Obsession

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Julien Leclercq, « Obsession », Mercure de France, t. I, n° 2, février 1890, p. 40-41.


OBSESSION


 Quand vogue le Désir au lent fil de mes veines,
 Variant, sur mes nerfs, ses thèmes émouvants,
 En artiste blasé des barcarolles vaines
 Qui sut approfondir l'art des rythmes savants ;


 Quand le Magicien, hôte de mes nuits blanches,
 Ressuscite ton corps disparu dans mes draps
 Imprégnés des moiteurs lascives de tes hanches
 Et des parfums troublants dont tu frottes tes bras ;


 Que mon esprit et ma raison, mis en déroute,
 S'égarent brusquement en un songe anormal,
 Où tout mon être aspire à te posséder toute,
 Au milieu de frissons qui feraient un doux mal ;


 J'ai parfois évoqué des alcôves funèbres,
 Qu'éclaire, par moment, un feu follet lutin,
 Surgi de l'éternel empire des ténèbres
 Comme un rayon monté d'un vieux monde incertain.


 Or, aux heures de paix et d'analyse calme,
 — Lorsque l'âme descend sur les sens endormis,
 Tel qu'un veilleur pensif agitant une palme,
 Pour répandre l'air frais sur le sommeil d'amis, —


 En songeant, sans luxure, au charme de tes poses,
 À ton œil orageux traversé d'un éclair,
 Bien souvent, loin de toi, je médite ces choses,
 Attentif aux conseils que m'a criés la chair.


 Et je pressens alors quelles fortes empreintes
 Nos baisers laisseraient dans nos seins exaltés,
 Si nos spasmes d'amour s'interrompaient de craintes
 Où l'âme aurait sa part de larges voluptés.

 — Notre soif d'infini, Maîtresse énigmatique !
 En nous n'a pas éteint le bûcher des tourments,
 Et n'a pu nous ravir au supplice mystique
 Qu'ont souffert, ici-bas, les plus heureux amants !...


 Qu'importe que ce soit une action profane
 De s'étreindre couchés sur un gazon tombal,
 Et, par un vent où l'Ange inexorable plane,
 D'oser tel entretien comme au retour d'un bal !


 Sous l'hypocrite Azur, complice du mystère
 Qu'il nous taira toujours dans son sourire bleu,
 Nous faut-il, en croyants d'une puissance austère,
 Endurer sans espoir le martyre du feu,


 Lorsque les exilés de noirs caveaux infâmes
 Où la nuit est rebelle aux clartés des flambeaux,
 Détenant les secrets de la chair et des âmes,
 Dorment sans qu'on les trouble au fond de leurs tombeaux ?


 Et qui reculerait même devant l'outrage,
 Si, lassé par les chocs de deux corps indomptés,
 Quelque mort, soulevant son couvercle avec rage,
 Jetait le mot magique à des cœurs révoltés !


 ... Mais, passant à l'automne auprès de mausolées,
 Et pénétrant un soir dans la ville des morts,
 — Derrière les cyprès épars dans les allées,
 Saurais-tu me livrer ta bouche sans remords ?...

Julien Leclercq

 Novembre 1889.


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