Pierrot Poète

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G.-Albert Aurier, « Pierrot Poète », Mercure de France, t. VI, n° 36, décembre 1892, p. 342-357.


PIERROT POÈTE (1)


SCÈNE I
arlequin

 Arlequin (seul). — Drôle d'idée, pourtant, de m'avoir donné rendez-vous dans un cimetière! Faut-il que ces femmes soient romantiques! Un duo d'amour parmi des tombes ! C'est d'un 1830! d'un rococo! d'un Shakespearien ! (Il se promène impatiemment en roulant une cigarette.)— Tiens! un crâne! Un crâne !... Faut-il que ce cimetière soit mal entretenu ! (Il le ramasse.) — Ah! non, c'est une boule à quilles !... Beau sujet de méditation pour un poète de la vieille école. (Il regarde le crâne en une pose d'Hamlet) Etre ou ne pas être, telle est la question ! Mourir, dormir !... Dormir, peut-être rêver !... Crâne ! Boule à quilles! Boule à quilles! Crâne !... Kif-kif! comme disent les Arabes !... Mais elle ne vient point. Tiens ! Des pas !... Qui diable peut se promener à pareille heure dans un pareil décor de mélodrame !... Ah ! un fossoyeur...

SCÈNE II
arlequin, un fossoyeur

 Arlequin. — Bonsoir, l'ami !...
 Le Fossoyeur. — Bonsoir, seigneur Arlequin!
 Arlequin (à part). — Donnons-lui le change sur le motif de ma présence ici.(Haut.) Tu vois, l'ami, j'étais venu dans ton cimetière faire des vers, et, ma foi, j'attendais... j'attendais l'inspiration...
 Le Fossoyeur. — Eh bien, vous n'attendrez pas longtemps.... Elle vient... Dans cinq minutes au plus, elle sera ici.... Je l'ai aperçue là-bas qui passait devant la croix du carrefour...
 Arlequin. — Comment ? Qui ça? L'Inspiration?
 Le Fossoyeur. — L'inspiration, Colombine, votre maîtresse, Madame Pierrot, comme vous voudrez, l'appeler... Je ne discute jamais sur les mots...
 Arlequin. — Alors, vous savez?...
 Le Fossoyeur. — Parbleu !... Je sais ce que tout le monde sait... C'est un bruit de ville...
 Arlequin. — Oh ! Après tout! Peu m'importe. Comme je compte bien l'épouser dans peu...
 Le Fossoyeur. — Comment, l'épouser? Eh bien, et Pierrot ?...
 Arlequin. — Nous avons le divorce...
 Le Fossoyeur. — Mais, Monsieur, vous l'aimez donc bien?
 Arlequin.— Moi, oui, non, pas plus que cela... Enfin... je l'aime, comme on aime une bonne affaire bien avantageuse... bien lucrative...
 Le Fossoyeur. — Mais,Monsieur, Colombine n'a pas le sou.... Elle crève de faim avec son fou de mari.... Hier encore,je l'ai vue porter son dernier matelas au Mont-de-Piété !...
 Arlequin. — Mon ami, tu n'as aucune idée de la situation... Mais, au surplus, je peux bien t'instruire.... Tu as une tête de sage, et je te devine discret comme les tombes que tu creuses avec tant d'art... Donc, voici... Colombine, évidemment, n'a pas le sou.... Mais son père, Cassandre, est riche, colossalement riche. Il a fait une fortune immense, en sachant se faire concéder par les prévôts de la ville le monopole des vidanges. Il adore sa fille, et il était disposé à la doter convenablement. Je puis te dire le chiffre: cinq cent mille livres... Or, lorsque, il y a dix ans, il songea à la marier, deux prétendants se présentèrent; l'un, poète étique, rimailleur famélique de ballades à la Lune: c'était Pierrot; l'autre, poète aussi, mais poète intelligent, adroit, souple, travaillant moins pour les planètes que pour les riches et puissantes dames, et dès lors, malgré sa jeunesse, visiblement prédestiné à la fortune, aux honneurs, à la gloire et à l'Académie : c'était moi... Je plus à Cassandre, mais Pierrot plut à Colombine, et lui plut tant que la petite bête se laissa enlever par lui. Cassandre, furieux, jura de déshériter sa fille, et, de fait, refusa de la doter. Les deux époux traînèrent une vie misérable, Pierrot toujours rimaillant les louanges de l'inattendrissable Phœbé, Colombine obligée, pour vivre, de donner en ville des leçons de piano à trente sous!.. Et pendant ce temps-là, ton serviteur, le seigneur Arlequin, avait fait tout doucement son chemin, poussé par les gens du monde pour lesquels seuls il travaillait. Il était devenu un auteur fameux que s'arrachaient les libraires. Il était millionnaire, décoré de tous les ordres et membre de l'Institut. Mais, pourtant, ce qui devait arriver arriva. Colombine avait vieilli, et, la trentaine gagnée, avait fini par s'apercevoir que sa vie avec un crève-de faim, éternel rumineur de songes creux, était tout bonnement insoutenable. Alors, elle se prit à resonger de moi, sachant bien quelles étaient ma position, ma fortune, ma célébrité, et n'ignorant pas que Cassandre lui baillerait les cinq cent mille livres de dot autrefois promises si elle trouvait moyen de lui donner un gendre tel que moi... Comprends-tu, l'ami?
 Le Fossoyeur. — Parfaitement! seigneur Arlequin, parfaitement!... Mais Pierrot n'essaiera-t-il pas de vous disputer sa légitime épouse?
 Arlequin. — Pierrot ?... Bah !... Il gémira !... Il pleurnichera!... Il chantera des élégies !... Car il adore Colombine !... Il l'adore comme la Lune, ce qui n'est pas peu dire !... Mais il ne trouvera rien de pratique à nous opposer... C'est un poète, rien qu'un poète, c'est-à-dire un imbécile.
 Le Fossoyeur. — Comment? Un poète, c'est-à-dire un imbécile.... Mais, vous-même, ne m'avez vous point dit que vous étiez aussi un poète?
 Arlequin. — Sans doute, l'ami, mais il y a poète et poète.
 Le Fossoyeur. — Ah !...
 Arlequin. — Des pas! C'est elle! C'est Colombine! Eh, l'ami, je te prie, laisse-nous seuls.

(Sort le Fossoyeur.)

SCÈNE III
arlequin, colombine

 Colombine. — Bonsoir, seigneur Arlequin... Je suis un peu en retard, excusez-moi...
 Arlequin. — Lorsque l'aurore se décide à paraître, qui donc oserait...
 Colombine. — Oh ! de grâce, mon ami, point de madrigaux !... Nous ne sommes point ici à un rendez-vous d'amour, mais à un rendez-vous d'affaires.
 Arlequin. — C'est juste ! Mais, pourtant, il serait peut-être excessif d'écarter toute phrase d'amour de notre conversation... Car, enfin, je vous aime, moi... Et vous, Colombine, m'aimez-vous?
 Colombine. — Mais, sans doute, mon petit Arlequin... Je vous aime, je vous aime bien... mais non plus comme j'aimais autrefois, en petite folle... Je vous aime en femme raisonnable, parce que j'ai conscience de vos mérites, parce que je sais que vous pouvez me rendre heureuse et que je puis vous rendre heureux...
 Arlequin. — C'est sagement parler, en petite femme très moderne, pas romantique... Et ce langage m'enchante.... Ah! Colombine!... Lorsque j'aurai une petite femme comme toi... je ne connaîtrai plus d'obstacles... l'avenir m'appartiendra... nous appartiendra... et je veux faire de toi la femme la plus riche, la plus heureuse, la plus glorieuse... Mais, au moins, c'est bien sûr, tu n'aimes plus Pierrot ?...
 Colombine. — Quelle question !... Je le hais !... Est-on folle, mon Dieu, quand on est gamine !... Dire que j'ai adoré ce pâle jocrisse, incapable de gagner cent sous dans une année !... Mais j'en ai assez de cette existence de misère!... et de donner des leçons de piano à trente sous !...
 Arlequin. — Alors, embrasse-mol, ma petite Colombine.
 Colombine. — Tiens, voilà. (Elle l'embrasse.)
 Arlequin. — Maintenant, parlons sérieusement. Où en sont nos affaires?
 Colombine. — J'ai vu papa. . . Il a toujours mêmes intentions. Si je divorce et si je t'épouse, il nous donne la dot convenue: cinq cent mille livres...
 Arlequin. — Cinq cent mille livres, bien!
 Colombine. — Oui : cent mille francs d'argent comptant, d'abord; deux fermes et une maison estimées deux cent cinquante mille livres; le reste en valeurs sûres, garanties par la Caisse du royaume et rapportant cinq pour cent... donc...
 Arlequin. — Colombine, tu es une petite femme adorable...
 Colombine. — Donc, nous aurons d'abord le revenu des deux cent cinquante mille francs de propriétés, montant, bon an mal an, à quatre mille cinq cents livres... Les cent mille livres d'argent comptant, nous les placerons dans une entreprise minière que papa m'a indiquée, avec garantie hypothécaire, très sûre, première hypothèque sur des immeubles d'une valeur quadruple, et nous prélèverons un intérêt de six pour cent ; total six mille livres!
 Le Fossoyeur (caché derrière une tombe, monologuant). — Quel drôle de duo d'amour !... Voilà pourtant comme sont les amoureux de maintenant... Bah! Après tout, ils ont peut-être raison... Ce n'est pas l'amour qui fait le bonheur.
 Colombine. — Plus les cent cinquante mille livres en obligations sur les Caisses du royaume, représentant, à cinq pour cent, un revenu net de sept mille cinq cents francs... Donc, en récapitulant, nous avons, d'une part, quatre mille cinq cents; d'autre part, six mille; d'autre part, sept mille cinq cents : total dix-huit mille livres... Avec dix-huit mille livres de revenu, on peut vivre.
 Arlequin. — Mal!... Mais comme, de mon côté, j'apporterai dans la communauté un revenu à peu près égal : d'une part, mes droits d'auteur, tant comme romancier que comme poète et dramaturge; d'autre part, mes jetons de présence à l'Académie ; d'autre part...
 Le Fossoyeur (à part, toujours caché). — Autrefois, la jeunesse était moins sage, moins sage, vraiment.
 Colombine. — Bref, mon petit Arlequin, nous aurons de quoi vivre à notre aise... Vois-tu, moi, j'estime maintenant que l'amour n'est possible qu'avec le confortable.
 Arlequin. — Oui, oui, certes, nous aurons de quoi vivre à notre aise, et si Dieu nous donne des enfants, un fils par exemple...
 Colombine. — Nous le mettrons à l'Ecole Polytechnique.
 Arlequin. — Colombine, tu es un ange... Je t'adore... Tu devines toutes mes aspirations... Tu es digne d'être ma muse, la muse de la poésie moderne !... Permets que je t'embrasse.
 Colombine. — Quant au régime matrimonial, papa désirait que nous adoptassions le dotal, mais je lui ai objecté qu'avec un homme aussi intelligent et aussi pratique que toi, ce régime était non seulement inutile, mais susceptible de nous nuire,... Il a compris, et si le régime de la communauté te plaît... Quant à mes paraphernaux...
 Arlequin. — Oui, Colombine, mais as-tu songé au moyen d'obtenir le divorce?
 Colombine. — Je ne suis pas très fixée... Il y a bien le flagrant délit d'adultère... Mais ça nuit, ensuite, pour les relations, et comme nous aurons besoin de relations...
 Arlequin. — A moins que ce ne soit Pierrot qui donne en personne le coup de canif dans le contrat, et ce au domicile conjugal... Nous le surprenons... et....
 Colombine. — Impossible, mon cher, ce niais de Pierrot n'a jamais eu au cœur qu'un seul vrai amour, celui de la Lune... Tu comprends qu'aucun commissaire ne consentira à constater un flagrant délit d'adultère avec une personne aussi sidérale.
 Arlequin. — Reste les coups, sévices et injures graves !... Ma petite Colombine, il faut te résoudre à te faire bâtonner.
 Colombine. — Tu en parles à ton aise, toi...
 Arlequin. — Oh ! je me tiendrai caché, prêt à te défendre et à constater...
 Colombine. — Et puis, ça n'est pas facile !.. Pierrot n'est guère acariâtre.... Il est doux comme un mouton, indifférent plutôt...
 Arlequin. — Diable !
 Colombine. — Pourtant... pourtant... quelquefois, lorsqu'il a la cervelle turlupinée par quelque rime qui ne vient pas... et qu'on le dérange... il grinche.... Enfin j'essaierai....
 Arlequin. — Oui, en choisissant adroitement le moment...
 Colombine. — Et en étant incomparablement insupportable.
 Arlequin. — Tiens! Tiens !... Quelle est cette forme blanche qui erre parmi les tombes, là-bas, dans le lointain.
 Colombine. — Ah ! Mon Dieu! Un fantôme!... Sauvons-nous!
 Arlequin. — Mais non ! Mais non ! Par ma batte, je ne me trompe pas, c'est ton mari, c'est Pierrot !... Que diable vient-il faire ici, dans ce cimetière, à cette heure?
 Colombine. — C'est sa promenade favorite, la nuit... Il prétend que dans ce silence l'inspiration...
 Arlequin. — Mais il est avec quelqu'un.
 Colombine. — Eh ! oui, il parle avec quelqu'un.
 Arlequin.— Mais... c'est Monsieur Barbin, le libraire...
 Colombine. — Cachons-nous, les voici... Aussitôt que son libraire se sera retiré, je me montrerai... Je lui ferai une scène de harpie, et s'il porte la main sur moi...
 Arlequin. — Cachons-nous derrière ces tombes... Les voici.

SCENE IV
pierrot, m. barbin

 M. Barbin. — Evidemment!...Je ne dis pas non !... C'est charmant, votre petit recueil! C'est charmant ! Monsieur Pierrot ! Mais, que voulez-vous que je vous dise? Le public n'aime pas cela! C'est trop élevé... Et puis, vous êtes obscur, Monsieur Pierrot, vous êtes obscur! Pourquoi ne faites-vous pas comme Arlequin, le jeune et sympathique académicien, le poète à la mode, des petits contes en vers, parfumés à la vanille, à l'usage des salons du grand monde, ou bien encore des faits-divers émouvants racontés en alexandrins... Ça passionne le public, ça... Le fait-divers, voyez-vous, voilà l'avenir de la poésie... Ah ! je sais bien,vous allez me dire que ça n'est pas dans vos cordes... Alors, écrivez des romans...Ça se vend encore mieux...
 Pierrot. — Mais je ne suis pas romancier, Monsieur Barbin.
 M. Barbin. — Tant pis ! Monsieur Pierrot, tant pis !... J'ai bien l'honneur de vous saluer.

SCÈNE V
pierrot seul

 Pierrot. —C'est Colombine qui ne sera pas contente... Pauvre petite Colombine !... Tiens, la lune!... (2) Dis-moi, Lune, es-tu le soupirail de la cave obscure où nous nous débattons ? Es-tu le soupirail ouvrant sur les radiances de l'infini, sur l'éblouissant Paradis? O brillant soupirail, ô lucarne ouvrant sur l'espérance, que j'aimerais, donnant, comme un bon nageur, un coup de talon au fond de ce marécage, monter et traverser ton orbe éblouissant! Que j'aimerais crever ton disque de lumière, ainsi qu'un clown de cirque crève son cerceau de papier doré ! Hélas !... sur cette terre maudite, faire un trou dans la lune n'est guère honorable, pas plus pour un poète que pour un banquier... Pour être considéré, il faut faire son trou comme le stercophore...
 Ce libraire me semble un homme fort sensé, comme qui dirait un grave et sage proxénète. Au fond, il me conseillait d'entrer en son honorable boutique pour y faire le métier de courtisane. Etre poète de la manière qu'il disait, c'est, si je ne m'abuse, faire la courtisane, c'est décocher des sourires et montrer ses mollets sur la place publique pour raccrocher les passants, c'est brocanter la chair de son rêve, c'est se vendre... J'aimerais mieux me pendre... Me pendre !... Peut-être y serai-je bientôt forcé! Que fais-je sur cette terre, en somme? C'est par distraction, sans doute, que la destinée m'a laissé tomber sur cette planète, où je n'ai que faire, parmi ces gens dont je ne puis comprendre ni le langage, ni les gestes, et qui me comprennent encore moins... Hélas! il y a quelques quarante ans que je traîne la plus vaine et la plus pitoyable des existences, crevant de faim et pourchassé par les huissiers ! Mes cheveux ont blanchi, je suis devenu étique comme un squelette, et ce candide costume tissé de blancheurs qui faisait jadis mon orgueil n'est plus qu'une lamentable loque sur ma maigre échine... J'avais cru trouver un être qui me comprenait et qui m'aimait... une femme si rose, si blonde et si douce qu'elle semblait la petite sœur de mon éternelle amante, la Lune... Je l'enlevai, j'en fis ma femme... Hélas! Je ne tardai point à m'apercevoir que Colombine n'était rien moins que ce que j'avais rêvé .. Je me grisais de chansons et d'airs de guitare, elle pleurnichait sur notre huche vide ! Au fond, peut-être avait-elle raison ? Peut-être le libraire, peut-être Arlequin, peut-être tout le monde ici-bas a-t-il raison? Et peut-être ne suis-je, moi, qu'un sot et un fou ?... Alors, à quoi bon vivre?... J'ai commencé,petit Pierrot joyeux, par croire à tout, par aimer tout... Puis, quand j'ai compris ou cru comprendre, je me suis convaincu qu'il n'y avait encore de bon et de vrai que cet illusoire que nous faisons jaillir de notre cervelle, vêtu du somptueux costume des rimes et des rhythmes, que ce cher illusoire qui nous charme une minute, qui une minute nous fait crever d'orgueil et nous paraît créé pour l'immortalité, mais qui, hélas, ne tarde guère à s'évanouir comme des bulles de savon !... Et maintenant, je le sens, je suis prêt à perdre cette croyance à ces riens délicieux... Alors, pourquoi vivre, à quoi bon vivre?... J'ai envie de me pendre...

SCÈNE VI
colombine, arlequin (cachés derrière une tombe), pierrot

 Arlequin. — S'il pouvait le faire comme il le dit !... Ça simplifierait notre combinaison.
 Colombine. — Tais-toi, Arlequin, c'est mal ce que tu dis!
 Arlequin. — Bah!.. Avoue, Colombine, que tu penses tout bas ce que je dis tout haut.
 Colombine. — Tais-toi, Arlequin, tu m'ennuies...
 Pierrot (seul). — Me pendre, oui !... Peut-être est-ce là le moyen, la solution, l'issue... Oh! Voici la lune qui brille !... Oh! oui, j'en suis sur ce soir, c'est bien la lucarne ouvrant sur le Paradis... J'en suis sûr... J'aperçois par cet éblouissant soupirail un coin du ciel... Je vois... Il y a des anges... qui chantent... qui chantent... qui chantent... Ah ! il est donc permis de chanter dans le ciel... Oh ! me pendre ! Mon âme déploierait enfin ses belles grandes ailes, elle monterait, elle monterait, heureuse et grave, à travers l'éther, délivrée, elle plongerait comme en un puits de lumière dans cette tentatrice lucarne, elle irait vivre enfin dans ce bleu et radieux pays où l'on a le droit de chanter !...
 Arlequin. — Il a l'air de se décider .. Cela simplifierait les choses... Les procédures du divorce sont longues et onéreuses... Tandis qu'un bon petit enterrement...
 Colombine. — Reviendrait à peu près aussi cher, si nous voulons faire les choses convenablement.
 Arlequin. — Tu plaisantes.
 Colombine. — Comment, je plaisante? Un convoi de deuxième classe au moins, le clergé, le marbrier, les toilettes de deuil...
 Arlequin. — C'est égal! Pour mille raisons, j'aimerais mieux ça!
 Pierrot.— Oh! avoir enfin le droit de chanter!... O Lune !... O soupirail tentateur du Paradis !... O puits insondable de lumière ! Tu m'attires, tu m'attires... Quand je te regarde, ma tête tourne, j'ai le vertige... Oh ! j'ai le vertige comme si je me penchais sur le bord d'un gouffre effroyable et charmant... Tu m'attires, oui, tu m'appelles, ô Lune bienveillante, ô consolatrice, tu m'appelles de tes blonds sourires, tu m'appelles... Pourquoi te résisterais-je? Pourquoi ? Ah! si j'avais une corde!... rien qu'une corde!...
 Arlequin. — Il est bien décidé à le faire...
 Colombine. — Hélas ! oui !.. le pauvre garçon!
 Arlequin. — Ça serait une admirable solution.
 Colombine. — Tais-toi, monstre, tais-toi!
 Arlequin. — Ah! si j'avais quelque cordon à lui prêter.
 Pierrot.— Hélas! hélas !... Jusqu'à mon dernier souffle ce monde se montrera terrible pour moi. Il m'a refusé du pain pour vivre, il me refuse un peu de chanvre pour mourir...
 Colombine. — Pauvre Pierrot!...
 Arlequin. — Ah! si j'avais quelque corde à lui passer. (Il se fouille.) Non, rien ! rien !... pas le plus petit bout de ficelle! rien! rien ! Ah ! c'est désolant !... On devrait toujours avoir une corde sur soi ! C'est désolant, désolant !... Une occasion unique...
 Colombine. — Tu n'as donc pas de cœur, Arlequin?... Vois, moi, je suis tout en larmes !... (Elle sanglote).
 Pierrot. — Oui, comme l'a dit le poète, du temps où il y avait encore des poètes, je suis, ici-bas, le cygne harmonieux et candide qui, méprisant les premiers frissons de l'hiver, a dédaigné de s'envoler vers les climats bienveillants. L'eau du lac s'est gelée. Mes ailes blanches sont prises dans les glaces, et mon col flexible et ma tête harmonieuse et mon œil douloureux se tendent vainement vers l'éther qui les appelle !... Ah! si j'avais une corde, rien qu'une corde !...
 Arlequin (ému). — Pauvre Pierrot !...
 Pierrot. — Mes ailes irrémédiablement soudées aux glaces d'ici-bas saignent par toutes leurs pennes !... Hélas ! Hélas !.. (Il pleure.)
 Arlequin. — Il m'attendrit !... Tu avais raison, blonde Colombine, je n'avais pas de cœur, pour n'être point ému par cette éloquence désespérée, par ces larmes !... Pauvre Pierrot ! Pauvre Pierrot !... Ah ! Colombine, tu avais raison !... Mon discours était infâme! Il faut sauver ce malheureux... Oh! femme! ange de pitié et de charité !...
 Colombine. — Dis-moi, Arlequin ?. . .
 Arlequin. — Colombine?
 Colombine;. — J'ai bien. . J'ai bien la cordelière de mon manteau ?... Si nous la lui jetions?...
 Arlequin (stupéfait). — Quoi?... La cordelière de ton manteau ? Tu veux lui jeter la cordelière de ton manteau ?...
 Colombine. — Oh !... C'est très solide... C'est en soie.
 Arlequin. — En soie !...
 Colombine. — Oui.
 Arlequin. — Oh ! femme! femme !..
 (Colombine s'avance sans être vue de Pierrot et dépose à ses pieds la cordelière en question.)
 Colombine. — Pourvu qu'il l'aperçoive.
 Pierrot. — Oh! Lune! Lune !... Sois pitoyable une fois !.. Envoie-moi tout ce qu'il faut pour me pendre.(Il aperçoit la cordelière.) Tiens!... Un cordon, un cordon de soie... C'est solide... C'est tout ce qu'il faut...
 Colombine. — Bravo! bravo !... Il la tient...
 Arlequin.— Pauvre Pierrot!...
 Pierrot. — Mais d'où diable peut provenir ce lacet secourable ?... (Il regarde de tous côtés.) Personne !.. Personne !... Quelle bienveillante divinité?... Serait-ce toi, ô Lune, ô ma blonde maîtresse ? Aurais-tu enfin pris une fois pitié ? Oh! laisse-moi le croire. Eh ! d'ailleurs, qu'importe?
 Colombine. — Pourvu qu'il ose, maintenant.
 Pierrot. — Qu'importe? Qu'importe? Je veux monter vers toi! Je veux voler vers toi... Ce sapin... (Il monte sur un sapin.) Je sors sans regret « d'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve ». Et maintenant, glaces d'ici-bas qui reteniez mes plumes prisonnières, adieu... Je monte, je vole, à travers l'éther bleu, vers les blonds cheveux de ma douce Lune, dans le beau pays où l'on a le droit de chanter, je vole, je m'envole, adieu, ah! (Il se pend.)
 Arlequin. — Ah ! le malheureux ! le malheureux!
 Colombine. — Bravo !... Je ne l'aurais pas cru si brave...
 Arlequin. — Le malheureux ! Si je montais couper la corde ...
 Colombine. — Non, allons chercher la gendarmerie.
 Arlequin. —Oui, courons!
 Colombine. — Attends !... Crois-tu qu'il soit bien mort?...
 Arlequin. — Il tire une langue d'une coudée et ses yeux pendent hors de ses orbites... Il est bien mort, hélas!... le pauvre garçon!
 Colombine. — Alors, cours appeler à la garde. (Elle défait son chignon, s'accroupit sous le pendu la tête dans les mains, et se met à sangloter, en s'arrachant les cheveux.) Hélas! hélas!... ah! ah ! ah!... Pauvre Pierrot ! Pauvre Pierrot !... Ah !... ah !...
 Arlequin (dans le lointain.) — A la garde! à la garde!

SCÈNE VII
colombine, arlequin, polichinelle, m. barbin, foule

 Colombine (toujours sanglotant). — Ah! ah! mon pauvre mari ! hi ! hi ! hi !... Il s'est pendu ! hu ! hu ! hu !...
 M. Barbin. — Pauvre femme! Sa douleur est bien légitime.
 Colombine. — Ah ! ah!... J'en deviendrai folle! folle!
 Polichinelle. — Place à la force publique! place!
 Arlequin. — Comment, vous, Polichinelle! Vous êtes gendarme, maintenant?
 Polichinelle. — Eh ! oui, mon ami, gendarme! brigadier de gendarmerie... Je me faisais vieux... J'en avais assez de rosser les gendarmes!... Les temps où nous vivons ne permettent plus la fantaisie ni la poésie de la vie de bohème... J'ai fait comme vous, je me suis rangé ; et, comme j'étais un habile gredin, je me suis dit que je serais un habile gendarme! Mais, place ! place ! Quand un pendu s'est pendu, la théorie dit qu'il faut tout d'abord le dépendre: dépendons-le...
 Colombine. — Ah! Ah ! Mon pauvre Pierrot ! mon pauvre Pierrot ! Oh! oh ! oh!..;
 M. Barbin. — C'était un grand poète, Madame, un grand poète .. Je comprends votre douleur... J'étais justement en pourparlers avec lui pour l'achat d'un volume de vers. J'en offre cent mille livres, Madame, cent mille livres.
 Colombine. — Cent mille livres !... Ah! pauvre Pierrot! oh! oh !...
 Polichinelle. — C'est pour rien.
 Un homme. — On trouve peu de génies comme le sien.
 Un autre. — Ah ! certes, son nom sera immortel!
 Un autre. — Il faudra lui élever une statue!
 Un autre. — Je m'inscris pour mille francs sur la liste de souscription!
 Un autre. — Je veux interpeller la Chambre pour que l'Etat lui fasse des funérailles publiques!
 Arlequin. — Je ferai son éloge à la prochaine séance de l'Académie, et je dirai ce qu'on a dit de Molière: Rien ne manque à sa gloire... Je parlerai sur sa tombe!
 Colombine. — Hélas ! ah! ah ! ah ! mon pauvre mari !... mon pauvre mari !...
 Tous. — Pauvre Pierrot! Malheureux Pierrot!
 M. Barbin. — Je veux faire de ses œuvres une édition nationale. Arlequin, Pierrot était votre ami, consolez sa femme, éloignez-la de ce lieu sinistre!
 Arlequin. — Viens, Colombine. (Il l'entraîne.)
 Colombine. — Si l'Etat prenait les funérailles à sa charge, ce nous serait une sérieuse économie.

G.-Albert Aurier.

(1) Pièce en un acte complètement charpentée, mais non écrite : Albert Aurier avait l'intention de la mettre en vers, ainsi qu'en témoigne le fragment que nous publions plus loin en note. — A. V.
(2) Nous avons trouvé dans les papiers d'Albert Aurier un fragment du monologue de Pierrot mis en vers. Le voici:

Tiens ! la Lune!... Bel astre au rire de corail,
Oh ! Dis-moi, douce Lune, es-tu le soupirail
De ce navrant caveau de boue et de ténèbres
Où nous vivons nos riens grotesques et funèbres ?...
Es-tu le soupirail ouvrant sur l'Infini,
L'indulgent soupirail, radieux et béni,
Qui laisse ruisseler jusqu'en nos noirs cloaques
L'or des rayons divins et paradisiaques?...
O soupirail, Espoir des poètes maudits,
Lucarne qu'illumine un peu de paradis,
O mystique lucarne aux flamboiements étranges
Qui nous fais entrevoir le blond pays des anges,
Lune, cher réconfort du mortel voyageur,
Que j'aimerais, donnant, ainsi qu'un bon nageur,
Un fort coup de talon aux limons de la terre,
Monter dans les flots bleus vers l'éternel mystère,
Monter, monter parmi les océans d'azur,
Et traverser ton orbe éblouissant et pur !...
Cœur joyeux bondissant vers la Splendeur première,
Que j aimerais crever ton disque de lumière
Ainsi qu'un clown de cirque, en son grotesque saut,
Crève le papier d'or d'un rutilant cerceau!...
Mais, dans ce monde bête où l'aveugle Fortune
Me jeta par erreur, faire un trou dans la Lune
Est scandaleux, qu'on soit poète ou financier.
Eh! oui, qu'on soit artiste ou qu'on soit épicier,
II faut faire son trou comme le stercoraire !...
C'est la mode du lieu!... Et, d'ailleurs, ce libraire,
Je crois, avait raison!... Son dire était exact!...
C'est un homme sensé, plein d'esprit et de tact,
Un bon garçon un peu coquin, mais très honnête;
En somme, un brave, grave et sage proxénète '...
Ce bon Monsieur Barbin, sans doute, avait raison
De t'offrir, ô Pierrot, de faire en sa maison,
Qu'encombrent les talents reliés en basane,
Le doux et lucratif métier de courtisane!
Ah ! la belle façon de comprendre notre art !...
On fait la fille! On va sur le grand boulevard,
Exhibant des mollets et dardant des œillades
Pour raccrocher les vieux quêteurs de rigolades.
Eh ! quoi ? Comment? Pierrot, tu dédaignes l'argent
Que t'offre un homme honnête et fort intelligent
Pour brocanter la chair de ton rêve et te vendre?...
— Me vendre! Serviteur !... J'aimerais mieux me pendre.
J'ignore l'art de maquiller mes pauvres vers
Au goût des amateurs quelconques et divers,
De faire le trottoir ou même la fenêtre !...
— Me pendre?... J'y serai bientôt forcé, peut-être !...
Car que fais-je, en somme, ici-bas? En vérité,
C'est par distraction que les Dieux m'ont jeté,
Pauvre aiglon envolé, sans plumes, de son aire,
Dans ce monde grotesque où je n'avais que faire,
Sur cet astre boueux, parmi ces vils marchands
Dont j'ignore la langue et qui raillent mes chants.
— Ah! mes illusions!...Chères fleurs bien fanées !...
Hélas ! Pauvre Pierrot, voici quaranteftmnées
Que tu traînes tes fers au bagne d'ici-bas !...
Les huissiers ont vendu ta guitare et tes bas,
Le boulanger n'a plus pour toi pain ni farine,
Ton front pâle et fripe de rides se burine!...
Où sont tes gestes fous et tes jarrets nerveux?...
Il a neigé parmi la nuit de tes cheveux !...
Qui se souvient encor de ta mine replète ?...
Te voila plus étique et plus sec qu'un squelette,
Et ce blanc vêtement, pur tissu de candeur,
Qui, jadis, te faisait plus fier qu'un commandeur,
N'est plus sur ton échine avachie et piteuse
Qu'une loque sordide et bien calamiteuse !...
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