Pages inédites : Lord Lyonnel

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Villiers De l’Isle-Adam, « Pages inédites : Lord Lyonnel », Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 272-275.


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PAGES INÉDITES (I)
LORD LYONNEL

 Souvent, la nuit, lorsque éveillé par les premiers aquilons d'octobre heurtant les jalousies, lord Lyonnel considérait sa maîtresse endormie, il lui arrivait de se demander obscurément s'il avait bien le droit de se prêter à l'œuvre, au moins étrange, qu'essayait Edison ; — s'il n'était pas, lui, lord Lyonnel, coupable d'une duplicité tacite ; — et, chose encore plus grave, si, en définitive, ce n'était pas, oui, si ce n'était pas tenter Dieu.
 Un fait singulier (une de ces mille coïncidences, sans doute fortuites, mais qui, — chose, à la longue, digne d'attention, — se produisent toujours d'une manière quelconque autour de ceux dont l'esprit est en proie à cette sorte d'inquiétude occulte), — un fait des plus saisissants s'accomplit une nuit, où il avait exprimé pour la première fois cette pensée à voix basse et se parlant à lui-même. Il l'avait formulée en paroles précises, espérant que cette précision même dissiperait le vague et le trop lourd d'une conjecture de cet ordre.
 Comme elle persistait, sa conscience lui suggéra l'idée d'en écrire sur-le-champ à Edison (Il voulait suspendre l'exécution de l'œuvre terrible). Il ne pouvait supporter de s'endormir avec cette obsession. S'étant donc levé, il passa une robe de chambre, s'approcha de son secrétaire, trempa la plume dans l'encrier. A ce moment précis, et comme il fermait à demi les yeux, regardant un point, fixe dans l'angle de la muraille, comme un homme qui cherche ses expressions et les pèse avant d'écrire, il aperçut d'abord vaguement, puis distinctement, un objet qui d'abord l'étonna, puis le stupéfia, — puis le glaça d'une impression inconnue.
 C'était la chose du monde la plus simple, une tête de mort, oh ! tout bonnement, très grise, d'aspect ancien et qui semblait faire effort pour apparaître sur la trame de l'obscurité, en cet angle du mur. Détail d'une absurdité sinistre, elle semblait porter une forte paire de besicles devant les deux trous de ses yeux.
 Lord Lyonnel était non seulement un homme courageux, mais un homme intrépide. La force d'une fière devise amalgamée à son sang par l'action des siècles courait dans ses veines, — il se remit, bien qu'un peu pâlissant, et considéra l'objet en silence.
 En essayant d'analyser la provenance de ses sensations, il se convainquit très vite que son hallucination était due à certaine lassitude nerveuse qu'entraîne parfois le plaisir et qui détermine alors, sinon une perversion visuelle, du moins une sorte d'excitation très intense des prunelles. En ces instants, en effet, pour peu que les yeux se referment à demi, la rétine est sujette à une sorte de mémoire, qui ressuscite des objets en les agrandissant, comme sous l'influence de l'opium. — Des panoramas de paysages, d'arbres, de rochers, d'avenues lointaines s'évoquent sous les paupières ; de grandes villes mortes, des Pompéïas, des Atlantides, des Palmyres se prolongent resplendissantes ; des Thébaïdes, à perte de vue s'étendent, où passent, à perte de vue, d'étranges caravanes ; des Pactoles roulant leurs vagues aux paillettes d'or étincellent sous des rives ombreuses, — et toutes ces visions sont rapides.
 Celle-ci était d'un ordre funèbre, voilà tout. Cela tenait à la couleur d'imagination qu'il avait en cet instant. Voilà tout. Certes, c'était tout. Néanmoins, il ne se dissimulait pas que la vision était moins rapide et plus intense que les autres : Oui ! mais cela pouvait venir aussi de l'intensivité même gravée en sa pensée tout à l'heure et qui fixait l'image plus profondément en sa correspondance visuelle.
 Enfin, ce n'était qu'une hallucination comme une autre, plus fiévreuse, se disait-il. Et il regardait toujours la tète de mort qui persistait.
 En ce moment, miss Evelyn, qu'il voyait endormie et qui, dans l'alcôve, avait le dos tourné à lord Lyonnel, lui cria, d'une voix un peu ensommeillée et banale :
 « — Oh ! ... Lyonnel ! ... Si tu savais... c'est drôle... Je vois un tas de choses depuis un moment... Tiens ! . . Une tête de mort ! ... Oh ! elle est toute grise ! ... Elle est vieille, hein ? ... On dirait qu'elle a des lunettes ! .. Ah ! mais, — c'est ennuyeux ! Elle ne veut pas s'en aller ! ...»
 Le jeune homme avait jeté sa plume en écoutant ces petites phrases horribles, et s'était levé, mais sans prononcer une parole...


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 Elle saisit le candélabre et marcha vers l'angle.
 Le mouvement, sans doute, avait dissipé la vision : la tête de mort avait disparu.
 « — Eh bien ! qu'est-ce que tu as ? qu'est-ce que tu fais donc ? Tu es tout singulier, depuis quelques jours ? .. dit miss Evelyn, en écartant le rideau. Comment ! tu te lèves pour écrire la nuit ? ... »
 Et l'espiègle fut prise d'une espèce de fou rire qui sonna dans l'ombre de l'alcôve.
 « — Votre rire tombe mal cette nuit, chère ! ...» dit lord Lyonnel, d'un ton qui calma subitement l'intempestive gaîté de la frivole enfant.
 Laissant le candélabre allumé, il la rejoignit, sans rien ajouter, lui tourna le dos, s'accouda, se mit à réfléchir à l'incident.
 « — Quel dommage, se disait miss Evelyn, en bâillant et se rendormant, qu'un si beau garçon, si riche, soit un peu fou ! .. »
 Au bout de quelques minutes, lord Lyonnel se rendit compte du fait de la manière suivante :
 « — C'est un phénomène curieux, très curieux même, mais ce n'est qu'un phénomène de l'ordre des hallucinations magnétiques. Voilà tout. C'est la simultanéité, l'ubiquité de la vision partagée entre Evelyn et moi qui m'a impresionné tout à l'heure. Et c'est à cause de l'état de mes pensées, que la nature de la vision, — la tête de mort, — jointe à ces deux circonstances ultérieures, m'a si fort impressionné. En effet, j'ai eu le premier cette hallucination dont je crois bien m'être nettifié l'origine probable. Or, un courant de magnétisme très intense, une chaîne d'affinités, renforcé d'un demi somnambulisme, était encore établi entre miss Evelyn et moi, — ne s'était pas encore dissipé, enfin —, au moment où le phénomène se produisit pour moi. L'émotion sensorielle qu'il me causa, par sa soudaineté, et le caractère de solennité presque surnaturel que mon esprit, alors sous l'influence de la pensée de Dieu, lui attribua, dont il la revêtit alors, pour mieux dire, dans son état d'irréflexion, de prostration même, cette tête de mort, objectivée par mon cerveau, incarnation de mon idée, — cette émotion, dis-je, passa, par sa violence même, dans ce courant intime et occulte qui unissait nos deux systèmes nerveux. Cela est sûr... Le fait est du domaine magnétique, ― non encore très élucidé, — mais c'est de ce domaine ! ... J'ai été contagieux pour elle, j'ai été électrique : bref, elle a vu comme moi, par moi, cette tête de mort dont les terrifiantes lunettes devaient provenir de mon lorgnon ; — elle l'a vue, dis-je, par la même raison que deux personnes, vivant ensemble, ont souvent, à la fois, la même idée, laquelle est, parfois, fort difficile à ramener à un point de départ appréciable. »
 S'étant donc expliqué scientifiquement le phénomène, lord Lyonnel, subissant encore, malgré lui, un reste d'anxiété nerveuse, regarda fixement, entre ses cils, brûler les bougies du candélabre jusqu'au petit jour. Il souriait à l'idée qu'elles prenaient pour lui des aspects de cierges brûlant devant un catafalque. Il savait maintenant d'où ces sortes d'idées lui venaient. A la longue, il s'endormit aussi, pensant que le soleil de l'aurore dissiperait son fastidieux cauchemar, — ce qui eut lieu : seulement, lord Lyonnel, en sa subtile et très raisonnable analyse, n'avait pas fait attention à cette petite chose, c'est que le phénomène, d'où qu'il vint, en distrayant sa conscience, lui avait fait oublier d'écrire la lettre en question. Les jours se succédèrent, et, soit par respect humain, soit par oubli, soit par négligence, il laissa les choses s'accomplir.


Villiers de l'Isle-Adam.


(I) A quelle œuvre de Villiers de l'Isle-Adam se rapporte ce Fragment ? Probablement à l’Eve Future, mais à une version de ce livre très antérieure à la définitive rédaction, très différente, du moins en ses détails accessoires et en sa marche, de celle que nous connaissons. Peut-être ne s'agissait-il que d'une nouvelle, ou d'une étude du genre et de la longueur de Tribulat Bonhomet ? Dans le doute, et ne pouvant les rattacher à rien, nous donnons ces curieuses pages inachevées sous un titre spécial. Elles nous semblent caractéristiques de cette sorte de romantisme particulier à Villiers, où la science n'est introduite qu'en vue de produire des effets, — nullement scientifiques, — de fantasmagorie psychique. — R. G.
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