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Et qui gagne?...
Le hasard, c'est-à-dire Tout excepté vous — à moins que ce ne soit une supérieure hypocrisie, une botte savante ou une tactique habile. Et voilà contre quoi vous jouez, et pour quoi? pour les enjeux !
Voyons les enjeux! mais, avant, posons cette triplice de principes:
1° Si vous êtes joueur, ne me forcez point à l'être;
2° Si je sais mieux jouer que vous, je vous dévalise;
3° Si je sais moins, je suis détroussé.
Voilà donc les enjeux ! Insistons. Riche, je puis perdre jusqu'à regagner. Pauvre, je ne puisque perdre jusqu'à tout avoir perdu ! A moins que, d'un coup traître, je nettoie mon riche! C'est presque tricher, cela!
Un imbécile veut aligner ses jours contre les miens ! Nenni ! Je suis certain d'être roulé! Et qui s'avoue imbécile ? Et qui ne se flatte point de m'être supérieur?
Eh bien, voici qui tranchera tout: ne jouez que contre la foule: c'est encore la meilleure bravoure que nous sachions ! Si vous nettoyez d'un coup le Riche imbécile qu'est la foule, — vous le pauvre! — bien que vous ayez triché, personne, pas même Elle, ne vous en voudra. Elle vous admirera, au contraire. Et dût-elle s'en fâcher que vous lui pourriez répondre: Nos enjeux étaient les mêmes en somme; imbécile ou génial, quoi que je sois, j'étais sûr de trouver en toi tous les imbéciles et tous les génies ; tu as perdu. Tais-toi ! — Et, du reste, elle se tait bien respectueusement!
Puis de ce duel héroïque contre la multitude quelques-uns sont sortis vainqueurs qui nous ont laissé d'immortelles œuvres à défaut de cadavres. Cela, c'est indéniablement mieux qu'occire ses contemporains, je suppose.
Oh, quiconque tuerait le duel aurait un peu plus droit à nos respects que ceux qui en vivent ou en sont morts!