Petit Théâtre : Le Songe de Khéyim. - La Dévotion à saint André

De MercureWiki.
 
Adrien Remacle, « Petit théâtre: Le Songe de Khéyim. - La Dévotion à saint André », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 355-356.


PETIT THÉÂTRE


 Le Songe de Khéyam, un acte en vers, et La Dévotion à Saint André, mystère en un acte, en vers, de M. Maurice Bouchor — Ne fût-ce que pour nous délivrer de l'exécré geste appris, banal comme eux, des comédiens, j'adorerais les marionnettes. Celles du théâtre Bouchor, avec les fines expressions figées en leurs visages de cire et signifiant l'imperturbable caractère de chaque personnage, me ravissent. Et puis, songe-t-on — je l'ai écrit ailleurs déjà — que ces androïdes dociles, mus par l'auteur, ne parlant que par sa voix, suppriment presque l'intermédiaire entre le spectateur et le poète? Et encore la lenteur hiératique de leurs mouvements, l'invu de leurs gestes régulièrement saccadés, l'absolu, le rigide de leurs attitudes, tout cela est très artistique, parce que cela crée un monde à part, reculé de nous, loin de la rampe, où le réel des idées et des types se présente à notre esprit, nu, grâce à l'irréalité évidente de la représentation.
 On ne devra pas, pourtant, confier à ces figurines fidèles n'importe quel genre de poème scénique : les élévations et abaissements perpendiculaires de leurs bras de bois, leurs doigts joints comme ceux des primitifs, affirment et infirment trop, pour qu'elles conviennent à la comédie de mœurs, par exemple. Mais elles siéent à merveille a la légende. Le merveilleux de Prospère, essayé au Petit Théâtre, y manquait de puissance; Shakespeare y étouffait un peu. Ensuite Tobie, la Nativité, la Légende de sainte Cécile, toutes trois respirant la candeur attendrie de M. Bouchor, furent des modèles du genre appropriés. Les deux dernières petites pièces, enfin, résument et condensent les qualités de l'auteur. On ne saurait rêver grâce plus naturelle, naïveté mieux exquise, simplicité moins factice, esprit comique spontané davantage.
 Un bon évêque, crossé, mitré de charité chrétienne, un saint qui se laisse un peu chapitrer par son intendant, semble au diable une proie valant la peine}} de se déranger spécialement. Afin de damner ce Faust, Satan prend l'apparence d'une jolie fille. La femme paraît, l’évêque commence à déraisonner, naturellement; son onction glisse aux adorations profanes, sa prière se mue en désirs balbutiants, et les lys du jardin de l’évêché vont rougir, lorsque saint André se présente sous les traits d'un mendiant famélique, et se dépêche de démasquer l'impur, car le déjeûner fume sur la table. Ces lignes sèches ne donnent aucune idée de ce que M. Bouchor a su enfermer d'humanité, d'observation et de philosophie valante, en si mince cadre.
 Autre conte, ou plutôt monologue symbolique, Khéyam, intitulé modestement Caprice, n'en a pas moins une portée plus haute que la Dévotion. C'est le rêve d'un poète ivre. On l'a mis à la porte de la taverne, parce qu'il a pincé trop fort « le gras des reins » de l'hôtesse, et le voici sur la place, au clair de lune. Nous sommes en Perse, au XIXe siècle de l'ère chrétienne, s'il vous plaît! et les roses d'un jardin voisin vont parler et prendre formes de rêve. Khéyam philosophe, il dit du mal des chrétiens, je crois bien, et du bien des vins de Chiraz. Les gens des mosquées, le temps qu'on y perd, les moralistes religieux, l'ennuient, ce poète; il n'y a de réel, de bon, que la Cruche, aux flancs émaillés de bleu, verseuse de lumineuses ivresses. Cependant voici la Rose, le Rossignol et la Houri, c'est-à-dire, je crois, la Beauté, la Musique révélante et l'Amour. La Cruche est oubliée, elle fuit (je veux dire elle quitte la scène !) cahincaha. Khéyam, respectueux, écoute le Rossignol, respire la Rose et veut respirer la Houri, mais elle le raille, et voici une autre Houri qui surgit, toute pareille. Khéyam, fou d'amour, va de l'une à l'autre, multipliant les métaphores de ses désirs, trahissant, trahi. Les Houris s'évanouissent avec un rire. Le Rossignol chante de nouveau,la Rose refleurit, et Khéyam, n'ayant pas la foi, revient à la Cruche:
  O ma belle, voici le précieux instant
  Où le Seigneur unit les cruches aux poètes.
  Le ciel est comme un bol renversé sur nos têtes.
  Viens donc et donne-moi tes lèvres : j'y boirai
  Ton beau sang virginal, ton sang pur et sacré!

 Si l'on écrit, ne faut-il pas enclore toute la vie dans le moindre conte?

Adrien Remacle.

Outils personnels