Pages quiètes: Réminiscence

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Raoul Minhar, « Pages quiètes: Réminiscence », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 61-64.


PAGES QUIÈTES

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RÉMINISCENCES


 « Regarde », fit l'ancien des temples en indiquant l'horizon.
 Le vent avait balayé les nuages des quatre régions, et le soleil se retirait gravement. La silhouette maigre du voyant se découpait en lignes livides et les rayons illuminaient ses cheveux incultes, touffus comme un nid d'oiseau. Son bras dirigé vers l'ouest était rigide; le vouloir des Dieux était en lui.
 Il répéta:
 « Regarde. »
 Et, obéissant, je tendis mon attention vers le couchant.
 « Tu le vois, Samas l'éclatant, le Dieu clair qui se dresse, passe et décline. Qui te dira la fin de sa course, et, parmi les mortels, qui la sait ? Qui a connu les secrets du père des vivants?
 « Lorsque j'étais jeune et parfait en force, que la science de Nabou m'eut révélé tous les mystères, j'ai tenté de suivre Samas en sa course. Je marchais, et au crépuscule je m'étendais sur le sable et dormais, la face tournée vers l'occident. A l'aube, je reprenais mon chemin.
 « Le septième jour, des nomades me frappèrent et voulurent m'entraîner comme esclave. Quand je leur eus parlé, ils craignirent le son de ma voix et disparurent, entraînés par le galop de leurs chevaux. Un lion vint à moi sur les bords du Habour et me rugit des mots en une langue inconnue ; d'un geste furieux je le congédiai, et, dans les ténèbres, sa femelle grondait en tremblant.
 « J'ai traversé le désert dans son étendue, sans vêtements et sans nourriture, sans m'apercevoir de la faim et de la soif. Ma langue était gonflée et mes tendons saillaient comme des cordes. Des formes couraient en ricanant; des palais s'élevaient dans les airs et croulaient avec un bruit de cymbales; des liliths se mêlaient aux ekims mauvais en des accouplements rouges. J'invoquais le Dieu brillant et me revoyais seul.
 « Sur les bords de l'Arantou, des gens pleuraient Doumouzou l'unique. « Il est parti », criaient les hommes, et les femmes se déchiraient les joues, blêmes et gémissantes dans leurs robes de deuil. Les hiérodoules, avec des mouvements impudiques, se lamentaient sur la mort du fiancé, appelant d'une voix aigre: « Seigneur ! Seigneur ! » Je haussai les épaules et passai.
 « Je parvins aux bords de la grande mer, où Samas s'engloutit le soir, me laissant vide et désolé. Il s'en fut dans l'abîme et je n'ai pu le rejoindre. Il s'en fut dans l'abime et refusa de m'expliquer le verbe de sa course, le verbe du pays dont lui seul est revenu. »
 Le voyant se prosterna trois fois vers le Dieu, et, d'un gosier âpre, entonna l'hymne au soleil couchant:
 « Samas, dans le cœur du monde à ton coucher,
 « Que la porte du ciel te reçoive,
 « Que sa barrière te salue en paix,
 « Que le messager d'amour te dirige,
 « Que l'épouse bien ornée accoure à ton devant,
 « Que le repos repose ta chair,
 « Va la route fixée par ton jugement,
 « Guerrier, héros, soleil, glorifie-toi ! »
 Le vieillard partit sans plus me dire, et, dans la nuit pesante, je contemplais le divin Sin entraînant l'armée des étoiles, et sa fille Dilbat, l'allumeuse d'hommes. Pris d'une langueur suave, je laissais planer mon silence dans la lumière amie de l'astre, sur le reflet adamantin qui étincelait dans les replis miroitants du Housour.
 La ville s'endormait. En haut de la ziggourrat, une flamme monta qui s'éteignit aussitôt. Un cri perça l'espace, et, très loin, des chœurs d'eunuques se répondirent. Près de moi l'obscurité parla, chuchotant des malédictions sacrilèges:
 « Honte à Ninoua, la cité chérie d'Istar, qui se vautre au lit des sars ivrognes et des vaillants. Le vaisseau de ses crimes déborde, et son cœur, tanné par le péché, ne perçoit plus le remords. Elle a pillé les temples sacrés de la porte du Dieu; elle a saccagé Babilou, l'ancêtre sainte. Son bon sens est couvert d'une taie, tellement qu'elle méprise la colère d'Anou.
 « Les jours approchent où ton four crèvera, Ninoua la prostituée, où les voyageurs cracheront sur ta nudité sanglante, et la grande Istar ne te couvrira plus de son manteau. Tu as bravé les Dieux, Ninoua la folle. Honte à la fille qui mord le sein maternel. Tes maîtres furieux ont prononcé le verbe de ta mort. Encore un peu de temps à mâchonner la poussière des siècles, et la ruine s'abattra sur toi, comme un aigle roux. »
 Je levai les mains pour conjurer l'anathème; je murmurai le nom mystique des cieux, de la terre et l'obscurité se tut. Un grand froid traversa mes reins; je tombai la face contre le sol, et de ma terreur la prière craintive monta:
 « Maîtresse pitoyable, souveraine du tout, Istar, dame élevée, moi, ton esclave, plein de soupirs, je t'appelle. Je sanglote comme les tourterelles; je suis rassasié de soucis. Tourne vers moi ton visage.
 « O toi, par qui s'élève la jeune verdure, mère Istar, depuis les jours de mon enfance je suis lié au malheur. Je me suis nourri de mon chagrin; mes larmes furent ma boisson; jamais mon souffle ne fut joyeux. Donne-moi pour sommeiller un lit de calme ; purifie-moi ; que ton cœur s'adoucisse.
 « Que de mes pieds, de ma main, de ma poitrine, mes peines s'envolent jusqu'à toi ! que ta bonté me soulage, comme une mère console le fils qu'elle a enfanté ! que le Dieu inconnu, que la Déesse inconnue éteignent leur colère et me pardonnent ! »
 Je me levai, et, sans oser tourner la tête, je descendis à grands pas, le poil hérissé, le versant de la colline qui s'inclinait vers le chemin d'Arbail.

Raoul Minhar.


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