Pensée des Morts

De MercureWiki.
 
Charles Morice, « Pensée des Morts », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 342-344.


PENSÉE DES MORTS


 Je me délectai toujours aux légendes des cimetières. J'en sais plusieurs desquelles je compte bien faire d'aimables couplets qu'on se pourra pousser au dessert. — L'histoire de Marie Lafamé, qui faisait pleurer de rire les résédas plantés sur sa fosse. L'histoire du soldat nécroraste qui finit par obtenir les galères et qui s'en évada pour l'amour d'une morte : mais, au retour, n'ayant trouvé qu'indicible déconfiture, il se périt sur ces mornes restes. L'histoire.... — J'en sais beaucoup. Il n'est pas une allée, dans les vieilles nécropoles parisiennes, qui ne recèle son petit document, et je fais ma cueillette.
 Mais hier mon goût des morts s'est singulièrement spécialisé.
 Dès bonne heure, avec d'autres indifférents, j'eus à conduire à son gite définitif un homme de lettres, — « des nôtres », comme on dit dans chaque Revue. Le trajet était long. Tout le long, ressassant des personnalités, recensant des égoïsmes, je finissais par m'absenter de l'actualité et je m'égayais doucement, quand, avec quelle violence ! je subis le funèbre coup de cloche. En hâte, je me fis une tête ad hoc.
 Le défunt nous emmena tout au fond, contre le mur de garde. ( Ce cher ami fut toujours grand marcheur. )
 En passant, je notais des noms : on n'en a jamais assez, pour les « nouvelles », et les meilleurs ont disparu du Bottin. Et, absorbé toujours un peu dans les habitudes professionnelles, je me laissais requérir par la saveur des syllabes : Ce nom-ci, méditais-je, ne m'irait point. Tel en ferait son affaire… Celui-là, je le garde : c'est dans ma nuance. Pour cet autre, je l'indiquerai à… Ici, j'eus un haut–le–corps : le nom du cher accompagné, oui, de celui qui, désormais, est exempt des soins de notre vie assujettie, oui, son nom même venait aux lèvres, si je puis dire, de ma pensée. Je ne me défendis point d'accorder un sourire à l'accident encore tiède, assurément si triste, par qui nous sommes privés — irrémissiblement — des œuvres irrémissiblement inédites, assurément si belles, desquelles le cher emportait dans la tombe, avec nos regrets, les projets irréalisés.
 Pro-jets-ir-ré-a-li-sés.
 Ces syllabes me poursuivirent. J'en fus obsédé durant les discours, les « Adieu, notre ami ! » les « Dors en paix ! » les « Au revoir ! » les « Non, tu n'es pas mort ! » les « Tes témoins sont là ! » qui ruisselèrent avec l'eau bénite sur la terre fraîchement ameublie.
 Tandis que les autres s'en allaient, contents de la corvée accomplie, à leurs chroniques, à leurs feuilletons, à leurs poëmes, à leurs potins, à leurs romans, à leurs visites d'académie, à leurs drames, à leurs projets irréalisés, je m'égarai seul parmi les tombeaux avec la songerie vague encore qui m'enveloppait.
 — Il est donc enfin arrivé, le pauvre cher ! — pensais-je,
 Je savais plus d'un homme de lettres, comme lui, toi et moi, inhumé dans ce cimetière. — J'évitai leurs édicules. — De tous je savais les œuvres, et, de plus d'un, les desseins qui n'avaient pas vu le jour. Étaient-elles, ces idées dont la caresse encore future avait réjoui ces cerveaux vivants, étaient-elles inhumées avec les carcasses fragiles ? Qu'advient-il des projets irréalisés ? — Pensée des morts. Pensées des idées mortes. — Est-ce que les idées meurent ? Rêve, orgueil de créer en nous-mêmes, dans l'intimité secrète des évolutions de nos désirs, finis-tu là ? Amer plaisir de choisir, parmi nos fictions, les plus aimées, les plus belles, et de les porter en soi durant toute la vie — (en attendant ! en attendant quoi donc, hélas ! quoi ?) — pour les dire aux larves du cimetière ! Et pourtant, cette longue attente, ce pacte sous-entendu avec l'éternité, cette patience du génie qui ne saurait prévoir de fin, ayant oublié son commencement, n'est-ce pas le seul honneur qui vaille qu'on vive ? Misère du soin des jours à ne pas laisser couler vains, vides, sans appel aux races à venir, sans témoignage devant Dieu ! — Eh ! ma mort témoignera de moi ! (Que je puisse la choisir !)
 Douce pensée des morts, doucereuse absinthe, douceâtre en son amertume, que chrétiens et mahométans conseillent de humer tous les jours un peu, afin de nous préparer au terme d'une destinée humiliée à l'humus mortuaire, — douce pensée des morts…
 Si j'étais romantique (ô homme–de-lettres !), je soulèverais les pierres de ces sépulcres, au coup du crépuscule agonisant. On verrait de chaque tombe se dresser quelque squelette encore agitant des lambeaux d'habits jadis fastueux. Le paysage serait agrémenté de spectres d'arbres d'automne, — et j'y mettrais de la lune. Le cri lointain d'un hibou rêvant donnerait le signal, et mes morts, invétérés poëtes, laisseraient, de leur bouche au grand rire, couler à flots que rien ne retiendrait plus les verbes miraculeux qu'ils étaient venus, vivants, pour dire aux vivants, et qu'ils n'auraient pu, spectres déchirés encore de regrets, dire qu'à l'avare écho du cri si lointain d'un hibou qui rêve. — Une horloge jetterait sur tout cela le silence fantastique de minuit.
 Si j'étais naturaliste, — avec un peu de phénol et des précautions je descendrais dans ces caves où pourrissent les défunts, et je calculerais selon les bonnes formules ce qu'il restait de phosphore à luire dans ce tas de crânes stérilisés. La féteur de l'endroit me chasserait, et je remonterais parmi les vivants avec une inglorieuse conception de l'humanité.
 Je ne suis romantique ni naturaliste, et je repense avec une tristesse qui ne veut plus tolérer de sourires cette pensée, cette douce, doucereuse et douceâtre pensée des morts, et je me débats entre de trop précis remords de temps envolé et d'incertaines espérances, et je doute, ô tant je doute ! et je suis tenté, — ma foi ! d'aller jeter des fleurs ironiques et sincères d'immortalité sur la fosse à peine comblée du compagnon naguère avec moi tardivement attablé sous le gaz fiévreux des maisons à boire ; ensuite je m'en irais, je rentrerais dans cette pourvoyeuse du cimetière, la Ville, j'y rentrerais tout possédé du souvenir impatient des projets qu'ensemble — lui qui dort déjà, moi qui veille encore — nous agitions, que sa mort a trahis, que je n'ai pas encore réalisés.


Charles Morice.

Outils personnels