Pages quiètes : Le Vieux dans sa barbe

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Raoul Minhar, « Pages quiètes : Le Vieux dans sa barbe », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 35-37


PAGES QUIÈTES


LE VIEUX DANS SA BARBE


 Les femmes s'étaient retirées dans les chambres, et les valets, alourdis par la bière et la chaleur des trois foyers, avaient cessé de boire : leurs têtes aux lourds maxillaires oscillaient et tombaient sur leurs poitrines. A la place d'honneur, Hrafnkell vida la dernière corne et marmonna d'une voix lente :
 « Je suis un homme vaillant et je suis un homme habile : ceux qui m'obéissent le font par crainte, et, lorsque j'ai tué, je ne me sens pas le cœur triste et pesant.
 « C'est une folie que d'honorer les dieux ; on ne doit le respect qu'à soi-même ; on se doit d'être brutal pour être redouté, pour fonder son droit sur la force et mépriser les faibles qui ne sont rien.
 « En arrivant à Adalbol, je fis bâtir un temple au dieu Frey, et je me déclarai son prêtre ; dans ma lâche crédulité, je lui attribuais mes jours heureux et je lui consacrais de grands sacrifices ; je me fiais à lui, et si, pour aucun meurtre, je ne payais l'amende, c'était grâce à lui, à ce néant.
 « A Frey je vouai un étalon brun à raies noires, un étalon nommé Freyfaxi, et je lui jurai de tuer celui qui monterait ce cheval, bête franche n'o­béissant à nul, libre à la vue du dieu et à la mienne.
 « Et j'ai tué Einar, ce berger qui avait osé le seller et le chevaucher ; je l'ai tué d'un coup de hache, comme un homme noble, car il ne nia pas son acte et me l'avoua en face. Je l'ai mis à mort pour tenir mon serment ; et de moi-même, sans y être forcé, j'offris à son père le prix du sang.
 « Parce que, pour honorer ce dieu Frey, j'avais tué mon serviteur, dont la mort ne me rapportait rien, sa famille me poursuivit et me fit mettre au ban de l'Islande ; la honte fut sur moi parce que j'étais un dévot, que j'adorais un dieu, ce néant.
 « Les parents d'Einar me saisirent dans la nuit ; ils me trouèrent le jarret et y passèrent une corde ; ils me lièrent à un poteau et eurent l'audace de me proposer la vie, si je leur cédais tous mes biens.
 « Ces petites gens devaient être des sots ou des fous ; ils eurent l'audace de me proposer la vie, pouvant me tuer impunément. J'acceptai leur merci pour ne point mourir par les mains de ces hommes vils, et pour me venger d'eux, plus tard, à l'heure de l'occasion.
 « Ils donnèrent Adalbol à Sam, le cousin d'Einar. Ce Sam tua l'étalon de Frey et brûla le temple du dieu ; il n'en devint pas moins riche et considéré ; pour réussir, il n'est pas besoin d'être pieux.
 « Moi, je dus me réfugier dans une hutte, au milieu d'un marais. J'étais comme un corbeau, lorsque la paix règne et qu'il n'y a pas de combats ; j'avais mérité un tel sort par ma dévotion stupide.
 « Je passai ainsi des années, un nombre d'années non calculé ; les années sont longues pour le banni couard qui regrette un bonheur perdu ; elles sont rapides pour celui qui guette sa vengeance.
 « Dans l'ouragan de la nuit, au milieu de la tourmente, j'essorai vers Adalbol comme un aigle de mer ; la voix âpre du vent hurlait ; ma poitrine n'a pas respiré une plus belle tempête depuis que je vins de Norvège, à quinze ans, avec mon père Hallfred.
 « Nous les surprîmes dans le sommeil et nous égorgeâmes tous les hommes, à l'exception de Sam : lui, je l'accablai de coups, je lui fendis la cuisse et la traversai d'un lien, pour le fixer à ce même poteau où ce néant avait eu l'audace de m'épargner.
 « Il poussait des gémissements et demandait grâce avec une voix d'enfant ; ses cris devenaient importuns, et je lui fis couper la gorge par une servante. Les lâches doivent mourir comme des poules : ils ne méritent pas sur eux la main d'un mâle.
 « Je mis les pieds sur les ruines du temple de Frey, et je conchiai les restes charbonnés du dieu. Je m'étais servi de moi-même et des hommes qui m'avaient suivi ; par amour ou par crainte, peu m'importait, puisqu'ils m'avaient obéi.
 « Et je me jurai de n'avoir d'autre dieu que moi ; car les dieux m'avaient trahi, si moi j'avais vengé mon insulte. Je le dis à mes serviteurs et à mes servantes : Hrafnkell sera le dieu de Hrafn­kell, et il entend qu'on le respecte. »

 Le vieillard se tut ; à travers la fumée des bra­siers à demi éteints, on percevait des ronflements sonores. Les sourcils froncés, Hrafnkell caressa longuement sa barbe blanche ; ses yeux se fermèrent, et il s'endormit dans son orgueil.

Raoul Minhar.


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