand elle doit communier le lendemain, il ne la tutoie plus, par délicatesse. C'est un mari sérieux, affectueux, plein de jolies attentions sans être amoureux le moins du monde. Elle a un demi-sourire. « Oui, je méditais... Voyons, ne me taquine pas, dis ! » Il s'assied en face d'elle, se tapote la cuisse un moment; il a envie de causer, de conter une histoire, ses yeux brillent. Il a rencontré le garde de Monsieur de la Silve, de cet imbécile de la Silve... Et il parle vite, pour avoir le temps de tout dire avant le congé poli. Il est en bisbille avec de la Silve, le propriétaire du domaine contigu, et il n'oublie jamais de dénigrer ses chiens, ses voitures, sa livrée. Rentrés à Paris, ce seront, de nouveau, d'excellents camarades à leur cercle, mais en villégiature ils ne peuvent pas se supporter, parce que l'un, le voisin, possède la plus belle faisanderie.
 Debout, devant lui, elle se demande si, par humilité chrétienne, elle doit tout lui révéler. Pourquoi, cependant, se détériorer à ses yeux? Son confesseur ne l'y forcera pas. Et en l'écoutant elle se sent envelopper d'une atmosphère glaciale. Elle est deux et elle est seule. Il n'y a donc rien qui puisse vous emporter, mariés d'âme, au-delà des corps? Et soudain une phrase retentit comme un coup de feu à ses oreilles distraites. Son mari vient de lui dire, fort doucement du reste : « Vois-tu, Bichette, je lui garde une dent à cet idiot de la Silve ! » Elle se renverse de toute sa hauteur sur la chaise longue. Une crise de nerfs la tord. « Bichette! Qu'as-tu? Sacrebleu!... » Elle ne répond rien. Il court au timbre, lequel ne vibre pas, pour une raison inconnue, mais, en courant, il a brisé un cornet de cristal et la femme de chambre surgit, effarée. A présent, on la délace, elle est seule; il s'est retiré, ne demandant pas d'explications, sachant qu'elle est toujours nerveuse à la veille de faire ses dévotions. Elle demeure seule, elle couchera seule. Oh! si seule avec ce secret ridicule !... Et le lendemain elle se réveille baignée de sueurs, elle a eu des cauchemars étranges: il lui semblait qu'elle mâchait sa propre chair. Elle prie, elle s'habille, défend qu'on attelle, choisit une voilette épaisse, met l'écrin rond dans sa poche. Elle ne veut pas s'en séparer. Si on fouillait ses meubles?... Elle sort du parc touffu par une issue dérobée, gagne l'église à pas furtifs. Le vieux curé, un prêtre de campagne, un homme lourd, croit devoir la saluer avant d'entamer sa messe. Enfin, il l'attend, l'hostie entre ses gros doigts levés; elle murmure : « Mon Dieu, donnez-moi l'oubli de ces vanités ! » Et elle s'avance, paupières mi-closes, s'agenouille. Oh ! l'Oubli et la Consolation! Tout son être se tend vers le pays de l'union mystique où les baisers se rendent sans qu'il soit question du nombre des dents. Elle reçoit l'hostie, referme la bouche; mais, durant que sa langue, d'un mouvement onctueux et plein de respect, retourne doucement la tranche de pain divin, la plie en deux pour l'avaler plus vite, elle devine; elle voit que Dieu s'arrête... Il n'a pas encore l'habitude de ça, et se laisse retenir par un coin, du côté de la petite brèche ! La pauvre femme appelle à son aide tout ce quelle possède de salive. Elle quitte la sainte table affolée, ayant l'envie sacrilège de cracher en dépit de sa ferveur. Quoi! c'est ce Dieu de charité qui lui inflige une pareille humiliation ? Si c'était du pain ordinaire, elle comprendrait, mais Lui! Alors, elle le détache d'un coup brutal de la langue, et la déglutition s'opère subitement; Dieu disparaît, s'engouffre comme s'il avait eu peur, après avoir constaté. La face dans ses mains crispées, elle pleure. Cela finit par la soulager. En repassant par le sentier ombreux du parc, elle pleure encore, quoique moins désespérée. Une sorte d'étonnante sécheresse monte de son cœur à ses yeux. Il faut bien que la mort s'annonce de temps en temps, sinon les gens heureux n'y songeraient pas; et elle contemple un lis qui se dresse là, sous un sapin aux branches traînantes, un lis dont la blancheur maladive lui rappelle celle-de sa dent défunte. Avec un profond soupir, elle retire le petit écrin rond de sa poche, elle se baisse, creuse le sol, enfonce le minuscule cercueil qui contient ce premier morceau d'elle. Dégantée, elle pèse de toutes les forces de ses mains nerveuses, ramène la mousse autour du lis, efface les traces de l'ensevelissement; puis, les lèvres tremblantes, elle s'éloigne, un peu de terre au bout des ongles...

Rachilde.

SOIR


Le Séraphin des soirs passe le long des fleurs...
La Dame-aux-Songes chante à l'orgue de l'église;
Et le ciel, où la fin du jour se subtilise,
Prolonge une agonie exquise de couleurs.

Le Séraphin des soirs passe le long des cœurs...
Les vierges au balcon boivent l'amour des brises,
Et sur les fleurs et sur les vierges indécises
II neige lentement d'adorables pâleurs.

Toute rose au jardin s'incline lente et lasse;
Et l'âme de Schumann, errante par l'espace,
Semble dire une peine impossible à guérir:

Quelque part une enfant très douce doit mourir...
O mon âme, mets un signet au livre d'heures:
L'ange va recueillir le rêve que tu pleures.

PROMENADE A L'ÉTANG


Le calme des jardins profonds s'idéalise;
L'âme du soir s'annonce à la tour de l'église.
Ecoute, l'heure est bleue et le ciel s'angélise.

Sous l'ineffable flot de l'azur étendu,
Dirait-on pas, ma sœur, qu'un grand cœur éperdu
En longs ruisseaux d'amour, là-haut, s'est répandu?

L'ombre lente a noyé la vallée indistincte;
La cloche au loin, note par note, s'est éteinte,
Emportant comme l'âme frêle d'une sainte.

L'heure est à nous ; voici que, d'instant en instant,
Sur les bois violets au mystère invitant
Le grand manteau de la solitude s'étend.

L'étang moiré d'argent sous la ramure brune,
Comme un cœur affligé que le jour importune,
Rêve à l'ascension suave de la lune.

Je veux, enveloppé de tes yeux caressants,
Je veux cueillir parmi les roseaux frémissants
La grise fleur des crépuscules pâlissants.

Je veux, au bord de l'eau pensive, ô Bien-Aimée,
A ta lèvre de soir et d'ombre parfumée
Boire un peu de ton âme à tout soleil fermée.

Les ténèbres sont comme un lourd tapis soyeux
Où, dans un grand enchantement silencieux,
Je ne vois plus que la tendresse de tes yeux.

Comme pour saluer les étoiles premières,
Nos voix de confidence au calme des clairières
Montent, pures dans l'ombre, ainsi que des prières,

Et je baise ta chair angélique aux paupières.

SONNET


Des soirs fiévreux et forts comme une venaison,
Mon âme traîne en soi l'ennui d'un vieil Hérode,
Et, prostrée aux coussins où son mal la taraude,
Trouve à toute pensée un goût de trahison.

Pour fuir le désespoir qui souffre à l'horizon,
Elle appelle la sombre danseuse qui rôde;
Et Salomé vient dans la salle basse et chaude
Secouer le péché touffu de sa toison.

Elle danse... Oh! pendant qu'avec l'éclat des pierres
Au soleil, tes deux yeux brûlent dans leurs paupières,
Mon âme, entends-tu pas bêler dans le verger?

Tu le sais bien, pourtant, quel enfer te l'amène,
Et qu'elle va, ce soir, réclamer pour sa haine
L'Agneau blanc de ton pauvre cœur pour l'égorger.

Albert Samain.

ANATOLE FRANCE (I)


Il ne résistait pas; il glissait; il s'échappait par d'heureuses perfidies.

(Anatole France : Jean Racine.)


  Il y avait chez les anciens Romains un certain Dieu Janus, assez modeste, presque ridicule à force de candeur, que l'on nommait Bifrons, à cause qu'il était représenté avec un double visage. M. Anatole France, dans l'ordre littéraire, n'est pas sans lui ressembler beaucoup; non certes que cet écrivain soit candide et ridicule, ni que le symbole doive être ici interprété au sens moral, ainsi que le pourraient penser de méchantes personnes: il ne faudrait point croire en effet que l'on voulût ingénieusement faire allusion à l'attitude parfois ambiguë de l'honorable polygraphe. C'est là, en toute simplicité, une manière de dire que par une évidente et rare faveur du ciel M. Anatole France est en même temps créateur et critique. Il peut ainsi, selon les jours, agréer ou déplaire au même lecteur, et tel qui fut offensé par ses critiques n'osera point se refuser au charme de ses poèmes ou de ses contes. J'en sais qui ne lui pardonneront point de sitôt le silence criminel, ou peu s'en faut, à l'égard d'œuvres qu'il devrait mieux que personne apprécier, sa prolixité, au contraire, sous ombre de fantaisie, sur des sujets extérieurs à la littérature, ni les louanges envenimées, plus cruelles que l'outrage loyal, adressées à la plupart de ceux que nous aimons parmi les morts et parmi les vivants. Et cependant, à moins d'être bourreau de soi-même, il faut s'abandonner avec indulgence et suivre le détestable Tentateur quand il laisse couler de ses lèvres harmonieuses le miel des Poèmes dorés, ou qu'il verse en de belles coupes la prose subtile et forte de Thaïs, encore qu'il y ait là quelque scrupule à s'enivrer avec un vin quasi dérobé et qui redoit les meilleures grappes à des vignes voisines, saccagées astucieusement: mais la liqueur est si douce qu'elle enlève bien vite le remords d'être complice et le change presque en une coupable joie. Il est toujours pénible aux âmes délicates de goûter ainsi des plaisirs défendus ou qui ne soient pas du moins d'une parfaite pureté. Aussi convient-il de féliciter cette fois M. Anatole France: le recueil de contes nouveaux qu'il a publié récemment, L'Etui de Nacre, ne saurait inquiéter les consciences les plus farouches, et la fête intellectuelle où nous sommes invités ne se donne pas dans la caverne d'Ali-Baba. Le seigneur du logis a revêtu de nobles étoffes qui lui appartiennent bien les personnages évoqués en notre honneur: c'est merveille de voir comme le costume leur sied à tous, aux Romains graves et indolents, aux bons ermites, aux saintes touchantes et naïves, aux mélancoliques jeunes femmes de 93.
 Pourquoi ceux-là et non d'autres? Ce n'est point caprice : les époques où ils vécurent semblent propices entre toutes à manifester l'extase douloureuse de l'amour et l'universelle caducité des créatures et des religions. Ce sentiment de profonde détresse que les plus magnifiques rêves des hommes, les dieux, se flétrissent et meurent à l'automne des siècles et sont emportés vers la grande nuit comme de misérables feuilles séchées, n'est exprimé nulle part formellement dans le livre de M. Anatole France: mais une grande pitié nous vient de penser, en lisant ces contes, que les miraculeux fantômes soient nés obscurément dans les âmes, inconscientes d'une telle splendeur en gestation, aient grandi comme par un concours fortuit de lois naturelles et doivent sombrer dans l'irrémédiable oubli, après avoir causé à l'heure de leur gloire, malfaisants et superbes, toutes les folies sanglantes et tous les deuils.
 Voici maintenant qu'ils sont devenus le jouet favori des écrivains : ceux-ci les prennent dans leurs bras en guise de charmantes et fragiles poupées et les endorment pour la tombe avec des chansons de nourrice. M. Anatole France excelle à ces berceuses plus funéraires que des nénies, et je comprends que les derniers fidèles le tiennent pour un mécréant des plus dangereux. Sa timidité native empêche qu'il se rue à des violences ; il vient d'un air ingénu et s'approche de Zeus ou de Jésus comme pour des révérences et des génuflexions; toujours innocemment, avec une sorte de tendresse envers leur royauté déchue, il emporte les images divines; il lui arrive de célébrer leur ineffable grâce par de pieuses cantilènes; mais, ainsi qu'il a coutume en ses critiques d'en user avec les poètes de génie, cependant qu'il semble les exalter de ses louanges, il a bien soin de laisser voir avec une malveillance sournoise leur faiblesse et leur néant.
 Tantôt, dans Amycus et Célestin, il contera l'aventure du vieil ermite et du jeune faune qui vivent en bonne intelligence parce que, au fond, ils ne se comprennent pas. Tous deux, le jour de Pâques, s'écrient avec ferveur: « Il est ressuscité ». « Il », pour Célestin, signifie le Christ, mais Adonis ou quelque autre pour le chèvrepieds: cependant, plus tard, la colline où ils s'étaient retirés deviendra un lieu de pèlerinage, « et les fidèles y vénèrent la mémoire bienheureuse des saints Amie et Célestin ». Tantôt il reprendra la légende si fréquente des époux chrétiens qui demeurent vierges dans le mariage; les paroles qu'il prête à Scolastica morte sont d'une exquise modestie: son mari aux yeux du monde, Injuriosus, remercie à haute voix le ciel qui lui a donné la force de respecter en celle qu'il aimait la mystique fiancée de Jésus : « la morte se souleva de son lit funèbre, sourit et murmura doucement: — Mon ami, pourquoi dis-tu ce qu'on ne te demande pas ? » Mais aussitôt l'ironie savante, exquise et damnable, reparaît: un rosier sorti du cercueil de la sainte enlace la tombe des deux époux, sitôt qu'Injuriosus a rejoint Scolastica dans la mort, et un poète païen, en des distiques élégiaques, chante ce miracle comme un prodige de ses dieux : le rosier signifie les baisers que les amants vierges ne se sont point donnés et enseigne ainsi aux hommes « à goûter les joies de la vie tandis qu'il en est temps encore ». Et l'on ne peut oublier, alors, ce petit chef-d'œuvre d'Ephraïm Mikhael, Armentaria, où nulle dissonance n'adultère l'harmonie religieuse de la légende.
 En de pareils contes et en d'autres, comme Sainte Euphrosine, Sainte Oliverie et Sainte Liberette, il faut peut-être avoir l'esprit fort pervers et naturellement éveillé au mal pour s'attrister de profanations que les simples ne remarqueraient pas. Mais il est bien difficile de ne pas reconnaître dans Le Procurateur de Judée le plus flagrant et le plus monstrueux blasphème. Un patricien romain, qui fut jadis exilé et fit un long séjour à Jérusalem, rencontre aux bains de Baïes, après de nombreuses années, Pontius Pilatus qu'il a connu jadis en Judée. Les deux amis s'entretiennent des jours disparus, de la sottise des Juifs, de la beauté des femmes orientales. L'exilé, qui, dans sa jeunesse, ne méconnut point la débauche, se souvient d'une Juive plus voluptueuse et plus troublante pour les sens: « Elle disparut un jour et je ne la revis plus.... Après quelques mois que je le l'avais perdue, j'appris par hasard qu'elle s'était jointe à une petite troupe d'hommes et de femmes qui suivaient un jeune thaumaturge galiléen. Il se nommait Jésus; il était de Nazareth, et il fut mis en croix pour je ne sais quel crime. Pontius, te souvient-il de cet homme?
 « Pontius Pilatus fronça les sourcils et porta la main à son front comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence:
 « Jésus? murmura-t-il, Jésus de Nazareth ? Je ne me rappelle pas. »
 Les apologistes, qui ne s'embarrassent point pour si peu, trouveraient là malgré tout un motif à édification. Ils diraient que Pontius Pilatus ni Lamia n'étaient dignes de comprendre la prodigieuse révolution qui s'accomplissait dans les choses des dieux; ils diraient aussi que l'humilité de son origine montre mieux que les plus doctes raisonnements la force mystérieuse du christianisme. Mais à qui ne se paie point de spécieuse dialectique l'évhémèrisme élégant de M. France apparaîtra comme la plus terrible des impiétés. Sans doute, les dieux, en tant qu'ils se reflétèrent en de basses cervelles d'hiérodoules et de sacristains, méritent des sympathies médiocres et servirent le plus souvent à consacrer diverses infamies: l'invective, la négation hautaine des hommes qui détruisent en eux-mêmes, pour leur en substituer de plus belles, ces images avilies et pernicieuses, n'ont rien que de louable et de légitime, mais l'âpre haine contre les formes inférieures de la pensée chrétienne affligera moins les catholiques et les protestants que cette ironie dépréciante. En outre, à ne considérer que l'effet esthétique, qui nous intéresse seul, pour parler franc, on ne voit point quel profit d'art il y a à dégrader de la sorte la beauté des mythes: élaborés dans l'âme collective des foules, ils ont perdu le caractère accidentel et particulier, et nés de l'homme, par une tacite connivence des poètes, ils sont devenus en apparence supérieurs à l'homme et différents de lui, tant que c'est presque un outrage à l'art même que de rappeler ainsi la misère de leur genèse, au risque de détruire l'illusion.
 Toute conception de l'infini semble, en vertu de son tempérament,offusquer M. Anatole France, et il n'y aurait rien de surprenant à ce que l'héroïsme aussi le dégoûtât comme excessif et dépassant la mesure d'une saine raison. Il faut avouer cependant que l'induction est un peu hasardeuse et que ce mépris, qui s'accorderait assez avec les qualités dominantes d'un si délicieux pyrrhonien, ne se trahit point en tous cas dans le présent livre. On y rencontrerait au contraire quelques figures de grâce suprême et de haute aristocratie qui acceptent sans hésiter un rôle tragique dans le drame de l'amour et de la mort. André qui se dénonce pour « aller en prison et à la guillotine » avec sa maîtresse, la comtesse Fanny d'Avenay qui refuse de s'enfuir et ne veut pas tenter d'être heureuse avec l'homme quelle aime par crainte de perdre ceux qui la feraient évader, sont vraiment d'une parfaite eurhythmie morale, et il faut toute l'adresse d'un prestigieux magicien pour esquiver en de semblables histoires la sensiblerie et l'emphase.
 Nul non plus, à moins de mauvaise foi, ne s'avisa jamais de contester que M. Anatole France fût un des plus artificieux écrivains de ce temps, sinon même le plus artificieux. Bien qu'il ait aimé feindre en un passage de Sainte Euphrosine une estime assez tiède pour ce que l'on appelle la décadence, il ne se fâcherait point, je pense, d'être pris pour un alexandrin, soit qu'on le voulût comparer aux poètes contemporains des Ptolémées ou aux philosophes audacieux qui embellirent les derniers siècles de la domination romaine. Il s'apparente à ceux-ci par un goût marqué pour les spéculations métaphysiques, mais plus encore à leurs prédécesseurs qui se contentaient d'être des artistes raffinés et minutieux. Sa pensée, par un don extraordinaire, est, comme sa langue, compliquée et harmonieuse, naturellement, on dirait instinctivement: il ne se travaille pas à bien faire et garde toujours la grâce d'une heureuse nonchalance. Son insouciante désinvolture est telle qu'il lui arrivera même, en sa hâte d'écrire, d'oublier à quelques lignes de distance le nom de ses personnages (2), mais sans qu'un instant la phrase perde son équilibre et se déshonore à tituber. Et les syllabes se déroulent noblement, comme une théorie de canéphores. On devine bien une science cachée, un art secret : mais le charme est tel qu'il empêche de réfléchir. Lisez une strophe comme celle-ci : « Elles dansent avec tant de langueur, les femmes de Syrie ! J'ai connu une Juive de Jérusalem qui, dans un bouge, à la lueur d'une petite lampe fumeuse, sur un méchant tapis, dansait en élevant ses bras pour choquer ses cymbales. Les reins cambrés, la tête renversée et comme entraînée par le poids de ses lourds cheveux roux, les yeux noyés de volupté, ardente et languissante, souple, elle aurait fait pâlir d'envie Cléopâtre elle-même. » Seul un démon, ennemi de votre plaisir, vous révélerait le mystère et susurrerait à votre mémoire les vers des Catalecta:
 Copa Syrisca caput Graia redimita mitella
  Crispum sub crotalo docta mouere latus
 Ebria fumosa (3) saltat lasciua taberna
  Ad cubitum raucos excutiens calamos.

 Oui, un démon qui traiterait le style de M. Anatole France ainsi que le sacrilège conteur traita les dieux. Je ne veux point t'entendre, adversaire de la beauté verbale. Va-t'en et ne gâte pas ma joie en évoquant à côté d'Hélène, fille de Léda, les larves risibles de l'Ecole romane, sous leur grotesque souquenille empruntée, haillon par haillon, aux glorieux ancêtres.


Pierre Quillard

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(1) A propos de l'Etui de Nacre. (I Vol gr. in-18. Calmann Lévy.).
(2) Cf L'Etui de Nacre, pages 249 et 252 (Germain devient Marcel), et pages 287 et 288 (Fanny d'Avenay s'appelle momentanément Pauline).
(3) Certains manuscrits portent famosa; mais M. Anatole France est trop bien informé pour ignorer aucune variante

merveilles

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I. - EXTASE


 Je suis - chantait le Porteur de la Lyre et de l'Epée aux générations épuisées d'avoir eu tant de pères dans le péché - le Mage, détenteur des ultimes secrets, qui ai cueilli les astres à l'Arbre de l'universelle Vie.
 Et bien que, jaillissant des herbes sacrées dont le suc rend fou, mille serpents aux coruscants squames d'or dardassent vers ma targe et ma cuirasse blasonnées du signe de la victoire leurs vibrantes langues d'azur,
 Je fis fulgurer dans la lumière astrale la colère vindicative de mon glaive, et je fis retentir sur les sept cordes l'Ode divine des Dominateurs; et par la mauvaise plaine siffla l'agonie des reptiles aux yeux de rubis.
 Et j'empoignai la crinière de l'immémoriale Pécheresse qui gisait, la fleur rose de son sexe épanouie à la tentation, sous l'ombre étoilée de l'Arbre où veillaient, sans ailes ni chants, tous les oiseaux du Temps.
 Domptée par mon poing de chaste chevalier, elle proféra vers les cieux, d'une voix jusqu'alors inouïe, la parole d'épouvante qui me révéla, tel le tonnerre dans la tempête, le mystère de ces mondes dont parlèrent les géants nos ancêtres.
 Depuis cette heure des heures mon âme d'archange vole, sonore et folle, sur l'aile musicale des hippogriffes du gouffre, vers cet Inconnu qui est au-delà de notre Inconnu, comme le Silence est au-delà de la Ténèbre!
 Et mes pâles mains se crispent, roides des gemmes dérobées jadis au trésor du Dragon, vers les éblouissants arcanes, que les dieux ont à jamais caché, par crainte d'inéluctable folie, du sanglant regard de mes frères.
 Plus haut, du vol et du galop, ô monstres de la révélation, jusqu'à ce que mes lèvres exsangues mordent aux grappes de pourpre que vendangeront, aux jours de la vengeance, le Christ et Satan!
 Afin que, heurtant de mes bras tumultueux à la porte adamantine de la septième sphère où se dressent, la lame de blanche flamme à la main, les séraphins et les chérubins ailés de lune et casqués de soleil,
 Je puisse, ayant accompli ma septuple destinée, jouir enfin, dans les paradis d'asphodèles et d'amaranthes où le jour est la nuit et la nuit est le jour, de la Vie parfaite dans la parfaite Mort, pour l'éternité des éternités!
 Ainsi chantait le Porteur de la Lyre et de l'Epée.


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II. — APOCALYPSE


 Ce n'est plus, en les demi-ténèbres qui couvent, sous de pâles planètes où tressaille la dernière lumière, le secret des siècles de la terre, que de vains tintements de harpes parmi les coupes et les guirlandes de l'universelle orgie des hommes.
 Sur les tours des palais de basalte d'où tourbillonne, vers le ciel oublié, la flamme violette des trépieds, les rois ivres dont le rire écorche la gorge déchirent de leurs ongles la soie âpre des étendards que les aïeules, aux matins d'espérance, chamarrèrent de vols de chimères.
 Et les reines dont les doigts et les bras sont lourds de trop précieuses pierreries lisent en des parchemins, enluminés de sinople, des histoires d'amour, de guerre et de mort, dont à peine elles peuvent comprendre le sens, tant leurs têtes chancellent sous le poids des antiques couronnes.
 Soudain, dans le désert qui déroule ses sables aux portes des maudites capitales, la horde des barbares de la nuit, secouant le lourd tonnerre de leurs tympanons, galope en orbes d'ombre autour des remparts où dorment, à la lueur des torches piquées sur les lances, les sentinelles de fer.
 Un vent s'élève dans la solitude, et dans le vent de cette solitude les rois ivres et les reines folles, laissant choir de terreur, du haut des tours, les loques des étendards et les feuillets des parchemins, savent que clame, avant l'apocalypse, la voix des anciens prophètes.
 Déjà le fleuve qui coule de l'Est charrie en ses flots, qu'empourpra jadis le sang de tant de multitudes chantant vengeance et victoire, des cadavres d'hommes verts dont les yeux, ayant lu là-bas le secret des destinées, se révulsent à jamais d'épouvante.
 Ils ont fait d'étranges rêves dans les bleues montagnes du silence où méditent les Mages, et voulurent, par une humaine pitié contraire à celle du Dieu des dieux, proclamer aux peuples pâlis par le séculaire péché la bonne nouvelle que recèle le Livre.
 Mais les Archanges gardiens du secret les ont frappés au front de la fulgurante flamme de leurs épées, pour ce qu ils tentèrent de rompre avant les temps, sur le seuil du Temple de la Lumière, le triple sceau qui n'éclatera que sous le sceptre du fatal Rédempteur.
 Et voici que les rois ivres et que les reines folles, à la vue de ces cadavres qui passent paiement au fil de l'eau, et à l'ouïe du tonnerre de la chevauchée des barbares, se prennent à pleurer dans l'irrémédiable nuit; et leurs doigts soudain dressés semblent vouloir arracher du ciel les dernières étoiles.

Stuart Merrill.


SARCEY GÉNIAL

conte invraisemblable


 Or, un matin, il advint que M. Sarcey fut « frappé de génie ». Cela le prit à son réveil, absolument comme un pernicieux accès de fièvre chaude. Aussi, grande fut la rumeur dans Paris et considérable l'émoi dans les salles de rédaction où le maître fréquentait. Pour employer une locution courante dans la banalité du langage, mais si claire et conséquemment si indispensable a l'intelligence générale, disons que « les commentaires allaient leur train. »
 Car la légitime stupeur dans laquelle cette information, scrupuleusement vérifiée, avait plongé une grande partie de la société française, s'expliquait par l'évidente absurdité de sa proposition. Sarcey génial! Cela défiait tout sens commun. Sarcey génial! Cela dépassait les bornes permises à la fantaisie la plus funambulesque. Certes, il y avait dans l'invraisemblance de cette nouvelle de quoi révolter les convictions littéraires les plus infaillibles. Sarcey génial! Volontiers, si, pour nous répéter, l'information n'en eût été sévèrement contrôlée, volontiers l'on eût conclu à l'éclosion d'un canard newyorkais ou a quelque fumisterie de la jeune gendelettraille. En cela nul n'aurait été surpris, car on se souvenait de l'antagonisme violent qui avait toujours existé entre le Maître et cette jeunesse littéraire, — jeunesse insupportable entre toutes . Par malheur, l'anecdote était vraie . Pas l'ombre d'une plaisanterie n'avait présidé à sa confection. Sarcey avait été bel et bien « frappé de génie ». Le fait était confirmé, et les personnalités les plus autorisées affirmaient « qu'il en aurait pour longtemps ».
 Sarcey génial!
 Qui aurait jamais arboré l'outrecuidance d'une telle hypothèse? Qui aurait jamais soupçonné chez l'éminent critique la moindre prédisposition à cette maladie ? Car, enfin, depuis longtemps il était irréfutablement prouvé par la science que ce que l'on nommait communément « génie » n'était qu'une variété de névrose affectant certains lobes cérébraux. L'histoire était là, qui légitimait la défiance des gens sages; l'histoire fourmillait d'exemples! Des hommes que l'on n'avait point sollicités s'étaient révélés à des époques successives, soit en grands capitaines, en grands prophètes ou en grands inventeurs; ces gaillards, se prétendant prédestinés, avaient réformé des dogmes, innové des systèmes, ruiné des civilisations, bref s'étaient complu à mille extravagances dont ils auraient pu nous épargner les suites.
 C'était avéré ; le « génie » ne relevait que de la science ; le plus souvent il résultait de désordres dans l'organisme d'un individu, désordres amenant une surexcitation cérébrale dont les effets étaient habituellement préjudiciables au repos de l'humanité. Qui ne savait que Mahomet avait eu des écrouelles? Napoléon une blennhorrée chronique, et Jésus, au dire d'un cuistre obscur, une méningite tuberculeuse à l'influence de laquelle il fallait attribuer l'humeur rénovatrice de son propriétaire? Qui donc ignorait ces choses ? Qui pouvait douter un instant que le génie ne fût une forme de l'aliénation mentale, aliénation contagieuse, il est vrai, mais dont aucun mystère ne favorisait l'essor? Qui? Personne, et pas même M. Sarcey, dont un long passé de pondération et de stabilité intellectuelle devait être un sûr garant envers les masses toujours impressionnables.
 Mais voilà qu'à son tour cette intelligence des mieux équilibrées dans la nation était devenue la proie d'un surprenant vertige ! Voilà qu'une personnalité que l'on s'était plu à considérer comme incarnant les authentiques aspirations d'une majorité d'esprits sains et loyaux avait sombré dans un gouffre ! Voilà que ce normalien était devenu anormal ! C'était une malhonnêteté, une façon d'escroquerie, une trahison!
 Sarcey avait été « frappé de génie ». Et où allait-on, Bon Dieu, si les temps étaient propices à d'aussi imprésumables phénomènes ? Que penser d'une époque où des cérébralités de la robustesse de celle-ci s'effondraient à leur tour dans le détraquement universel?
 Sarcey génial ! Lui, le Pape fameux de la « scène à faire » ? Lui, le gentilhomme fermier de ce domaine appelé bonhomie ? Lui, l'incoercible bœuf finaud et jovial qui, depuis cinquante ans, désopilait ses contemporains en piétinant et en broutant dans les plates-bandes puériles de l'Art ? Lui, l'immuable proboscidien, le pachyderme inébranlable, le précieux, l'hiératique et granitique mammouth gardien incorruptible de la logique, de la gaité et du gros bon sens? Lui génial ! C'était par trop fort, et cette catastrophe blessait obscurément les âmes élevées jusqu'alors cuirassées d'un idéal imperméable. On ne savait quel sentiment manifester, car on avait le choix entre un noble dégoût ou la dignité amure. On penchait pour l'amertume digne, seule attitude qui convienne aux altesses qu'a foudroyées le Malheur!
 Il fallait se résigner pourtant, et bientôt l'étonnante crise dont souffrait le Maitre intéressa des curiosités. On se plut à observer les ravages que cette maladie dite « génie » opérait sur une organisation de sa trempe. Hélas! l'expérience fut concluante à tout jamais, et les désordres relatés dépassèrent les prévisions et les diagnostics les plus pessimistes.
 Ici, notons, pour la clarté du récit, le principal motif qui détermina M. Sarcey à tenter l'expérience mémorable qu'il avait résolue. Car il va sans dire que le critique ne fut « illuminé » jusqu'à l'épilepsie que grâce à une certaine part d'auto-suggestion volontaire qui le portait à se croire un grand inspiré. Dans son accès névrosiaque, il faut reconnaître le souci d'une imitation fidèle des désordres extérieurs propres aux monomanes appelés « génies ». Il faut proclamer que, durant son vœu, M. Sarcey n'inventa rien de son crû, qu'il ne fut jamais original, et que les actes les plus étranges qui le signalèrent à la pitié des foules ne révélaient que sa vaste érudition. Il faut aussi avouer que M. Sarcey, en risquant cette épreuve, n'avait d'autre dessein que de ridiculiser à jamais les Inconnus sublimes qui menacent toujours notre Démocratie. Peut-être encore voulait-il confondre des intelligences malveillantes qui depuis longtemps lui créaient une réputation de solennité prudhommesque et de balourdise incurable, réputation qu'elles avaient 'essayé de rendre proverbiale. Oui, des esprits audacieux tentaient de saper l'influence du Maître. Ils n'y avaient pas réussi, mais, néanmoins, une atmosphère de discrédit environnait sa haute personnalité.
 Avouons-le à notre honte : en certains milieux littéraires, on affectait un dédain parfait des conseils paternels du grand critique ; mieux encore , on interprétait ses moindres lignes de manière à les présenter sous l'aspect de bourdes grandioses ou d'âneries méritant le royaume des cieux. C'était une conspiration tacite, une mode de couvrir de ridicule M. Sarcey en le dépeignant comme un esprit étranger à la Beauté, capable seulement d'honorer des platitudes, et dont les plus faibles cogitations étaient irrémédiablement empreintes de gâtisme et de stupidité.
 On citait de ses phrases, si claires pourtant, qui, perçues sous un certain angle de dérision, s'érigeaient alors de façon altière en impérissables monuments d'imbécillité. Oui, depuis près d'un demi-siècle, il apparaissait à beaucoup d'esprits simples sous les dehors d'un monstre pétri d'argile originelle, épandant un éternel relent de crasseuse ignorance!
 C'était un mythe, un symbole, qui a lui seul se stratifiait comme l'expression la plus tangible de la Bêtise humaine, bêtise extraite de toutes les races dès les commencements, et accumulée enfin en bloc unique, indestructible, triomphant et vertigineux! Soyons impartiaux et avouons tout ce qu'il y avait d'exagéré à laisser voir sous un tel jour une de nos plus évidentes gloires nationales.
 A la longue, M. Sarcey s'irrita de cette incroyable mauvaise foi. Et, bien qu'il se consolât en répétant in-petto un axiome original, quoique familier, qu'il avait fait sien et qui s'énonce ainsi: « On ne peut contenter tout le monde et son père », à la longue, disons-nous, M. Sarcey pleura de se voir méconnu, il gémit dans le secret de son cœur contre ce procédé ignoble qui ne tendait à rien moins qu'à le classer dans la Légende au rang des plus fastueux crétins. Et il chercha longtemps le moyen de ruiner d'un coup l'échafaudage pervers élevé dans l'opinion par ses tristes ennemis. Il chercha longtemps et enfin il trouva !
 Un jour qu il s'était reconnu dépourvu de génie, comme le lui insinuaient effrontément les moins recommandables feuilles de choux, un jour qu'il songeait à cette « absence totale de feu sacré », comme on dit, qui caractérisait ses moindres réflexions, il résolut d'en acquérir volontairement à quelque prix que ce fût. Il pensa, avec juste raison croyons-nous, qu'il suffisait à un homme habile comme il était d'imiter complètement les allures et les façons de vivre extérieures de certains énergumènes qualifiés géniaux, pour, aux veux de la foule, passer comme tel et faire cesser ainsi la réputation de misère cérébrale dont son nom était devenu le synonyme. C'était bien calculé. Voilà un des mobiles qui détermina M. Sarcey à tenter cette cruelle expérience qui faillit lui coûter cher, et durant l'accomplissement de laquelle il crut perdre sa fortune, ses amis, sa santé, sa liberté !
 Fort de quelques recherches préliminaires opérées à la Bibliothèque touchant le mode de vivre d'individus réputés grands hommes, notre auguste Zoïle résolut d'apparaître à ses contemporains sous l'aspect nouveau qu'il avait décidé. Et un matin les journaux annoncèrent son accès et relatèrent ses premières fredaines. Nous l'avons dit, l'émotion causée fut immense, elle scandalisa le pays où se répercuta un sentiment de réprobation universelle. Un deuil, presque, plana au firmament si bleu de la vieille Gaule ! La France, sans en excepter un canton, l'Algérie, la Corse, les Colonies les plus anciennes comme les plus récentes, frémirent douloureusement ! Sarcey était génial !
 A cette pensée, les forces composant l'unité nationale se sentirent insultées, le monde des Arts, des Théâtres, des Cercles, le monde parlementaire, l'Armée, la Marine, l'Agriculture, les Travaux Publics, furent indignés. Le demi-monde également fut transporté d'une impuissante colère. A l'étranger ce fut bien pis. Nos relations extérieures subirent le contre-coup de cette débâcle d'un cerveau, et l'on constata une fois de plus la place que M. Sarcey tenait dans le monde. Ainsi l'Angleterre, cette perfide Albion, nous adressa quelques remontrances sur l'immoralité de nos mœurs, qui, selon elle, amenait de telles catastrophes parmi nos enfants ; l'Italie s'en réjouit hypocritement, calculant la perte irréparable que nous venions de faire dans le rang éclairci de nos grands hommes ; l'Allemagne songea sérieusement à nous ravir d'autres provinces, spéculant sur le détraquement possible de notre corps social entier ; et quant à Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, avec l'ordinaire brutalité moscovite, il manifesta carrément le désir de rompre avec une nation où la solidité reconnue d'intelligences célèbres offrait si peu de garanties : « Dame ! » beugla-t-il, « si celui-là a été frappé de génie, qu'est-ce que vous voulez que je foute des autres ! »
 Véritablement Sarcey devint un péril pour sa patrie au lieu d'en être demeuré l'orgueil.
 Pour débuter, il stupéfia les traditionnels abonnés du Temps par un article éreintant Gandillot, que, jusqu'alors, il avait encensé:
 J'ai été frappé de la grâce, clamait-il, j'ai acquis au prix de laborieux efforts une nouvelle manière de voir ; j'entends qu'on me respecte et qu'on me suive. Courbe la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré.

 Le malheureux tartinait ainsi pendant trois cents lignes ! Pendant trois cents lignes le pauvre vaudevilliste était voué aux gémonies, traîné dans l'ordure, bombardé d'invectives et mis au ban de l'opinion publique. Il en conçut un tel chagrin que l'on craignit un instant qu'il ne se suicidât. Sarcey, son père spirituel, qui l'avait trahi et renié, Sarcey à qui l'on fit part de ce dessein funeste, en manifesta la joie la plus vive et parla d'aller sur la tombe de son ex-protégé danser le cavalier seul de la satisfaction. Hélas, notre éminent critique était perdu ! Cet article révéla le singulier délire qui menaçait de dissiper à jamais la logique saine et le droit jugement du Maître. Cet article causa l'impression que l'on sait, impression qui de plus en plus s'accentua à mesure que le public fut entretenu des péripéties du naufrage intellectuel de son censeur préféré.
 Bientôt après parurent des apologies furieuses de Wagner, Dante, Shakespeare, Baudelaire, Maeterlinck, etc., où Sarcey, rompant avec son habituelle sagacité, développait des considérations veuves de sens artistique. Il publia même une étude que, pour notre part, nous ne pourrons expliquer et qui s'intitulait « Promèthée ou l'Absence de Foi ! » Mais ce qui mit le comble à l'indignation du monde civilisé, c'est que, par la suite, on apprit qu'il ne se contentait pas de jongler idéalement avec des paradoxes, mais qu'il avait inauguré un mode d'existence en concordance avec sa nouvelle tournure d'esprit. Lui, si rangé, si sobre, lui qui craignait les mauvaises fréquentations et les perverses lectures à l'égal des allumettes et des fiacres, lui que l'on citait volontiers comme le modèle des pères, le plus charmant des débiteurs et le plus avisé des hommes de lettres, lui, en quinze jours, sous l'influence de son génie, ou plutôt du démon qui le possédait, devint le plus endurci des bohèmes, le plus déplorable des pique-assiettes, le plus raté des ratés, enfin !
 Rien ne saurait donner une idée exacte du désordre de sa vie d'alors, sinon quelques extraits de son journal quotidien, qu'il publiera plus tard sous ce titre : Trois mois de génie par un Homme de Bon Sens. Ces extraits, que nous devons à l'obligeance du Maître heureusement rétabli, édifieront les critiques futurs sur les dangers qui peuvent les menacer au cours de leur périlleuse carrière. On pourrait en tirer une sorte de manuel d'hygiène cérébrale, destiné à les garantir des enthousiasmes ridicules et des compréhensions généreuses. Qu'ils jugent. Textuellement nous copions :
 1er mai. — Zut ! j'en ai assez d'être traité de buse, de serin, de vieille rosse, etc., dans toutes les gazettes possibles. Je m'en vais avoir du génie ! Ça ne doit pas être très difficile à imiter. C'est ça qui épatera Paris !
 2 mai. — Je suis allé à la Bibliothèque prendre des renseignements sur la vie privée de quelques gens remarquables. Sapristi ! il va falloir les singer. Ainsi, Gérard de Nerval traînait dans les rues un homard vivant attaché par une faveur ; qu'est-ce que je vais bien faire pour le dépasser ? En attendant, j'écris un feuilleton éreintant Gandillot.
 3 mai. — A peine levé, je cours embrasser mon Âne, car je possède un Âne que je mignote tous les matins. Cet animal brait quand il me voit ; et vous direz ce que vous voudrez : il me rappelle Mounet-Sully dans « Hernani ». Mon Âne, c'est la Muse de ma maison ; quand je l'ai bien cajolé, je me sens tout ragaillardi, plein d'idées, et je me mets a écrire des articles. A ce propos, il faut que j'en fasse un sur Wagner. Il faut que je le trouve très fort.
 4 mai. — Mon article a paru dans le Temps, et de tous les côtés je reçois des lettres et des coupures de journaux me demandant si je suis devenu fol. Non, tas de brutes ! Seulement, sachez que je vais avoir du génie ! Attendez un peu et vous allez voir les articles que je vais consacrer au théâtre de Maeterlinck, Ibsen, etc.
 5 mai. — Ce matin, j'ai embrassé mon Âne et Je suis sorti débraillé sans avoir mes souliers cirés. C'était exprès. Mon valet de chambre ne me reconnait plus. Ma cuisinière est furieuse. Je suis rentré en retard et le fricot était brûlé. Dame ! je suis resté hier soir à la terrasse d'un café, en extase devant un artichaut que j'avais plongé dans mon absinthe. Ma contemplation à duré une heure, et le boulevard se tordait, positivement. Tas d'idiots ! vous ignorez donc qu'un homme de génie, Oscar Wilde, en a fait autant avec un lys ?... Ce soir, j'irai au Moulin-Rouge chercher une Béatrice. Tant pis si elle est en carte.
 6 mai. — C'est décidé, je vais me laisser pousser les cheveux très longs et tâcher de maigrir un peu. Un bon génie saule-pleureurisant doit être maigre et avoir l'air fatal ! Il doit se flanquer des cuites, manquer de domicile, prendre des fiacres sans les payer, en un mot oublier les contingences et les réalités bourgeoises.
 7 mai. — J'ai porté hier un article au Temps : on me l'a refusé. — Voilà ce que c'est que d'être génial ! Dans quelques mois je serai méconnu, oublié comme tout bon génie doit l'être. Et alors je connaîtrai la Misère et coucherai sur la paille avec mon Âne.


 8 mai. — J'ai été présenté à quelques jeunes gens pâles qui m'ont admis à présider un dîner appelé le « Dîner de la Plume ». Figurez-vous que c'était un dîner où l'on ne mange rien du tout. Les plats sont fictifs, et l'on somme de remporter les restes des domestiques supposés réels qui soi-disant circulent autour de vous. Ça, c'est très commode pour manger ce qu'on veut : il y en a qui préfèrent du perdreau, les autres des pâtés succulents, les autres des pâtisseries rares ; bien entendu, tout cela imaginaire ; moi, je ne savais pas qu'on pouvait se nourrir comme ça quand on était génial. Enfin ! J'avais apporté un peu de saucisson que j'ai dévoré en cachette. N'empêche que ces jeunes gens sont charmants. Ils prennent du haschich, disent des vers, se prêtent leurs femmes et souffrent les misères d'ici-bas avec un stoïcisme admirable.
 9 mai. — Je passe maintenant presque toutes mes nuits dehors. Je ne rentre qu'au petit jour. Après, je dors. Je n'écris plus rien du tout. A quoi bon, puisque je suis génial ! Je fume, je bois beaucoup d'absinthe. Je cours les mauvais lieux. Dans peu de temps je n'aurai plus le sou ; alors je ferai de la fausse monnaie, comme jadis Villon !
  (Trois mois de génie par un Homme de Bon Sens.)

 Nous arrêtons là nos citations. Elles suffisent pour montrer sur quelle déplorable pente glissaient l'honneur et la raison de l'éminent critique.
 Apprenons encore à nos lecteurs terrifiés que M. Sarcey continua pendant quatre-vingt-dix jours la série de ses fantaisies. Disons qu'après des feuilletons incohérents l'accès des journaux lui fut interdit, et que, rejeté du sein des rédactions honnêtes, il tomba dans la misère la plus noire, juste châtiment de ses folies. Il devint morphinomane, il eut des duels, il rossa des gardiens de la paix, il fréquenta ses illustres « Plumitifs » et coucha dans leurs taudis. Oui, durant un trimestre, M. Sarcey fut un objet d'horreur pour les ménagères engrossées, car il se promenait dans les rues de la capitale les cheveux incultes, les yeux purs levés au firmament comme un martyr des premiers temps chrétiens... Disons enfin qu'acculé aux dernières limites de l'exaltation il tenta de faire sauter à la dynamite le Conservatoire. On l'arrêta comme il allait perpétrer ce crime, et l'on mit un terme à ses vociférations en l'envoyant à Sainte-Anne. Là, M.Sarcey recouvra la santé spirituelle après un court séjour, santé précieuse que depuis, Dieu merci ! il n'a jamais plus reperdue.
 Il est assagi désormais, il a reconnu ses erreurs, et il nous souvient de sa première chronique datant de sa mise en liberté. Cette chronique, sorte de confession intime ou d'amende honorable à l'opinion publique justement offensée, rendit à l'esthète l'estime de la foule et replaça l'écrivain au rang qu'il avait dédaigné. Cette chronique débutait ainsi :
 Ah ! mes enfants, ah ! mes enfants !
 Voici trois mois passés durant lesquels j'ai eu du génie ! Durant trois mois, je n'ai plus gagné d'argent, j'ai couché dehors, on m'a vendu mon hôtel et mon Âne, j'ai crevé de faim et j'ai été exploité de toutes les façons. Pour vous citer un fait entre mille, sachez qu'étant génial on est distrait ; eh bien, j'avais l'habitude d'oublier chez les gens que j'allais voir mes parapluies. J'avais beau y introduire ma carte pour qu'on me rapportât mes riflards : peine perdue. Je n'en ai jamais retrouvé un seul. Voyez- vous, mes enfants, le génie coûte trop cher.
 Ah ! si vous m'aviez vu, j'étais presque nu, sans souliers, sans pantalons. Là-dessus, j'ai compromis ma santé en prenant du haschich, de la morphine et toutes sortes de drogues. Je suis devenu maigre et presque poitrinaire. J'ai écrit des folies impardonnables, j'ai causé du scandale dans les rues, j'ai fait de l'occultisme, du spiritisme, quoi encore ? Ça ferait un joli vaudeville pour Gandillot, qui doit m'en vouloir pas mal. Mais il comprendra que toutes ces secousses qui m'ont agité, c'était parce que j'étais « génial » !
 Eh bien, mes enfants, vous savez comment tout cela s'est terminé, n'est-ce pas ? Eh bien, je vais vous dire : j'en ai assez, du génie, on ne m'y repincera plus !

 Suivaient des anecdotes et des impressions personnelles au Maître pendant cette crise singulière, où l'on retrouvait la facile plaisanterie et le bon sens d'antan, avec la pointe d'humeur joyeuse particulière aux convalescents qui reviennent de loin. Puis l'article se terminait par ces conseils, que nous approuvons sans réserves :
 En vérité, mes enfants, en vérité, c'est moi qui vous le dis, ne soyez jamais, jamais géniaux, et dites bien à vos fils qu'ils se gardent de cette fièvre appelée « génie » comme de la peste... oui.

Gabriel Randon

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LE LIVRE DES REINES


LUCIANE


Des roses parsemant sa robe diaphane
Et les cheveux mêlés de gemmes, Luciane
Erre sous les arbres lumineux et sacrés.
Les cerfs, de qui les bonds agitaient les fourrés,
S'arrêtent auprès des ondes qu'ils allaient boire
Pour admirer la jeune Reine dans sa gloire.
Elle, moissonneuse de joyeuses moissons,
Écoute s'égrener les candides chansons
Que lui murmurent les doux oiseaux pour lui plaire,
Et de l'été rayonne en son regard stellaire ;
Et voici que les fleurs qui parent les chemins
Grandissent, pour qu'elle les cueille, vers ses mains,
Et les heureuses fleurs meurent sans amertume,
Songeant a la beauté que cette mort parfume.


JÉZABEL


Elle passe, la Reine aux bras clairs, Jézabel,
Souveraine de la gaieté, Dame du rire ;
L'or et les fleurs couronnent son front, et la myrrhe
Parfume ses cheveux fins, roux comme le miel.

Elle écoute jaser les luths au doux appel,
Et, tandis que le peuple des guerriers l'admire,
Elle songe : « Je veux conduire mon navire
Vers la plage où fleurit le jardin immortel.

Que périsse le Dieu farouche qui n'octroie
A ceux qui l'adorent ni volupté ni joie,
Le Dieu noir des pleurs, des sanglots et des frissons.

Et que vienne Vénus, la Déesse opportune,
Pour que, la nuit, l'écho divin de nos chansons
Monte vers le visage azuré de la lune. »


AUDE


L'Empereur Charlemagne est revenu en France,
Dans Aix, le fief royal, la ville noble et grande.
Vers l'Empereur s'en vient Aude, la belle Dame.
« Où est Roland, Prince des gloires triomphales,
Roland, qui m'a juré de me prendre pour femme ? »

— « O Fille, c'est un mort sur qui tu m'interroges :
Saint Michel a ravi son âme au son des harpes.
Ne pleure pas qui gît dans les monts et les roches :
Car tu épouseras mon fils, Comte des Marches. »

Aude répond : « Voilà des paroles étranges.
Vous me vêtirez d'une robe pure et blanche :
Je m'unirai à mon Roland parmi les Anges. »

Aude est tombée, Aude est morte avec un sourire,
Heureuse, et le regard pacifique et limpide.


BRADAMANTE


Fière et souple sur les gaufrures de la selle,
En la pourpre ardente de sa robe aux plis droits,
Elle guide un cortège invincible de rois
Qui dardent leurs regards enamourés vers elle.

Elle est la Vierge des conquêtes ; elle est Celle
Qui, par les aubes ou les soirs, brûlants ou froids,
Chevauche, aventureuse et semeuse d'effrois,
Quand, hors du fourreau, son glaive d'or étincelle.

Elle est la Guerrière qui franchit l'âpre seuil
Des burgs fortifiés de colère et d'orgueil
Et saccage les champs, les palais et les villes.

Et les princes domptés, oubliant les rancœurs,
Et l'implorant avec des prières serviles,
Halètent vers sa bouche et ses baisers vainqueurs.


PARYSE


Près du ruisseau qui court par l'ombreuse vallée,
Seule sous les hêtres touffus et sous les pins,
Rêve joyeusement la Princesse exilée.

Elle ne songe plus aux jours déjà lointains
Où, parmi les clameurs rauques et les fanfares,
Elle vit entrer dans ses villes les barbares
Qui la chassèrent vers le hasard des chemins.

Dans le palais, brillant de gemmes et d'ivoires,
Ses yeux tristes se voilaient d'éternelles nuits
Et même les aurores d'or lui semblaient noires.

Et maintenant, chaque soir, quand meurent les bruits,
S'en vient le doux ami dont l'amour l'a charmée ;
Et plus jamais, au long de sa route embaumée,
Elle ne cueille la fleur pâle des ennuis.


MÉDÉE


« La porte taciturne a tourné sur ses gonds
Et les chiennes n'ont pas aboyé de colère.
Viens, et marchons parmi la floraison stellaire
Des narcisses, des pavots et des martagons.

Par delà le jardin joyeux où nous vaguons,
Se hérisse le bois toujours crépusculaire
Dont le mystère vierge et farouche s'éclaire
D'écailles en flamme et d'yeux rouges de dragons.

Ne tremble pas. Je sais les magiques paroles
Et je sais cueillir les merveilleuses corolles,
Fleurs d'ombre que je mêle en philtres endormeurs.

Les lourds monstres boiront d'une gueule assoiffée,
Et, la Toison prise, en la nef, joie et clameurs,
Je suivrai l'Époux, fier de son double trophée. »


LUCRÈCE


Elle descend les marches glauques du perron,
Les cheveux ondoyants et la poitrine nue.
La troupe des guerriers s'incline, et le clairon
Proclame dans le parc sa hautaine venue.

Et les arbres en fleurs et les lierres grimpants
Ont murmuré de joie et d'amour dans l'allée ;
Les sources ont bondi plus vives, et les paons
Ont déployé l'orgueil de leur roue ocellée.

Elle sourit à la fraîcheur blonde des cieux,
Et, sur un signe de sa main d'ivoire frêle,
Les guerriers qu'a ravis la splendeur de ses yeux
S'en iraient conquérir des royaumes pour elle.

A.-Ferdinand Herold.

CHOSES FUGACES


APRÈS L'INTERVIEW


« ... Il fumait un mauvais cigare qui s'entêtait à ne pas brûler comme il faut. »
....................................................
« — Ah! non... Le bonheur, c'est autre chose... »
(Figaro du 14 septembre 1892. Interview de M. le baron Alphonse de Rothschild (passim), par Jules Huret.)


 Il souriait en prononçant les paroles d'adieu ; mais, disparu le journaliste, il devient grave, porte à ses lèvres son cigare, qui charbonne, et, d'un pied lent, il effectue le va-et-vient machinal des rêveries absorbantes — ou des combinaisons ardues. Soudain, avec un haussement d'épaules méprisant:
 « L'interview !... »
 Il songe cette conversation de tout à l'heure : fut-il prudent, prudent sans défaillance ? Il tâche à se rappeler le mot pour mot de ses dires, que la presse, demain, va divulguer au monde entier... Des minutes inquiètes s'écoulent...
 « Bah !... »
 L'inquiétude s'évapore, s'annule ; seule une contrariété lui reste de l'aventure désagréable — et inévitable. Il ravive son mauvais cigare, presque éteint. Il sourit avec commisération.
 « Si la richesse fait le bonheur!... »
 Ah! certes, c'est autre chose... Cette pensée le mélancolise. Il écarte le rideau de la fenêtre : sur la mer, un brouillard se lève où le soleil poudroie...
 « Autre chose... »
 Sa physionomie s'empreint de lassitude. Est-ce sa faute, voyons ? La richesse, fatalité heureuse, voilà tout... Et puis, au fond, qu'a-t-il de plus que les autres ? Ils sont fous, injustes, oh, surtout injustes, car il a les mêmes soucis qu'eux... Il cesse de marcher, aspire à coups précipités son déplorable cigare, consumé de travers : il est éteint.
 « Les mêmes peines, absolument. »
 Une pichenette sur la partie mal brûlée des feuilles de tabac, qui résiste : il l'arrache, rallume, puis reprend sa lente ambulation par le fumoir, le front aggravé, l'âme triste...
 « Nous sommes tous soumis aux mêmes lois... physiologiques... psychologiques... sociales... Alors ?... »
 De nouveau, par l'entrebâillement du rideau soulevé, un regard sur la mer : le poudroiement d'or du soleil s'abolit dans le brouillard plus épais.
 « Tout le monde, hélas, a ses tracas. »
 Sa tristesse s'accentue. Il fume le bout très court de son piteux cigare, et s'y brûle les doigts. Il se fait mal en heurtant du tibia un corps dur.
 « Riches, pauvres, les mêmes calamités nous atteignent... La résignation, le renoncement, voilà !... La vie est si courte... Et les fatalités, La Fatalité... Le renoncement, c'est ce qu'il faudrait enseigner... aux pauvres... »
 Mais, avec un grand geste découragé, l'âme inondée d'amertume, il s'affaisse dans un fauteuil.
 « Ah ! ils ne comprendront jamais!... »
 II soutient son front de sa main, l'attitude abattue ; et longtemps il s'immobilise ainsi, accablé d'une journée si douloureuse, la désolation gîtée en ses yeux fixes... Il réagit enfin, se dresse en soupirant, ouvre la fenêtre et s'y accoude pour respirer le vent du large. Mais là encore un malheur le guette : au ciel, dans le brouillard où elle semble une énorme pièce d'or, la lune, ce soir, est sans effigie.

Alfred Vallette.

ENILDE

Sous la fine archivolte en granit rose assise,
L'humble Enilde, Enilda, dont le père est Yniol,
File, et d'un œil distrait suit au ciel un grand vol
De hérons, messagers de froidure et de bise.
Enilde songe à l'âtre empli de cendre grise,
A sa tunique à trous se déchirant au col,
Aux fleurs qui vont bientôt, mortes, joncher le sol
Avare, aux jours plus courts, à sa mère indécise.
Enilde songe au lin trempant dans le lavoir,
Aux ramiers dans la tour et soupire, sans voir
Qu'entrouvant doucement le volet qui l'abrite,
Un fils de roi s'arrête au seuil du vieux manoir.
Et près d'Enilde, au pied du vieux mur qui s'effrite,
Blanche étoile au cœur d'or, s'ouvre une marguerite.

VIVIANE

Dans le hallier magique, où rougit la framboise,
Les seins droits, toute nue entre ses cheveux roux,
Viviane la fée ouvre ses grands yeux fous,
Enivrants comme un philtre et couleur de turquoise,
Elle a dompté les preux et Myrdhinn, la Galloise...
Vil bétail endormi, ses doigts savants et doux,
Ses bras frais ont ployé les rois à ses genoux,
Ses clairs genoux frottés de myrrhe et de cervoise.
Aussi, pour bien marquer sa gloire et son dédain,
Sur sa crinière d'or elle a du vieux Myrdhin,
Mage et preux, arboré la couronne et le casque.
Le heaume a pour cimier un mufle de tarasque,
La dame a pour défi son mépris souverain,
Et sous son rouge orteil jaillit un lys fantasque.

ELAINE

L'allée est droite, obscure et pleine de pervenches.
Dans le corsage étroit d'une robe à longs plis,
Et les deux bras chargés des lys qu'elle a cueillis,
La svelte et pure Elaine apparaît dans les branches.
Un essaim de ramiers rôde autour de ses hanches,
Blanc essor attiré par la blancheur des lys;
Au loin, sur l'or rosé d'un ciel aux tons pâlis,
Le manoir d'Astolat et ses tourelles blanches.
Elaine, aux yeux d'aurore, au rire humide et frais,
A sa place marquée aux jardins des cyprès;
Elaine avec les lys sera morte à l'automne.
Elaine est destinée aux éternels regrets,
Et, présageant l'ennui d'une fin monotone,
Pâle et froide à ses pieds, fleurit une anémone.


GENÈVRE

Dans l'implacable orgueil d'un royal adultère,
Genèvre, l'œil aride et les seins empourprés,
Le long de la terrasse aux parapets dorés
Promène son ennui hautain et solitaire.
Elle songe a l'abîme où, degrés par degrés,
Morne elle est descendue, au clos du monastère
Où mûrira sa faute, et les fleurs du parterre
Font pleuvoir sous ses doigts leurs boutons massacrés.
Elle songe à sa gloire au milieu des huées
S'écroulant, aux pudeurs de son lit remuées,
A sa honte en pâture offerte aux courtisans;
Elle songe à ses yeux, autrefois méprisants,
Et sur sa robe étroite, où pas un pli ne bouge,
Sinistre et douloureux saigne un large iris rouge.

Jean Lorrain.

(D'après les Idylles du Roi, de Tennyson).

« LE LATIN MYSTIQUE »

 Avec le Latin Mystique, M.Remy de Gourmont, dont j'estime infiniment le talent et la fierté de caractère, nous apporte une œuvre érudite et singulièrement originale. Elle est rehaussée d'une admirable tête tracée par Filiger, et une préface de M. J.-K. Huysmans la précède. Ces quelques pages curieusement artistes, comme toutes les œuvres de l'auteur de Là-bas, ne semblent pas convenir strictement au Livre de M. de Gourmont: elles sont incisives, cruelles, et d'une injustice exacerbée. M. J.-K. Huysmans revendique le mysticisme pour une élite intellectuelle. En quoi il a raison. Mais encore faudrait-il définir le mysticisme. On ne saurait y brouiller la retraite de l'artiste en son art, du sentimental en son âme, du religieux en ses symboles. Et il est clair que la substance du livre de M. de Gourmont est dans la symbolique. Cette symbolique n'est qu'une petite phase du développement individualiste à rebours de des Esseintes, et on ne l'a point vu paraître fort nettement dans les aspirations étranges du chanoine Docre. M. J.-K. Huysmans fait aussi ses réserves sur les traductions de M. de Gourmont. Ici encore il faut s'entendre. M. de Gourmont a adopté un système particulier pour rendre en français le Latin mystique. Il le traduit en bon frère. Il le transforme et il l'orne, parce qu'il l'aime par-dessus tout et qu'il veut le faire aimer aux autres. Ainsi Baudelaire a donné du style aux phrases parfois incertaines d'Edgar Poe. Quand M. de Gourmont traduit:

Oculorum acies nunquam satiatur avara,

 « Les yeux concupiscents, poignards insatiablement avides »,
il n'est point besoin de nous avertir que sa traduction est volontairement inexacte, et qu'il a faussé le sens vers le concret. Et si on objecte à M. de Gourmont des interprétations douteuses, il ne faut point oublier que la plupart des textes dont il donne l'anthologie sont expliqués pour la première fois depuis nombre de siècles. Il n'y a pas de savant qui ne puisse se tromper en publiant un fragment inédit de l'antiquité. Pour ces choses nouvelles, les traditions nous manquent. Trois éditions de Kenyon, Buecheler et Blass, n'ont pu débarrasser le texte d’Herondas et de la Constitution d'Athènes d'un nombre incroyable de contre-sens et de fausses lectures. Et en effet la découverte des poèmes et du traité sont si récents que les érudits n'ont pu encore prendre le pli. On a commencé par traduire au VIe mime d’Herondas le mot βαυϐών par « toque en cuir ». Et il a fallu ensuite révéler à l'Académie des Inscriptions qu'elle avait écouté gravement en séance solennelle la lecture d'une affreuse obscénité. Car ce mot βαυϐών est synonyme d'όλισϐοϛ, qu'on trouve dans Lysistrata et qui est, il est vrai, un objet fait de cuir, mais non pas une « toque ». Cependant les érudits d'Allemagne avaient scruté le texte, et n'y avaient pas vu clair. J'aimerais que cet exemple justement servît à justifier M. de Gourmont, si on l'accusait de quelque erreur. Car le Latin mystique est plus indéchiffrable parfois que le dialecte le plus obscur de l'île de Cos.
 Enfin M. Huysmans a voulu donner une idée des mérites du Latin au Moyen-Age. Et si on attribue à cette langue décadente une belle indépendance des mots et du coloris, une faculté d'abstraction et de formation d'entités avec des épithètes dont l'idiome vulgaire était alors privé, on ne courra guère le risque de se tromper. Mais si l'on nous affirme que planche vient de « plancha », paillard de « paillardus », ronfler de « ronflare », autant vaudra nous soutenir que le nom de Ducange vient de « Cangius » ou que peut-être Schwarzerd est la traduction du vocable original Melanchton. Il suffit de lire les sermons d'Olivier Maillard ou de Michel Menot pouf y voir prendre droit de cité dans la nouvelle langue latine à des mots barbares et communs; et il faudrait avoir peu de sens critique pour tenter de démontrer que ces excellents prédicateurs répandaient du haut de la chaire de nouveaux termes d'argot afin d'enrichir la conversation de leurs fidèles. Il sera plus prudent de penser qu'ils essayaient de parler ecclésiastiquement le langage du bas peuple. Ce baroque latin n'était que du français latinisé. Supposer le contraire n'est qu'une charmante imagination d'écrivain. D'ailleurs, les poètes latins mystiques du Moyen-Age suivent une langue pure et traditionnelle, quant aux vocables; leurs mots nouveaux sont toujours formés logiquement; c'est toujours du latin et du latin parlé et vivant. Thomas à Kempis fit peut-être humblement la cuisine à ses frères moines, mais il serait mort plutôt que de proférer: cuisinare.

 Je ne suivrai pas M. de Gourmont depuis Commodius de Gaza jusqu'au bréviaire de l'abbé Coffin. Mais j'aimerais discuter un peu le principe de son livre. Il y est dit que les mystiques chrétiens créèrent une nouvelle forme de poésie pour laquelle ils transformèrent la vieille langue latine. Et M. de Gourmont cite saint Ambroise:

Veni redemptor gentium,
Ostende partum virginis:
Miretur omne seculum,
Talis decet partus Deum.
Procedit a thalamo suo,
Pudoris aula regia,
Geminœ gigas substantiœ,
Alacris ut currat viam.


et ailleurs:

Vergenti mundi vespere
Uti sponsus de thalamo
Egressua honestissitna
Virginis matris clausula.

 J'avoue ne pas très bien saisir le progrès de forme de ces strophes sur les vers suivants:

Excitusque hilari die
Nuptialia concinens
Voce carmina tinnula
Pelle humum pedibus, manu
Pineam quate taedam !

ou:

Iam licet venis, marite:
Uxor in thalamo tibi est,
Ore floridulo nitens
Alba parthenice velut
Luteumve papaver.
. . . . . . . . .
Torquatus volo parvulus
Matris e gremio suae
Porrigens teneras manus
Dulce rideat ad patrem
Semihiante labello.

 Catulle les composa pour les noces de Vinia Aurunculeia avec Manlius Torquatus. Je voudrais citer aussi cet hymne à Diane:

Diana; sumus in fide
Puellae et pueri integri
Dianam pueri integri
Puellaeque canamus.
. . . . . . . . .
Montium domina ut fores
Silvarumque virentium
Saltuumque reconditorum
Omniumque sonantum.

 Voilà une strophe dont la consonance est bien semblable à ces vers de saint Hilaire:

Jesus refulsit omnium
Pius redemptor gentium;
Totum genus fidelium
Laudes celebret dramatum.

 Il ne faut pas oublier que l'antiquité a emporté presque toutes ses hymnes, ses prières et ses séquences religieuses. Nous ne savons pas bien si les premiers mystiques chrétiens n'ont pas employé des formes de l'ancienne liturgie. La parodie d'une nénie, dans l’Apokolokyntose, montre que ces chants avaient un rythme et des assonances bien spéciales:

« Fundite fletus, edite planctus
Resonet tristi clamore forum
Cecidit pulchre cordatus homo
Quo non alius fuit in toto
Fortior orbe.»

 J'admettrais volontiers que les poètes mystiques ont agrandi, transformé et magnifiquement orné les hymnes et nénies du paganisme, et qu'ils ont recueilli avec délices d'exquises et naïves chansons que les petites femmes des provinces latines connaissaient encore. Puis je ferais amende honorable en citant trois vers candides de saint Ambroise:

Jesu corona virginum....
Qui pascis inter lilia
Septus choreis virginum.

 Avant d'arriver au Livre des Gemmes de Marbode, je dirai un de mes regrets. C'est que M. de Gourmont n'ait pas donné place dans son anthologie aux hymnes qui furent composées par les clercs mendiants d'Allemagne au XIe siècle. On les a publiées sous le nom de Carmina Burana. Les vagabonds des routes y chantent Jésus et la Vierge avec beaucoup de douceur et de fraîcheur. Quelques-unes de ces hymnes méritaient d'être recueillies.
 Marbode est un poète savant. Son livre est rutilant d'escarboucles, de cornalines, de grenats et de rubis. Il sait les symboles de l'almandine rose rouge, et de l'aromatite qui a l'odeur de la myrrhe, et de l'hématite sanglante, et du jargon jaune, et du smaragdoprase dont la couleur est pareille à l'herbe roussie.
 Dans le saphir Conrad de Haimbourg voit l'espérance,et l'émeraude lui révèle la pureté. « L'amour divin s'exprime par le chrysoprase, tacheté d'or et de pourpre:

Ecce nunc qui rubeas
Guttas jacit aureas
Chrysoprasus..... »

 Voilà des symboles parfaitement mystiques. Ils sont beaux, mais il leur manque je ne sais quelle simplicité. Ce symbolisme des gemmes est un peu trop éclatant. Il pare la Vierge de sardes sanglantes et décore l'humilité avec des béryls clairs. Je suis plus touché de ceux qui voient dans les pauvres choses humbles de la vie. Et je vais traduire une page du petit livre de Christian Wagner de Warmbronn, qui est Allemand, mystique, et demeure, inconnu, au milieu des forêts de la Souabe:

VINGT-HUITIÈME DIMANCHE
.

 Mais de nouveau l'esprit se lève et m'indique une pauvre terrestre image selon de grandioses concepts surhumains.
 Une prairie vallonnée s'étend devant moi comme un morceau de l'espace étoilé au milieu des prés de la terre. Elle est pleine d'étincelles blanches, d'innombrables ombelles, pareilles aux taches nébuleuses des lointains du ciel. Cependant considère-les, ces ombelles, ces disques d'étoiles. Ne sont-elles point divisées en cercles, ou si tu le veux en quartiers ou formes de cinq côtés? Et ces formes de cinq côtés ne se composent-elles point, encore de cercles plus petits? Et ces petits cercles ne sont-ils pas à leur tour harmoniquement limités et dénombrés en des infinis, oui des infinis de fleurettes isolées? Et je voudrais demander alors: les fleurettes isolées ne sont-elles pas les systèmes de soleils? Et notre soleil avec ses planètes et ses lunes n'est-il point semblable à une de ces fleurettes dans les cercles intérieurs qui enveloppent le centre?
 Imagine-les agrandies à l'infini, ces ombelles de la prairie, ces disques d'étoiles, et imagine-toi placé sur une de leurs fleurettes; et voici que la plaine où elles se dressent, voici que le disque de l'ombelle te paraîtra une ceinture de lumière étincelante, et voici qu'est résolu le mystère de la voie lactée. Mais écoute, ô fils des nouveaux temps, expert en la science des étoiles, ce que t'apprendra encore celui qui a vu ces choses dans le petit miroir des fleurs:
 Voici qu'il parle : Au bord des circonférences de ce disque infini, vers l'extérieur, seront de toutes ces constellations les brillantes et les princières, vers le milieu les petites et faiblement lumineuses, et le point central sera vide. Car la tige géante qui la porte, cette grande plaine étincelante infinie, tu ne la verras pas, car elle est obscure, et en vain tu épieras avec les instruments de ta vision le centre vide de lumière.
 Insensé! Apprends la science des étoiles dans les fleurs de ta prairie natale! Regarde vers la terre, au lieu de te tourner là-haut! Vois, les mystères des cieux sont étendus devant toi; réjouis-toi de leur solution; elle n'est point difficile.

O nul secret dans la loi des mondes,
Nul mystère étendu devant nous
Qui ne soit résolu et sitôt expliqué
Par le simple regard, calme et pieux, d'un enfant.

 Je ne saurais (et je l'ai dit) suivre M. de Gourmont pas à pas, car il me faudrait tout admirer avec lui.
 Mais je le remercierai d'avoir imprimé une litanie du XVIIe siècle, extraite d'un vieux bréviaire qui appartint à une sœur inconnue, sœur Marie de la Présentation. Car cette litanie est un des chefs-d'œuvre de la langue française et je ne résiste pas au plaisir de la reproduire:

Litanies de grande consolation
Aux personnes qui sont en affliction.
Qui les dira dévotement,
En recevra soulagement.

 Jésus anéanti en votre Incarnation, ayez pitié de nous,
 Jésus de riche devenu pauvre,
 Jésus mal logé, mal habillé, mal nourri,
 Jésus couchant sur la terre, sans lit, sans oreiller et sans couverture,
 Jésus réputé fol et endiablé,
 Jésus accablé de douleur au jardin sous la charge de nos péchez,
 Jésus dans l'ennui, dans la crainte et dans l'agonie,
 Jésus trahi et vendu à vil prix,
 Jésus traîné la corde au col,
 Jésus tombé dans le torrent de Cédron,tout mouillé et transi de froid,
 Jésus mocqué, baffoué, souffleté, traité de coups de pieds et de poings,
 Jésus dépouillé tout nud quatre fois avec ignominie,
 Jésus fouetté jusqu'au sang et déchiré de coups,
 Jésus détaché de la colomne et tombé dans votre sang,
 Jésus couronné de poignantes épines,
 Jésus vêtu d'une méchante robe, et traité comme un Roi de farce,
 Jésus chargé du lourd fardeau de la Croix sur vos épaules déchirées,
 Jésus cloué avec d'horribles douleurs à la Croix,
 Jésus tout en playes depuis la plante des pieds percez jusqu'à la tête couronnée d'épines,
 Jésus, l'homme de douleurs, ayez pitié de nous.
 Je remercierai encore M. de Gourmont d'avoir traduit le Stabat Mater, qui est le plus merveilleux poème du Latin mystique, et sur lequel on trouve une phrase « tramée », dit M. Huysmans, « avec les fils en argent dédoré d'une vieille étole ». Et je ne saurais mieux terminer qu'en laissant parler cette phrase splendide qui vaut bien d'autres poèmes du livre:
 « Quels signes de décadence reconnaître en ce poème œuvré par une main douloureuse, mais sûre, selon des lignes très nobles, des voiles raidis comme par des larmes de sang, en cette robe de deuil, mais frangée d'or vert, mais stellée d'améthystes? »

Marcel Schwob.

LETTRES DE MON ERMITAGE (1)


A TRÈS HAUTE ET PUISSANTE DAME
CHOCOLAT MÉNIER, EN SA TERRE DE NOISIEL


Chelles-Gournay, le 22 septembre 1892.

 Vous régnez, madame, sur une Ile fortunée où le Maître des Empires se plut à magnifier en votre personne l'omnipotente gloire de la victorieuse Epicerie. Aux rives paresseuses de la Marne, parmi les bouleaux et les tilleuls argentés, votre fief consacre aux yeux l'intime splendeur qui vous égale aux Rois. Promenoirs fleuris, jardins en fête, villas sous les rosiers, une province entière porte le signe coruscant de votre féodalité. Comme Diane au sein de moindres feux, la maison que vous daignez habiter se révèle entre les cottages de Messeigneurs vos enfants par quelque chose d'estomirande qui, tout d'abord, fait naître dans les entrailles une copieuse vérécundie. Ce sont les bustes de la gent Ménier, dont on voit cette demeure guirlandée. Eternels dans la pierre vive, ces droguistes surhumains protègent d'une immarcessible grandeur l'apanage de leurs hoirs. Non, le buste même du moutardier Potin, que j'ai souventefois contemplé dans la nef élevée par ses soins aux Denrées Coloniales, ne m'a pas tant ému. Etait-ce la transparence amie de ce matin d'automne ou le clairet angevin dont l'hôtelier Benoist arrose ses fritures? mais c'est avec une dévotion componctueuse que je saluai en images les fondateurs de votre dynastie. Ces bustes m'ont parlé des vertus fortes et des impériales celsitudes où se peut guinder l'intelligence des hommes. Un jour viendra sans doute où le bronze consacrera tant d'exemples fameux proposés aux étoiles, où leurs statues rayonneront sur le monde avec, pour piédestal, toute la brique pilée que leur zèle incorpora jadis à d'apocryphes cacaos.
 Cependant, vous l'avouerai-je ? cette première stupeur n'était rien au prix de l'admiration qu'infusent la cité ouvrière et l'usine où mijotent les chaudrons de votre gloire, ou les Juliettes de fonte bénites par le réverend père des Esseintes copulent avec les Roméos d'acier pour un enfantement ininterrompu de galette. Car c'est là que fonctionne l'instrumentum regni et que se lève sur le monde un soleil de réclame dont l'inattendu fessier égale, s'il se peut, le museau d'Ajalbert. Combien de races illustres n'eurent pas de si fermes assises! Moins que vos tablettes splendirent les bols des Médicis, qui cependant firent par le monde un chemin confortable. Le ronflement des brasiers, la musique des pilons, l'encens qu'exhalent à vos pieds les cuves de mélasse où bout l'horrifique théobrome, chantent du matin au soir l'office du million incarné en bourgeoise dans votre personnalité.
 Le village bâti par l'industrie du Grand Ménier ne saurait passer pour joyeux : l'air, l'espace, géométriquement impartis aux nègres de l'usine, le silence obligatoire dans les rues, l'aspect morne de tous ces pauvres serfs tremblant sous les gardes chiourmes, vos larbins, ne composent pas un spectacle absolument gracieux. Je traversais, dimanche, la rue magne de Noisiel, aussi vide que Savanah-la-Mar ou que le dernier Tarascon du comateux Daudet. Un porte-balle à qui je m'informai des habitants m'apprit, non sans quelques fureurs voltairiennes, que le populaire assistait aux vêpres pour obéir à vos commandements, recruté à la dévotion par tous les sbires du château. Car vous êtes pieuse, madame, et gavez d'eucharistie les malheureux employés dans les ergastules où s'élabore tant de splendeur. Force curés vivent de vos largesses, recommandent au Père, au Fils et à l'Esprit le seul déjeuner qui blanchisse en vieillisant. S'il eût plu à votre Cadet, la pourpre cardinalice voilerait ses cagnosités; mais le titre de Joyeux Carafon et de Vide-Bouteilles que lui prodiguent les journaux bordeliers sont pour le dédommager sans doute de n'être point monseigneurisé. Les métaux, d'ailleurs, vont à lui, Hermès aussi bien que Jupiter, et ce serait de sa part une vanité puérile qu'ambitionner quelque chose au delà de sa renommée universelle d'indécrottable pochard.
 Quant à vous, madame, vous régnez et gouvernez avec une constance bien estimable dans ce temps où l'autorité chancelle aux plus glorieuses mains. Le nombre de restrictions que vous infligez à quiconque approche vos domaines témoigne d'une force d'âme peu vulgaire et du sentiment profond que vous avez des cultes qui vous sont dus. Pas un bâteau de pêche ou d'agrément, pas un squiff, pas une yole ne peuvent mouiller dans les eaux qui entourent votre domaine ; pas un goujon n'en peut sortir que vous ne préleviez dessus quelque havage régalien. Certes, on ne bat point les fossés où coassent vos grenouilles : mais je plaindrais sincèrement l'audacieux qui voudrait accommoder à la sauce poulette ces batraciens plus vénérables que les poissons de Salammbô. Tout est de grande mesure chez les Grands, et vos gardes-pêche ont la main presque aussi lourde que les chourineurs habituels du bon monsieur Lozé. Quant aux gazons que foulent vos promenades, l'idée seule que d'immondes calicots pourraient s'asseoir au travers pâme d'horreur quiconque ratisse dans le parc de Noisiel. Ah, madame ! quel outrage si, dans leurs méandres impollus, aucuns du Bon Marché faisaient la bête à deux dos avec les donzelles du Printemps.
 Toutefois, et nonobstant la magnificence qui vous environne, un contentement parait depuis six mois faillir à cet orchestre de bonheurs. Souvent les plus fiers aristocrates sont incommodés par de minces déplaisirs. Frédéric ne s'embarrassa-t-il point du moulin de Sans-Souci? Quant à moi, je ne sais à quel motif attribuer l'oubli que fait de votre personne le reporter qui distribue à son gré la lumière et l'obscurité, qui sacre les poètes et blasonne les financiers. J'ai nommé Jules Huret. Oui, madame, quelle que soit l'élévation des marchands de cassonade, nul ne se peut flatter d'une mémoire immortelle sans le concours de cet impartial faiseur de potentats, dont les Enquêtes affrontent les aigles de la littérature et ne dédaignent pas les taupes de l'argent. Aussi nul ne peut se vanter d'être sans l'agrément de Jules Huret. Seriez-vous lettré comme Jean Rameau, intelligent comme Moréas, écrivain comme Méténier, beau comme Vicaire, généreux comme Barrès, Anatole comme Baju, homme du monde comme Frémine, si l'interview ne vous consacre, si Jules Huret vous défend d'aller plus loin, vous moisirez dans les caveaux de l'obsolète et manquerez le train vers la célébrité. Donc, il urge et congrue qu'Huret vous interviewe, qu'il ausculte sur votre estomac les concepts humanitaires des classes opulentes. Ces tristes bougres que vous empoisonnez comme acheteurs de votre drogue et que vous abrutissez comme préparateurs d'icelle auraient-ils en vous une Impératrice bienfaisante si la peur de la dynamite perméait quelque jour les cuirasses hippopotamesques de votre entendement?
 Je me fusse octroyé l'honneur de vous pressentir moi-même là-dessus, n'était le délabrement que trop évangélique de ma bure, à quoi vos molosses incorruptibles eussent offert, j'imagine, le plus robuste coup de croc. Mais gardez-vous, madame, d'une importune crainte. Si, par forte fortune et calamiteux hasard, Petite Hure vous adsperne et consacre au Baron son cœur jadis féru de M. Bérénice, l'interview cependant ne vous faillira pas. Sans compter les ruminants de la profession, Chincholle et autres plantigrades, le jeune Vespertillon d'Inter-Clunes, rabatteur à Lesbos et collectionneur de baffes, ornera volontiers cette lacune d'un lucide contour. Son dévouement aux dames de sa connaissance ne recule en aucune façon devant des holocaustes de beignes et des tauroboles de camouflets. C'est le mouni des étrivières, le flagellant des horions, le patarin des nazardes, le gymnosophiste des coups de pieds au cul. Pour pas cher, il insulte, convomit ou collaude, au choix des personnes, nonobstant le méchant renom et la ridiculité. Je hume en esprit le morceau dont il serait capable sur le Patin-Caoutchouc-Fer, cette dernière hypostase de Votre Chocolat.
 Disciple de Baju et de quelques tribades, notre Vespertillon (chevalier d'Inter-Clunes autant que du Plessys peut être comte de Flandre) console maintes obscurités au moyen d'un papier que lui-même appose nuitamment, le long des vespasiennes, entre les capsules antiblennorrhagiques et le Nom que vous illustrez.
 Ah! madame, qu'il serait expédient de connaître ce que vous pensez de la chose sociale. L'intrépide Carafon et le prince Albert lui-même songent-ils au Pauvre, ce bon Pauvre qui, nous le savons tous, s'appellera demain Ravachol et fera cuire les notables épiciers dans leur huile d'œillette après les avoir farcis de leurs pruneaux? Tel interroge Petite Hure, et tel je pensais aussi dans les Iles mortes en attendant ce brochet de plusieurs livres dont l'ironie égaie un peu l'eau verte couleur d'espérance, tandis que les pêcheurs débonnaires glissent au fil de la rivière sous les saules pleureurs et les trembles d'argent.
 Hélas, on ne saurait opiner que de vous sur ces bords propices, croirait-on, à de meilleures songeries. Les Nymphes de la Marne ont fui dans leurs grottes d'azur le Léviathan de Pignouflisme que vous intronisâtes comme un phoque d'excessive dégoûtation parmi les rives qu'elles baisèrent autrefois. Au bord du ru, sous ces bosquets numérotés qui sont la vraie nature parisienne, gronde le bruit de vos machines quand se tait la voix des canotiers. J'aime encore mieux ces messieurs de la Nouveauté. Ils ne promènent aucune actrice en vue, et les folliculaires sont muets touchant les cuites dont ils agrémentent l'aunage du poult de soie.
 Mais le dimanche seul leur appartient. Tout le reste du temps ne coule que pour vous la douce et pâle rivière, pour vous mère fondatrice d'une impeccable lignée de malotrus.
 Aussi faut-il, madame, songer à faire la retraite, à se planter des clous dans le postère selon la plus récente délicatesse inventée par M. Huysmans. Nous partirons ce soir, malgré les dernières fleurs que laissent traîner, près des berges, les nénufars d'or, malgré le soleil qui flambe aux cimes jaunes des peupliers et le ciel bleu de lin qu'estompe d'une si amène grisaille le frisque brouillard d'après-midi.

 J'ai l'honneur d'être, Madame, avec la déférence coutumière aux solides pécunes, votre serviteur indigne autant que respectueux,

Dom Junipérien.





(1) V. Mercure de France, nos 8, 22 et 33.

PETITS APHORISMES


SUR LES BELLES-LETTRES


1

Bien écrire, c'est exprimer quelque chose avec caractère. Mais l'idée et le mot ne constituant qu'une seule et même substance, ou plutôt n'acquérant d'existence que par leur mutuelle évocation, il en résulte que bien écrire c'est exprimer quelque chose de caractéristique. On n'exprime pas quelque chose de caractéristique lorsqu'on exprime quelque chose qui a déjà été exprimé avec le même caractère. Ce n'est point la nouveauté d'une chose qui en fait le caractère; c'est le caractère nouveau d'une chose qui la fait caractéristique. Un lieu commun peut être une chose caractéristique, s'il est exprimé avec un caractère nouveau. Un écrivain qui exprime une chose nouvelle avec un caractère connu imite; un écrivain qui exprime une chose connue avec un caractère nouveau crée. Il n'y a de grand écrivain que celui qui écrit quelque chose de caractéristique, où chose et caractère soient nouveaux.

2

Tout homme a été auteur au moins une fois dans sa vie; mais il y a des auteurs qui n'ont jamais été hommes.

3

Beaucoup d'écrivains pensent; peu font penser.

4

La littérature doit-elle faire penser ou sentir? Grave question, que l'on éluderait peut-être en disant que la littérature doit faire penser des sentiments et sentir des pensées.

5

Qui faut-il louer plus, ou de ceux qui se sont exprimés eux-mêmes, ou de ceux qui ont exprimé leur époque?

6

L'originalité implique deux choses rares : être original et se donner tel qu'on est.

7

Il ne faut blâmer l'obscurité en art que lorsque l'effet voulu par l'artiste pouvait être produit par la clarté.

8

Une idée exprimée simplement s'expose toute nue à l'admiration ou aux outrages.

9

On ne parle bien que de ce qu'on aime. Chaque critique devrait se cantonner dans le petit champ de ses préférences et se borner à le défricher et à le cultiver de son mieux. Qu'il s'épargne d'inutiles et ridicules incursions sur les territoires qu'il ne connaît pas. Ce qui déprécie un critique, ce sont ses haines.

10

Une œuvre de génie est un croc-en-jambe donné à la mort.

11

Le bizarre est une protestation du mauvais goût contre la banalité.

12

Le goût est moins une supériorité de l'esprit qu'une délicatesse de l'âme.

13

Former le goût public est une rude tâche, et l'on risque d'y perdre le sien.

14

On ne goûte pas toujours ce qu'on admire, et encore moins ce qu'on aime.

15

Le goût est indépendant du génie. Les plus grands génies n'ont généralement pas été des hommes de goût. C'est presque faire preuve de goût que de n'avoir pas de génie.

16

A défaut d'idées, les descriptions soutiennent un ouvrage. Elles sont d'une utilité d'autant plus appréciable, qu'elles font invinciblement naître chez le lecteur un grand respect pour l'auteur.

17

Aimer la nature, c'est se donner le plaisir d'être poète sans avoir la peine de rimer.

18

Décrire la nature, c'est faire étalage, pour l'ennui du public, de tout ce qu'on se croit de poésie dans l'âme.

19

Le pittoresque est l'esprit de la description.

20

Chaque quart de siècle découvre un nouveau sens à la nature. Elle est le miroir mobile où se reflètent les sensations, les aspirations, les émotions de l'époque. Le soleil se lève pour nous autrement que pour nos pères.

21

La nature est un expédient qui nous facilite la connaissance de nous-mêmes.

22

Les auteurs qui abusent de la nature et qui nous décrivent un clair de lune pour nous faire assister à la rêverie d'une amante sont comme des musiciens peu experts qui, ne sachant déchaîner l'orchestre, se contentent du forte-piano.

23

La nature est contenue dans l'homme, et non l'homme dans la nature.

24

Chaque homme se regarde lui-même dans la nature. C'est pourquoi les observations sur la nature sont généralement optimistes, tandis que celles sur l'humanité sont généralement pessimistes.

25

Il faut moins accuser le naturalisme de négliger l'âme humaine que de l'encrasser. Les Grecs s'exemptaient tout aussi peu des liens charnels. Mais combien un corps grec est supérieur à une âme naturaliste.

26

—— M. Z*** est notre plus grand romancier: l'humanité chez lui n'est qu'un troupeau de porcs.
 —— Non, c'est M. Y*** : l'humanité chez lui n'est qu'un frémissement d'ailes d'anges.
 —— Laissez-moi vous mettre d'accord. Il n'y a qu'un seul romancier, c'est M. X*** de l'école synthétique : chez lui, l'homme est un porc ailé.

27

Un auteur s'écrie : J'ai vécu cela!
 —— C'est pourquoi c'est si peu vrai, êtes-vous tenté de répondre.

28

—— Que cultivez-vous de préférence, les vers ou la prose?
 —— Ma personnalité littéraire, dont les vers ou la prose ne sont que l'engrais.

29

Un auteur accordera toujours plus de talent à son dernier caudataire qu'à son plus grand rival.

30

On voit errer, sur l'océan de la littérature, de nombreux radeaux de la Méduse, où des affamés de gloire se dévorent entre eux.

31

Les pires ennemis de l'homme de lettres sont la cupidité, s'il a du talent, le désintéressement, s'il n'en a pas.

32

—— Ce roman est faux d'un bout à l'autre.
 —— Oui, mais le chèque de l'éditeur n'était pas faux.

33

—— Que vaut ce livre?
 —— Cent mille francs.
 — Et cet autre?
 — Moins que rien: la gloire posthume.

34

 Les livres qui se vendent le moins ne sont pas les meilleurs; mais il y a plus de chance qu'ils le soient que ceux qui se vendent le plus.

35

 La lecture doit-elle être un délassement ou une occupation? Vaine question. Tout délassement est une occupation qui a des charmes. La lecture de Platon a autant de charmes pour certains esprits que celle du roman feuilleton pour d'autres. Mais comme les esprits futiles sont en beaucoup plus grand nombre que les esprits élevés, c'est la littérature légère qui dispose de la majorité des lecteurs.

36

 Il faut tenir compte de l'art jusque dans l'infamie du roman feuilleton. Même à ce degré inférieur, où, d'en haut, tout semble se confondre, il y a les romanciers habiles et ceux qui ne le sont pas.

37

 Dans la littérature qui s'adresse aux foules, j'exige au moins la morale.

38

 Ce qui fait que l'on lit volontiers des œuvres manifestement inintelligentes, c'est que l'on éprouve la satisfaction de se sentir supérieur à elles.

39

 Celui qui veut débiter son esprit, comme un épicier son vin, est obligé, pour faire ses frais, de le couper de beaucoup de sottise.

40

 Avoir les femmes pour soi est un des grands soucis des écrivains. Qu'ils se tranquillisent ! Ils ont toujours les femmes pour eux: mais ils ont celles qu'ils méritent.

41

 Il faut pardonner à un auteur d'être méchant: jamais d'être bête.

42

 Un écrivain qui se résoud au rôle d'amuseur public devrait vendre ses livres enfarinés comme une tête de pitre.

43
 Pour avoir écrit une œuvre passable, combien d'auteurs se permettent vingt livres ridicules!
44

 Nous avons des trésors d'indulgence pour la sottise d'un écrivain qui une fois, par.hasard, a trouvé une page qui nous charme.

45
 Un auteur réputé qui commet un mauvais livre est un falsificateur qui vend un produit frauduleux sous une étiquette authentique.
46

 Rien de plus juste qu'on profite de l'engouement du public pour une œuvre; rien de plus malhonnête qu'on profite de son engouement pour un nom.

47
  Il n'y a pas de faillites, en littérature: il n'y a que des banqueroutes.

Louis Dumur.

LE SECRET DE M. RENAN (1)

 II y a dans l'homme déchu deux tendances, dont l'une s'appelle superstition et l'autre incrédulité. En général, la superstition s'attache aux faits pris en eux-mêmes, indépendamment de la vérité ; l'incrédulité s'attache aux conceptions abstraites, indépendamment de la réalité. La superstition s'attache aux faits, sans leur demander de signifier quelque chose; l'incrédulité s'attache aux rêves de son esprit, sans leur demander aucune réalisation. L'une se contente d'un corps sans âme, l'autre d'une âme sans corps. Ces deux illusions se ressemblent beaucoup plus qu'elles n'en ont l'air, elles se touchent comme le premier et le dernier degré du cercle.
 L'erreur aime à se déguiser. Il est rare qu'elle donne sa formule. Elle se retranche habituellement derrière des remparts de phrases. Elle se promène, elle circule, elle fuit, elle échappe. Elle vise à être une ombre, et, craignant qu'on ne la saisisse, évite de prendre corps et surtout de dire son nom. La superstition ne dit pas: Je ne m'attache qu'à l'acte extérieur et je me moque de la vérité intime.  
 L'incrédulité ne dit pas ordinairement: Je m'attache a mes conceptions, sans m'inquiéter de savoir si elles sont vraies ou non.
 Elles font ainsi, mais ne parlent pas ainsi ordinairement. Quand par extraordinaire elles disent leur nom et livrent leur secret, c'est un fait très grave. Ce fait semble annoncer qu'elles sont mûres pour une catastrophe.
 Or, ce fait vient de se produire. Dans la Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1863, M. Renan vient de donner la formule de sa Philosophie avec une précision directement contraire à ses habitudes et avec une netteté qui ressemble à de la complaisance. On dirait que, lassé d'être réfuté par les autres, il se met sur les rangs de ses contradicteurs et se réfute enfin lui-même. Voici ce qu'il écrit:
 « Ne nions pas qu'il n'y ait des sciences de l'Eternel, mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. »
 Ce mot, bien nettement, est rare sous la plume de M. Renan. Il l'emploie dans cette Parole, parce que cette Parole est solennelle. Cette Parole résume l'Allemagne et l'Inde. Cette Parole est terrible. Cette Parole n'est pas un des accidents de l'Incrédulité; elle serait son essence si l'Incrédulité avait une essence.
 Voici une science qui n'a pas d'objet ou qui a un objet dépourvu de réalité, et cette science est la science de l'Eternel.
 L'esprit humain est si grand qu'il lui faut une science de l'Eternel; il est si misérable qu'il consent à mettre cette science hors de la réalité. Il est si grand et si misérable qu'il fait ces deux choses à la fois. Cet aveu est un événement intellectuel, et par une circonstance intéressante il se trouve dans la bouche la moins habituée à faire des aveux et à donner des formules.
 Voici a quelle occasion M. Renan vient de trahir son secret.
 Il écrit de Dinan, à M. Berthelot:
 « Ici, au bord de la mer, revenant à mes plus anciennes idées, je me suis pris à regretter d'avoir préféré les sciences historiques à celles de la nature, surtout à la physiologie comparée. Autrefois, au séminaire d'Issy, ces études me passionnèrent au plus haut degré. A Saint-Sulpice, j'en fus détourné par la philologie et l'histoire. Mais chaque fois que je cause avec vous, avec Claude Bernard, je regrette de n'avoir qu'une vie, et je me demande si, en m'attachant à la science historique de l'humanité, j'ai pris la meilleure part. »
 M. Renan quitte un instant la période historique, et revenant à ses plus anciennes idées il interroge la nature avant l'homme sur les destinées de la planète: Terre. Par là, il nous permet d'entrevoir quelle eût été la direction de ses études s'il eût préféré les sciences de la nature aux sciences historiques.
 « Ne pensez-vous pas, dit-il, que si la morphologie zoologique était étudiée avec plus de philosophie, avec l'œil pénétrant d'un Geoffroy Saint-Hilaire, d'un Gœthe , d'un Cuvier; ne pensez-vous pas, dis-je, qu'elle livrerait le secret de la formation lente de l'humanité, de ce phénomène étrange en vertu duquel une espèce animale prit sur les autres une supériorité décisive ? »
 Donc, si M. Renan, au lieu de choisir les sciences historiques, eût choisi les sciences de la nature, s'il eût pris ce qu'il semble appeler la meilleure part; alors, au lieu d'écrire la vie de Jésus, comme il l'a fait, il eût cherché le secret de ce phénomène étrange en vertu duquel une espèce animale prit sur les autres une supériorité décisive. Hélas ! ce n'eût pas été là la meilleure part, ni même une meilleure part, car c'eût été la même part: il eût fait la même œuvre, dans une autre occasion.
 Ce phénomène, par lequel une espèce animale prit sur les autres une supériorité définitive, est en effet bien étrange! Et cependant je ne veux pas rire, car il s'agit de la destinée des âmes; et d'ailleurs, l'article de M. Renan atteste, de sa part, une souffrance intérieure. Que cette souffrance soit connue ou inconnue de lui-même, elle existe, je l'affirme.
 Mais voici quelque chose de bien singulier. Cette croyance à un phénomène étrange, qui serait la construction lente de l'humanité et la supériorité ainsi acquise par une espèce animale sur les autres, cette hypothèse qui échappe par sa nature à la discussion et qui indigne la conscience de l'homme, cette hypothèse contre laquelle se lève notre âme, comme un cri, cette hypothèse ne ressemble-t-elle pas à une sorte de superstition scientifique, offrant avec la superstition religieuse de graves analogies? M. Renan aurait-il voulu réunir dans son article les deux contradictions dont je signalais tout à l'heure la ressemblance mystérieuse? Voudrait-il à la fois formuler une incrédulité religieuse et une superstition scientifique? Il vient d'affirmer un idéal qu'il déclare dépourvu de toute réalité. Maintenant, il propose à la science un fait, qui, s'il était réel, serait une réalité dépourvue d'idéal.
 Ce qu'il y a de triste et d'un peu plaisant, c'est que pour aboutir a cette hypothèse M. Renan débute par une nomenclature détaillée des sciences qu'il voudrait connaître.
 « La philologie et la mythologie comparées nous font ainsi remonter, dit-il, bien au-delà des textes historiques et presque aux origines de la conscience humaine. Dans l'ordre chronologique des sciences, ces deux études prennent rang entre l'histoire et la géologie. Cette dernière, en effet, est loin d'être étrangère à l'histoire de l'homme.
 « .....Au-delà de l'horizon que nous montraient la mythologie et la philologie comparées, lequel s'arrête à la formation des grandes races, il y aura l'horizon de la paléontologie, de la zoologie et de l'anthropologie comparées. Peut-être même une certaine archéologie trouvera-t-elle ici des applications. »
 Ici intervient la morphologie zoologique, sur laquelle M. Renan place son espérance: c'est elle qui doit nous raconter la formation lente de l'humanité et nous livrer le secret du phénomène étrange en vertu auquel nous avons pris, sur les autres animaux, une supériorité décisive.
 En effet, ce secret est si caché que ce ne serait pas trop, pour le découvrir, de réunir en un bloc la mythologie, la philologie, la paléontologie, la zoologie, l'anthropologie, l'archéologie, la morphologie, et de les interroger à la fois.
 Car la supériorité que nous avons prise sur les autres espèces animales est, remarquez-le bien, une supériorité décisive. Ce dernier mot jette l'esprit dans des hypothèses singulières et dans des perplexités douloureuses. La morphologie, par exemple, pour ne parler que d'elle, ne serait-elle pas dramatique si elle nous racontait une époque où l'homme avait, sur les autres animaux, une supériorité réelle, mais non pas encore décisive? Ne liriez-vous pas avec un intérêt anxieux l'histoire de ces alternatives singulières où l'animal qui prendra le nom d'homme asservirait pour un moment le chien et le cheval, et subirait ensuite à son tour leur joug, jusqu'a ce qu'il eût acquis sur eux une supériorité décisive ? Lecteur de ces combats terribles, ne trembleriez-vous pas quand la morphologie vous raconterait, dans son langage, les événements qui vous ont fait homme, et les batailles dont l'issue décida que ce serait le cheval qui vous traînerait et non pas vous qui traîneriez le cheval? Si par malheur, dans ces moments redoutables, les choses avaient autrement tourné, si quelqu'autre espèce animale avait pris sur la nôtre une supériorité décisive, c'en était fait, au moins pour nous, de la philologie, de la mythologie, de la géologie, de la paléontologie, de la zoologie, de l'archéologie, et surtout de la morphologie.
 Je n'insiste pas davantage. J'ose à peine rire; le récit de Moïse est là, avec sa simplicité et sa profondeur ; les enfants l'apprennent sans étonnement: les hommes et les anges plongent leurs regards dans ses abîmes. Le récit de Moïse est là, et devant lui les papillons noirs s'envolent comme les rêves d'un malade au lever du soleil.
 Toute erreur est fondée sur une vérité dont on abuse. M. Renan cherche à découvrir le développement de la vie sur la terre. Or Moïse, lui, raconte l'action de la main créatrice. La terre a vu les animaux avant de voir l'homme; elle a vu l'homme avant de s'épanouir, le septième jour, dans la hauteur sublime, avant d'assister au repos de Dieu.
 La tentative que fait M. Renan pour regarder la création avant l'homme et sans Moïse le conduit au bord de l'éternité, et là, en face de l'abîme, il fait cette déclaration que j'ai citée d'abord, à cause de son importance : « Ne nions pas qu'il n'y ait des sciences de l'éternel; mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. »
 Cette parole, qui ne semble pas, au premier coup d'œil, se rapporter directement à la morphologie dont je viens de parler, se rapporte à elle très directement, sinon par une connaissance logique, au moins par une relation spirituelle, par un de ces accords discordants qui sont, dans le domaine du faux, ce qu'est l'harmonie mystérieuse dans le domaine du vrai.
 La morphologie qui considère l'homme comme devant au phénomène étrange d'une formation lente sa supériorité décisive sur les autres races animales, cette morphologie oublie, dans l'étude des faits, l'idée ordonnatrice qui les dirige. Elle oublie les types, la loi des êtres. Elle confond les différentes provinces de la création, n'apercevant pas le trait de feu qui les sépare.
 La métaphysique qui accompagne cette morphologie lui ressemble en ce sens qu'elle essaie d'accomplir la même séparation : seulement elle agit du côté de l'idéal. Elle prend l'éternel, veut qu'il ait sa science à lui, mais refuse à l'objet de cette science la réalité, comme tout à l'heure la morphologie vient de refuser aux réalités la loi vraie de leur création. La morphologie de l'auteur vient de chasser le vrai du réel; sa métaphysique chasse le réel du vrai.
 Ainsi s'en vont vers deux abîmes, aux deux extrémités de l'horizon, sans espoir de se rencontrer, les deux objets de la science, le monde visible et le monde invisible.
 L'erreur fractionne toutes choses. Elle contient toujours des fragments de vérité, mais ces fragments sont des lambeaux ; tantôt elle étudie les faits et elle a raison, mais elle oublie les idées, et la science des faits, ayant perdu son arome, se corrompt; tantôt elle étudie les idées et elle a raison, mais elle oublie leur réalité, et la science des idées, ayant perdu sa substance, s'évanouit.
 Telle est l'unité de l'article que j'ai sous les yeux. Cette unité est latente; mais il peut être utile de l'apercevoir. L'unité est si nécessaire à tout que, pour examiner plusieurs erreurs comme pour examiner plusieurs vérités, il faut saisir le point par lequel elles se tiennent. A la hauteur où nous devons nous placer dans l'oubli absolu de toute question personnelle, les noms des hommes sont pour nous ce que sont les signes en algèbre. Notre but est de saisir les caractères de la lumière, les caractères de l'obscurité, et de nous orienter dans la question du vrai, afin de reconnaître les quatre points cardinaux, même quand nous jetons les yeux sur la carte de l'erreur.
 L'erreur, disais je, fractionne toutes choses, et nous laisse le soin de coordonner les débris. La vérité est immense. Elle embrasse tout et s'étend au-delà des grandeurs qu'elle contient. Saint Paul ne voulait savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, mais par là il savait toutes choses ; là où est le corps s'assembleront les aigles. Saint Paul montre la croix aux nations comme le centre où leurs désirs épars se réuniront et s'assouviront. Les juifs s'attachent aux faits; ils veulent des miracles : qu'ils viennent et qu'ils regardent ! Les Grecs s'attachent aux idées et demandent la sagesse: qu'ils viennent et qu'ils regardent! La croix est assez grande pour embrasser toutes choses : la source qui coule est assez profonde pour étancher les soifs de tout genre. Les mots virtus et sapientia couvrent et découvrent à la fois des profondeurs que nul regard n'a sondées. Or, la sagesse cachée de Dieu, c'est Jésus-Christ, et la vertu de Dieu manifestée, c'est encore Jésus-Christ.
 « Judaei signa petunt; graeci sapientiam quaerunt. Nos Christum praedicamus crucifixum, Judaeis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam, ipsis autem judaeis vocatis atque graecis, Christum Dei virtutem et Dei sapientiam. »
 La grandeur fausse se complaît en elle-même; elle dédaigne, elle repousse, elle est froide et guindée. La grandeur vraie a les bras ouverts, et quelquefois son immensité disparaît, aux yeux du vulgaire, sous sa simplicité.
 La grandeur fausse est raide, comme si elle craignait de perdre quelque chose de sa taille.
 L'autre n'a pas besoin de précautions; elle se penche vers nous parce qu'elle est la grandeur.
 N'oublions pas la parole de M. Renan : elle est le secret de l'erreur actuelle, qui veut bien affirmer, à condition de mettre ce qu'elle affirme en dehors de la réalité.
 Or, l'idéal sans réalité est une débauche d'imagination.

Ernest Hello



 (1)

« 8 Octobre 1892.

 « Mon cher Vallette,
 « Je vous avais promis le. commencement de mon Exégèse des Lieux communs, et je suis très affligé oe ne pouvoir aujourd'hui tenir ma parole, car je suis un homme exact, et très fier de cette vertu que mes seuls amis connaissent.
 « Vous n'aurez donc pas de ma copie, cette fois, mais, par grand bonheur, j'ai beaucoup mieux à vous offrir.
 « Voici un ancien article, assez court, d'Ernest Hello, le grand Méconnu, sur le Dieu des lâches qu'on vient d'enterrer, avec équité, comme une vieille vache pourrie.
 « Cet article, publié par la Revue du Monde Catholique, le 10 novembre 1863, me parait une chose forte et certainement curieuse à reproduire au lendemain des oraisons funèbres de ce Judas... Macchabée.
 « II ne fut reproduit, je crois, dans aucun des livres du pauvre grand homme — livres profondément ignorés, d'ailleurs, — et je crois être sûr que le Mercure de France ne sera pas éternellement déshonoré par cette insertion.
 « Veuillez agréer, etc.

« Léon Bloy. »

COMME TOUT LE MONDE

 A quelqu'un venu lui soumettre, anxieux, un cas de conscience, M. Renan répondit : « Faites comme tout le monde. » La noblesse inattendue d'une telle parole nous impressionna vivement, et, pour « faire comme tout le monde », nous résolûmes, dès que nous parvint la « fatale nouvelle de sa mort », d'interviewer un des nombreux amis du célèbre académicien. Notre choix fixé sur M. l'abbé S., ancien condisciple du défunt et qui garda toujours avec lui d'excellentes relations, M. Hermès a bien voulu se dévouer à une tâche neuve pour lui et aller recueillir, de la bouche même du sympathique ecclésiastique, l'appréciation suivante:
 « Monsieur Renan eut dans sa vie deux grandes passions, l'exégèse biblique et Paul de Kock. Ce goût sacerdotal, il le prit au séminaire de Saint-Sulpice, où M. l'abbé Le Hir enseignait l'aleph et le schin de la science judaïque; ce goût papal, il le prit encore au séminaire, en un temps où les vertus de Grégoire XVI excitaient une grande émulation et où Paolo di Coco était la littérature de fraude des séminaristes malins.
 « Je l'avoue, l'auteur de la Femme aux trois culottes eut sur M. Renan une excessive influence. Sans doute M. Renan acquit à cette fréquentation l'amour du style simple, de l'ironie douce, du sous-entendu mi-tendre, mi-polisson, mais à l'historien et au savant une telle intimité fut certainement peu profitable, car elle lui enseigna, assez fâcheusement, l'art des hypothèses romanesques, des déductions fantaisistes ou précipitées, lui inculqua enfin des habitudes d'esprit en désaccord avec ce que M. Le Hir attendait d'un si éminent disciple.
 « Paul de Kock ! — A ce nom, que de souvenirs : un Pape, un Beau-Père de l'Eglise, toute une tradition ecclésiastique infiniment respectable! Et pour ceux qui (comme votre humble interlocuteur) eurent la joie de se compter au nombre des fidèles amis de M. Renan, que de charmantes souvenances! La grande veuve d'Israël, alors l'épouse respectée de l'illustre et vénérable Défroqué, était obligée a des ruses pour arracher aux mains de son mari la Pucelle de Belle-ville : « Ernest, lui disait-elle, sois raisonnable, écris d'abord ce que t'a demandé M. Buloz, — et je te rendrai ton joujou. »
 « Pauvre grand homme ! Le voilà, comme M. de Kock lui-même, au pays des Ombres! Il a quitté les joies de sa vie, après en avoir compris le néant, après avoir senti l'universelle vanité de tout, de la gloire et des banquets, de l'amitié et de l'interview, de la bonté et de la philologie. Et voilà qu'au seuil de son éternité, quelque part dans les espaces , il a fait connaissance avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, d'ailleurs, il professait une grande estime. Cependant, je le crains, — l'entrevue a dû être orageuse. »
 Sur ce mot de la fin, notre envoyé spécial (qui est fort intelligent) comprit que l'entretien était terminé, et il prit congé, avec un sourire entendu, du respectable abbé, — en lui promettant le secret le plus absolu.

R. G.

LE LIVRET DE L'IMAGIER


 Des deux collaborateurs de ces notices, celui qui reste abandonne, au moins provisoirement, sa tâche. Albert Aurier avait rédigé la curieuse préface du Livret; il devait donner très prochainement des pages sur le Tombeau de Philippe Pot, SUT le Couronnement de la Vierge, de l'Angelico, sur le Tombeau de saint Léocade, qu'il avait découvert à Châteauroux.

L'I.

LES LIVRES (I)


 Le Latin Mystique, les Poètes de l'Antiphonaire et la Symbolique au Moyen-Age, par Remy de Gourmont, avec une Préface de J.-K. Huysmans et une Miniature de Filiger (Edition du Mercure de France, et se vend chez Léon Vanier). — V. page 240.
 Le Premier Livre Pastoral, par Maurice du Plessys (Léon Vanier). — V. page 197.
 Le Salut par les Juifs, par Léon Bloy (Adrien Demay, 21, rue de Châteaudun).— Franciscus Zephyrus Florentin, qui fut un assez estimable philologue mais un bien timide exégète, écrivait dans son commentaire à l'Apologeticus adversus gentes de Tertullien : « Celui qui voudrait expliquer très bien le très profond mystère de la Trinité devrait connaître Dieu très bien. Mais cela est certainement beaucoup plus difficile que de percer l'Isthme ». Cet homme paraîtrait sans doute à M. Léon Bloy un triste idiot, et de même tout théologien sans audace, enlisé dans les nauséabonds marécages du catholicisme prudent et bien élevé. Je dois avouer que cette opinion peu charitable me semble très légitime, et qu'un livre de fougueuse spéculation comme le Salut par les Juifs, inquiétant pour les consciences orthodoxes, devient aussitôt qu'imprimé un outrage continuel à tous les cuistres de sacristie, et oblige au contraire à la sympathie et presque à l'admiration ceux qui, même détachés de tout dogme, goûtent encore le plaisir, archéologique, hélas ! de s'intéresser à l'Absolu.
 Depuis le crucifiement de Jésus, les Juifs portent à travers les âges et les contrées la réprobation de leur attentat contre Dieu, et cependant ils sont le peuple élu entre tous ; Salus ex Judaeis est, dit l'Evangile de saint Jean. Comment résoudre la prodigieuse antinomie, « deviner l'énigme infiniment équivoque de cette damnation? ». Il ne faut rien moins que pressentir ce qui se passe au sein même de la Trinité », et, avec une hardiesse effrayante chez un croyant, M. Léon Bloy révèle son interprétation personnelle du mystère. Bien qu'il se défende énergiquement d'hétérodoxie, je crains qu'il n'ait renouvelé en partie les antiques hérésies des montanistes et des caïnites : mais cela ne regarde que lui et son directeur de conscience, s'il en accepte un, et il ne faut considérer que l'extraordinaire et inattendue beauté du paraclétisme qu'il prophétise. Le peuple élu et cependant reprouvé n'est rien moins que le symbole humain d'un ineffable conflit entre le Christ et le Paraclet : « Israël est investi par privilège de la représentation et d'on ne sait quelle très occulte protection de ce Paraclet errant dont il fut l'habitacle et le récepteur ». De même qu'autrefois, en Jésus, il crucifia le Pauvre par excellence, de même maintenant il le crucifie encore, sous la forme de l'Argent, qui est la substance du Pauvre. Mais, peu à peu, les chrétiens aussi sont devenus semblables aux Juifs : eux, les pauvres de jadis, ils ont crucifié le Pauvre, c'est-à dire sordidement ravi et cruellement torturé l'Argent, et quand tous auront accompli le crime qu'ils reprochent depuis des siècles à la race maudite, il faudra bien que le Christ les quitte, puisqu'ils l'auront renié: et alors, le Consolateur, le Paraclet pourra venir pour être torturé à son tour « par les membres de Jésus-Christ ». Ici, la parole même de l’Évangile de l'abjection providentielle doit être citée, annonçant, avant la réconciliation suprême dans l'Infini, le règne méconnu et douloureux de ce que les bourgeois pharisaïques appelleraient volontiers la Crapule,
 « Ce Visiteur inouï n'aura pas d'amis et sa misère fera ressembler les mendiants à des empereurs. » II sera le fumier même où l'indigent Iduméen raclait ses ulcères. On se penchera sur lui pour voir le fond de la Souffrance et de l' Abjection.
 » A son approche.... les charognes en putréfaction se couvriront de parfums puissants achetés à des navigateurs téméraire pour se préserver de sa pestilence, et, dans l'espoir d'échapper à son contact, les empoisonneurs des pauvres ou les assassins d'enfants diront aux montagnes de tomber sur eux.
 » Après avoir exterminé la pitié, le dégoût tuera jusqu'à la colère, et ce Proscrit de tous les proscrits sera condamné silencieusement par des magistrats d'une irréprochable douceur.
 » Jésus n'avait obtenu des Juifs que la haine, et quelle haine ! Les chrétiens feront largesse au Paraclet de ce qui est au-delà de la haine.
 » Il est tellement l'Ennemi, tellement l'identique de ce Lucifer qui fut nommé Prince des Ténèbres, qu'il est à peu près impossible — fût-ce dans l'extase béatifique — de les séparer. »
 Alors, dit la voix véhémente d'Israël figurant la troisième personne de la Trinité, « alors, il sera tout simple qu'il descende, le Crucifié.... Car le salut du monde est cloué sur moi, Israël, et c'est de Moi qu'il lui faut « descendre ».
 L'apocalypse démesurée et violente de M. Léon Bloy échappe, comme on le voit, à la basse critique et aux chicanes grammaticales: il faut en aimer ou en haïr franchement l'imagination fulgurante et ténébreuse. Elle troublera, s'ils sont capables de la comprendre, les heureux de ce monde ; car elle est, elle aussi, mais avec une incomparable énergie du Verbe, annonciatrice des jours où se paieront toutes les archiséculaires dettes de souffrance et de désespoir. Mais si la haine presque universelle est réservée nécessairement à qui osa écrire un pareil livre, M. Léon Bloy peut compter au nombre de ses amis inconnus quiconque exècre la vilenie médiocre, — respectée et triomphante.

P. Q.


 Poésies (2 vol.) et Poésies Nouvelles (1 vol.), par Catulle Mendès, avec 3 portraits de l'auteur, eaux-fortes de F. Desmoulin (Charpentier). — Un charmeur; une grâce légère, brillante, enlaçante, sensuelle, parfumée, quelque chose comme « du rosolio sucé dans un flûte mousseline », ainsi qu'il l'a écrit lui-même dans une adorable petite pièce. Cela simplement? Non point. Une hautaine clameur d'épopée aussi, et de fulgurantes parades avec l'épée à deux mains héritée du Charlemagne du romantisme. C'est avec ce côté héroïque de la poésie du maître que les deux premiers volumes nous font refaire connaissance, et il feut proclamer qu'Hespérus, les Contes Epiques, le Soleil de Minuit, les Soirs moroses sont de très nobles poèmes, de perfection achevée, d'imagination flamblante et grandiose. Dans le troisième volume, Catulle Mendès paraît avoir abandonné un peu le mode épique pour se livrer à la confection des plus délicates orfèvreries. Tous ces rondels, villanelles, odelettes sont d'un pimpant, d'un scintillant, d'un chatoyant merveilleux. Impossible d'aller plus loin dans rassemblement mélodieux des rimes, dans la virtuosité menue et fleurie du badinage. C'est l'enchantement du Joli; et le poète serait sans conteste le premier si la poésie n'avait d'autre mission que de briller comme un bijou. Mais quelque lassitude se mêle à cette ivresse quasi physique ; et après toute cette débauche de gentillesses fondantes, de strophes musquées, d'odelettes glacées a la framboise, on aspire violemment après le verre d'eau pure d'une simple émotion. L'émotion: voilà ce que Catulle Mendès semble avoir souci de fuir à tout prix. Ce qui le préoccupa seul, c'est la sensation, et encore la sensation localisée à l'épiderme, en un mot le frôlement; et il faut s'empresser d'ajouter que nul n'a poussé plus loin que lui l'irritation savante des papilles. Si la première condition de tout art est d'être sincère, le poète aurait eu grand tort de diminuer le sien en l'appliquant à des objets pour lesquels il n'est point fait; et peut-être le comble de l'artifice eût été pour lui de feindre le simple et le naturel. Il y a perdu de nous toucher; mais, en revanche, il nous a donne, dans le domaine de l'imagination pure, de somptueuses fêtes, de luxueuses orgies, et dans une splendeur de marbres polychromes, de velours pompeux, de soies fleuries et bruissantes, une sorte de banquet à la Véronèse, étincelant et théâtral, où lui-même siégeait avec la grâce ouvragée d'un Florentin blond. C'est en lui que le romantisme incarna son expression la plus significative. Avec son goût du geste héroïque, l'empanachement de sa langue, son inspiration à la fois truculente et précieuse, ses visions grandioses, sa psychologie exorbitée, il résume admirablement toute l'école qui mena son train brillant et tumultueux à travers le siècle.
 De cette féerie qu'il nous donna, c'est une profonde reconnaissance que nous conservons, et si l'évolution des goûts et des idées — évolution qui ne connaît point d'arrêt — nous entraîne maintenant vers d'autres rivages , ce n'est certes point sans mélancolie que nous nous tournons, là-bas, vers cette Venise qui s'enfonce peu à peu à l'horizon avec ses dômes dorés, ses basiliques peintes, ses palais tragiques reflétés dans les canaux moirés, lourds de noirs secrets et d'où viennent encore à nous, mêlés à de longs trémolos sinistres, des échos alanguis et tièdes de violes mourantes sur les eaux.

A. S.


 Sur le Retour, par Paul Margueritte (Ernest Kolb). — Un colonel de cuirassiers, M. de Francœur, va passer un congé de trois mois chez son frère, au château de Luzerne. Il y rencontre Yveline, une créole de quinze ans déjà femme, et s'en éprend. Cet homme sur le retour — la cinquantaine demain — ignore l'amour sinon l'aventure, et, point viveur, plutôt chaste, paraissant au reste plus jeune que son frère dont il est l'aîné de deux lustres, il songe à Yveline comme un amoureux adolescent, projette de l'épouser, se décide à demander sa main; puis, tout a coup, à la suite d'une circonstance qui lui montre la folie de ce rêve, il y renonce douloureusement. — Toute simple histoire de cœur, très sobre et pleine d'heureux détails d'observation. Ah! nous sommes loin du si noir pessimisme de Tous Quatre, de l'impersonnalité voulue et de la langue « artiste » de ce temps-là. M. Paul Margueritte est aujourd'hui un psychologue à la vision doucement triste des choses, expert à noter, avec de jolies délicatesses, les sentiments de ses personnages, pour l'ordinaire peu complexes et point pervers. Il est aussi un tendre, et laisse voir de ses émotions juste assez. Il possède enfin la vertu d'indulgence: on sent que, loin de se moquer du colonel, il le plaint de son amour insolite. Cette pitié, si rare dans le roman français, pour un être malheureux ou ridicule, est celle des qualités de M. Paul Margueritte que j'aime le plus. Sans elle, d'ailleurs, la psychologie de cet homme presque vieux qu'envahit la passion eut été quelconque, tandis qu'elle est ici poignante. Et c'est parce qu'elle est intéressante en soi que je reprocherai à l'auteur des incidents romanesques qui la faussent, la troublent pour le moins, et nous ramènent aux beaux jours de M. Octave Feuillet. Ainsi, je tiens pour un gros péché littéraire la scène — parfaitement vraisemblable et possible — de la cabane : Yvon jaloux, à deux pas du colonel caché, dénonçant à sa cousine Yveline l'amour de M. de Francœur. Je sais bien que cet épisode est à la fois pour déterminer la crise chez le colonel et avertir Yveline; mais la crise eût pu être provoquée autrement, et je préférerais qu'Yveline ne fût jamais instruite. Une autre scène, également regrettable, s'enchaîne à celle de la cabane: la congestion cérébrale dont est frappé le colonel à la fin de la journée. Pourquoi? Pour que le malade délire et révèle inconsciemment à ceux qui l'entourent, son frère et sa belle-sœur, son amour pour Yveline. Puis, dans ce délire même, un élément inattendu, et si peu utile: la charge des cuirassiers au calvaire d'Illy. Or, cabane, congestion, délire, outre que ce sont des moyens pas très neufs, m'apparaissent comme des superfluités. Il semble que le drame, sans cesser d'être très humain, se fût intensifié et eût atteint à la grandeur si personne au château n'eût connu la passion du colonel.

A. V.


 Le Cyclisme théorique et pratique, par L. Baudry de Saunier, ouvrage orné d'environ 400 illustrations dont plusieurs en couleurs et en phototypographie, et procédé d'une préface de Pierre Giffard (Librairie Illustrée). — En août 1891, M. L. Baudry de Saumier nous donnait une Histoire Générale de la Vélocipédie qui obtint un vif succès. Elle se recommandait par des qualités de style et de goût auxquelles ne nous avaient pas habitués les spécialistes du genre. Aujourd'hui, il nous offre Le Cyclisme théorique et pratique, un volume encore plus gros, plus complet, plus humoristique et plus « entraînant ». On y trouve des pages exquises pour les lettrés, techniques et renseignées pour ceux qui, non contents de rouler, veulent savoir pourquoi ils roulent. On y voit des portraits, des images peintes, des figures géométriques, et même, à cheval sur une bicyclette, un élégant squelette bien en os, comme je vous en souhaite un.
 Je parlerais plus volontiers de ce livre que de tel roman, mais à quoi bon? la bicyclette, comme Mercure, vires acquirit eundo. Si Pierre Giffard, selon la légende, lui conquit tout un monde,chacun de nous se vante justement, à son tour, d'avoir séduit, par son exemple, cinq ou six récalcitrants. Calculez la progression.
 L'homme grave qui dit d'un bicycliste : « Voici un singe ! » saura monter demain et ne se trouvera pas si ridicule. S'il fallait le pousser un peu, je citerais ces quelques lignes de L. Baudry de Saunier : « La bicyclette aura beau scintiller et faire la belle, jamais ses reflets doux de nickel ne dompteront les ennemis feroces dans la cage desquels je suis entré, les commerçants qu'elle ruine! Qu'elle colore ses tubes au goût du jour, en vert, en rouge, en noir fileté d'or, jamais les industriels dont elle écrase la patente dans ses engrenages ne verront en rose cette assassine... Tel maître de manège avoue que ses clients, désespérément, un à un, lâchent l'étrier, pour la pédale. Chez lui, dans les mangeoires rongées au bord, sa femme serre son linge. Les chevaux se sont télescopés les uns dans les autres ; de vingt, ils se sont résorbés à dix; de dix, à cinq... Au gymnase, les barres parallèles se déforment d'inaction, la sciure leur monte aux jambes. Le professeur, au bureau, compte et recompte ses cachets de carton que les pouces des élèves ne graisseront plus... L'escrime seule résiste, en ce qu'elle est un art et une finesse autant qu'une exercice. »
 Merci pour l'escrime, et que la bicyclette ravage ailleurs tout à son aise!

J. R.


 Eveil d'Amour, par Henri de Braisne (Dentu). — M. de Braisne n'est point un débutant; il peut montrer une douzaine de volumes en manière d'œuvres complètes, et le très gros livre qu'il publie aujourd'hui demanda un peu plus que le travail d'une quinzaine. Un zèle aussi évident pour la cause des lettres est méritoire au point qu'il faudrait, pour le récompenser dignement, citer quelque pièce supérieure donnant — si je puis parler de la sorte — toute l'âme de M. de Braisne. Il me pardonnera de n'avoir pas osé choisir. — D'ailleurs, — il faut toujours mêler une légère critique à de tels éloges — les idées qui le guident et son procédé ne me plaisent souvent qu'à demi ; il croit à des avenirs meilleurs, peut-être au progrès, à sa gloire future, toutes choses contestables; ses sonnets sur les Primitifs me font penser qu'une substantielle page de prose est plus que suffisante à des descriptions; encore on peut lui reprocher de n'avoir pas constamment le mot juste, et certaines de ses expressions provoquent le sourire : « les suppôts de l'envie », par exemple ,« mon style vainqueur, notre chasse est clameuse », etc.. Mais c'est quereller M. de Braisne pour des vétilles; comparons ses poésies aux imbécillités de M. Alcanter ou bien aux mignardises sùries de l'école romane, et nous les trouverons incontestablement magnifiques.

C. Mki.


 Nudo, monologhi e scene, par Giuseppe Gramegna (Torre Annunziata, Casa editrice Giuseppe Maggi.) — Ce recueil de dialogues et monologues a eu, paraît-il, un certain succès ; que dis-je ? un immense succès! L'éditeur nous en prévient avec raison, mais qu'il ne croie pas que cela puisse influencer notre sentiment.
 C'est avec une parfaite spontanéité que nous rendons grâce à l'auteur de nous avoir initié au genre d'esprit où se plaisent les Napolitains d'aujourd'hui. Il ya des illustrations « comiques » en rouge, en bleu, en vert, en violet, qui ne sont pas moins spirituelles que le texte; elles ont la finesse et l'inattendu des images des Mars et des Draner.

Z.


 Les Coulisses de l'Anarchie, par Flor O'Squarr, (Savine). — Dans un avertissement au lecteur, M. Flor O'Squarr prétend, le premier, faire bien connaître le parti anarchiste. « Son livre à la main, dit-il, il sort des couches profondes de la foule révolutionnaire et vient avertir le bourgeois, son frère aîné, qu'il est temps pour lui d'abdiquer, de mourir ou de se défendre

Admonei et magna testatur voce per umbras.. »

 L'auteur exagère la puissance de sa voix et cite Virgile un peu à l'aventure : il n'y a rien là qui n'ait traîné dans tous les journaux depuis un an. La compilation n'est même point complète; ainsi, il est facile de relever dans le chapitre de La Presse des omissions assez graves: parmi les journaux anarchistes de langue allemande, M. Flor O'Squarr néglige simplement Der Anarchist, de New-York (4e année), Der Vorbate, de Chicago (19e année, 8 pages de texte très compact chaque semaine), Der Arme Teufel, de Détroit-Michigan (8e annee), et parmi les journaux espagnols : La Anarquia, de Madrid (3e année). Ce ne sont pas là des feuilles obscures et éphémères qui puissent échapper à un historien sérieux. De même, parmi ceux qui eurent une notable influence sur le mouvement, des théoriciens comme Dühring et Max Stirner sont passés sous silence. La psychologie est à l'avenant de l'exactitude, et la langue ne vaut guère mieux que la psychologie.

P. Q.


 Vers l'Etoile, par Emile Vitta (Léon Vanier). — Bien qu'il se réclame quelque part du « grand Verlaine », l'auteur du présent recueil de vers semblerait plutôt résolu à suivre, avec quelques autres jeunes catéchumènes pleins de bonne volonté, Notre-Seigneur de l’Évangile vague et indéterminé, Melchior de Vogüé. Il parle avec éloquence de Dieu et de la Foi; quel Dieu et quelle Foi ? un « rhéteur » seul aurait l'audace de s'en informer. Et cependant, à tel fragment de poème, on devine que celui-là du moins n'est pas un illettré et échappera peut-être un jour à l'influence de pareils niais. Puisse-t-il devenir apostat du néo-christianisme : — c'est la grâce que je lui souhaite.

P. Q.


 Sur la Mandoline, par Marcel Sérizolles (Ollendorf). — Il n'y a pas grand'chose à dire de ce livre, que l'auteur nous apprend publier surtout pour se faire plaisir. Je n'ai certes point de haine pour les vers « rimés à la mode ancienne », et les disputes des rhéteurs me laissent froid; même, je constaterai facilement qu'il se trouve, de temps à autre, dans le recueil de M. Sérizolles, quelques jolis couplets; le malheur, c'est qu'ils ne contiennent rien, hormis les choses de tout le monde. A signaler cependant aux amateurs d'innovations une Table des dédicaces.

C. Mki.

(1) Aux prochaines livraisons : La Loue (Louis Duplain); Distruzione ed altri Racconti (Ugo Valcarenghi) ; Le Vœu de vivre (René Ghil) ; Le Beau Monde (Oscar Méténier); Le Serment d'Annibal (Antoine Chansroux); Bobin (Fernand Baudoux) ; Mademoiselle d'Orchair (Richard Ranft) ; Heures (Francis Poictevin) Passagère (Paul Bonnetain); Hœrès (Léon A. Daudet); Le Salariat ; La Loi et l'Autorité (Kropotkine); Au Ciel (Jean Casier); La Leçon d'amour (Paul Franck); Etoile de Cirque (Armand Dubarry); La Lutte idéale (Léon Maillard).

JOURNAUX ET REVUES


 Sous ce titre : Les Dieux méchants, notre collaborateur Remy de Gourmont a publié au Journal (8 octobre) un article à propos de la mort de notre ami Aurier. Nous en extrayons les lignes suivantes:
 « De tous les jeunes écrivains de sa génération et de sa foi littéraire, Albert Aurier était peut-être le mieux doué, celui qui avait l'avenir le plus sûr, celui qui marchait le plus vite vers la plénitude du talent et de la réputation. C'était un critique d'art incomparable, le seul qui, en ces temps derniers, ait trouvé du nouveau en un genre qui semblait stérilisé. On sait qu'en ce moment Une école de peinture se développe et s'affirme, qui, rompant avec la plus récente tradition cherche à renouveler l'art par un retour à la simplicité de moyens et aussi par le vouloir d'exprimer, par la couleur ou par la ligne, non pas seulement la beauté ou la vérité des choses, mais aussi les idées et les symboles qui dorment dans les choses. Ce mouvement concorde avec le mouvement analogue que l'on a signalé dans la littérature et qui se peut exprimer d'un mot : l'antinaturalisme.Il ne s'agit plus de copier la vie telle quelle ou selon de vains arrangements mélodramatiques, ni de raconter, ni de transcrire, par n'importe quel procédé, des anecdotes, même monumentales, même suivies en plusieurs tomes ou en plusieurs rectangles de toile peinte; il faut que l'œuvre s'élève jusqu'à la signification, qu'elle dise un peu d'éternel, qu'elle proclame un idéal humain de tous les temps et de tous les pays. Aurier était le théoricien de ces tendances nouvelles, et sa critique était sûre. En un mot, il faisait autorité, et, même avec une publicité insuffisante, il créa des réputations qui furent aussitôt ratifiées. Les artistes de la génération montante, les « Indépendants » et quelques autres groupes, font, en lui, une perte qu'il n'est pas excessif de qualifier d'irréparable ; on pourra continuer la critique synthétique qu'il avait inaugurée, mais lui seul savait ce qu'il y fallait dire, et nul ne le remplacera. »

A. V.


 Parmi les trop nombreux articles que les journaux déversèrent sur le défunt Renan, trois ont été surtout remarqués, trois articles fort dur, celui de Paul Adam dans le Journal, celui de Léon Bloy dans le Gil Blas, celui d'Eugène Tavernier (écrivain peu connu, mais qu'on dirait de famille d'Hello) dans l'Univers.
 Du premier : « La Vie de Jésus emporta l'assentiment du monde, parce que ce livre permit aux gens de vilipender Dieu sans bassesse. Avant lui, l'irréligion appartenait au brutal. Après lui, elle s'acclimata dans les intelligences parées de finesse... Grâce à ses soins littéraires, Jésus offusqua moins de sa supériorité divine les députés et les chefs de bureau.... M. Renan a mis l'absolu au niveau des électeurs. »
 Appréciation de Tennyson, le poète anglais qui vient de mourir, par M. Stéphane Mallarmé (Echo de Paris):
 « Nous sommes souverainement injustes pour Tennyson; l'homme que vient de perdre l'Angleterre était une grande figure littéraire. Si les comparaisons n'avaient toujours quelque chose d'absurde, puisqu'elles ne sont jamais tout à fait exactes, je vous dirais que Tennyson est un artiste du vers, aussi délicat que François Coppée, aussi habile ouvrier que Leconte de Lisle. Du premier, il a le charme dans la description des choses intimes et discrètes; du second, il possède le lyrisme large, brillant et majestueux.
 » Les premières poésies de Tennyson affectaient une certaine grâce mièvre, une monotonie suave dont on se fatigua bientôt : il y avait trop de bleu, trop de sentimentalité vague et précieuse dans les vers du poète; et c'est évidemment ce premier caractère de son talent qui a faussé l'opinion littéraire chez nous. Mais il suffît de lire les œuvres admirables qui suivent pour se convaincre que l'Angleterre avait en lui un brillant et original poète.
 » Tennyson était une nature ardente, éprise d'un art tout à la fois mélancolique et violent, calme et impétueux: tour à tour délicat et sensible, passionné et hautain, il avait des strophes hautes en couleur, ou d'une tristesse pénétrante. Sa lyre possédait des cordes où frémissait le lyrisme le plus échevelé, où murmuraient les plaintes des amoureuses idylles.
 » Les deux plus belles œuvres de ce poète sont, à mon avis, celles qui portent pour titre In memoriam et Maud ; c'est là qu'il a mis toute son âme, pleurant ici, avec une tendresse exquise, un beau jeune homme ami, fauché par la mort, chantant là le cycle merveilleux des chevaleries anciennes. J'ai dit tout à l'heure que Tennyson rappellait Coppée et Leconte de Lisle: il serait peut-être plus exact de le comparer, dans ses grands poèmes historiques, à Puvis de Chavannes : chez le poète comme chez le peintre, c'est la même simplicité majestueuse, le même coloris harmonieusement épars.Le poème de Maud égale en beauté sereine les fresques du Panthéon.
 » Pour vous donner une idée à peu près complète de la poésie de Tennyson, il me faudrait vous mettre sous les yeux des extraits de chacune de ses œuvres. La chose serait difficile, car j'aurais l'embarras du choix. Laissez-moi cependant vous lire cette page que j'ai autrefois traduite, et qui vous montrera un côté du génie de ce poète... »
 Ici, M. Mallarmé cite Mariana, le poème de Tennyson qu'il traduisit et qui fut publié dans le Mercure de France en juin 1890 (n° 6):
 « ... Tennyson était le poète de la cour d'Angleterre depuis plus de quarante ans ; il avait succédé à Wordsworth dans ces fonctions honorifiques auxquelles sont attachés d'assez maigres honoraires. A ce titre, il était tenu de célébrer les grands événements heureux ou malheureux du pays : mariage illustre, victoire éclatante et deuil cruel. Il est juste de dire que les plus belles inspirations du poète ne jaillirent pas de cette source officielle.
 » Pour vous prouver combien étaient prisées là-bas les œuvres de Tennyson, je ne vous citerai qu'un fait: un éditeur anglais, enthousiasmé par le génie du maître, lui acheta un poème au prix d'une guinée le vers — soit 26 fr. 25.
 » Quel sera le successeur de Tennyson à la cour d'Angleterre ? il serait difficile dès à présent de le dire. La reine Victoria ne voudra certainement pas de Swinburne, qu'elle trouve trop socialiste et voluptueux, et je ne serais pas surpris que le choix du gouvernement se portât sur William Morris ou Robert Buchanam.
 » Mais, quelque soit le poète appelé à succéder à l'illustre mort, l'Angleterre ne tardera pas à s'apercevoir qu'avec Tennyson quelque chose de grand et de glorieux s'en est allé. »
 M. Anatole France a donné dans le Temps une fort intéressante étude sur l'Elvire de Lamartine, en réalité Julie Charles, la femme du célèbre physicien. Si, comme il est probable, l'auteur réunit ces pages en un petit volume, nous aurons sans doute l'occasion d en parler plus longuement. C'est un fort bon chapitre d'histoire littéraire.
 La Revue des Deux-Mondes du 1er octobre contient un très curieux article de M. Alfred Binet sur l'Audition colorée. Voici en quoi consiste ce phénomène : à l'audition ou à la lecture (qui est une pseudo-audition), certains sujets éprouvent la sensation de couleur, sensation mentale, toute psychologique, honnis quelques exceptions maladives où cela devient faiblement hallucinatoire. Ainsi, au prononcé du mot Anémie, telle personne percevra du noir, du jaune, du blanc; pour elle ce mot est bariolé en trois couleurs. Au reste, nulles règles en cette question; toutes les auditions colorées sont nettement personnelles.
 Statistique de M. Jules Millet:
 A noir, E jaune, I blanc, O rouge, U vert.
 Statistique de M. E. Claparède:
 A noir, E bleu, I rouge, O Jaune, U vert.
 Notation de Rimbaud:
 A noir. E blanc. I rouge, U vert, O bleu...
 Notation de M. Ghil:
 A noir, E blanc, I bleu, O rouge, U jaune.
 L'A noir est, il est vrai, unanime en ces exemples; M. Binet ne le fait pas remarquer, non parce que cela gène sa théorie, mais parce que, le nombre des couleurs étant limité, presque autant que celui des lettres, il faut bien qu'il y ait rencontre, le nombre des auditeurs-voyants étant, lui, illimité. D'ailleurs, en d'autres exemples, l'A est tantôt rouge, tantôt jaune, tantôt blanc, etc.
 Il est donc puéril de vouloir tirer une théorie esthétique d'anomalies toutes personnelles; c'est pourquoi M. Binet critique la tentative de P.-N. Roinard en son Cantique des Cantiques, et je lui donne raison, n'étant pas atteint de cette précieuse maladie. Et même la plupart des spectateurs, doués de l'audition colorée, devaient se trouver en contradiction avec lui et cruellement souffrir. — Cependant M. Binet a omis de commenter l'expression populaire et comprise de tous : une voix blanche. Il a encore oublié de noter que les aveugles cherchent à s'expliquer les couleurs par les sons, et que l'un d'eux, à qui on parlait de rouge éclatant, se mit à dire : Cela doit être quelque chose comme un son de clairon. A part ces deux lacunes — qui ne sont pas de peu d'importance en l'espèce — l'étude de M. Binet est intéressante et bien documentée.

R. G.

M. Georges Brandimbourg a entrepris, pour le Courrier Français, d'interviewer les directeurs des revues de littérature et d'art sur le passé, la physionomie, la marche et le but de leurs publications. Six articles déjà ont paru : MM. Léon Deschamps, Henri Hamel, Emile Strauss, Alfred Vallette, Bernard Lazare, Léon Vanier.
 C'est dans le numéro du 2 octobre que M. Brandimbourg relate sa conversation avec notre rédacteur en chef, qui déclare entre autres choses:
 « ... Aujourd'hui, on peut sans doute inférer de l'ensemble du recueil des tendances plutôt idéalistes, mais à aucune époque la rédaction ne fut esthétiquement homogène. Les formules d'art, les idées et les opinions les plus opposées s'y rencontrent. L'imputation d'être un « cénacle », qu'entre autres bourdes on nous décocha, n'en est que plus drôle... L'unique but des fondateurs du Mercure de France était donc de créer une publication sérieuse, durable, où dire tout ce qu'ils voulaient, dans la forme qui leur convenait, sans se soucier le moins du monde de plaire ou de déplaire au public, au risque même de ne point trouver de public. Ils en ont un maintenant et qui grossit tous les jours, preuve manifeste que leurs idées, jugées si subversives par nos bons Prudhommes, correspondent tout de même à quelque chose dans le public... » Après avoir exposé la nécessité pour nous d'avoir une publication qui nous appartint, les journaux ne laissant jamais la pleine liberté que nous réclamons, M. Alfred Vallette ajoute : «...Nous sommes, par rapport à eux (les journalistes), en morale, en esthétique, en sociologie, d'épouvantables révolutionnaires... Le devoir de nos grands frères était de nous étudier, non de nous répudier. Ils se plaignent de nous, je croîs : ils oublient qu'ils ont manqué de bienveillance. Et pour s'épargner de nous comprendre, ils affectent pour nous, bien que nous les préoccupions cependant, une indifférence dédaigneuse, et ils nous tiennent aux yeux de Leur public en une perpétuelle minorité par la qualification ridicule de « jeunes », c'est-à-dire des gens qui en sont à l'âge où l'on jette sa gourme et où ce qu'on écrit est sans importance..... Mais jamais le Mercure de France — qui n'est certes pas rédigé par des vieux — ne fut une « revue de jeunes » au sens actuel de cette sottise. »

G. D.

 Au commencement d'octobre a paru le premier numéro des Blatter für die Kunst (Feuilles pour l'Art), Berlin, 9, Lothringerstrasse. Malgré l'analogie du titre, ce recueil n a aucune communauté de doctrine avec les Ecrits pour l'Art, publiés ici par M. René Ghil et où les préoccupations sociologiques dominent maintenant. Le bref avertissement de la rédaction au lecteur déclare au contraire que la Revue demeurera dans le domaine de l'Art pur, <« de l'Art pour l'Art ». Pour le moment, la partie critique sera éliminée. « Nous croyons profitable de ne pas débuter par des théories, mais avec des œuvres qui manifesteront notre volonté et d'où plus tard on pourra déduire des règles. » Cependant on étudiera dans la Revue, d'une manière raisonnée, les tendances nouvelles de la littérature, en Allemagne et à l'étranger, en se gardant des mots sonores (symbolisme, décadentisme, etc.) qui « troublent les idées ». Ce fascicule contient des poèmes de Stefan George, extraits du Pèlerinage d'Algabal : la technique en est irréprochable et l'inspiration violemment étrangère aux habitudes allemandes; M. Stefan George, qui traduisit Baudelaire, s'y montre fervent de l'artificiel et ennemi de la nature. En outre, un fragment de drame de M. Hugo von Hofmannsthal, des lieder de Paul Gérardy, transposés en allemand par l'auteur même des Chansons naïves, une Légende de M. Édmund Lorm, des vers de M. Carl Rouge. C'est là, en somme, une tentative d'art fort intéressante et consciencieuse, à qui vont toutes nos sympathies et tous nos souhaits.

P.Q.

 Dans Die Zukunft (L'Avenir), la nouvelle revue mensuelle de M. Maximilien Harden(Ier octobre), M. Ola Hansson communique une lettre de M. Auguste Strindberg, que celui-ci adressa en réponse a une invitation réitérée de venir passer quelque temps à Berlin. La voici:
  « Cher Ola Hansson,
 » L'essentiel serait de pouvoir partir d'ici.... récemment j'ai été saisi deux fois ici ; j'ai des dettes, je ne puis pas m'en, aller sans être poursuivi par les journaux. L'automne est là. J'habite encore a la campagne et ne puis la quitter.
 » J'ai terminé six pièces de théâtre, dont deux grandes, comme le « Père » et « Mademoiselle Julie », qu'il serait possible de représenter sans craindre des poursuites pour outrage aux mœurs — à l'étranger, bien entendu. En Suède,il y a l'obstacle de l'impénitence pour tout ce que fait Auguste Strindberg.
 » Si j'étais avec mes pièces à Berlin, elles seraient sauvées pour le théâtre; du moins pourrais-je les publier en un volume de théâtre inédit......
 » Mais comment sortir de cet enfer? Si j'avais deux cents marks d'argent de voyage, je décamperais.
 » Pour pouvoir vivre, j'ai peint et vendu des tableaux! à des prix dérisoires, s'entend.
 » Je songe à devenir photographe pour sauver mon talent d'écrivain.
 » Vois-tu un moyen de me libérer d'ici pour sauver ma vie psychique?
 » On rit ici de ma misère, et j'y aurais mis un terme définitif si je n'avais mes enfants.

» Amicalement,

» Auguste Strindberg.

» Dalaroe, 13 septembre 1892. »

 M. Ola Hansson ajoute: « Dalaroe est une station de pêche dans le district de Stockholm. Tôt il fait froid et rude, là-haut.
 » Je transcris ici cette lettre in extenso pour que l'univers sache comment le plus grand génie suédois vivant est sur des roses après quinze ans de production littéraire infatigable et incessante, comment la Suède sait estimer son plus grand fils, comment elle s'estime elle-même en lui.
 » Je sais qu'à ces lignes des cris de paon retentiront du pays de l'industrie du fer — mais j'ai des faits et des expériences que je ne manquerai pas de lui opposer. ... »
 Arracher Strindberg à « l'étroitesse des conditions suédoises » où « le piétisme et l'émancipation des femmes » se partagent l'opinion publique, tel avait été le désir de M. Hansson. Il avait vu faiblir la prodigieuse fécondité de Strindberg et voulait l'arracher à la « meurtrière stagnation à laquelle il avait lui-même échappé ».
 J'apprends qu'à Berlin des personnes s'intéressant à l'Art ont subvenu aux premiers besoins du maître écrivain suédois.
 Freie Bühne (septembre) publie les résultats de la souscription Max Stirner.
 M. John Henri Mackay, occupé depuis plusieurs années à rassembler les matériaux pour une biographie de Stirner, parvint à découvrir l'endroit ou celui-ci fut enseveli, ainsi que son dernier domicile. Afin de conserver la mémoire du prodigieux individualiste auquel nous devons le Livre libérateur, dont rendit compte M. Randal au dernier numéro des Entretiens, M. Mackay, l'auteur de « Anarchistes », prit l'initiative d'une souscription, close il y a quelques mois. Grâce surtout au vif intérêt que M. Hans von Bùlow, le célèbre musicien, accorda à l'entreprise, les sommes nécessaires ont été réunies promptement.
 Une plaque a été fixée à la maison Philippstrasse 19, Berlin N. W. Elle porte en lettres d'or l'inscription suivante: « En cette maison vécut ses derniers jours Max Stirner (Dr Caspar Schmidt, 1806-1856),le créateur de l'œuvre immortelle « l'Unique et sa propriété », 1845. »
 La tombe du philosophe, surmontée d'un monument de granit, porte en grosses lettres ces simples mots : MAX STIRNER. C'est la 53e tombe dans la neuvième rangée de la douzième section du II cimetière Sophiengemeinde. Aux fervents du maître d'honorer sa mémoire par de pieux pèlerinages.

H. A.

 Le Nouvel Echo, abandonnant le format revue, devient (1er octobre) un élégant journal in-4° illustré de 16 pages. Au sommaire, les noms de Georges Courteline, Jacques Madeleine, Emile Strauss, Alcanter de Brahm, etc.
 Nouveaux confrères: L'Art Littéraire (Réd. en chef: Louis Lormel, 3, rue du Four. — In-4° de 4 pages). Des Notes de François Coulon « A propos de la vérité dans le drame symbolique », et des Paysages d'Ame (proses) de Louis Lormel — L'Avenir Artistique (Dir. : Albert Clairouin, 40, rue Blanche. — In-4° de 8 pages sous couverture).

A. V.

CHOSES D'ART

 Presque entièrement rédigée par Albert Aurier, cette rubrique avait acquis une certaine importance : on y trouvait des renseignements que nulle autre revue, même spéciale, n'aurait donnés. Nous ferons de notre mieux pour qu'elle conserve son intérêt de « petite gazette » de l'Art nouveau. Il y avait, entre Aurier et moi, une mutuelle confiance qui nous permettait de signer ici indifféremment l'un pour l'autre, selon l'occasion, mais en toutes questions d'art son avis prévalait; il prévaudra encore : son esthétique reste la nôtre.

 On annonce pour la fin du mois le renouvellement de l'exposition de la galerie Le Barc de Boutteville.
 Un nouveau Lucas de Leyde, un Ecce Homo, peint sur bois, vient d'être trouvé à Lindau.
 Le Musée céramique de Sèvres vient de s'enrichir de plusieurs pièces curieuses; entre autres : d'anciennnes faïences, porcelaines ou poteries de Marseille, de Chantilly, du Staffordshire, de Siam ; ces derniers échantillons, qui datent du XIIIe siècle, indiquent un art arrivé à sa perfection : il y a une tête de Bouddha en grés très caractéristique. Notons encore quatorze carreaux vernissés du XVe siècle, provenant de l'ancienne abbaye des Prémontrés de Braisne-sur-Veste, et représentant en rouge sur engobe jaune une chasse seigneuriale, chasseurs, valets, chien, un cerf, sonneurs de trompe, joueurs de tambour et de flûte, coureurs agrémentés de grelots, baladins, fou, etc. Donc, aussi interessant pour l'histoire des mœurs que pour l'histoire des procédés céramiques.

R. G.

ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
G.-Albert Aurier.

 Si un souvenir, plus tard, peut mêler quelque douceur à l'inconsolable chagrin de ses proches, ce sera celui des affections et des sympathies que laisse notre ami Albert Aurier. De cela témoignent la foule d'écrivains et d'artistes qui vinrent à la gare d'Orléans, le jeudi 6 octobre, pour un suprême adieu, et le nombre des amis d'enfance et de collège qui, à Châteauroux, l'accompagnèrent jusqu'au caveau de famille où maintenant il repose.
 A la gare d'Orléans, des couronnes ont été déposées par MM. Paul Vogler— l'ami avec qui Aurier fit à Marseille ce voyage au retour duquel il s'alita — Remy de Gourmont, Le Barc de Boutteville, puis par Un groupe d'amis, les Essais d'Art Libre, la rédaction du Mercure de France, etc.
 Parmi les personnes présentes, nous avons reconnu MM. Edouard Dubus, Remy de Gourmont, Julien Leclercq, Jules Renard, Albert Samain, Pierre Quillard, Jean Courl, Louis Denise, Charles Merki, Alfred Vallette, Mme Rachilde, P. N . Roinard, Gabriel Randon, Henry de Groux, Paul Vogler, Vogler père, Ibels, Le Barc de Boutteville, Georges Darien, Edmond Girard, Mme B. de Courrière, André Okenski, Henri Darien, Théodore Chèze, le comte Antoine de La Rochefoucauld, Fournon, Angrand, Roger Marx, Jules Huret, Marcel Collière, M. et Mme Léon Deschamps, Mlle Camée, Léon Maillard, Yvanhoé Rambosson, Léon Riotor, Jules Méry, Léon Dorez, Alfred Mortier, Charles-Henry et Paul-Armand Hirsch, Alejandro Sawa, Tardieu, Etienne Decrept, Ch. Garnier, Emile Devaulx, Louis Kolf, Thézard, Lucien Hubert, Mahut, Arthème Salmon, Moreau, Louis Hugues, Gaston Lesaulx, Forichon, Guillemain , Déguéret, Duchemin, M. et Mme Chernovis, M. et Mme Hautecœur, MMmes de Vaux, Jacques de Vaux, Andhré et Paul Bouché, Vacher, Gustave Moulinet. Richard, Georges et Maurice Pinault, Crespin, Gourin, Clapon, Tissier, Babou, J. des Gachons, Lefebvre.
 Nous avons reçu de nombreuses lettres attristées, dont plusieurs de personnes qui ne connaissaient notre ami que par ces publications. Celles que nous insérons ci-dessous émanent d'amitiés plus particulières:
  « Mon cher Vallette,
 « Dans le train qui marche, le Gil Blas m'apprend l'horrible nouvelle de la mort de notre doux et cher Aurier. Je ne connais pas les siens , mais à vous, notre rédacteur en chef, je tiens à dire — car mon cœur a besoin de le dire à tous en le disant à vous — que je pleure amèrement l'ami perdu.

« Saint-Pol-Roux. »

« Mon cher ami,
 Je viens, par un faire-part, d'apprendre la mort de ce pauvre Aurier. 27 ans ! Et tant de talent, et tant d'avenir! Est-ce possible ? Mais comment est-il mort? De quoi ? Il paraissait si fort, si plein de santé!
 » Je ne connais personne de sa famille. Je ne connais guère que vous, de ses amis. C'est à vous, mon cher Gourmont, que je dis toute ma tristesse. Ici, dans ma solitude, je me fais un monde idéal de jeunes amis. Je leur parle souvent: ils sont avec moi un peu partout où je suis. Aurier était de ceux-là. Et quoique je ne l'aie entrevu qu'une fois, dans l'ombre d'un théâtre, il m'était devenu cher.
 Il n'y a donc que des deuils dans la vie!
 « Je vous embrasse tendrement.

» Octave Mirbeau

  « Mon cher Leclercq,
 » Aurier ! Vous disiez : Aurier, comme je dis : Carrière.
 » Vous devez avoir beaucoup de peine.
 » Seulement à 7 heures, hier soir, on m'a remis la lettre. Quel regret !

» Je vous serre la main,

» Jean Dolent. »

   « Cher Monsieur Vallette,

 » Je n'ai pu me joindre à vous et aux vôtres au convoi de votre si précieux ami et collaborateur G.-Albert Aurier.
 » Prévenu trop tard, j'ai eu la tristesse de ne pouvoir donner cette dernière preuve de sympathie affectueuse à la belle intelligence que fut notre ami.
 » Excusez-moi, cher Monsieur, auprès de vos amis, et croyez que je prends grande part à votre chagrin, ayant conscience des belles qualités dont la mort, en prenant Albert Aurier, nous a privés.
 » Croyez-moi de cœur avec vous dans une profonde émotion.

» Eugène Carrière. »

 « Georges Lecomte associe ses très vifs regrets à ceux que laisse à tous ses amis du Mercure la mort de ce pauvre grand Aurier, et vous prie d'agréer, mon cher Monsieur Vallette, l'expression de ses sentiments attristés et de sa sympathie bien dévouée.

» Georges Lecomte. »

  « Mon cher Vallette,

« J'apprends à ce moment la douloureuse nouvelle. Je regrette bien profondément de n'avoir pu me joindre aux amis qui ont dit un dernier adieu à celui qui venait de disparaître. Je n'étais pas prévenu.

» Mille regrets de votre tout sincère,

« Ch. Wiest. »

 Nous détachons du Journal du Département de l'Indre les lignes suivantes, qui relatent la cérémonie de l'enterrement à Châteauroux:
 « Ce matin, de nombreux amis ont accompagné jusqu'à sa dernière demeure la dépouille mortelle de M. Albert Aurier, dont nous avons annoncé la mort prématurée.
 » Le char funèbre était orné de nombreuses couronnes offertes par l'Association amicale des anciens élèves du lycée; la Rédaction du Mercure de France; les Essais d'Art Libre; les amis de Paris ; les amis de Châteauroux, et par la famille.
 » Le deuil était conduit par M. et Mme Grammaire, et les cordons tenus par MM. Alexis Joyaux, juge au tribunal civil de Guéret; Adolphe Landry, substitut à Espalion; Paul Moreau, avocat à Paris; Albert Tissier, professeur à la Faculté de droit de Dijon.
 » Après la cérémonie religieuse, qui a eu lieu à l'église Notre-Dame, l'inhumation a été faite dans un caveau de famille.  Sur le bord de la tombe entr'ouverte, M. Albert Tissier a dit un dernier adieu à celui qui fut toujours un bon camarade et un ami sincère.
 » Il s'est ainsi exprimé:

« Messieurs,

 » Au nom de tous les amis d'Albert Aurier, des compagnons de sa jeunesse, de ceux qui l'ont connu pendant ses années d'études, de labeur, d'espérance, de confiance dans l'avenir, je viens jeter sur cette tombe un dernier, un simple adieu. Pour un pareil deuil, si inattendu, si prématuré, si cruel, on ne saurait parler de résignation, et je ne veux pas prononcer ici une seule parole de consolation vaine. Ceux qui ont connu ce grand cœur, cette large générosité, cette sereine bonté, ceux qui ont apprécié cet esprit si délicat, si cultivé, si épris des belles choses de la littérature et de l'art, ceux-là peuvent seuls savoir combien notre deuil est grand, notre douleur profonde. Albert Aurier avait fait à Paris ses études de droit; il avait été reçu avocat; mais une vocation née d'un enthousiasme sincère, et qui n'étonna aucun de ceux qui le connaissaient, l'entraîna vers des travaux exclusivement littéraires et artistiques. Pendant plusieurs années, nous l'avons vu se préparer avec ardeur à cette carrière vers laquelle ses goûts l'attiraient; il avait été un des élèves distingués de l'école du Louvre; quelques uns de ses premiers essais avaient été très remarques et laissaient présager ce qu'il pourrait donner un jour. Ses critiques d'art notamment lui avaient valu des éloges autorisés et lui avaient déjà assigné un rang brillant dans la presse parisienne. Il est mort au moment où il allait recueillir le fruit de ses premiers travaux, où il allait achever des œuvres plus mûries qui lui auraient attiré les succès et les récompenses que méritait son jeune talent. Mais, et c'est ce que je tiens surtout à dire ici, s'il ne doit rester de lui que le souvenir que nous conserverons, ce souvenir, qui sera celui de l'ami au cœur excellent, plein de douceur, de bonté, de dévouement, ce souvenir à lui seul vaudra toutes les réputations et toutes les gloires.
 » Au nom de tous ses amis, je dis à Albert Aurier un dernier adieu. »

 La mort vient de priver M. Camille de Sainte-Croix d'une mère beaucoup aimée, qui lui avait adouci et rendu possible l'heure périlleuse des débuts. Un grand deuil frappe également M. Charles Morice, qui a eu la douleur de perdre son père au commencement de ce mois.
 Nous adressons à nos deux amis l'expression de nos sympathies attristées.
 Madame Marie Huot a donné, le 2 octobre, en la salle de la Sociéte de Géographie (carte du Tendre, cette fois-ci...) une bien curieuse conférence sur le Malthusianisme. Sans vouloir discuter les très louables intentions de la conférencière , car il nous faudrait pour ce écrire un volume, nous nous bornerons à cette remarque, nullement ironique de notre part : répandre la doctrine de Malthus ne suffit pas lorsqu'on s'adresse au peuple et même à une certaine classe de petits bourgeois naïfs, il faut avoir le courage d'aller jusqu'à la démonstration,
 — Oui! elle a raison.... mais le moyen ! murmurait derrière nous une dame de bonne volonté.
 Quand on a la bravoure de Mme Marie Huot, s'arrête-t-on en si belle route? Ceci soit dit au seul sujet du fond. Quant à la forme, félicitons l'orateur, Mme Huot n'étant pas du tout la virago qu'on se plait à nous dépeindre, flanquée de dogues et de matous aussi cruels que reconnaissants. C'est, au contraire, une encore fort jolie femme au geste ample et souple, légèrement nerveux quelquefois, au profil Sarahbernardtesque, à la crinière léonine, à la voix sympathique, et pour la plus grande gloire non de Malthus, mais bien plutôt de l'éternel féminin, elle est encadrée par deux hommes d'allures très crânement charmantes : son mari et son fils. Rien d'exquis comme de voir, en ces temps de couardises générales, ce tout jeune Henri Huot placé, durant le discours de sa terrible maman, au milieu d'une centaine d'étudiants rendus fous furieux par un peu de logique brutale, et leur tenant tête avec une chevalerie qui n'est certes plus en usage chez les fils de famille de notre chère patrie! Après la conférence de Mme Huot, divers compagnons, l'un orné d'un dalhia a sa boutonnière, se sont étendus sur les joies de l'amour libre et les malheurs de l'impératrice d'Allemagne, qui fut obligée, la pauvre, d'épouser contre son gré un empereur souffrant (soyons polis), alors qu'elle eût préféré sans doute l'étreinte d'un brave ouvrier à la casquette noblement posée en arrière. M. Victor Barrucand a dit des choses relativement raisonnables, que d'ailleurs personne n'a entendues. Un monsieur imberbe et pâle a réfuté le droit de sélection naturelle en offrant comme exemple Léon Cladel, qui se trouvait être le cadet méprisé d'une nombreuse famille et est cependant devenu un homme de lettres célèbre (A ce sujet, quelqu'un lui a fait doucement remarquer que le type de l'homme de lettres célèbre ne pouvait en aucun cas être pris pour celui de la perfection masculine). Puis on s'est séparé complètement aphone. Somme toute, bonne séance pour la cause. Encore quelques coups de pouces rageurs dans la pulpe du fruit de l'arbre maudit et nous certifions la complète pourriture nécessaire à son détachement de la branche.

***

 Le poète Charles Delacour (plus connu dans le monde où l'on flonflonne sous le pseudonyme — combien Moscove — d'Ivanoff) débuta, non sans gloire, à l'Eden-Concert, un vendredi du mois dernier.
 Invoquée la Déesse par qui sont les cœurs asservis, madame Sainte-Ange (O. A. [image d'une couronne de laurier] et maîtresse du lieu ) s'ingénia, voici quelques automnes, de manifester aux gens, sous une rubrique, je l'ose dire, portenteuse, Soirées classiques, les vieillotes sucreries de Paul Henrion, de Nadaud, et de la petite mère Loïsa Puget, naïve prédécesseur du jeune homme Fourneau. C'est en ce musico sans précédent que les hommes de ma génération ont pu connaître quelle indifférence accostait le patriarche Béranger touchant les peignoirs de sa maîtresse:

» J'ai su depuis qui payait sa toilette »,

et par quelles gaillardises cette charogne, non moins nationale que feu Renan, bénissait le Dieu qui mène ses pareils aux honneurs sans fin, à l'admiration édentée autant que subtile du jouvenceau Barrès.
 C'est là aussi que trop rarement un chanteur de tout premier ordre. M. Francis Villé, fait ouïr les robustes idylles de Pierre Dupont et telles de ces vieilles chansons du terroir français où se plaisait tant Gérard de Nerval.
 Monsieur Charles Delacour donne à l'Eden-Concert la note moderne avec ses poèmes d'une misanthropie langoureuse qui font rêver d'un Bruant attendri. Sa grâce personnelle, son art de dire et la parfaite harmonie de son costume avec sa tête de Christ préraphaélisant chez Liberty, ont produit sur le public quelque peu fruste du boulevard Sébastopol une impression vive; et les demoiselles de chemisiers y présentes essaieront longuement sur leur forte-piano les songs : J'taimais bien et Je ne sais pourquoi.
 Voilà donc un exutoire neuf à l'insatiable ambition des poètes. MM. de l'école romane, moins connus, nonobstant leurs efforts, que le suçon Géraudel, pourront prendre exemple là-dessus et manifester coram populo ce trésor de versions latines qu'ils élaborent opiniâtrement. Avec leur entente de la mise en scène, il n'est pas douteux qu'ils sauront choisir pour leurs débuts les quartiers de Paris les plus congruents à leurs aptitudes.
 Ainsi, le chevalier Maurice du Plessys est tout indiqué pour « rénover » les beuglants de la rue de Flandre, et Jean Moréas pour matagraboliser les consommateurs de la Nouvelle Athènes. Ernest Raynaud jouera du violon, ce pendant que Raymond de La Tailhède représentera, d'une insuffisance « chasse-ennui », le quatrième officier de Marlborough.

X.

 L'Echo de Paris a eu la pensée louable de créer, dans son supplément du samedi, la rubrique « Les Jeunes Revues littéraires et artistiques », sous laquelle est donné, par des citations nombreuses et des notes, comme un tableau synoptique des idées manifestées dans leurs revues par les écrivains nouveaux. Cette rubrique a été confiée à M. Alfred Vallette, dont les deux premiers articles ont paru dans les numéros des 16 et 23 octobre.
 « Poète, Lamartine a toujours amèrement regretté d'être marqué et comme stigmatisé de ce titre. Il le porta tout le temps de sa vie, et qui peut l'en blâmer? comme le plus désobligeant des sobriquets. » Cette extraordinaire flagornerie adressée en hommage à tous les mufles qui n'ont point le malheur d'être poètes n'est point signée, comme on le croirait, par quelque fétide pingouin de la chronique. Elle a été imaginée pour les lecteurs de 'La Lyre universelle par M. E. Ledrain, d'ordinaire mieux avisé.
 Enrik Ibsen met la dernière main à son nouveau drame. Des traités avec plusieurs éditeurs étrangers viennent d'être signés. Mais on ignore encore le contenu et les tendances de la pièce. La nouvelle, donnée par un journal viennois et reproduite par toute la presse européenne, annonçant une pièce politique « à clef » est absolument fausse. Ibsen a l'habitude de garder un silence complet sur ses productions. A Munich, lorsqu'il travaillait à Hedda Gabler, sa femme et son fils ignoraient entièrement quelle « nouvelle diablerie » il préparait.
  « Bruxelles, 26 septembre 1892.
 » En vous remerciant, Monsieur, de me donner acte dans le Mercure de France, page 190, du titre : Un Prophète, pour mon prochain volume, permettez-moi de rectifier une erreur commise dans la rédaction de la note : je n'ai pu dire que « la donnée du livre est identique » à celles des œuvres que préparent MM. Gabriel Randon et Stuart Merrill, n'ayant encore entendu parler que du titre de ces œuvres. Mon observation ne portait que sur ce point : des idées peut-être analogues semblent préoccuper divers littérateurs; j'ai simplement voulu éviter que le hasard fît surgir quelque livre du même titre, — car une fois le vrai titre d'un livre trouvé, il n'y a que celui-là qui soit le bon, et en confraternité — littéraire — je préfère que ce soit moi qui l'aie.

» Raymond Nyst. »

 Pour paraître prochainement:
 Une belle Dame passa, un livre de vers d'Adolphe Retté (Vanier).
 L'Ame Errante, un volume de vers de Georges Lorin.
   « Groningue (Hollande), oct. 3.
  » Monsieur!
 » On m'assure qu'un journal bien connu a émis le mois dernier des affiches ainsi rédigées:
 » L'Echo de Paris est le seul journal qui publie des chroniques d'Albert Dubrujeaud. »
 » Je suis un grand amateur de curiosités, et comme je n'ignore pas absolument la littérature française contemporaine, il m'a semblé que cette affiche serait la perle de ma collection.
 » Si vous pouvez me la procurer, je vous en serai très reconnaissant. Le prix, si élevé qu'il soit, ne m'arrêtera pas.

» Herengracht. »

Mercvre.

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