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grappes de la félicité. Il a été tordu, vous dis-je, par
les affres de toutes les douleurs. Mais alors que d’autres eussent gémi lâchement, il a été assez fier pour chanter et même pour rire, mais de quel rire déchirant et haineux et en somme si légitime : Ne faut-il pas que parfois les poètes punissent ceux-là qui rabaissent à nos propres yeux la misère tragique d’être des hommes par le ridicule, l’inélégance et la sottise ? Pour soustraire aux regards profanes l’inguérissable blessure, il s’est vêtu d’étoffes somptueuses, pourpre sur pourpre ; il a surchargé son manteau de pierres précieuses et de riches orfrois, afin que l’on ne vit plus son cœur battre. Mais à tout moment, dans un vers qui demande le sommeil et le silence, dans une épithète douloureuse, il arrivera qu’on surprenne les défaillances, la lassitude et le découragement. Et n’est-il point autrement poignant que toutes les lamentations des élégiaques avec les mornes paroles qui les terminent, ce très beau poème, Les Fleurs d’Ophélie :
- Fleurs sur fleur, fleurs d’été, fleurs de printemps ! Fleurs blêmes
- De novembre épanchant la rancœur des adieux
- Et, dans les joncs tressés, les fauves chrysanthèmes;
- Les lotus pour la table des dieux;
- Les lits hautains, parmi les touffes d’amarantes,
- Dressant avec orgueil leurs thyrses radieux
- Les roses de Noël aux pâleurs transparentes,
- Et puis, toutes les fleurs éprises du tombeau,
- Violettes des morts, fougères odorantes,
- Asphodèles, soleils héraldiques et beaux,
- Mandragores criant d’une voix surhumaine
- Au pied des gibets noirs que hantent les corbeaux.
- Fleurs sur fleur ! Effeuillez les fleurs ! que l’on promène
- Des encensoirs fleuris, sur le tertre où, là-bas,
- Dort Ophélie avec Rowena de Trémaine.
- Amour, Amour ! et sur leurs fronts que tu courberas
- Fais ruisseler la pourpre extatique des roses
- Pareille au sang joyeux versé dans les combats.
- Jadis elles chantaient, vierges aux blondeurs roses,
- Les amantes des jours qui ne renaîtront plus,
- Sous leurs habits tissus d’ors fins et d’argyroses.
- O lointaines douceurs des printemps révolus !
- Épanouissement auroral des idées !
- Porte du ciel offerte aux lèvres des élus !
- Les vierges à présent, mortes ou possédées,
- Sont loin ! bien loin ! L’espoir est tombé de nos cœurs,
- Telles d’un arbre mort les branches émondées.
- Et l’Ombre, et les Regrets, et l’Oubli sont vainqueurs.