N° 7. – JUILLET 1890

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Mercure de France, t. I, n° 7, juillet 1890, p. 225-256.


UNE PASSION ESPAGNOLE À ALGER


 En même temps que la Passion du poète Haraucourt se déclamait, le Vendredi-Saint, au Cirque d'Été, ― à Alger, dans un cirque également, une troupe d'amateurs espagnols représentait la Passion, selon les Évangiles.
 Ce drame, en six actes et 14 tableaux, dialogué par Enrique Escrich, et remanié par le sieur Garijo, le Judas de la troupe, offrait cet intérêt d'être joué par des pêcheurs, des ouvriers, des femmes du peuple, tout comme les mystères du moyen-âge et les représentations d'Oberammergau.
 Ces artisans aux jambes nues et aux mains calleuses n'avaient, jusque-là, figuré encore qu'à huis-clos, dans un répertoire ancien et moderne, sur un théâtre à eux, perdu sous les voûtes noires et âcres de la Pêcherie, devant un public recruté dans la plèbe espagnole, très nombreuse ici. C'était la première fois qu'ils paraissaient devant la foule bigarrée des hiverneurs cosmopolites, des Algériens, et du commun italien, maltais, juif et arabe. Aussi le cirque Bab-el-Oued était il plein.
 Ce que furent les acteurs et la pièce, on le devine aisément : celle-ci naïve, ceux-là assez gauches, et l'effet produit à la fois amusant et touchant ; car si parfois la simplicité des décors et des costumes déroutait le sérieux des spectateurs, en revanche la poésie et la beauté du poème jetaient une sorte de grâce triste sur la nudité des accessoires et la pauvreté des interprètes.
 D'ailleurs, il faut s'entendre. Il ne saurait être question d'art. Ces bonnes gens n'étaient pas des acteurs : ils ne savaient ni se camper, ni marcher, ni déclamer en histrions ; mais c'étaient des hommes, des femmes, des enfants, êtres primitifs et d'instinct ; aussi apportaient-ils sur les planches une sincérité d'attitude inattendue, un parfait ensemble de personnages humbles, des silhouettes frappantes de vie et de vérité, toutes choses qui — pour les esprits raffinés et les cœurs simples ― rendaient cette Passion émouvante, bonhomme et cordiale, à la façon des Noëls provençaux, et des « Chemins de la Croix » qu'on voit dans les églises de village.
 Oui, au cours du drame, empruntant ses détails aux quatre évangélistes Matthieu, Marc, Luc et Jean, et se déroulant, selon l'art Shakespearien, en des scènes courtes et des changements à vue, peu à peu et de plus en plus un charme enfantin et populaire revêtait ces acteurs simplets, aux immobilités de figures de cire ou aux gestes lents et rares de mannequins en bois. Leurs visages offraient, chez Magdeleine, Pierre, Judas et les autres apôtres, des expressions naturelles, peu accentuées, bien conformes à la tradition des images de piété coloriées. Le Christ surtout — un typographe — hâve, décharné, brun, la barbe et la chevelure sombres de Christ espagnol, montrait, à défaut d'émotion et de sourire, une tristesse résignée de pauvre homme, les méditations absorbées, l'œil fixe d'un rêveur utopiste ; et lorsqu'il disait au traître, avec un accent de reproche poignant : «  Ah ! Joudas ! Joudas ! » l'illusion naissait presque.
 Et l'impression religieuse aussi ! Par moments, un grand silence descendait sur cette foule mêlée, mi-partie indifférente et crédule : on entendait alors la voix presque haute, psalmodiante, du souffleur, à laquelle les répliques des acteurs faisaient écho, comme les répons d'une litanie.
 Jusqu'à cette langue espagnole qui exerçait une séduction: si douce pour les cantiques de l'Entrada triunfal en Jérusalem, si sonore pour le repentir et d'amour de Magdeleine, si gutturale pour la Desesperacion de Judas !
 Je ne sais si avec de vrais, de grands acteurs, les symboles de fraternité évangélique répandus dans la Passion, prendraient autant de vie et de relief qu'ils en ont eu, en s'incarnant dans les faits et gestes de ces artisans sans éducation : la Cène, le lavement des pieds, le pain partagé, le baiser d'adieu aux disciples, apparaissaient là comme des actes de la vie journalière, à la fois très familiers et très grands.
 Aujourd'hui le Christ, Judas et Pierre sont retournés à leur barque ou à leur échoppe, les Saintes Femmes et Magdeleine à leur atelier ; leur illusion d'un jour est finie ; sans doute, ils y repenseront souvent, avec regret peut-être.
 « Heureux les pauvres d'esprit ! » a dit le Christ. Cette maxime ne s'applique-t-elle pas à ces braves gens, qui ont eu la joie imaginaire et naïve de voir s'ouvrir pour eux le royaume du ciel, en cette heure où, à peu près de dix-neuf cents ans de distance, ils interprétaient, héritiers inconscients du moyen-âge, un drame unique, le plus beau, le plus pur, le plus émouvant qu'il y ait au monde ?

Paul Margueritte.

LES ILLUSIONS PERDUES

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 Sur tes cheveux, flots indulgents couleur de soufre,
 Où rôdent des parfums graves d'héliotrope,
 Ainsi que sur un Océan berceur, oh ! souffre
 Que navigue mon Cœur, loin des golfes d'Europe !...


 Mon Cœur, vaisseau spectral, dont la quille broyée
 Est rouge encor du sang des antiques batailles,
 Vaisseau, dont la mâture énorme, foudroyée,
 Se tord, en l'appel vain des blanches funérailles !


 Mon Cœur, vaisseau privé des propices étoiles,
 Qui soupçonne les dents des roches acérées
 Et dont un vent hurlant gonfle et ronge les voiles
 Que les boulets des vieux combats ont lacérées...


 Mais tu n'as point pitié du navire qui souffre
 Et qui voudrait s'enfuir, loin de golfes d'Europe !...
 Et voilà que tes beaux cheveux, couleur de soufre,
 Hélas ! grisent, déjà, le parc, d'héliotrope !....


 Sois, pitoyable !... En ce bateau plein d'agonies
 Sanglote un équipage étrange et lamentable
 De Squelettes moisis, venus des Gémonies,
 Et de Faunes, plaignant la glace indubitable !...


 Sois bonne !... Vois : les uns, de leurs orbites vides,
 Pleurent le souvenir des vieilles Conjonctures,
 Les autres, vers l'azur tendant leurs bras avides,
 Implorent les baisers chauds des Rives Futures !...


 Sur tes cheveux, flots indulgents couleur de soufre,
 Où rôdent des parfums graves d'héliotrope,
 Ainsi que sur un Océan berceur, oh ! souffre
 Que navigue mon Cœur, loin des golfes d'Europe.


 Le rhythme lent et câlineur des blondes vagues,
 Leurs effluves doux comme une brise d'automne,
 Berçant mon Cœur, lui chanteront des chansons vagues
 Sur un vieil air, un air très vieux !...Si monotone !…


 Et cela calmera le désespoir, sans doute,
 Des Squelettes hurleurs et des avides Faunes
 Dont les pleurs, ruisselants et sanglants, goutte à goutte,
 Voudraient tomber, chère Toison, dans tes flots jaunes....


 Mais tu n'as point pitié du navire qui souffre,
 Et qui rêve s'enfuir loin des golfes d'Europe !....
 Et voilà que tes beaux cheveux, couleur de soufre,
 Hélas ! grisent, déjà, le parc, d'héliotrope !....

G. Albert Aurier.

LA SUCCUBE


Me voici : Je suis la blanche et la frêle
Qui chante en ton cœur, dans les soirs languides.
Le parfum discret de tes vœux me guide
En ton cœur, malgré les pudeurs rebelles.

Oh ! ne passe pas la main sur ton front.
Ne me chasse pas, comme un oiseau vil.
Tes désirs vainqueurs m'attendent. — Ont-ils
Oublié l'heure où nous nous aimerons ?


Les amantes sont très obéissantes.
Aux vibrations de tes sens j'arrive.
Autour de toi mes beautés fugitives
Dans l'air passent, et je chante, je chante...


Regarde mes seins laiteux, mes seins durs,
Mon ventre poli comme un plat d'or. — Va,
Tes yeux fermés ne te cacheront pas
Mes reins savoureux comme un beau fruit mûr.


Éclose au soleil noir de ta pensée,
Je suis dans tes yeux et dans tes oreilles :
Désormais, que ton cerveau dorme ou veille,
Mes cent formes seront tes fiancées.


Et tu sentiras mon torse lascif,
Dans l'écœurement des mauvais sommeils,
Rouler sur ton corps énervé, — pareil
Aux vagues baisant les rochers passifs.


Oubliais-tu donc le blasphème infâme
De tes rêves, parmi les Litanies ?
Vois, je suis la fleur de ton insomnie
Pleine de senteurs et de chair de femmes.


Or voici que le serpent de velours
Te broye en ses nœuds lubriques et doux,
Et que l'obsédant Eros crie et bout
Dans les cavités de ton crâne lourd.


Louis Denise.

LES ÉCRIVAINS DE FILLES


I


 C'est sous les auspices de MM. Zola et de Goncourt que Joris-Karl Huysmans débuta dans les lettres.
 Bien qu'inféodé à l'idiosyncrasie de ces deux écrivains, bien que procédant de leur manière, en une certaine mesure, il sut, du premier coup, faire pressentir, sous le fatras des récurrences fatales, des imitations obligées en un volume de début, un artiste à tous crins, d'une nervosité suraiguë ; capricant et sincère.
 Ce en quoi il se distingue de ses deux aînés, il nous sera d'autant plus facile de l'établir que ces trois maîtres ont, un jour, documenté le même sujet ; tous trois ont étudié les mœurs de la fille, en des œuvres valeureuses, différemment attachantes, Marthe, Nana, La fille Élisa.
 De l'étude comparée de ces trois œuvres, va ressortir la différence de leur tempérament.

II


 Zola, cette façon d'ogre littéraire, hanté de rêves de parvenu, devait tout de suite imaginer la courtisane de haut vol, entretenue dans une orgie de dorures criardes et de plantes rares, la « mousseuse » de première marque, aux épaules nues onérées de perles fastueuses. Il vole, comme un moucheron à la lumière, à tout ce qui flambe et culmine, à tout ce qui tient, comme il ritournelle dans ses chroniques, « le haut du pavé ». Il devait saisir cette occasion de déverser le trop plein de ses rêves, de ses envies, de ses appétences de linge fin et de chère-lie. Déjà, il avait tenté d'incarner sa dévorante ambition dans Son Excellence Eugène Rougon. Pour dépeindre cette fille qui traverse la scène dans un vacarme de millions secoués et de rires, jetant sur tout un reflet d'or et de sang, pour dresser cette idole de chair gavée de luxes, emplissant Paris du roulement de ses équipages, de l'éclat de ses toilettes, de la rumeur montante de ses fêtes, il n'avait qu'à fermer les yeux et copier la forme sous laquelle lui était apparue la gloire, cette gloire de réclame, tapageuse et bruyante, qu'il rêvait et qu'il sut conquérir. Il souhaitait d'être cette exhibition devant un public dont les yeux flambent. Il mit dans Nana son désir de domination, son besoin de parvenir, son impatience d'être quelqu'un. Il a écrit ce livre avec la fièvre de ses convoitises, avec ses angoisses d'ambition surchauffée, ses inquiétudes d'homme en quête de réclame à outrance. Zola, c'est Nana ! Il n'est pas jusqu'au nom qui n'offre — en sa sonorité dissyllabique de tam-tam — une frappante analogie. Nana, c'est Zola. C'est le symbole de sa vie publique, à cette courtisane de lettres, qui s'étala pendant dix ans sur les affiches des murs et dans les manifestes des préfaces, et que consacrèrent les fanfares triomphales des centièmes éditions. Pendant dix ans, Zola accapara exclusivement les librairies comme Nana le trottoir, démembrant, pillant, saccageant les réputations de confrères, faisant la retape jusque dans les rédactions exotiques, promenant sur la Chaussée le quadrige de sa gloire de mi-carême, de pharmacien de Sainte-Menehould, de savonnier du Congo. Aujourd'hui la gloire flambe encore, mais la mèche commence à charbonner. Les sympathies s'éloignent. Les princes s'envolent. C'est la baisse, le tour des entrepreneurs de démolitions, des gros négociants de Bercy : Zola, ce sera Nana jusqu'au bout, Nana mourant abandonnée dans une chambre d'hôtel, aux premières lueurs d'incendie d'une révolution ; il mourra, lui, dans la débâcle de son talent, les chairs dissoutes, liquéfiées par la basse prostitution, aux cris de guerre des romanciers symbolistes et des poètes décadents. Est-ce qu'il ne patauge pas déjà dans les ruisseaux marécageux du feuilleton ?
 C'est parce qu'il a mis en jeu sa personnalité qu'il a fait de Nana une œuvre vivante et attachante : c'est son chef-d'œuvre. Il a donné tout ce qu'il avait, il s'y est vidé. Ses moyens s'y décèlent plus éclatants. Le but qu'il poursuit s'éclaire tel : réunir, sous le prétexte d'un roman, tout ce qui a rapport à la condition du type choisi, grouper autour de lui tous les épisodes, tous les faits-divers inhérents à son milieu. Étant donné que Zola avait comme type choisi la fille, il devait décrire les lieux fréquentés par la fille : les théâtres, un soir de première,les courses ; il devait accidenter sa vie de parties de campagne, de suicides, de dîners en des gargotes louches, de nuits d'hôtel meublé, de rafles de police, de sorte que le roman devient un parfait manuel de la profession.

III


 Supérieur est l'art de M. de Goncourt, qui ne vise point seulement à monnayer sa gloire en mettant quelque complaisance à gratter le prurit sexuel des masses. Il ne s'adresse point à un public spécial de gares et de stations balnéaires. Il ne se soucie guère d'une clientèle de quincailliers et de vétérinaires dont la compréhension intellectuelle ne se hausse pas au delà des chroniques de Lepelletier et des contes de la Mère l'Oie. Encore veut-il, à côté d'amuser — si tant est qu'il y tende — instruire.
 Son œuvre témoigne davantage de curiosité psychique, de commisération pour les misères humaines. Il veut - et c'est le mot de sa préface — donner à réfléchir.
 Sa méthode est toute rationnelle, empirique, et si les prétentions scientifiques qu'il affecte font sourire les Géraudel et les Pasteur officiels et officieux, gens qui ont, comme chacun sait, l'épigramme prompte et le dédain facile, il n'en est pas moins acquis que ses romans se recommandent à l'attention par leur valeur documentaire, l'acuité de leur analyse, l'originalité de leurs aperçus. Ils sont à considérer au même titre que la relation d'un impartial témoin des faits.
 C'est prudemment qu'il instrumente, non avec cette verve brouillonné de Zola presque toujours mal informé, n'effleurant que superficiellement les choses, mais avec le sérieux et l'autorité d'un expérimentateur prudent et avisé.
 Et tout d'abord, pour mieux étreindre, il embrasse moins. Son ambition n'est pas de parcourir tous les cycles possibles d'une existence de prostituée. Il s'astreint à une catégorie spéciale, à une classe délimitée, soucieux d'en dégager un type. L'objet de ses études ne sera ni la lorette, ni la demoiselle de magasin, ni la pierreuse des boulevards du Nord, mais la fille de maison.
 Aussi bien, nous saisissons ici un souci d'ordre, de classification où transparaît l'historien.
 Ces milieux bruyants où s'agite et tourbillonne Nana ne sont guère du fait de M. de Goncourt, plus assagi, requis plutôt par l'ombre des bibliothèques, le calme du chez soi, le silence du cabinet. C'est un monde plus humble, plus recueilli, qui verra l'évolution d’Élisa. L'auteur nous la montre successivement dans les terroirs vagues de la Chapelle, dans les oubliettes de province, dans les déserts prostitutoires de Grenelle, finalement dans une façon de silo répressif, à Noirlieu, où elle achève de mourir, étranglée de mutisme.
 Nana ne s'explique pas plus que les prétentions académiques de Zola. Fille d'alcooliques, nourrie de charcuterie, de viandes douteuses et de vins pauvres, elle a la santé des chairs, la chevelure opulente, toute une floraison physique qui étonne. Roulure d'ateliers et de faubourgs, sans la moindre éducation, elle se trouve tout à coup — sait-on comment ? - en état de tenir un bout de rôle aux Variétés. Elle le tient mal, soit !.. mais encore cette prétention d'entrer au théâtre, même non fondée, exige-t-elle des nerfs, du chien, une certaine vivacité d'intelligence et comme qui dirait un esprit d'aventure ; d'autant que les filles de joie de la catégorie de Nana ne se recrutent guère à la Goutte d'or. La plupart exhibent d'authentiques brevets d'institutrices, d'autres détiennent aux plis de leurs jupes un peu de l'odeur du couvent où elles furent éduquées ; quelques-unes même (et ce sont les perles) ont au fond de leur mémoire l'usage des cours de la Légion d'honneur.
 La fille Élisa s'explique davantage. M. de Goncourt a d'ailleurs le souci de nous exposer préalablement la recette de ses personnages. Il nous fait assister à la confection de ses héros. Nous savons de quels éléments ils se composent, de telle sorte qu'une fatalité préside à leurs actes. Chez eux, les vertus et les vices ne sont plus qu'une sécrétion, qu'un produit au même titre que — c'est l'expression de Taine - le vitriol et le sucre.
 Toute fille placée dans les conditions d'Élisa agira comme elle inévitablement. Fille d'une sage-femme de la Chapelle, elle est de bonne heure initiée à ce que d'ordinaire les enfants ignorent de l'amour ; avenante et passive, engluée de paresse, elle se déprime encore de deux fièvres typhoïdes ; battue par sa mère, une façon de détraquée, elle songe à fuir, juste au moment où survient chez la sage-femme une fille publique de ses clientes en pension dans une maison de province. Elle conçoit de suivre cette fille ; elle la suit, et la voilà à son tour pensionnaire de la maison de Bourlemont.
 Plus tard, elle revient à Paris, à Grenelle, où, dans une maison, elle se toque d'un pioupiou.
 Je vous vois d'ici sourire. Les bien informés savent que cet amour de l'uniforme ne sévit que parmi les filles vicieuses dont ne saurait être Élisa, et que chez ces filles encore les bottes prévalent. L'infanterie manque effectivement d'allure et de prestance décorative. Mieux séduisent les cavaliers, avec tout le cuivre et le faux or de leur clinquante chaudronnerie.
 Vous sourirez davantage à l'épisode du cimetière où Élisa tue son pioupiou, qui veut la prendre, parce-que c'est sur une terre friable faite d'une poussière d'ossements, où Élisa la prostituée, la fille en carte, repousse un viol, où Élisa, la basse ouvrière des dernières besognes, la machine inconsciente d'amour, se redresse subitement et se révolte à l'idée de fonctionner, parce que c'est parmi des tombes.
 Faut-il, de ces invraisemblances, conclure autre chose, sinon que M. de Goncourt dénote ici l'amour du rare et de l'imprévu, qui fit de lui, dans notre société moderne, l'initiateur de l'art japonais et de l'art du XVIIIe siècle, la subtilité de vieux civilisé qui le pousse à s'éprendre de collections uniques et de bibelots étranges ?
 Et partout le long du livre éclate son goût d'anecdotes bizarres. Où entre Élisa, les filles nous sont évoquées avec un relief saisissant. Deux lignes, et les voilà animées d'un flot de pourpre, toutes frémissantes de sang chaud et de chair vivante, prises sur le vif, dans un geste qui les révèle, dans une attitude qui résume leur tempérament.
 Et puis le roman d'Élisa a une portée sociale. M. de Goncourt lui a donné les allures d'un plaidoyer. Il s'en est servi pour protester contre la pénalité du silence continu dans les prisons.
 Je sais bien que Zola, lui aussi, a tenté de donner une valeur philosophique à son livre. Il a, çà et là, de petites phrases incisives sur la mouche d'or, mais quel truc de féerie démodé ! Ne s'avise-t-il pas de nous suggérer Nana comme un instrument de vengeance entre les mains de la divinité ! Oui, Nana devient la verge avec quoi le bon Dieu fouette, pour la punir, une bourgeoisie corrompue, une noblesse plus riche en vices qu'en scrupules. C'est pour cela qu'elle pourrit les hommes, Nana ! c'est pour cela qu'elle ruine les familles, qu'elle désorganise la société ! C'est une des dix plaies d'Égypte, une petite peste que le bon Dieu envoie, en guise de carte de visite, aux mortels, pour se rappeler à leur bon souvenir, et les morigéner quelque peu de leur vie de désordres et de leurs sottes dépravations. Mon Dieu ! c'est une théorie comme une autre, mais elle n'est justiciable que des seuls abonnés du Journal des Débats, et c'est avec de pareilles billevesées que les aïeules, au soir, endorment les petits enfants.
 Donc, résumons. Si Zola surtout amuse, Goncourt davantage instruit ; si celui-là s'adresse de préférence à l'imagination et aux sens, celui-ci veut avant tout émouvoir l'esprit et le cœur.
 Huysmans, lui , s'attaque aux nerfs.

IV


 Intime spécialement se révèle l'art de J. K. Huysmans. Dans Marthe, il ne s'est pas suffisamment évadé de la double influence de ses aînés. Il écrit, plein de leur Préoccupation, hanté de leur faire, de leurs procédés, du souvenir de leur gloire. Il y a chez lui, bien qu'à la fin Goncourt l'emporte, une espèce d'hésitation : de là en son œuvre un manque d'équilibre, de santé morale.
 Je n'oublie pas que son livre sur la fille est le premier en date, et cela me sert à constater sa bravoure et son indépendance.
 Marthe, encore qu'elle soit l'aînée, tient de Nana et d'Élisa, mais elle n'a ni le relief de l'une ni l'intérêt de l'autre. C'est que Huysmans est impuissant à s'objectiver. Il n'est apte qu'à noter ses propres sensations, et l'on voit dès les premières pages de son livre que, sous le prétexte d'une monographie de la fille, il tient journal de ses états d'esprit.
 Une sorte d'idylle entre Marthe et Leo (lisez Huysmans), qui normalement ne devrait être qu'un hors-d'œuvre, devient, par ses proportions, l'intérêt local du roman, qui n'est plus l'histoire d'une fille mais la relation d'un collage. On y assiste aux développements embryonnaires d'une idée qui préside à tout l'œuvre de l'écrivain, et qui se manifestera tout à l'heure dans les Sœurs Vatard et En ménage, un des plus beaux livres de notre littérature.
 Entre temps, Huysmans se rappelle qu'il a voulu raconter une fille, et il nous conduit dans une maison de tolérance, mais ici même les sensations qu'il décrit sont purement subjectives ; ce qu'il n'oublie, c'est, par exemple, l'hésitation- d'un monsieur à rentrer dans le débit par peur d'être vu, et attendant pour ressortir que l'omnibus soit passé et que la rue soit vide. Toujours Leo (lisez Huysmans) apparaît brusquement entre les lignes, au coin des pages, crache une phrase amère, vomit un dégoût, et met derrière les agitations fantômales de l'héroïne l'écran de sa personnalité.
 Comme Nana, Marthe se fait actrice, mais c'est à Bobino ; comme Nana, elle devient agenouillée et mousseuse de haute marque, ayant salons et riches entreteneurs, mais cela dure dix lignes que Huysmans expédie avec une hâte visible et sans doute pour ne pas mentir à son sous-titre. Comme Huysmans, Marthe est triste et farouche. Elle prend en pitié ses amants parce que bourgeois portant des chemises de soie fine, et dont les banalités l'écœurent (!). Comme Huysmans, elle a des révoltes âpres, constate ses chutes avec des exclamations romantiques et pressure rageusement ses plaies en digne apôtre du pessimisme.
 Mais le manque d'objectivité, le manque d'imagination de l'auteur, on ne songe pas à s'en plaindre, le fond intéressant moins chez lui que la forme, le piquant des détails, l'humour et l'endiablerie des tropes, l'outrance de la syntaxe et la verroterie d'un style le plus éclatant qui soit.
 Sa langue vit et de quelle ardeur ! Il a des crudités de Batave exprimant tout, ne reculant pas devant certaines particularités honteuses qu'assume Teniers, débordant de sensualités gloutonnes à la façon de Rubens et de Jordaëns.
 Il a des petites phrases qui flocquent, impertinente comme des drapeaux de victoire, d'autres qui glissent avec des prestesses d'anguille. Il a des mots qui vous déconcertent, qui vous rabrouent et vous rudoient à la façon des gendarmes ; d'autres qui vous soufflent une haleine chaude au visage, vous prennent la main, vous mettent dans l'oreille un chuchotement honteux de coin de rue, déchaînant la bête ; et du remuement des pages montent d'accablantes touffeurs, d'empoisonnées fragrances, toute une lourdeur de ciel d'orage qui énerve.
 Ce n'est plus, comme chez Zola, l'odeur des germes robustes, une exaltation de vie, le travail des fumiers dans les étables, l'effusion d'un trop plein de sève, le rut puissant et sain, non ! c'est l'accumulation, dans les cellules nerveuses, de l'électricité mauvaise que dégage la vie au gaz, c'est cette sorte d'exaspération que donne l'abus du tabac et des alcools, c'est cette fièvre du sang qui porte au crime et qui va se résoudre, selon l'heure, en suicide ou en viol.

V


 Je m'arrête, encore que le sujet soit diablement étoffé et susceptible d'autres développements. Il me suffit d'avoir indiqué des nuances, sans me dissimuler ce que certains détails de ce badinage ont d'un peu spécieux. Mais ce spécieux — écueil inévitable de tout parallèle - a cette excuse que s'il exagère les différences c'est pour les mieux faire sentir, outre qu'il n'échappera pas à personne que ce parallèle était tout indiqué, entre trois écrivains inégalement géniaux, mais qui ont d'autres points communs que la couverture citron de Charpentier, entre trois écrivains dont les œuvres notoirement dissemblables (étant originales) témoignent au fond de tendances analogues et qui, aux mutuelles répercussions chromiques, forment une trilogie sympathique dans la progression mathématique suivante : Huysmans — Zola — Goncourt.

Ernest Raynaud.

CHANSON


J'ai mis mon cœur
À la fenêtre.
Qui veut connaître
L'oiseau moqueur ?


Venez ensemble,
Blonds et châtains
Vieux galantins
Dont la main tremble ;


Venez, bourgeois,
Magistrature,
Gens de nature,
Bons villageois ;


Arrivez, minces
Bétereaux,
Godelureaux,
Nobles et princes,


Et vous, soudards
Du roi d'Espagne
Dont j'accompagne
Les étendards,


Et vous, moroses
Ou gais sonneurs,
Tambourineurs
Du bois des roses !


Gros et menus,
Meilleurs ou pires,
Soyez, messires,
Les bienvenus.


C'est chose due,
Que votre amour.
Vite une cour
Très assidue.


Je sais très bien
Que je suis belle ;
Pas de rebelle.
On n'y peut rien.


Allez, esclaves,
Allez gaiement.
C'est le moment ;
Partez, mes braves.


Sages et fous,
Entrez en lice.
Pour votre Alice
Éborgnez-vous.


Croisez vos battes,
Beaux Arlequins,
Marchez, faquins,
À quatre pattes.


Baisez, tremblants,
Tous à la queue,
Ma robe bleue
À sept volants.


Au son des flûtes
De bois doré,
Moi, je rirai
De vos culbutes.

Gabriel Vicaire.

LA MORT DU ROI



À Maurice Baud



Le Roi dépossédé, sur la grève en tourmente,
Au désespoir des flots heurte le désespoir
De survivre à son sceptre, et de n'avoir point d'hoir
À qui léguer l'Épée et l'Armure Sanglante.

Par l'ouragan brutal qui violente la nuit,
Le Roi féroce rêve aux lointaines batailles,
Où, le corps balafré de géantes entailles,
Il noyait dans la pourpre son royal ennui.

Il rêve des Hérauts qui proféraient sa gloire
Sur des chevaux cabrés dans le vent meurtrier,
Tandis que les Clairons, dressés sur l'étrier,
Sonnaient à pleins poumons l'hallali de victoire.

Et c'est aussi l'horreur des crépuscules roux
Peuplés de grands corbeaux, dont les rostres tragiques
Fouillent les morts et les blessés cataleptiques
Parmi des Femmes qui sanglotent à genoux...

— À tout cela rêvant, et sans nulle épouvante,
Le Roi se dit que puisque tout est bien fini,
Puisque son peuple ingrat pour jamais l'a banni,
Il est temps de vomir son âme impénitente.

Et le triste Monarque aux points gantés de fer
Crispe ses doigts fatals au pommeau de son glaive...
Et, farouche, il mourut en hurlant sur la grève,
Dans la clameur sinistre et rauque de la mer.

Jean Court

SOURIRES PINCÉS


À l'ami Buchotte


le bêcheur.


 Il bêche tout le jour, presque indifférent à la chaleur. De temps en temps, il passe sa manche de chemise sur son front, et écrase, en riche qui s'ignore, des perles de sueur. A-t-il soif ? Il boit à même la cruche d'eau au ventre de terre brune. Il bêche, afin que plus tard les choux s'ouvrent comme de grosses roses, et que, dans quinze jours, trois semaines au plus, les petits pois s'annoncent bien. Voilà que commence à l'horizon la chute oblique du soleil. Il bêche encore, sans se douter que, s'il ôtait sa chemise et sa culotte, il serait tout pareil au petit homme nu qu'on voit bêcher sur la couverture des livres édités par Alphonse Lemerre !

les vers luisants.


 Le soir tombe sur le bois fatigué. Les oiseaux rentrent et se cherchent dans les feuilles, qui ne font pas plus de bruit que leurs ailes. Ils voudraient bien y voir un peu. Mais les étoiles sont trop loin et la lune ne descend pas assez près. En outre, le rouge des cenelles et des gratte-culs est insuffisant. Soudain, pour éclairer leurs amours, savante à composer la gamme des lueurs, la mousse entremetteuse allume tous ses vers.

l'herbe.


 Toute pleine de rosée, l'herbe reluit, tendre, verte, presque transparente. Un petit ruisseau coule dans ses brins. L'homme grave qui se promène à soif. Déjà, il arrondit ses deux mains. Mais il craint de s'abaisser, en se baissant pour boire. Ensuite l'homme grave a faim. Mais sa pudeur l'empêche, la fausse, la sotte, de s'offrir à genoux un dîner d'herbe fraîche !

les bœufs.


 Lents et tranquilles, les grands bœufs viennent boire. Le dos en ligne, ils boivent. C'est à peine si l'eau tremble. Enfin, rafraîchis, non grisés, ils relèvent la tête en même temps et s'en vont, comme ils étaient venus, sagement. Mais l'un d'eux s'attarde. Le bouvier très doux a beau lui piquer, sans malice, les écailles de crotte qui pendent à ses fesses : l'un d'eux s'attarde, et, les sabots plantés en terre, s'oublie à contempler l'image de ses cornes.

l'affut.


 Le chasseur s'est assis près d'un tronc, le canon de son fusil appuyé sur une branche. Il écoute le bois s'endormir. Les arbres prennent des apparences humaines. Toute la paix du soir entre dans son cœur. La lune et lui se sourient. Bientôt, il pose son fusil près de lui, et, faisant avec ses doigts des gestes d'imitation, remuant faiblement la tête comme pour marquer la mesure, le bon chasseur sans rancune, regarde les lapins danser leur menuet.

la vendange.


 Tout le jour, semblables à des épouvantails en vie, des êtres effrayants ont coupé le raisin. Au pied des ceps, des feuilles rouillées s'efforcent, en voletant, de raccrocher leur queue à quelque chose. De retour les oiseaux modulent leur surprise. Qui donc, sans eux, a vendangé leur vigne ? et les merles soupçonneux observent de travers l'attitude des grives.

le pêcheur à la ligne.


 Les ruisseaux accourent au bassin où se repose la rivière. L'un apporte le murmure câlin de ses joncs ; l'autre, sur un mince filet clair, pur de toute boue, écrémé sous les dents de la roue du moulin, tout essoufflé et comme toussotant, pour avoir tant sauté de cailloux, apporte le plain-chant des canards du village, tandis qu'au milieu du bassin, où s'égrène un vol de mouches, les poissons font des ronds à fleur d'eau, paillètent, et, repus, loin des bords, se demandent entre eux à quoi s'occupe ainsi le pêcheur à la ligne ?

les moineaux.


 Vient décembre. Les arbres tout à coup blancs semblent avoir été enlevés comme avec la main. Les moineaux chantent leur faim sur tous les tons. Mais la neige les attrape sans pitié, ironique, et leur dit: « Moineaux, je mets la nappe ! »
 Vient Avril. Sur les arbres, aujourd'hui comme hier, le blanc tombe avec profusion. Mais les moineaux malins, quoique moineaux, devinent un nouveau piège, et se tiennent sur leur garde. On ne la leur fait pas deux fois : « Tout ce blanc, c'est bien sûr encore de la neige ! »

Renard.

ABANDON



Comme un rêve s'évanouit
Vers l'horizon s'enfuit le voile
Qui cachait la dernière étoile.
— Mais, las ! du Ciel tout bleu l'étoile aussi s'enfuit
Comme un rêve s'évanouit.


Comme un rêve s'évanouit,
Des clairs soleils s'enfuit la gloire.
— Dans le couchant de la mémoire,
Las ! le vol éperdu de l'heure aussi s'enfuit
Comme un rêve s'évanouit.


Comme un rêve s'évanouit,
Des chères fleurs s'enfuit l'haleine.
— Mais, las ! l'inéluctable Peine,
Désertant à jamais mon cœur, aussi s'enfuit
Comme un rêve s'évanouit.

Paul Morisse.

LA SCULPTURE AUX DEUX SALONS


 En une époque que caractérise un si aigu besoin de nouveauté et de non-vu, cette chose étonne à l'inspection de nos salons de sculpture : que, ayant à leur portée un si facile moyen de rajeunir leur art, tout en le faisant rentrer dans ses vraies traditions,— j'entends la polychromie, — nos manieurs de glaise n'aient pas l'air d'y songer. On peut objecter sans doute que Messieurs les Peintres devraient au moins donner le bon exemple et n'afficher pas en des toiles plus lugubrement ternes que des trottoirs un si parfait mépris de la couleur. À cela il n'y a rien à répondre, en effet.
 Autre courante guitare : « La moyenne du Salon de sculpture est, dit-on, plus élevée que celle de la peinture ». En supposant que cela soit vrai, et il n'y a aucune raison de le croire, qu'est-ce que ces histoires de moyennes peuvent bien nous faire ? À moins qu'on ne trouve qu'il en faut pour tous les goûts, et que les images d'Épinal amusent autant les enfants que les cavaliers de Detaille réjouissent A. Wolff. À quoi nous accédons volontiers.
 L'exposition du Champs-de-Mars a deux gros mérites : D'abord elle ne comprend qu'un très petit nombre d'envois. Ensuite elle a Rodin. Il y a là-bas du maître une quantité d'œuvres suffisante pour donner une idée de son génie. Il est le poète de la chair douloureuse, depuis les farouches étreintes qui broyent les os jusqu'aux hideuses fatigues des vieillesses accroupies. Les êtres qu'il crée naissent pendus aux crins de la Chimère, embrassent le vide avec désespoir, escaladent avec effort des rochers géants, affolés d'appétits grandioses et d'impuissance. Un beau corps de femme se roulant épuisée, prisonnier encore de la matière, dans un bloc de marbre blanc, est l'inestimable joyau du Champs-de-Mars.
 M. Desbois s'offre lui aussi une ou deux paires de tribades, évoque la mort, emboîte le pas à Rodin, ce qui prouve un sens critique excellent, mais donne une défiance de sa personnalité.
 Dalou expose un petit bas-relief de bronze, très lyrique, et une tête d'enfant qui est un chef-d'œuvre et rappelle les prestigieuses études de Dürer. Baffier s'affirme puissant ouvrier : mais de ses paysans se dégagerait plutôt un sentiment d'humour qu'une recherche des solennités primitives. Au contraire, M. Meunier nous montre en ses mineurs flamands l'horreur des durs travaux souterrains. M. Cordonnier a une très intéressante exposition. La chair des femmes de sa « Tentation » est d'une sensualité qui s'oppose curieusement à la divine chasteté d'une très belle figure de jeune fille. Son Reître polychromé nous conduit à la délicieuse terre-cuite émaillée de Madame Besnard, qui, elle, a compris le parti que la sculpture peut tirer de la couleur.
 Si nous arrivons aux Champs-Élysées avec l'idée fixe de la polychromie, les « Amazones » de Henry Cros, panneau en pâte de verre d'une fine saveur de primitif italien, et la « Dame de Pique » de Saint-Marceau, si coquette en sa grâce archaïque, nous séduiront justement. La « Tanagra » de Jérôme, légèrement colorée aussi, a surpris la critique, dont la peinture insignifiante du même artiste justifie les inquiétudes. La grande figure est belle et vivante en vérité, mais nous nous passionnons surtout pour la figuline qu'elle tient à la main. Restons un peu devant les figures nues. M. Puech, dont un envoi de Rome « La Muse d'André Chénier » nous a jadis intéressé, nous semble, avec sa « Sirène », se gâter en de trop mièvres élégances. La « Simple jeunesse » de M. Duverger est vraiment virginale. Enfin l'« Oréade » de Matthet, pastiche sans doute involontaire de Falguière, nous amène au maître de céans. Assez de dithyrambes ont chanté avec raison la gloire de la « Femme au paon ». Contentons-nous de dire que malgré et peut-être à cause de l'élégance un peu canaille qui est la caractéristique de Falguière, les œuvres de cet artiste témoignent d'une franche personnalité. La jeune Berbère en cire que Barrias destine au monument de Guillaumet est d'un beau caractère, et nous nous contenterions fort bien de l'esquisse de plâtre, qui est un bijou. Cités enfin le décoratif Vélasquez de Frémiet, le « Cardinal Donnet » si mal placé de M. Delaplanche, les « Lutteurs » très étudiés de M. Charpentier, et la « Porteuse aux Champs » simple et bien en marche de Bouillon, nous nous tiendrons quitte envers les multiples et très consciencieuses maçonneries du Palais de l'Industrie.
 Et pourtant il y a de jolies choses dans les bordures, ne serait-ce qu'un très crâne buste de femme d'un Monsieur Girou de ...? — je ne me rappelle plus son autre nom.


Louis Denise.

LE SALON DU CHAMP-DE-MARS


 Soyons brefs. C'est le mieux, n'est-ce pas ? Et d'abord, un pur et incontestable chef-d'œuvre : « Inter, artes et naturam » de Puvis de Chavannes. Puis six lumineux paysages de Sisley. Des fantaisies, d'éblouissantes symphonies de couleurs de Besnard ; des morceaux de nuit de Ribot ; d'exquises figures noyées de brouillard de Carrière ; une « femme dans un paysage » et deux adorables études au pastel, d’Anquetin ; des ensoleillements intenses et multicolorement farineux, de Montenard ; des plein air, de Harrison ; des portraits très britanniques de Théodore Rousset ; des paradoxes de Blanche, de Boldini, de Zorn ; de poétiques crépuscules d’Errazuris ; des baigneuses — oh ! si cochonnes ! — d’Albert Aublet ; un « Monte-Carlo » de Jean Béraud, qui défie la photographie en exactitude et en bêtise ; d'étonnants croquis de Forain ; des pastels de Béthune ; enfin des Carolus Duran ; des Roll ; des Lhermitte ; des Courtois ; des Friant ; des Stevens ; des Gerverx... Tiens, j'allais oublier : LUI ! Son Napoléon, cette année, s'appelle « 1806 ». Il a le même cheval que les autres napoléons dus au pinceau patient et à la loupe de LUI, mais les cils de l'empereur sont plus finement peints que les cils impériaux de toutes les toiles antécédentes. Ah ! c'est que LUI est un chercheur, qui ne se contente pas des résultats acquis ! qui marche résolument vers l'absolu de l'art ! En somme « 1806 » est une œuvre largement peinte, émue et poétique !

G. Albert-Aurier.


LITTÉRATURE ANGLAISE


 The Sunlight lay across my bed, par Olive Schreiner (New Review, avril et mai 1890).
 C'est, en prose, un admirable poème symbolique. Première partie : L'Enfer. Deuxième partie : Le Ciel. En voici le résumé :

  Je rêvai que Dieu transférait mon âme en Enfer.
 L'Enfer était un pays charmant ; le lac avait des eaux bleues.
 Je dis à Dieu : j'aime ce pays.
 Dieu dit : Ah ! tu l'aimes ?

 Et voilà que sous les arbres et sous les oiseaux chantants, de belles et blondes femmes s'en allaient, vêtues de magnifiques robes : des fruits pareils à des bulles d'or pendaient aux branches. L'une de ces femmes abaissa une de ces branches et il sembla qu'elle baisait amoureusement le beau fruit d'or ; puis, elle lâcha la branche et s'éloigna : la traîne de sa robe ne faisait aucun frou-frou sur le gazon.
 D'autres et d'autres passèrent, et posèrent leurs lèvres sur les beaux fruits d'or.
 Je dis à Dieu : Que font-elles ?
 Dieu dit : Elles empoisonnent les fruits.
 Je dis à Dieu : Comment ?
 Dieu dit : Elles le mordent, et, après y avoir inséré du venin, adroitement referment la blessure.
 Je demandai à Dieu : Pourquoi ?
 Dieu dit : Pour que personne n'en puisse manger.
 Je dis à Dieu : Mais à quoi cela leur sert-il ?
 Dieu dit : À rien.
 Je demandai à Dieu : N'ont-elles pas peur de mordre elles-mêmes un fruit déjà mordu ?
 Dieu dit : Oui, elles ont peur. En Enfer, tout le monde a peur.
 ...Des hommes creusaient des fosses, les dissimulaient sous des branchages.
 Je demandai à Dieu : Que font-ils ?
 Dieu dit : Ils creusent des fosses pour faire tomber leurs frères.
 Je demandai à Dieu : Pourquoi? .
 Dieu dit : Chacun pense que si son frère tombe il montera lui-même par cette chute.
 Je dis à Dieu : Ils sont fous ?
 Dieu dit : Ils le sont. En Enfer, tout le monde est fou.
 ... Des hommes et des femmes festoient et boivent du vin : et pour atteindre la salle de fête il faut franchir le pressoir, et ceux qui tombent sous la meule, c'est avec leur corps broyé qu'est fait le vin de ceux qui festoient.
 Les mères font boire leurs enfants : Bois, bois, chéri !
 On voit tomber une main blanche.
 Je dis à Dieu : Pourquoi est-elle si blanche ?
 Dieu dit : C'est une main qui a sauté du pressoir.
 Les buveurs regardent et ils tremblent.
 Je dis à Dieu : Pourquoi tremblent-ils de cette main ?
 Dieu dit : Elle est si blanche !


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 Le Ciel.
 ... Il y a plus d'une porte pour entrer au Ciel.
 Le Ciel, c'est un large pays montagneux, bleu et calme : tout est radiant et du corps des élus des féeries de lumière s'exhalent.
 Là, c'est le plaisir de faire du plaisir,— comme en Enfer, c'est la peine de faire de la peine. Qu'un ciel est donc difficile à symboliser ! L'auteur y a mis beaucoup de subtile délicatesse, — hélas ! sans nous faire bien ardemment souhaiter des joies charmantes, mais si en dehors de notre perversité naturelle ! Comme nous nous retrouvons, au contraire, en ces femmes qui empoisonnent les fruits avec l'horreur de peut-être s'empoisonner elles-mêmes en empoisonnant leurs sœurs !
 Voilà le triste massacre de vingt pages d'une très noble amertume, d'une très féminine tendresse. Miss Olive Schreiner, de là-bas, me le pardonnera, — de là-bas, du fond de sa maison de rêve, dans sa « ferme africaine ».
 Ah ! le réveil : « ... Sur la morne courtepointe, une longue jaune rayure du pâle soleil de Londres gisait... »


 

Remy de Gourmont


 
LES LIVRES (1)

 Amants, par Paul Margueritte (Ernest Kolb). — Le succès de l'ouvrage prouve irréfutablement que l'auteur a bien fait de l'écrire. Toutefois, je préfère M. Paul Margueritte dans l'étude des menus incidents de la vie bourgeoise, où il excelle. — Le thème d’Amants est simple. Lors d'un séjour au château d'Hers-en-Forêt, Frédérique a rencontré le prince Daniel d'Ancise : amour coup de foudre, puis si intense et tenace « cristallisation » subséquente que, bien des années après cette entrevue d'un jour, Frédérique — d'une impressionnabilité extrême et qui détient en germe une affection de poitrine compliquée de troubles cardiaques — fait une maladie en apprenant que le prince a péri dans une partie de bateau. Mais les journaux ont mal informé : le prince n'est pas mort, et c'est son jeune ami M. de Fonbonne qui s'est noyé. Frédérique n'a plus la force de résister à la très ancienne tentation d'écrire à Daniel. Elle est à cette époque en Algérie, avec son frère et ses deux sœurs. Le prince, touché de la lettre et qui a gardé un étrange souvenir de la jeune fille, l'y rejoint accompagné de la princesse sa femme — sous prétexte que le climat d'Afrique sera salutaire à leur enfant, une petite souffreteuse. Frédérique devient la maîtresse du prince : puis, un jour, ayant constaté qu'elle est grosse — et se sachant d'ailleurs condamnée à une mort imminente — elle se tue. Tel est l'argument du livre, dont toute la seconde moitié contient des situations dramatiques fort poignantes et parfois de délicieuses choses, comme (p. 156) lorsque Wilkie (petite sœur de Frédérique) avoue son amour pour M. de Fonbonne qu'elle n'a jamais vu, mais qui s'est tué, car il n'est pas mort accidentellement, « parce qu'il a été dédaigné par celle qu'il aimait ». Pour ma part, ce n'est que dans les passages où il note la maladie de Frédérique, l'angoissante obsession de l'idée de la mort prochaine chez une femme si jeune, aimée, et qui voudrait vivre, que je goûte pleinement M. Paul Margueritte : il y a là d'admirables pages d'observation et de psychologie.
 

A. V.


 Âmes slaves, par Tola Dorian (Lemerre). — Après, de Mme Dorian, un volume de vers d'une haute franchise philosophique et d'un art très vivant, de fort bonnes traductions de Shelley (Hellas et Les Cenci), voici, en recueil, des nouvelles. La Préface avertit que « l'âme slave est l'âme-femme du monde » : pourquoi ? Oui, si toutes les âmes slaves étaient d'essence identique à celle de l'auteur, — mais ces vastes aphorismes me font peur. Raïssa, par exemple, c'est la résignation, le simple devoir domestique et la tendresse pour une jeune sœur, faisant taire dans un cœur de femme un ancien et très légitime amour : la forme donnée à ce court récit est bien slave, mais un tel sacrifice est possible et s'est vu en d'autres milieux. Un des plus étranges épisodes de ce livre, La Vierge de l'Ukraine, a trait à une des mille hérésies russes : il s'agit d'une secte où le Christ s'incarne tous les trois ans dans le sein d'une vierge. Si c'est une fille, on l'étrangle avec sa mère ; si c'est un garçon, on en fait un horrible pâté, dont toute la tribu communie. Le volume est, tout entier, très intéressant et d'une excellente littérature.


 

R. G.


 Sébastien Roch, par Octave Mirbeau. (Charpentier). — C'est, en intention, l'aventure d'un enfant gâté par des manœuvres onaniques, du fait d'un de ses maîtres, jésuites, — et qui devient pour cela inapte à la vie normale. Mais, comme, chassé du collège, il en arrive, l'âge voulu, à dévirginer une petite amie, ensuite à faire un passable soldat, il est à croire que, sans la mort de hasard qui l'arrête, il se serait marié, tout comme un autre. Alors ? — Mais non, l'auteur s'est moins occupé d'une étude logique que d'un pamphlet. On retrouve, en ce volume, les traditionnels « Jésuite fourbe », « prêtre implacable », « politique ténébreuse » ; cela va jusqu'à la « lourde, la criminelle, l'homicide main du prêtre si fatale au cerveau humain ». Et que de personnages connus : la silhouette de l'abbé Bournisien, encore embêti ; M. Homais, devenu quincaillier et royaliste. Ces choses anciennes sont rédigées dans des phrases d'à peu près, telles que : « Pétrir les cerveaux et manier les âmes... » — « Un mysticisme violent, une obsession de légende et d'épopée bien faits pour impressionner les jeunes âmes délicates », etc. Trois cent cinquante pages d'écriture. Que de bonnes chroniques perdues ! Le jour est proche où il faudra, entre la littérature et le journalisme, opter définitivement.


 

R. G.


 Les évolutions de la critique française, par Ernest Tissot. (Perrin et Cie). — C'est un peu à la légère, je le confesse, que je me suis engagé à reparler de ce livre : je ferais alors la critique de la critique des critiques, ce qui ne laisserait point que d'être assez inutile. J'ai indiqué l'autre jour les trois grandes divisions de l'ouvrage, et quels écrivains M. Ernest Tissot range dans chacune d'elles. Je me bornerai aujourd'hui à citer le rudiment des définitions appliquées par l'auteur aux trois parties en quoi il décompose la critique. — « La critique littéraire étudie les manifestations artistiques au point de vue esthétique et les juge d'après leurs extérieurs, qu'elle dit parfaits ou imparfaits, selon qu'ils sont ou ne sont pas conformes à son code de beauté. — La critique moraliste étudie les manifestations artistiques au point de vue sociologique et les juge d'après leurs effets, qu'elle définit sains ou malsains, selon qu'ils sont ou ne sont pas conformes à la règle morale. — La critique analytique étudie les manifestations artistiques en tant que signes. Sans négliger l'examen esthétique, sans dédaigner l'enquête sociologique, elle distingue surtout, dans l'œuvre d'art, des effets dont l'intelligence créatrice, le milieu dans lequel s'est développée cette intelligence, la race dont elle est issue, sont les causes directes. » — Le livre de M. Ernest Tissot est d'une lecture intéressante et instructive : il est de ceux qu'on ne laisse point moisir dans une bibliothèque sans les rouvrir jamais.


 

A. V.


 Feuilles mortes, par Victor Compas (chez l'auteur, à Montcy-Saint-Pierre (Ardennes), et à Paris, bureau des Annales gauloises, 17, rue du Commandeur.) — Un livre de poésies et de prose alternées, très, très, très jeune.


THÉÂTRE-LIBRE

Myrane, d'Émile Bergerat. — Les Chapons, de Lucien Descaves et Georges Darien
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 M. Émile Bergerat (qui ne le sait ?) est le Shakespeare de cette fin de siècle, un Shakespeare méconnu, un Shakespeare bafoué, persécuté par les directeurs de toutes les scènes françaises, subventionnées ou non. Il est un hardi novateur — qui n'aime guère à parler de soi. Il a du génie et, très souvent, du talent. Lui-même l'a insinué, voire proclamé, dans d'innombrables préfaces et chroniques — qu'on souhaiterait moins modestes ! Il n'exagère certes pas. Loin de là ! Mais, pourquoi diable s'obstine-t-il à garder toutes ces belles qualités pour lui, pour lui tout seul, l'égoïste ! et à n'en jamais rien faire paraître en aucune de ses pièces ? Car, enfin, pour incontestablement génial, talentueux et novateur que soit M. Bergerat, « Myrane », qu'hier il nous conviait d'entendre, n'en est pas moins indiscutablement dépourvue de tout génie, de toute nouveauté et quasiment de tout talent. Le thème en est vieux comme la lune : Un jeune monsieur qui aime et qu'aiment deux femmes, la femme légitime et l'autre ; embêtements fort plausibles du jeune monsieur ; belle-mère moderniste, mais à tirades ; diplomate persan parisien, fataliste, polygamiste ; esclandre dans un théâtre ; duel ; le jeune monsieur, très perforé est transporté chez sa maîtresse ; sa femme vient l'y chercher et réussit à l'emmener : atroce crise de désespoir de l'amant, délaissée et vaincue, qui se décide enfin à prendre un consolateur, le diplomate persan — ce qui prouve très clairement (car la pièce est à thèse) que la polygamie, la monogamie, le mariage, le foyer conjugal et l'art de faire un bon drame sont des problèmes aussi redoutables que mystérieux. Par dessus le marché, des ficelles, presque des cordages, des enfantillages, des situations de mélo, des hors-d'œuvres, des tirades persiques, et autres, sur la femme, l'amour, l'adultère, des mots de chroniqueurs. Un acte d'exposition figé, gris, maladroit (mariez ces épithètes !); un deuxième, dans un foyer d'artistes, avec du brio, de l'observation, des digressions amusantes, de la verve calibanesque ; un troisième plein d'un adorable pathos d’ambigu.
 J'aime mieux « Les Chapons », de MM. L. Descaves et G. Darien. C’est plus intéressant, plus original, plus neuf et plus de l'art. Cette piécette a d'ailleurs soulevé une véritable tempête d'applaudissements, de hurlements, de sifflements et de cris d'animaux divers. Ah ! c'est que les auteurs ont frappé juste ! Et qu'ils ont été cruels, cyniquement cruels ! Et que M. Prudhomme n'aime pas que d'indiscrets chirurgiens lui révèlent aussi brutalement le mal honteux qui couve sous sa solennelle et patriotique bedaine ! « Les Chapons » sont tirés de « Bas les cœurs », le remarquable roman de M. Georges Darien. Pendant l'invasion prussienne, des bourgeois de Versailles, les Barbier, obligés de loger trois soldats allemands, passent par toutes les transes possibles, par toutes les terreurs imaginables, parce que leur vieille bonne, dont le frère a été tué pendant la guerre, a juré de le venger. Les représailles, si pareil fait arrivait, seraient terribles. Les Barbier le savent bien. Ils flattent bassement leurs trois hôtes teutons, les comblent de vins vieux et de prévenances, et, à la fin, fous de peur, ils jettent à la porte la vieille bonne qui les a soignés pendant vingt ans, malgré le temps « à ne pas mettre un chien dehors ». Des Prussiens, à cet instant, passent dans la rue, se rendant à l'exercice, sous la pluie — « Les pauvres gens ! » gémissent en chœur M. et Mme Barbier. Et c'est tout. Beaucoup de nos déroulédiques contemporains se sont reconnus dans les bourgeois de MM. Descaves et Dariens. Le nombre des siffleurs l'a prouvé. Les auteurs, qu'on savait déjà romanciers de talent, ont su montrer qu'ils pourront être, s'ils le veulent, des dramaturges de premier ordre.
 Les interprètes des deux ouvrages ont tenu leur rôle avec beaucoup de talent et d'intelligence. Mmes Régine Martial, Aubry, Sylviac, France, Barny, MM. Antoine, Léon Christian, sont dignes de tous les éloges.


 

G.-A. A.

sur « Les Chapons »


 Mon collaborateur G.-A. A. me pardonnera d'ajouter à son compte-rendu un mot qui n'a pas été dit, que je sache, et peut-être opportun — puisque aussi bien la presse, selon sa coutume lorsqu'il s'agit de jeunes dont l'ambition n'est point de plagier MM. Augier, Sardou, Dumas ou Labiche, a trouvé plus commode de railler que de comprendre. Oui : comprendre. M. Vitu, pour citer un gros bonnet de la critique (?) théâtrale, n'a-t-il pas saisi dans Les Chapons une affaire de patriotisme ?...
 Un seul chroniqueur, M. Henry Fouquier, a étudié le cas sans parti-pris, et tenté de le résoudre : « J'estime, déclare-t-il, qu'entre eux (les auteurs) et le public il y a eu un malentendu, malentendu qu'il faut éclaircir. Ce malentendu est né par leur faute. Mais cette faute qu'ils ont commises est une faute contre l'art, une méconnaissance de la foule, non une faute contre le patriotisme et une méconnaissance de ses devoirs ». — À la bonne heure ! Mais ce n'est pas cela encore, et ici même il y a malentendu entre les auteurs et M. Henry Fouquier. Je ne connais, sinon par leurs livres, ni M. Descaves ni M. Darien, mais je les sens, comme je sens toute la « génération montante » et j'affirme qu'ils ne jugent point avoir commis une faute contre l'art. Quant à la foule d'aujourd'hui, que leur importe ! N'ont-ils pas la certitude d'être suivis par celle de demain ? Car il est une chose aveuglante de clarté : actuellement, en art comme en tout, il y a scission absolue entre les hommes nouveaux et ceux d'hier. Et c'est là que réside tout le débat. Où ceux d'hier voient une simple concession, mais indispensable — comme M. Henry Fouquier dans la scène des Chapons qu'il a refaite — ceux d'aujourd'hui voient une hypocrisie bien inutile, et surtout une faute contre leur art, tout de sincérité. Quand M. Oscar Méténier écrit En famille, c'est un déplacement du convenu théâtral, ou mieux le remplacement du convenu ancien par un autre plus neuf. Quand MM. Lucien Descaves et Georges Darien écrivent Les Chapons, c'est une tentative à restituer la vérité vraie. Et, pour avoir peint les pleutres Barbier, ils ne sont pas plus mauvais Français que Balzac n'est mauvais citoyen en peignant, et combien synthétiques ! des bourgeois vicieux. Le patriotisme n'a que faire dans la question des Chapons, et il y aurait vraiment de quoi gémir — si l'on n'en riait — des conclusions énormes tirées de cette piécette par le régiment des vitus.


 

Alfred Vallette.

BEAUX-ARTS


 Exposition Raffaëlli (2). - La maison Boussod et Valadon a offert l'hospitalité de ses salons à M. Raffaëlli, proscrit par ordre du Champ-de-Mars. Si cela continue, tous les artistes dont nous nous honorons de goûter le talent feront, chacun à son tour, leur exposition particulière. À quoi tout le monde gagnera, même les deux Sociétés rivales enfin recollées, comme elles le méritent, en un seul et imposant salon annuel qu'on pourra qualifier Champ-de-Navets. Raffaëlli — pour en revenir à lui — s'attache à représenter les misères suburbaines, les idylles de boulevards extérieurs. Dans les milieux qui leur sont propres, avec lesquels ils font corps, pour ainsi dire, surgissent ses chiffonniers, ses casseurs de pierres, ses guenilleux gagne-petit, fixés rudement dans leur fatale attitude, avec l'indélébile empreinte de leur spécial opprobre. Bien loin pourtant d'affliger son art d'un humanitarisme facile et bêta, Raffaëlli pousse le besoin d'un pittoresque et du caractère jusqu'aux confins de la caricature, qu'il aborde d'ailleurs d'une si imprévue façon dans ses dessins de « Lucrèce Borgia » et de la « Vie d'un Joueur ». Et maintenant, faut-il dire que les procédés matériels de M. Raffaëlli, ces bizarres mélanges de fusain et de peinture... me froissent un peu comme un truquage ? À quoi bon, si l'effet est atteint ? Je cite donc le « Bûcheron » et le portrait du sculpteur Rodin, pour avoir le plaisir d'ajouter que la sculpture de Raffaëlli vaut sa peinture, à laquelle elle ressemble d'une curieuse manière.


 

L. Dse.


 P.S. — Vu à la vente May trois lumineux pastels de Degas. À quand l'exposition Degas ?


 
Échos divers et communications

 Un jeune écrivain de talent, Moïse Renault, vient de mourir. Il avait pris, ces dernières années, une part assez active à la rédaction de diverses revues littéraires, où ses œuvres avaient été très remarquées, et il travaillait, en collaboration avec M. Paul Adam, à un important ouvrage sur Stendhal et ses sources de documents. Moïse Renault laisse une spirituelle plaquette :Le Bayser perfeumé, et, dans ses cartons, un grand nombre de nouvelles et de vers manuscrits, qui seront, nous l'espérons, publiés un jour.
 

G.A. A.


 Notre dernier numéro était sous presse lorsque nous avons appris la mort d'un de nos camarades, Gaston Dubedat, qui avait fondé, en janvier 1887, les Écrits pour l'Art, organe littéraire mensuel d'un groupe qui s'intitulait, dans un article-préface, le « Groupe Symboliste et Instrumentiste », et déclarait « chercher, induisant de symbole en symbole, la raison de la Nature et de la Vie ». Le recueil paraît encore ; mais de l'ancienne rédaction — composée notamment de MM. René Ghil, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merrill, Henri de Régnier — reste à peu près seul aujourd'hui M. René Ghil. Gaston Dubedat, un fervent de musique, n'écrivait point : ce n'est donc pas pour s'imprimer qu'il avait créé un périodique, et le dernier combattant du premier groupe symbolo-instrumentiste a bien fait de lui témoigner publiquement sa gratitude.
 Le Roquet, sous l'habile direction de M. L. de Saunier, se révèle un de nos meilleurs journaux de satire et d'art — mondain, très littéraire pourtant, et d'une gaîté un peu ironique qui se garde de la jovialité. On y trouve des articles de L. de Saunier, Willy (toujours si amusant), Henri de Lapommeraye, Rachilde, Marc Lagrand, et un intéressant roman de mœurs normandes, par Léo Trézenik : Le Magot de l'oncle Cyrille. Enfin — great attraction ! — sous la rubrique Massacre des innocents, le Roquet a commencé une série de satires visant des hommes connus, et qui sont ou seront signées : Jean Ajalbert, Georges Darien, Rodolphe Darzens, Édouard Dubus, Georges d'Esparbès, Henri Fèvre, Camille de Sainte-Croix, Alfred Vallette. — Les deux premiers massacrés sont MM. Paul Bourget et Francisque Sarcey.
 À titre de prime à ses abonnés, la Jeune Belgique a encarté dans son fascicule de Juin un superbe Paul Verlaine hors texte, dessiné par notre camarade Paterne Berrichon, à qui nous adressons nos sincères compliments. — Voici le sommaire du numéro : Stéphane Mallarmé : Réminiscence ; — Iwan Gilkin : La Douleur du Mage ; — *** : L'Eau promise ; — Jean Boels : L'Hôte des ténèbres ; — Delzire Moris : Proses lyriques ; — Arnold Goffin: Chronique littéraire ; — Puck : L'Annuaire du Caveau verviélois ; — Albert Arnay : Chronique artistique ; — puis une Chronique musicale et le Memento.
 Nos félicitations à M. Henri Bossane pour la transformation des Annales Gauloises, d'un format plus élégant et plus commode.
 Une personne — qui celait son nom — nous demandait naguère si le Louis Le Cardonnel qui signa Lamentation dans le Mercure de France était bien le mystique et doux poète qui, etc, etc. — Il n'y a dans les lettres qu'un Louis Le Cardonnel, mais nous n'avons pas cru devoir répondre avant de prendre l'avis de notre collaborateur. Il habite Valence (Drôme), 68, avenue de Chabeuil.


 
PRIME GRATUITE


 Nous avons l'honneur d'informer nos abonnés que nous offrons gratuitement à ceux qui nous en feront la demande leur portrait peint à l'huile par un artiste bien connu, M. Dugardiu (84, faubourg Saint-Honoré). Il suffira d'adresser au bureau du Mercure de France une photographie, en indiquant la couleur du teint, des cheveux, des yeux et des vêtements. — La photographie, devant être détériorée, ne sera point rendue. — La livraison du portrait s'effectue dans le délai d'un mois et demi.
 Pour les frais de correspondance et de port, joindre en timbres-poste la somme de 1 fr. 05.


 

Mercvre


1. Nous sommes obligés de remettre au prochain numéro la bibliographie du nouveau livre de M. Camille Lemonnier : Le Possédé.
2. M. G. Albert Aurier publiera dans le prochain fascicule du Mercure de France une étude sur l'œuvre entier de M. Raffaëlli.


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