Parade Impie

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Rachilde, « Parade Impie », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 111-117.


PARADE IMPIE



À Remy de Gourmont.


Décor : La nuit, dans une église.
Personnages : Rimes des choses et Raisons des gens.


  La Lune (entrant par le vitrail)  : Comme il fait noir dans ce puits !
  Le Clocher (avec résignation)  : Elle me prend pour un puits ! Si c'est ainsi qu'on écrit l'histoire, là-haut...
  La Lune (ressortant indifférente)  : Et il y a d'énormes toiles d'araignées.
  Le Saint Du vitrail (se réveillant sons son linceul de poussière)  : Oh ! qui va là ! j'ai vu passer une blonde. Elle a mêlé sa chevelure à mon nimbe. Ces créatures ne respectent rien. Heureusement que je suis en verre, aujourd'hui, et moins fragile qu'autrefois. (Il bâille) .
  La dernière vibration de la cloche du baptême : Plus tard ils comprendront la mélancolie des airs joyeux.
  La dernière vibration de la cloche de l'enterrement : La bonne fête, et comme le sonneur a bu!
  Première chauve-souris (tournoyant)  : Ciel et terre! je né suis qu'un pauvre oiseau, mais tout cela me paraît bien ridicule.
  Première chauve-souris (tournoyant)  : Terre et ciel ! je ne suis qu'une pauvre souris, mais tout cela me dérange.
  Le grand cierge de droite : Ma cire a la blancheur des belles épousées.
  Le grand cierge de gauche : Ma cire a la blancheur des jolis enfants morts.
  Une bougie dans un coin : Pureté des stéarines, vertu chimique.
  Première lampe-veilleuse : je suis un cœur de femme rempli de rubis roses.
  Seconde lampe-veilleuse : Je suis l'œil d'un amant qui a beaucoup pleuré.  Un mort sous une dalle : Au secours ! Tirez-moi d'ici ! J'étouffe ! Otez la pierre, car mes ongles poussent en racines et s'allongent sans trouver aucune fente... Otez la pierre!
  Une morte sous une autre dalle : Que ne m'ont-ils plantée au bord d'un ruisseau ? Je porte dans mes yeux deux graines de myosotis.
  Un vieux squelette : Ils m'ont jeté au fond d'une cave juste à l'heure où je ne n'avais plus soif.
  Un confessionnal : Je suis une provision d'obscurité enfermée dans un placard.
  Le tronc pour les pauvres : Ils m'ont rempli de rondelles de bronze, de rondelles d'argent, de rondelles d'or ; mais, au milieu de ces monnaies vulgaires, brille une pièce merveilleuse, unique sans doute. Elle est percée de quatre petits trous et s'orne, en exergue, de mots mystérieux. Ah ! Celui qui l'a donnée était un homme vraiment charitable. Je voudrais le connaître.
  Un prie-Dieu : Ses genoux sont bien légers. Sa robe sentait bon, et je conserve des brins de soie parmi mes brins de paille.
  Une chaise : Oh! les rotondités des vieilles femmes!
  Un tapis : Tout frais encore un pétale de lis était collé à son talon, et j'ai su qu'elle venait du jardin de son père.
  Les marches de l'autel : C'est indigne ! le prêtre ne regarde jamais où il a posé les pieds avant d'entrer à l'église.
  Chœur des tuyaux d'orgue : Dies irœ ! Te Deum ! Alleluia ! De profundis !
  Une hirondelle(se penchant du haut de la rosace}  : Je crois qu'il fera beau demain!
  Un écho : Amen!


(Silence.)


 (Une porte matelassée s'ouvre lentement et retombe avec un bruit sourd. Entrent le Maudit, la Prostituée et le Juif, qui se meuvent à tâtons.}


  Le Maudit (titubant un peu et se baissant pour allumer une lanterne)  : Hein ! quand je vous le disais ! Personne! Ces endroits-là sont toujours vides, la nuit... l'humanité ne s'occupant de Dieu que lorsqu'elle ne peut pas faire l'amour. (Il secoue ses guenilles en riant d'un rire triste.)

  La prostituée (d'un ton énervé, serrant son châle de deuil sur sa robe de satin rouge)  : Tais-toi! Ce n'est pas le moment de plaisanter. Moi, je déteste les maisons dont les plafonds sont... au diable !
  Le juif (ôtant son bonnet de peau de lièvre)  : On doit toujours le respect, ça n'engage à rien.
  Le maudit(d'une voix navrée)  : Vous êtes des animaux immondes, et pourtant vous êtes plus en sûreté que moi, ici : vous ne croyez pas. (Tous les trois se dirigent vers l'autel et le Maudit place la lanterne sur la balustrade du chœur.)
  La prostituée(soutenant le Maudit qui chancelle)  : Parlons peu, parlons bien; tu nous as promis des bijoux extraordinaires : où sont-ils?
  Le maudit (étendant le bras d'un geste raide, et désignant le tabernacle)  : Ils sont là.
  Le juif (hochant le front)  : Il est entendu que vous irez les chercher tout seul...
  La prostituée : Tout seul, puisque l'idée vient de lui. Moi, je n'aurais jamais songé à une pareille farce.
  Le juif (railleur)  : Moi non plus, c'est une idée géniale, et si simple !
  Le maudit (torturé)  : Alors, si c'est si simple, allez-y.
  Le juif (sortant de dessous son manteau une balance, des poids, une pince de fer)  : Prêteur, acheteur, soit. Voleur, non ! Je viens surtout pour complaire à Madame.
  Un écho : Dame !
  La prostituée(furieuse)  : Mon amant serait-il un capon !
  Le maudit (relevant la tête fièrement)  : Quel capon oserait se mesurer avec Dieu ?... Oui, je veux le voler ; seulement, je tiens à le combattre. C'est ici la forêt où je détrousserai loyalement, après avoir exposé mes raisons. Je parlerai très haut, dussiez-vous ne pas m'écouter, vous, les brutes.
 (II fait un bond et saute dans le chœur en passant par dessus la balustrade. Machinalement la Prostituée s' agenouille, pendant que le Juif examine le fléau de sa balances. Le Maudit reprend d'un ton grave en s'adressant au tabernacle :)
 Mon Dieu, je suis la proie que vous amènent les bêtes de proie; mais, en galant homme qui désire égaliser les chances de ce duel fabuleux, je vais compter mes griefs; de votre coté, préparez vos foudres, je ne vous violenterai pas en plein sommeil. Oh ! ma vie est bien nue, Roi des rois! Si vous n'avez pas souvenir de mes misères, je vous les apporte. Jugez ! Maudit par mon père charnel, abandonné par ma mère, j'ai roulé d'abime en abîme. J'ai tué, j'ai triché au jeu et j'ai menti. Vous m'avez laissé marcher jusqu'à vous pour mieux m'anéantir, je pense, et voici venue l'heure de la suprême chute, du péché sans rémission, du sacrilège; je n'hésite pas, j'essaie de me justifier. N'êtes-vous pas plus coupable que moi, dites, Dieu dont la droite est trop immobile, et ne pouvez-vous pas m'épargner comme complice ou me détruire soudainement ?... Je vous rends mon paradis, sinon arrachez-moi le cœur de la poitrine. Il est temps de vous décider. Je suis peut être le dernier des croyants. Et regardez derrière moi cette femme avec sa robe rouge, ses épaules pales comme des flocons de neige fondant sur un feu vif. Il lui faut des bijoux, je n'en possède point. Quand elle agite sa petite main, Seigneur, vous qui voyez tout, vous avez bien dû vous en apercevoir, il semble que tout à coup le bout d'une aile d'ange vous pousse, et l'on va éperdûment jusqu'au grand crime. Dieu, ayez compassion! Quel supplice inventerez-vous plus fort que son mépris! J'ai parcouru des routes, j'ai eu faim et j'ai eu l'envie pressante de brouter l'herbe fleurie entre les jambes des bœufs. A l'extrémité du chemin, j'ai trouvé la ville pleine de gens ivres: j'ai bu, comme les autres ; on m'a demandé de l'argent et j'ai mendié. J'ai même appris à faire le chien, à ramper, à tirer des sons rauques de ma gorge séchée par la soif. J'ai mordu... puis j'ai rencontré cette fille qui m'a caressé; ma seule minute de joie, elle la détient dans les plis secrets de sa jupe de flamme, et mon pire tourment est encore de l'avoir connue! Vous saisissez, Dieu très intelligent, j'ai besoin de vos diamants... C'est chez vous qu'on en voit le plus... (Il lève les bras.)
 Un écho: Plus!
 Le maudit : Seigneur ! Il faut me les donner de bonne volonté.Vous n'en faites rien. (S'attendrissant) Et elle, c'est un enfant qui ne peut rire sans un jouet. (Il s'impatiente) Ma croyance en vous est toute ma fortune. Répondez-moi! La bourse ou la mort ! Tuez le criminel avant le crime ou enrichissez-le, au nom de la foi. (Avec explosion) Ah ! si j'avais le tonnerre à mes ordres...
 La prostituée (bas au juif) : Je lui ai versé des liqueurs chaudes pour qu'il soit gentil. Un homme bavard finit toujours par retrouver son courage.
 Le juif (agacé) : Je crois que nous perdons un temps précieux et je n'aime guère les discours. (En réfléchissant) Après tout, les églises sont remplies d'ossements.
 Le maudit (désespéré) : M'entends-tu, Dieu mort et immortel, Dieu aveugle et clairvoyant, Dieu le maitre et Dieu enchaîné... Je suis prêt, je m'approche; constate que mes doigts se hérissent comme des pieuvres. Il me faut le soleil, de l'or,des étoiles, des perles, l'océan,des émeraudes,car mon univers à moi c'est cette femme, et je n'aurai pas trop du tien pour parer l'étendue sombre de ses cheveux... (Silence) Rien ! c'est à se briser le crâne contre la porte de ta prison, prisonnier impuissant qui te laisses insulter, toi qui demeures enfermé dans une coupe moins large que le sein de ma maîtresse. Et tu peux te délivrer, me délivrer! (Il sanglote) Seigneur, soyez bon! je suis chétif. Je ne vous brave que parce que j ai peur! Seigneur, ma mère m'a enseigné qu'il fallait vous demander le pain quotidien; or, j'ai besoin de me nourrir de cette femme, et cette femme se nourrit de joyaux ! Vous qui destinez les brebis au loup, donnez-moi vos parures pour que j'en achète mon pain quotidien...(Silence)
 Le Juif (ricanant) : Jamais ivrogne ne s'est vu en face d'un pareil mur.
 La Prostituée (avec un geste d'ennui) : II ne songe même pas que je suis décolletée. Il ne fait pas chaud ici...
 Le Maudit (se rapprochant du tabernacle et délirant) : Toutes mes larmes pour vos pierreries, des siècles d'enfer pour un morceau de ce métal jaune qui vous est inutile. Seigneur, l'aumône au gueux, votre serviteur en sacrilège, c'est-à-dire à celui qui croit encore en vous puisqu'il se donne la peine de vous outrager!
 Le Juif (bas à la Prostituée) : Vous avez bien remarqué ce ciboire? Les curés font courir des légendes souvent...
 La Prostituée (vivement) : Je suis venue ce matin à la messe pour le contempler. Oh! superbe! Des cabochons tout autour, et au centre un diamant gros comme un œuf de colombe.
 Le Juif : je me défie des gros diamants. Ils ne sont généralement pas d'une belle eau.
 La Prostituée : D'une belle eau! Vous riez! La seule chose pure de la terre c'est un diamant,mais vos sales imaginations troublent tout à l'avance!
 Le Juif (s'inclinant moqueur) : La seule chose pure de la terre, c'est le regard d'une vierge, Madame.
 Le Maudit (criant) : Malheur ! Trois fois malheur! Dieu veut ma damnation! (Il va prendre la pince de fer sur la balustrade.) Je vais forcer la porte du ciel avec cela! (Il brandit la pince et se met a rire d'un rire douloureux.) Et demain l'église banqueroutière n'aura plus d'hostie à tendre par le guichet de son bureau. Je vais ravir le trésor des élus. (Il frappe sur le tabernacle.) Quelle ironie! Cette porte ressemble en en effet au guichet d'une banque. (Il introduit la pince et fait sauter des lames de bois.) Tu l'as voulu, Madelon... Et maintenant, tombe la foudre!...
 La Prostituée (poussant un cri de joie) :Donne!
 Le Juif (reculant) : Qu'allez-vous faire des hosties? Moi, je refuse de m'en occuper.
 Le Maudit (dressant le ciboire avec un mouvement d'horreur) : Vide! Il est vide!
 La Prostituée : Tant mieux! Ça leur arrive quelquefois d'oublier de le remplir... et comme il n'y a pas de contrôle...
 Le Maudit (roulant des yeux fous) : Personne, pas de Dieu, pas même un simulacre de Dieu!
 Le Juif : C'était à deviner, puisqu'il ne vous répondait rien, mon cher garçon...Voyons toujours l'objet.
 Le Maudit
(le laissant s'emparer du ciboire) : Et la foudre ne tombera pas.
 La Prostituée (haussant les épaules) : Tu nous ennuies avec tes perpétuelles exagérations.
 Le Juif (retournant le ciboire aux lueurs louches de la lanterne) : Tiens! Tiens! Tiens! je n'imaginais point si mal! Oh! Les fameuses légendes. (Il se penche, prenant des airs apitoyés.)
 Le Maudit (se tordant les mains) : Madelon ! Madelon! Ni Dieu ni foudre! Mon crime n'était donc pas encore assez grand... moi qui espérais des preuves dans le châtiment! Je me noie, Madelon! Une eau glacée monte à ma bouche! Madelon! Tu auras les bijoux, et en échange, moi, j'aurai le doute. En présence du doute effroyable toutes les misères ne sont que délices. Madelon, couvre-moi de ta robe, j'ai froid. (Il se jette aux pieds de la Prostituée.)
 La Prostituée (radieuse, s'appuyant sur lui pour mieux regarder le ciboire) : De l'or, des émeraudes, le gros diamant...
 Le Juif (lâchant le ciboire qui tombe à terre, et remettant son bonnet) : De la fumée, Madame, de la fumée!... Il a voulu voler Dieu, et c'est Dieu qui le vole... Tout est faux.
 Un écho (très loin) : Faux!

(Évanouissement du décor et des personnages.)

Rachilde.

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