Poèmes vécus : I. Rêve. - II. Le Soir. - III. Vampire. - IV. Le Pourpre. - V. Le Golgotha

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O.-J. Bierbaum (Jean de Néthy trad.), « Poèmes vécus : I. Rêve. - II. Le Soir. - III. Vampire. - IV. Le Pourpre. - V. Le Golgotha », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 310-316.


POÈMES VÉCUS (1)
I
RÊVE
Fantaisie

J'ai vu en rêve une rougeur de soir, — rouge comme du sang ondoyant bouillonnant, - très foncée.
  Vautrée, large, elle s'étalait floconneuse, fluctuante à l'horizon vide, longue traînée.
  Lourdement elle pesait: bourbe lumineuse.
  Était-ce le soleil qui disparaissait là-bas ?
  Il me sembla, et je le crus en mon rêve, je le crus avec un rire convulsif, qu'un géant céleste, l'un des voyageurs de là-haut qui de lambeaux de nuages entourent leurs reins, précipitait dans la mer une orange sanguine pourrie qui, fétidement, éclata.
  Bravo, rustaud chevelu !
  Mais maintenant ?
  Un remous d'or sillonne la rougeur, effiloche la masse floconneuse en clarté, en lueur phosphorescente, en scintillement nacré, en lumières fuyantes, dansantes, aiguës.
  Oh! Ciel! le soleil, le soleil! Le soleil, pris de folie, crache ses entrailles d'étoiles dans la nuit...
 Un poing gigantesque menace, étend ses doigts noueux vers la boule qui trépide encore...
  Soudain l'obscurité se fait et, semblables à des poissons d'argent, des millions d'astres flottent à travers la mer nocturne.

II
LE SOIR

 Les ailes grises du vautour de la nuit bruissent au-dessus du lac. Dans ses griffes d'airain, l'oiseau géant tient le cadavre du jour. Des traces de sang derrière lui ondoient vers l'Ouest. Les yeux noirs de la forêt lèvent leurs cils, les pins, et d'un regard fixe, muets, suivent la fuite du meurtrier accompagné d'une troupe d'ombres moroses. Du haut du ciel, un vent glacé souffle une unique pensée: sur de noires ailes toute vie s'envole silencieuse vers la vallée de la mort.

III
VAMPIRE

 Dans la claire forêt d'automne, sur des feuilles bariolées, nous étions tels que deux enfants, et nous nous embrassions en un tiède amour.
  Fille-garçon, fille-garçon ! Comme tes yeux riaient, tes yeux limpides, tes yeux bruns, combien légèrement ta chère petite tête reposait sur les feuilles, légèrement aussi mes lèvres reposaient sur les tiennes.
  Mais la nuit approchait à pas de chat, la noire, l'enveloppante, la silencieuse nuit, et il faisait lourd dans la chambre. La jaune lumière de la lampe tombait d'en haut, s'appesantissant comme un brouillard lumineux, humide, et tes yeux craintifs dans la jaune pénombre questionnaient....
 Yeux bruns, pensifs, fatals ! En eux tourbillonnait, tout au fond, au fond, l'écume bouillonnante, empoisonnée.
    O toi, toi, toi !
   Et sur toi me jeta la rage de l'amour.
  Et nos lèvres pesaient les unes sur les autres comme les douloureux, les languissants péchés de deux étoiles qui, se rencontrant dans l'incessant mouvement de l'espace avec des cris plaintifs, s'étreignent.
    O toi, toi, toi !
  Et mes yeux s'enfonçaient dans les tiens, et mes bras serraient ton corps comme des griffes de fauves, et ta poitrine haletait, et tes yeux, colombes égarées, erraient....
  Ils cherchaient la claire forêt d'automne et l'enfance de notre amour sur les feuilles bariolées.
  Et ne la retrouvant plus, figés de terreur, ardents de tous les désirs de l'enfer, ils perçaient mon cœur comme le bec noir des aigles.

O toi !
O toi !

 Lasse, ma tête retomba sur ton sein. Tu tressaillis.
   Puis tu balbutiais tout bas des mots confus et tu pleurais.
    Et tes yeux à nouveau se rassérénèrent.
   Sais-tu bien ce qui s'est passé entre nous ?
  La haine nous a accouplés en un sauvage combat: la haine entre l'homme et la femme, la femme et l'homme, la soif ardente de sucer le cœur étranger, et chaque goutte de son sang, chacune de ses aspirations.
  Mon cœur et ton cœur se sont entreregardés en ce combat, et, combattant, se pénétrant l'un l'autre, ils se sont confondus.
  Tu es moi maintenant, mon âme s'est dédoublée.
   J'ai reconnu la femme.

IV
LE POURPRE

 Comme un mollusque, paresseux, lent, rampe le bonheur.
 Le cœur en attente, palpitant, l'homme en angoisse et en détresse lève ses bras vers le ciel et crie: ― O viens, viens enfin, délivre-moi, délivre-moi des chaines et des liens! ― un sourire du bonheur, un seul, réchaufferait mon âme d'une rieuse lueur, comme le soleil de mai réchauffe la terre engourdie après la froidure de l'hiver !...
  Il attend et supplie, longuement, longuement, peinant sous le harnais de la vie, il halète, halète, retenu flagellé, ― voulant s'élancer: en haut ! en haut ! où rayonne et sourit le beau, le paisible, le pur, le toujours désiré bonheur...
  Mais le bonheur n'est pas un ange aux ailes rapides, hélas, non plus une femme se donnant, pleine de charité, ― le bonheur, mollusque de pourpre, n'avance que péniblement, en longues étapes, pas à pas... et ses tentacules rétractiles, paresseux, palpent, froids, un cadavre rigide et sans yeux, dans le tombeau.
  Mollusque maudit, ô trop lent bonheur ! tandis que tu rampes ton chemin gluant en silence, bruit, mugit, se précipite avec des hurlements, envahissante ainsi que l'ouragan, de toutes parts, la troupe des furies sur le malheureux. Les femmes décharnées ! Les femmes décharnées! Tourmente de sorcières poussant des cris de joie féroce...
  De leurs fouets elles le cinglent, avec leurs serpents elles l'épouvantent, avec leurs regards putréfiés elles le pourchassent à travers les affres du désespoir, les ténèbres de la folie, dans la mort...
  Bête forcée, crevée, ― il gît dans la tombe, apaisé enfin. Dans le néant, dans le paisible, l'inanimé néant, le bonheur l'approche...
  Le mollusque de pourpre, rouge foncé, rampe sur sa tombe, sans bruit...

V
LE GOLGOTHA


 Un tapis de neige à perte de vue. Le gris brouillard au-dessus de lui comme un fardeau de haine sourde.
 Est-ce le jour ? Est-ce le soir ? Je ne vois nul astre.
 Le soleil vit-il encore ?
 A travers la plaine glacée se traîne mon pas fatigué. Ce m'est comme si le brouillard empoisonné suçait de tous mes pores la vie, m'entraînant dans un lent mourir.
 Ses doigts sont humides, flasques, froids.
 O doigts rosés, ensoleillés, des matins de printemps, qui ranimez à la vie, où êtes-vous ?
 Et une brise balançante, de souvenirs traverse mon cœur, — une danse gracieuse pleine de froissements de soie.
 Soudain une voix derrière moi, stridente ainsi que la glace qui éclate:
 — Ecoute !
 Comme rivé au sol, je m'arrête, effrayé.
 — Pourquoi t'effraies-tu? Je ne suis pas là Mort! Je ne suis pas la Mort... hélas !
 Un nuage étreint mes sens. Vers de froids sépulcres s'enfuit mon âme. Puis elle émerge dans une intense clarté, et, aux côtés d'un vieillard, je chemine dans un pays torride.
 Des rochers blanc cru et le jaune desséché de la maturité mourante à droite et à gauche.
 — Lève la tète! regarde ! c'est le Golgotha !
 Le Christ !
 Sous l'incendie du soleil ardent, en croix, la tête penchée, je vois dans sa blonde chevelure la couronne d'épines, l'auréole de la souffrance. Son corps est décharné et ruisselant de sang.
 O Christ!
 — Viens !
 — Laisse-moi prier devant, le saint bois martyre ! Laisse-moi apprendre à prier ici !
 — Viens voir quels hommes y prient.
 Il m'entraîna. Et à nouveau mon âme s'envole. A travers l'ouragan déchaîné, le cliquetis, des armes, l'incendie et les gémissements des mourants, elle va ! Et dans une lumière indécise elle émerge.
 Sur de l'asphalte luisant nous traversons, une grande ville.
 — Lève la tête! regarde ! c'est le Golgotha !
 Dieu! Dieu ! Horreur ! Ici ! - Dans la hâte confuse de la ville, au centre de la grande place, au milieu des théâtres, des églises et des parlements: la Croix! Le Christ y est cloué, sanguinolent, la tête penchée, et nul n'a garde de lui ! La musique des régiments, le roulement des voitures , des équipages, la vie torrentielle, des rires et des cris ! Le Christ ! Le Christ ! Sauveur sanguinolent ! Le Christ ! Il lève la tête, ouvre les lèvres : « J'ai soif! » Nul n'a garde de lui. Sa tête s'affaisse.
 — Viens !
 Et le silence se fait. J'entends des chants d'oiseaux. L'air est tiède. Le grincement des faucilles dans les blés. Paix ! Paix !
 Un champ interminable, mer lourde de bénédictions d'épis dorés bercés par le vent. Mille laboureurs fauchent en mesure.
 — Lève la tête ! regarde ! c'est le Golgotha !
 Au sommet de la montagne de gerbes d'or : la Croix ! Un homme sombre, un fouet à la main, s'y appuie. Son regard surveille les dos ployés des faucheurs.
 Et au-dessus de lui le corps torturé de l'Amour.
 O Christ !
 Alors je vis son œil fixe de douleur, brun foncé, grand ouvert, vide d'espoir. Et ses lèvres s'ouvrent. Du sang noir jaillit de sa bouche et une seule parole : la haine !
 — Veux-tu encore prier?
 A nouveau la neige crie sous mes pas, et à nouveau le brouillard suce ma vie.
 — Veux-tu encore prier ? Tu as vu bien des prosternés !
 — Qui es-tu, vieillard ?
 Et, s'éloignant lentement, ces mots assourdis par le brouillard m'atteignent, portés par la bise :
 — « A mon seuil, il s'affaissa sous la Croix. Je ne l'ai pas relevé. Qui relève des criminels? Je rendis grâce de ce que mon âme n'eût pas l'impudence de la sienne. Alors en son cœur la vérité s'éleva : la haine de l'homme pour l'homme. C'est ainsi qu'il mourut. Mais dans son amère compréhension il m'a maudit, me condamnant à être son héritier, à reconnaître le Golgotha partout et à entendre sans fin les coups de marteau sur la Croix ! Sa mort est irrévocable, son amour est mort ! En vivant, j'apprends à haïr ! »


 Le Golgotha partout, et sans fin les coups de marteau sur la Croix...

O.-J. Bierbaum


 (Traduction de Jean de Néthy. )


 (1) Titre du volume d'où sont tirés les cinq poèmes en prose dont nous publions la traduction inédite, et qui vient de paraître (mai 1892) à Berlin. Son auteur, M. Otto-Jules Bierbaum, est né le 24 juin 1865 à Grüneberg, en Basse-Silésie. Outre Poèmes vécus, il a publié un ouvrage sur l'exposition annuelle des Beaux-Arts à Munich (1890), une monographie de Detlev de Liliencron, et le texte pour l'édition in-folio des gravures d'après Bœcklin, l'artiste avec lequel il a une très grande affinité visuelle. Il est connu aussi comme l'un des fondateurs de la «Société pour la Vie moderne» à Munich. ─ La traduction littérale n'a malheureusement pas permis de rendre le rythme spécial de chacun de ces cinq poèmes, et qui en fait d'exquises œuvres d'art.

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