Notes sur l’Idée pure

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Camille Mauclair, « Notes sur l’Idée pure », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 42-46.


NOTES SUR L'IDEE PURE
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A quoi bon la merveille de transposer un
fait de nature en sa presque disparition
vibratoire selon le jeu de la parole, cependant,
si ce n'est pour qu'en émane, sans
la gène d'un proche ou concret rappel, la
notion pure?

Stéphane Mallarmé


 Tout objet se résorbe en son idée pure. La réalité d'un objet, c'est-à-dire sa relativité sensorielle aux centres nerveux de l'être conscient, n'est qu'un mode d'aperception et de révélation de son idée, ou logiquement son symbole. L'objet concilie donc en lui : premièrement, un agrégat de possibilités phénoménales et d'irradiations sensitives, qui l'érige en fixation perceptible d'une idée inattaquable aux contingences : secondement, en puissance, cette idée elle-même qui s'incarne en son nom et est l'unique cause de son existence, puisque nous concevons idéalement.
 Une fleur : sa notion permane depuis les lys qui n'ont pas filé jusqu'aux lotus de l'Orient. Et cette rose à mes doigts (1)  manifeste cette notion en diverses modalités ou agrégats substantiels révélés à mes sens sous l'espèce de parfums, nuances, lignes, etc. Mais ceci ne sert évidemment qu'à me faire souvenir, par une passagère interposition qu'une minute peut effeuiller ou brûler, de l'idée immanente en l'objet.
 L'idéaliste conçoit donc en le médiateur plastique ou symbole constitué par l'objet. Ce point de vue est conforme au mode de manifestation des fluides. Un accumulateur d'électricité n'existe que pour cette fin de condensation : le symbole, pour l'idéaliste, n'est que le moyen de l'idée. Cette visée concorde également à l'intime axiome de la peinture : le motif n'important qu'en raison de sa révélation de la lumière.
 Il s'ensuit que le symbole, suprême élément de la réalisation artistique, puisqu'il est le seul médiateur possible, se banalise et s'annihile si l'on se borne à l'étudier pour lui-même. Le naturalisme, par exemple, ne pouvait, ne peut être que la vaine étude des symboles : et, ainsi que l'attentif examen d'une pile n'en révèle nullement l'influence fluidique, ou l'examen d'un cadavre la vie, mais seulement les moyens de percevoir le fluide ou la vie, ainsi l'étude unique de l'objet s'empreint d'une vanité inévitable, puisqu'elle se confie et aboutit à des contingences.
 Il y a toujours quelque chose derrière quelque chose.
 L'idéaliste donc, ne concevant que par la médiation des sensitivités, c'est-à-dire cherchant la fixation momentanée de l'abstrait, donne à l'objet une utilité révélatrice ou symbolique.
 L'ensemble des agrégats de qualités sensorielles constitue le monde extérieur.
 Il résulte que le méditatif, prenant conscience des idées incarnées, tend à s'élever à la compréhension des lois générales de leurs associations, et ne peut conséquemment négliger la métaphysique.
 Il résulte enfin — et surtout, puisqu'il sera ici question d'art — que loin de rejeter la vie, c'est en son paroxysme seul que l'artiste se recrée, prend conscience, peut. En son paroxysme — étude plus encore âpre et serrée que la notation des quantités moyennes d'évolution colligées par les naturalistes — car l'objet, vérité puérile, accroît sa puissance symbolique avec sa puissance d'expressivité. Plus il se manifeste, plus il révèle : l'idéaliste chérit la révélation. Il ne veut donc nullement — certains l'insinuèrent — rejeter la Vie, médiation plastique, non plus se consacrer uniquement à sa jalouse analyse. Il use de sa plénitude potentielle pour dévoiler sa signification. Ceci se peut formuler que les objets sont les caractères hiéroglyphiques où s'inscrit complexement l'idée pure, et qu'en cet assemblage de formes, comme en toute géométrie, la connaissance profonde et le soigneux formulaire de l'écriture ou des figures aident à la compréhension et dédient à la lecture plus de clarté.
 L'esprit tend à la connaissance complète de cette écriture (2) . C'est ce qu'on dénomme : prendre conscience du monde extérieur, d'où souci métaphysique.
Cette lecture donne un sens, qui est la notion des idées pures, ou révélation de l'inaltérable dans le modifié, du type dans la descendance, du primordial dans l'évolution. Cette révélation, toute l'âme de l'idéaliste, abjure les puissances de l'ombre pour y atteindre.
 Révéler, ou manifester la connaissance que l'on sut prendre du monde extérieur, ou, par suite logique, se manifester soi-même : voici le lien entre l'art et la morale, et la lumière sourd identique de ces deux irradiations de l'esprit.

 L'artiste est le symbole de son œuvre. Il est enclin à en être la représentation plastique, incarnation irréalisable qui lui crée une irritation constante contre tout amoindrissement et toute déformation de l'harmonie, partant contre toute entrave au développement des facultés de l'être : d'où, anarchie.
 L'harmonie est le désir fondamental de l'être. Un livre est l'évocation d'une cause en le rite multiple des objets. L'harmonie, condition première devant l'idée pure, est une vertu intellectuelle, et la désirer est une beauté. D'où, recherche de la cause métaphysique.
 L'être enfin qui s'élève de la connaissance réelle à la connaissance idéale est un synthétiste d'art, un recréateur reflétant sa conscience en ses actes — l'œuvre est l'acte d'art — et reflétant aussi ses actes dans sa conscience, comme Narcisse. Ce parallélisme constitue le rythme ou personnalité de l'esthéticien (3) . D'où, état moral indivisible de l'état artiste.
 Ces trois états d'anarchie, de métaphysique et d'art proviennent de l'unique désir de se manifester en une conception du monde extérieur et d'en suggérer la connaissance. On ne suggère pas des contingences, mais des notions. Cette triple tendance, dont l'inquiétude moderne s'aggrave, en désirs indécis gaspillée et aveulie, l'idéalisme seul la concentre donc et la résout. Peut-être est-ce par la secrète intuition qu'en lui ces antinomies se peuvent fondre, que l'élite spirituelle de l'heure présente va concilier en lui ses trois incertitudes et affirmer ses trois désirs.
 L'idéalisme, indéniable préoccupation des intellectuels nouveaux !
 Les livres en gardent la trace profonde, l'inquiétude des aurores futures s'y consacre. Jalousement certains s'étonnèrent d'une différenciation dans les termes, et l'éclosion d'un nouveau vocable : idéoréalisme, leur parut altérer la tendance. Expression seulement plus précise de l'idéalisme dans l'art, et appellation meilleure pour nous. Idéoréalisme s'occupant de la réalisation des idées en un médiateur plastique (Gœthe, Poe, Mallarmé), Idéalisme considérant les Idées en soi (Platon, Hegel), l'un complète, explique, justifie l'autre. L'idéoréalisme est l'art réalisé de l'idéalisme : tout idéaliste créant un poème devient idéoréaliste, et autre interprétation serait futile querelle de mots.
 L'Idéoréalisme n'est que la formule esthétique de l'Idéalisme qui ne saurait créer un art, mais un mode de la conscience et un ascétisme individuel. Car une confusion doit être évitée, par une admonition prudente, à ceux qui ont vu là une nouvelle doctrine à suivre et quelque chose à exploiter. La tristesse d'une consécration à l'abstrait ennoblit de solitude l'idéalisme. Il est la floraison d'une fin d'époque révoltée, reniant l'orgie des formes qui la précéda : et le triomphe du Conscient sur l'Inconscient s'accomplit en lui, silencieusement.
 L'Idée pure est la reine indéniable des âmes hautes. Et sa méditation aune portée morale, nécessairement. Le poète qui se manifeste à la foule ne fait que lui manifester un type d'homme supérieur. S'il ne se nomme point par convention, et s'il costume d'illusion Hamlet ou Axël, c'est lui qui revêt réellement ce costume. Aux âmes conviées par lui à la célébration du spectacle, à ces âmes amoindries par les soucis sociaux, il dévoile une âme d'homme libre en qui toutes contemplent ce qu'elles pourraient être et prennent conscience d'elles-mêmes. Confession triomphante et hautaine d'une foule devant celui qui résuma le rêve de beauté et de noblesse qu'elle sut enclore en elle, en puissance ! Etre sincère avec soi-même et s'estimer est peut-être le moyen de se développer harmonieusement, et c'est la morale, hygiène salutaire et non inattingible concept dont l'inaccessibilité même rejette en un pessimisme de captif. En le poème du Héros, — ici Carlyle conseilla, — la foule contemplative s'estime. Le génie est la compréhension la plus vaste du monde extérieur : réaliser en une œuvre cette conception est initier les esprits, dans la mesure de leur exaltation potentielle, au génie. Le vieux thème de l'art élévateur d'âmes se retrouve ici, mais purifié de ce perfide vouloir de vérité fardée et amoindrie : l'éclat même de la vérité est la morale.
 Tout poète vérifie en lui cette notion que le génie est d'être soi, en harmonie le plus possible. Toute émotion dramatique d'une foule devant le Héros est un acte formel d'anarchie. Et la sympathie récente des poètes pour cette visée est un signe. Le premier devoir du poète est de dépouiller le prestige d'une puissance inanalysable conférée par une force inconnue : mais il doit se dire un homme : un homme que telles circonstances firent plus libre que d'autres et qui conçoit plus largement, mais un égal à ces autres. L'émotion ressentie devant la vie n'a de raison d'être qu'en cela. L'autre ancienne formule : le poète vibrant, se rénove bellement en l'idéalisme. Triomphe de l'art humain, vie paroxysmée vers l'Idée pure.
 À cette heure où le drame agonise et où des consciences rêvent, sur la scène, le retour éclatant du Héros au geste libre, à cette heure où, par-delà cette triste constatation des jachères, l'éclosion de Lys Magnifiques est rêvée, à cette heure où la certitude promise à l'âme est la fière visée de beaucoup, en l'indécis des recherches et la fièvre sourde des colères, l'Idéalisme exalte sa clarté. Ces notes rapides évoquent sommairement les conciliations qu'il augure et les vérités prometteuses qu'il légitime. Il n'y saurait être question de sentimentalisme, de fédération ou de bonheur chimérique, selon la feinte croyance de certains. Doctrine triste, appel de la Conscience devant l'Inconscient, le pur cristal de l'Idée visible est impollu. C'est, peut-être, à proclamer venue l'heure de l'art libre, créant sans demander une approbation et sans relever un mépris. C'est peut-être aussi une foi restituée, le sophisme des patries et des vérités de nations à jamais déjoué, la légende des antiques hermétismes fleurie et honorée, la chaîne symbolique par-dessus les écroulements et les temps refondue et renouée. Peut-être tout cela, et plus peut être. Et c'est aussi, en une justice, la pieuse procession d'un cortège d'âmes flamboyantes de mystes et d'esthéticiens aux gestes fraternels, vers l'autel relevé de la Métaphysique, cette grande Insultée.
 Camille Mauclair.


(1)  Cf. de Stéphane Mallarmé : Divagation. — pages, 1891.

(2)  La raison intime du naturalisme fut peut-être — ceci d'après tels rares indices — une intention de dénombrement utile, de classification des phénomènes contribuant à constituer cette écriture : et aussi tels essais de fusion de couleurs, sons, linéalités. L'erreur provint fatalement de ce fait que : l'œuvre ne s'accomplissant qu'en une conscience à la fois, n'admet la validité de ces notions qu'après qu'elles furent recréées par l'individu pour lui-même, d'où recommencement et différenciation des idées.

(3)  De ce rythme fondamental naissent les diverses harmoniques de l'individu. Ceci confirmant l'énonciation aimée des écrivains actuels, que chaque poète crée son rythme et que « nul Parnasse ne se régente ».


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