Petits aphorismes : Sur les Belles-Lettres

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Louis Dumur, « Petits aphorismes : Sur les Belles-Lettres », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 254-259


PETITS APHORISMES


SUR LES BELLES-LETTRES


1

Bien écrire, c'est exprimer quelque chose avec caractère. Mais l'idée et le mot ne constituant qu'une seule et même substance, ou plutôt n'acquérant d'existence que par leur mutuelle évocation, il en résulte que bien écrire c'est exprimer quelque chose de caractéristique. On n'exprime pas quelque chose de caractéristique lorsqu'on exprime quelque chose qui a déjà été exprimé avec le même caractère. Ce n'est point la nouveauté d'une chose qui en fait le caractère; c'est le caractère nouveau d'une chose qui la fait caractéristique. Un lieu commun peut être une chose caractéristique, s'il est exprimé avec un caractère nouveau. Un écrivain qui exprime une chose nouvelle avec un caractère connu imite; un écrivain qui exprime une chose connue avec un caractère nouveau crée. Il n'y a de grand écrivain que celui qui écrit quelque chose de caractéristique, où chose et caractère soient nouveaux.

2

Tout homme a été auteur au moins une fois dans sa vie; mais il y a des auteurs qui n'ont jamais été hommes.

3

Beaucoup d'écrivains pensent; peu font penser.

4

La littérature doit-elle faire penser ou sentir? Grave question, que l'on éluderait peut-être en disant que la littérature doit faire penser des sentiments et sentir des pensées.

5

Qui faut-il louer plus, ou de ceux qui se sont exprimés eux-mêmes, ou de ceux qui ont exprimé leur époque?

6

L'originalité implique deux choses rares : être original et se donner tel qu'on est.

7

Il ne faut blâmer l'obscurité en art que lorsque l'effet voulu par l'artiste pouvait être produit par la clarté.

8

Une idée exprimée simplement s'expose toute nue à l'admiration ou aux outrages.

9

On ne parle bien que de ce qu'on aime. Chaque critique devrait se cantonner dans le petit champ de ses préférences et se borner à le défricher et à le cultiver de son mieux. Qu'il s'épargne d'inutiles et ridicules incursions sur les territoires qu'il ne connaît pas. Ce qui déprécie un critique, ce sont ses haines.

10

Une œuvre de génie est un croc-en-jambe donné à la mort.

11

Le bizarre est une protestation du mauvais goût contre la banalité.

12

Le goût est moins une supériorité de l'esprit qu'une délicatesse de l'âme.

13

Former le goût public est une rude tâche, et l'on risque d'y perdre le sien.

14

On ne goûte pas toujours ce qu'on admire, et encore moins ce qu'on aime.

15

Le goût est indépendant du génie. Les plus grands génies n'ont généralement pas été des hommes de goût. C'est presque faire preuve de goût que de n'avoir pas de génie.

16

A défaut d'idées, les descriptions soutiennent un ouvrage. Elles sont d'une utilité d'autant plus appréciable, qu'elles font invinciblement naître chez le lecteur un grand respect pour l'auteur.

17

Aimer la nature, c'est se donner le plaisir d'être poète sans avoir la peine de rimer.

18

Décrire la nature, c'est faire étalage, pour l'ennui du public, de tout ce qu'on se croit de poésie dans l'âme.

19

Le pittoresque est l'esprit de la description.

20

Chaque quart de siècle découvre un nouveau sens à la nature. Elle est le miroir mobile où se reflètent les sensations, les aspirations, les émotions de l'époque. Le soleil se lève pour nous autrement que pour nos pères.

21

La nature est un expédient qui nous facilite la connaissance de nous-mêmes.

22

Les auteurs qui abusent de la nature et qui nous décrivent un clair de lune pour nous faire assister à la rêverie d'une amante sont comme des musiciens peu experts qui, ne sachant déchaîner l'orchestre, se contentent du forte-piano.

23

La nature est contenue dans l'homme, et non l'homme dans la nature.

24

Chaque homme se regarde lui-même dans la nature. C'est pourquoi les observations sur la nature sont généralement optimistes, tandis que celles sur l'humanité sont généralement pessimistes.

25

Il faut moins accuser le naturalisme de négliger l'âme humaine que de l'encrasser. Les Grecs s'exemptaient tout aussi peu des liens charnels. Mais combien un corps grec est supérieur à une âme naturaliste.

26

—— M. Z*** est notre plus grand romancier: l'humanité chez lui n'est qu'un troupeau de porcs.
 —— Non, c'est M. Y*** : l'humanité chez lui n'est qu'un frémissement d'ailes d'anges.
 —— Laissez-moi vous mettre d'accord. Il n'y a qu'un seul romancier, c'est M. X*** de l'école synthétique : chez lui, l'homme est un porc ailé.

27

Un auteur s'écrie : J'ai vécu cela!
 —— C'est pourquoi c'est si peu vrai, êtes-vous tenté de répondre.

28

—— Que cultivez-vous de préférence, les vers ou la prose?
 —— Ma personnalité littéraire, dont les vers ou la prose ne sont que l'engrais.

29

Un auteur accordera toujours plus de talent à son dernier caudataire qu'à son plus grand rival.

30

On voit errer, sur l'océan de la littérature, de nombreux radeaux de la Méduse, où des affamés de gloire se dévorent entre eux.

31

Les pires ennemis de l'homme de lettres sont la cupidité, s'il a du talent, le désintéressement, s'il n'en a pas.

32

—— Ce roman est faux d'un bout à l'autre.
 —— Oui, mais le chèque de l'éditeur n'était pas faux.

33

—— Que vaut ce livre?
 —— Cent mille francs.
 — Et cet autre?
 — Moins que rien: la gloire posthume.

34

 Les livres qui se vendent le moins ne sont pas les meilleurs; mais il y a plus de chance qu'ils le soient que ceux qui se vendent le plus.

35

 La lecture doit-elle être un délassement ou une occupation? Vaine question. Tout délassement est une occupation qui a des charmes. La lecture de Platon a autant de charmes pour certains esprits que celle du roman feuilleton pour d'autres. Mais comme les esprits futiles sont en beaucoup plus grand nombre que les esprits élevés, c'est la littérature légère qui dispose de la majorité des lecteurs.

36

 Il faut tenir compte de l'art jusque dans l'infamie du roman feuilleton. Même à ce degré inférieur, où, d'en haut, tout semble se confondre, il y a les romanciers habiles et ceux qui ne le sont pas.

37

 Dans la littérature qui s'adresse aux foules, j'exige au moins la morale.

38

 Ce qui fait que l'on lit volontiers des œuvres manifestement inintelligentes, c'est que l'on éprouve la satisfaction de se sentir supérieur à elles.

39

 Celui qui veut débiter son esprit, comme un épicier son vin, est obligé, pour faire ses frais, de le couper de beaucoup de sottise.

40

 Avoir les femmes pour soi est un des grands soucis des écrivains. Qu'ils se tranquillisent ! Ils ont toujours les femmes pour eux: mais ils ont celles qu'ils méritent.

41

 Il faut pardonner à un auteur d'être méchant: jamais d'être bête.

42

 Un écrivain qui se résoud au rôle d'amuseur public devrait vendre ses livres enfarinés comme une tête de pitre.

43
 Pour avoir écrit une œuvre passable, combien d'auteurs se permettent vingt livres ridicules!
44

 Nous avons des trésors d'indulgence pour la sottise d'un écrivain qui une fois, par.hasard, a trouvé une page qui nous charme.

45
 Un auteur réputé qui commet un mauvais livre est un falsificateur qui vend un produit frauduleux sous une étiquette authentique.
46

 Rien de plus juste qu'on profite de l'engouement du public pour une œuvre; rien de plus malhonnête qu'on profite de son engouement pour un nom.

47
  Il n'y a pas de faillites, en littérature: il n'y a que des banqueroutes.

Louis Dumur.

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