Pages quiètes : Pendant la Tonte

De MercureWiki.
Version du 28 mars 2013 à 13:51 par Boujoncharl (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
Raoul Minhar, « Pages Quietes : Pendant la tonte », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 217-219



PAGES QUIETES

PENDANT LA TONTE



 « Pas la tondeuse, Adolphe, les ciseaux. Les ciseaux seuls enseignent », dit sévèrement Médéric à son apprenti qui commençait un gamin sans importance.
 Puis il continua:
 « C'est une coutume de Villeau-Granteaume, et je l'estime excellente, de cantonner chacun sur le terrain de ses études. Si l'on a besoin d'une notion ou d'une autre, on sait où l'on doit se renseigner. Le docteur Goleau-Toupie joue du violon; j'irai le consulter sur une question musicale. Je m'adresserai pour la sculpture au bonhomme Chalgrin, qui façonne avec tant de goût les pommes de canne. Monsieur Loch, le maître de dessin, me parlera avec exactitude sur la peinture. Le lycée nous est précieux sous ce rapport. Sur Shakespeare, Milton, Anne Radcliffe, c'est le professeur d'anglais, monsieur Smith ; sur Cicéron, Jobair, le professeur de rhétorique; sur Tertullien et saint Jean Chrysostome, le bon aumônier. Je ne vous fais pas mal?...
 « Pour l'hygiène, nous avons Boucaneau, qui m'enseigna jadis les éléments du trapèze et de la corde à nœuds. On ne se fait pas raser chez le pharmacien, sacré nom d'une pipe! Bonjour, monsieur, on est à vous dans cinq secondes...
 « Sur la prophétie, nous ne possédions personne. La prophétie est une science perdue, et nos libres penseurs affirment que prédire est œuvre de fripon. Il y a beaucoup à leur répondre. On n'aurait qu'à exhumer les leçons des hiérophantes d'Egypte enfouies dans les poussières des pyramides, ou à répéter les conférences délivrées à Chicago par divers yoguis hindous. On peut aussi feuilleter nos revues initiatiques... Joseph, prends monsieur qui attend depuis une demi-heure!...
 « Si j'avais eu quelque facilité d'élocution, je me serais distrait à faire délicieusement frémir les jolies femmes, en m'exprimant avec goût sur l'occultisme. Je me contente de lire dans les mains. On gratte les paumes avec l'ongle en distillant des calembredaines ; cela fait rire, et l'amitié s'accroit... Quinine, n'est-ce pas ? Cela vaut mieux...
 « Je crois à l'existence des esprits; nous irons plus tard à travers les mondes planétaires. Je crois à l'avenir ; oui, je crois à l'avenir... Ce n'est rien du tout, c'est un bouton... mais je ne trouvais personne ici pour l'annoncer. Que n'avions nous monsieur Péladan, dont les ouvrages font mes délices ! Quel tact ! quelle finesse! S'il avait voulu, j'aurais fait un pantacle oraculaire avec ses cheveux. Il ne m'a même pas répondu quand je lui ai demandé l'initiation à la Rose-Croix catholique...
 « Car je suis un esprit religieux, non pratiquant, il est vrai, en homme du monde. Défenseur convaincu des prêtre et de leur enseignement, je sais répudier hautement les théories débilitantes du clergé et les puérilités sentimentales. Mes fils, si j'en ai, feront élèves des Pères Jésuites; mais je ne fréquente pas les ecclésiastiques, conservant avec eux, dans nos très rares entrevues, le ton de l'indulgente affabilité et de la parfaite courtoisie. Nous pouvons, je le pense, rester corrects et être d'excellents catholiques.
 « Il fallait un prophète à la-ville, et je résolus d'en parler au conseil municipal. A la rigueur, un mage suffirait qui nous eût tenus au courant des merveilleuses découvertes de l'occultisme contemporain. Non seulement on entretient de nos jours un commerce familier avec les désincarnés, mais, toutes lampes éteintes, les sensitifs ont vu des auréoles orangées nimber les pouces, les nez, les cheveux, toutes les parties pointues des assistants. Là-dessus, aucun doute possible. Le fait est certifié par des bactériologistes, savants que l'on ne peut tromper.
 « On a photographié en Angleterre des jeunes filles, mortes dans l'Inde d'après leurs affirmations; et le cyanure d'argent ne peut être accusé de complicité avec les médiums, pas plus, je le crois, que les médiums de complicité avec le cyanure d'argent.
 « Les instruments les plus mathématiques enregistrent les mouvements d'une feuille de papier à cigarettes juchée sur une pointe d'épingle et impressionnée par une volonté forte. Pas de fantaisie! pas de prestige! des faits! des faits ! La science contrôle l'idéal...
 « Mais personne pour nous renseigner à Villeau-Granteaume.
 « J'ai pensé à faire le voyage de Paris, à devenir moi-même un myste. Le devoir professionnel m'a retenu; mais j'en souffre, monsieur. On raconte que l'élève magicien tue son maître; je ne peux le croire: je l'aurais choyé, le mien; je l'aurais bercé de propos flatteurs; je l'aurais adulé; j'aurais coupé ses cheveux gratis... Joseph, ferme la porte. Tu vois bien que cela donne un courant d'air...
 « Le conseil municipal m'a écouté avec sympathie; il consent à se donner le lustre d'un mage... » J'observai doucement qu'il voulait sans doute dire de « luxe ».
 « Non, non, lustre. » Médéric ne poursuivit pas. Je voyais dans sa pensée les deux mots lustre et luxe se livrer un sérieux combat, et il me finit dans le silence.

Raoul Minhar.

Outils personnels