Page:Mercure de France tome 004 1892 page 310.jpg
La supposition que le livre de tel auteur est une chose distincte de la personne de l'auteur est, je pense, mal fondée. L'âme est un chiffre, dans le sens cryptographique ; et plus le cryptogramme est court, plus son interprétation est difficile : à un certain degré de brièveté il défierait même toute une armée de Champollions. Ainsi celui qui n'a écrit que très peu pourra dans ce peu ou bien cacher son esprit ou donner une idée erronée de son esprit, de ses acquisitions, de ses talents, de son humeur, de sa manière, de la teneur, profondeur (ou superficialité) de sa pensée, en un mot, de son caractère, de lui-même. Mais cela est impossible pour celui qui a beaucoup écrit. Nous aurons de lui, d'après ses livres, non peut-être la juste, mais la plus juste représentation. Bulwer, l'homme, l'individu, en gilet de velours vert et en gants ambre, n'est aucunement le véritable Sir Edward Lytton, lequel n'est véritable que dans Ernest Maltravers, où son âme s'est délibérément mise toute nue. Connaître Dickens, est-ce en le regardant, en causant avec lui, ou en lisant son Magasin d'antiquités? Quel poète, spécialement, ne se sentira plus vraiment expliqué par le premier venu de ses sonnets (sérieusement écrit) que par les détails personnels les plus précis, les plus intimes?
Suppléer trop à l'imagination du lecteur opprime et offense sa propre imagination. Rien ne la blesse plus profondément, — et rien ne contrarie autant le goût que tous les hypérismes, quels qu'ils soient.
M. Brown a mis pour épigraphe sur la couverture de son magazine ces mots de Richelieu : « On me dit cruel, — mais non: je suis juste. »