Poil de Carotte : L’Hameçon. - Le Toiton

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Jules Renard, « Poil de Carotte : L’Hameçon. - Le Toiton », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 303-307.


POIL DE CAROTTE
L'HAMEÇON


 Poil de Carotte est en train d'écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d'écume, et prend garde de se mouiller.
 Madame Lepic vient donner un coup d'œil.
 — « A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché, une belle friture, aujourd'hui. Tu n'es pas maladroit, quand tu veux.»
 Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse des cris de douleur.
 Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.
 Soeur Ernestine accourt. Grand Frère Félix la suit, et bientôt Monsieur Lépic lui-même arrive.
 — « Montre voir » disent-ils.
 Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l'hameçon s'enfonce plus profondément. Tandis que Grand Frère Félix et Sœur Ernestine la soutiennent, Monsieur Lepic lui saisit le bras, le lève en l'air et chacun peut voir. le doigt. L'hameçon l'a traversé. Monsieur Lepic tente de l'ôter.
 — « Oh non ! pas comme ça ! » dit Madame Lepic d'une voix aiguë.
 En effet, l'hameçon est arrêté d'un côté par son dard et de l'autre par sa boucle.
 Monsieur Lepic met son lorgnon.
 — « Diable, dit-il, il faut casser l'hameçon ! »
 Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n'a pas de, prise, Madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc, le cœur, la vie?
 D'ailleurs l'hameçon est d'un acier de bonne trempe.
  — « Alors, dit Monsieur Lepic, il faut couper la chair.»
 Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement qu'elle ne pénètre pas. Il appuie ; il sue. Du sang paraît.
  — « Oh ! là ! oh ! là ! », crie Madame Lepic, et tout le groupe tremble.
  — « Plus vite, papa ! » dit Sœur Ernestine.
  — « Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! » dit Grand Frère Félix à sa mère.
 Monsieur Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et Madame Lepic, après avoir murmuré : « Boucher! boucher ! » se trouve mal, heureusement.
 Monsieur Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n'est plus qu'une plaie sanglante d'où l'hameçon tombe.
 Ouf !
 Pendant cela, Poil de Carotte n'a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s'est sauvé. Assis sur l'escalier, la tête en ses mains, il s'explique l'aventure. Sans doute, une fois qu'il lançait sa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos.
  — « Je ne m'étonne plus que ça ne mordait plus », dit-il.
 Il écoute les plaintes de sa mère, et d'abord n'est pas trop chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l'heure, plus fort qu'elle, aussi fort qu'il pourra, jusqu'à l'engouement, afin qu'elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ? Des voisins attirés le questionnent:
  — « Qu'est-ce qu'il y à donc, Poil de Carotte? » Il ne répond pas; il bouché ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l'escalier et attendent les nouvelles.
 Enfin Madame Lepic s'avance. Elle est pâle comme une accouchée, et fière d'avoir couru un grand danger, elle porte devant son doigt emmailloté avec soin. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte:
 ─ « Tu m'as fait mal va, mon cher petit. Oh ! je ne t'en veux pas, ce n'est pas de ta faute. »
 Jamais elle n'a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d'enfant pauvre. Ses yeux secs s'emplissent de larmes.
  Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s'abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l'embrasse devant tout le monde. Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.
 ─ « Puisqu'on te dit que c'est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ? »
 Les sanglot de Poil-de, Carotte redoublent.
 ─ « Est-il bête ? On jurerait qu'on l'égorge » dit Madame Lepic aux voisins attendris par sa bonté.
 Elle leur passe l'hameçon, qu'ils examinent curieusement. L'un d'eux affirme que c'est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d'une langue volubile.
 ─ « Ah ! sur le moment, je l'aurais tué, si je ne l'aimais pas tant. Est-ce malin, ce petit outil d'hameçon! J'ai cru qu'il m'enlevait au ciel. »
 Sœur Ernestine propose d'aller l'encrotter loin au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre.
 ─ « Ah ! Mais non ! dit Grand Frère Félix, moi je le garde. Je veux pécher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c'est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse ! »
 Et il secoue Poil de Carotte, qui toujours stupéfait d'avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge des gémissements rauques et lave à grande eau les taches de son de sa laide figure à gifles.

LE TOITON


 Ce petit toit où, tour à tour, ont vécu des poules, des lapins, des cochons, vide maintenant, appartient en toute propriété à Poil de Carotte. Il l'habite le soir, après la classe. Il y entre commodément, car le toiton n'a plus de porte. Quelques grêles orties en parent le seuil, et si Poil de Carotte les regarde à plat ventre, elles lui semblent une forêt. Une poussière fine recouvre le sol. Les pierres des murs luisent d'humidité. Poil de Carotte frôle le plafond de ses cheveux. Il est là chez lui et s'y divertit, dédaigneux des jouets encombrants, aux frais de son imagination.
  Son principal amusement consiste à creuser quatre nids avec ses fesses, un pour chaque coin du toiton. Il ramène de sa main, comme d'une truelle, des bourrelets de poussière et se cale ainsi le derrière.
  Le dos au mur lisse , les jambes pliées, les mains croisées sur ses genoux, gîté, il se trouve bien. Vraiment il ne peut pas tenir moins de place. Il oublie le monde, ne le craint plus. Seul un bon coup de tonnerre le troublerait.
  L'eau de vaisselle qui coule non loin de là, par le trou de l'évier, tantôt à torrents, tantôt goutte à goutte, lui envoie des bouffées fraîches.
  Brusquement, une alerte.
  Des appels approchent, des pas.
  ─ « Poil de Carotte ? Poil de Carotte ? »
  Une tête se baisse et Poil de Carotte, réduit en boulette, se poussant dans la terre et le mur, le souffle mort, la bouche grande, le regard même immobilisé sent que des yeux fouillent l'ombre.
 — « Poil de Carotte, es-tu là ? »
  Les tempes bosselées, il souffre et jouit. Il va crier d'angoisse.
 ─ « Il n'y est pas, le petit animal. Où diable s'est-il fourré ? »
 On s'éloigne, et le corps de Poil de Carotte se dilate un peu, reprend de l'aise.
  Sa pensée parcourt encore de longues routes de silence.
  Mais un vacarme emplit ses oreilles. Au plafond, un moucheron s'est pris dans une toile d’araignée, vibre et se débat. Et l'araignée glisse le long d'un fil. Son ventre a la blancheur d'une mie de pain. Elle reste un instant suspendue, inquiète, pelotonnée.
  Poil de Carotte, sur la pointe des fesses, la guette, aspire au dénouement, et quand l'araignée tragique fonce, ferme l'étoile de ses pattes, étreint la proie à manger, il se dresse debout, passionné, comme s'il voulait sa part.
  Rien de plus.
  L'araignée remonte, Poil de Carotte se rassied, retourne en lui, en son âme de lièvre où il fait noir.
 Bientôt, comme un filet d'eau alourdie par le sable, sa rêvasserie, faute de pente, s’arrête, forme flaque et croupit.

Jules Renard


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