Proses de décor : La Mer spoliatrice

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Charles Merki, « Mercure de France », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p.46-49


PROSES DE DÉCOR

LA MER SPOLIATRICE (I)

 Tel qu'un enchantement vague et bleu, de rêve, la mer étend à l'infini son immobilité de lac sous la blafarde lueur d'un insolite crépuscule. Au long des rivages, croulés de vétusté, l'orle écumant du flot vient mourir et s'étale, tandis que des vols épars de blanches mouettes planent en des cris plaintifs, tournoient vers les récifs du large. Le ciel, sans un nuage, garde encore la flottante tendresse de teintes apalies de mauves et de lilas, qui se foncent aux violets du zénith. Mais là-bas, sur l'horizon, la gloire agonise du soleil, dont la sanglante rougeur tache les brumes envahissantes et va disparaître, en ce soir définitif, de la terre condamnée. L'énorme boulet achève son incendie séculaire; déjà son ruissellement orgueilleux a péri sous les funèbres voiles montés de l'Océan. Et dans l'air chaud et lourd, où pèse l'angoisse d'une attente et la terreur de l'irrévocable, des sanglots se lèvent du rivage avec la brise odorante des collines de roses. La voix, la grande voix gémissante de la mer, s'est assoupie et berce le désespoir des hommes. Et voici que d'autres voix répondent, dominant la confuse mélopée du ressac et les clameurs de misère; des voix de révolte, qui accusent et blasphèment...

chœur des poètes

 — Nous l'avons aimée, la mer! nous l'avons aimée !... N'a-t-elle pas le charme étrange des divinités perdues? n'est-elle pas incertaine et changeante comme la fiction de nos âmes ? — Douce et calme, parfois, telle que la pure fiancée des songes, — fantasque et câline et perverse comme une maîtresse, — c'est elle, toujours, que nous acclamions, majestueuse comme une souveraine, jusqu'en ses hurlements de folie, jusqu'en ses sursauts de rage, et poussant l'escalade de ses lames blêmes de colère contre les flancs des navires et le granit des môles.  Nous l'avons aimée, la mer, la bonne dévastatrice et l'épouse de nos représailles. Lorsqu'elle bataillait, fastueuse et farouche, aux abruptes falaises, lorsque, la houle déchirée aux dents aiguës des rocs, elle venait encore défoncer les bastions et les remparts des villes, c'était la joie des calamités vengeresses. La nuit, nous l'écoutions râler le cantique des morts. Avec des glapissements et des imprécations et des menaces, elle nous criait l'assaut, et les murs s'écroulant sous ses coups de bélier. Elle crachait sur le défi des peuples les épaves de leur procérité dérisoire. Et seule proférant le mépris et la vanité de leur conquête, elle demeurait l'insoumise et la rebelle, et payait notre vieille injure et contentait nos haines.
 Et nous l'aimions, la mer, et nous disions ses légendes, ses palais de nuages grandis au souffle des tempêtes ; ses embrasements prophétiques par la quiétude des soirs, reflétant les combats des satans et des archanges ; et ses caresses consolatrices aux pauvres cœurs meurtris. Nous l'aimions, la mer, et maintenant elle nous trahit et nous dédaigne; elle nous prend l'extase du soleil qu'elle ensevelit silencieusement dans sa robe livide. Il ne nous restera que de tristes flambeaux pour les marches triomphales, et le deuil inamissible profanera les bois sacrés et l'effigie des dieux. Les lampes des catafalques devront éclairer les festins des terrasses, et la chevelure d'or et les seins et le cher visage frivole des amies. Et la pourpre épuisée du couchant, après qu'aura sombré l'antique et impérial décor, nous n'aurons pas même à conter le tragique et l'effroi d'un désastre, l'horreur et la magnificence des suprêmes catastrophes!...

chœur des matelots


 — Maudite soit la mer,la mer spoliatrice! Combien des nôtres n'a-t-elle pas engloutis, et combien de vaisseaux? Sait-on les armadas perdues, les cités submergées, le caprice où naufragea l'aube de notre opulence, et toute la détresse d'un peuple errant à la pitié des rafales? Faut-il des sacrifices encore et jeter des victimes aux gouffres allouvis? — Les mères ont prié pour le retour des nefs, madones compatissantes; sur les marches des autels, aux clartés pâles des cierges, les prêtres officient et lèvent le calice vers le Seigneur de Miséricorde. Pour ceux qui sont en route au péril de l'Océan, qu'on nous accorde un jour, un seul jour de surséance. Les astres maintenant abolis, des plaines sidérales,ne les guideront plus vers le port coutumier. Écoute, Seigneur, écoute le glas des cloches et la rumeur des oraisons, regarde s'approcher dans les palmes et les dalmatiques le lugubre troupeau des suppliants ; regarde-les qui tendent les bras et s'écrient et implorent ; regarde se prosterner les diacres et les légats, et les évèques de ton culte. Par leurs mains, leurs mains sacerdotales, les mains dont la bénédiction te dévouait la mer du passé favorable, suspends, Seigneur, suspends les funérailles du Soleil. Permets le miracle et la pérennité de ce soir moribond ; prolonge ces lueurs de désuétude ; et conduis les navires et les Hottes, Dieu secourable, car sans toi nos frères ne reviendront plus, sans toi nos frères ne reviendront jamais...


***


 Mais la froide et fantomatique lumière de l'Occident faiblit encore. Sur les nations agenouillées et les collines de roses, et la mer étendant à l'infini son immobilité de lac, l'ombre descendait, déroulait ses plis de linceul, teignant la flottante tendresse des teintes apâlies de mauves et de lilas. Graduellement, les ténèbres se refermèrent, laissant à peine le blanc portique d'une clarté indécise, qui plana sur la tombe du Royal interdit. De compassion, sa défaillante fierté se réverbéra sur les crosses et les mitres, arracha de suprêmes étincelles aux bagues épiscopales. Et dans la paix mystique de cette vespérale défaite, on vit des barques pavoisées s'éloignant sous la cadence des rames, déployant des voiles et des banderolles. Au pied des mâts et sur les poupes, on distinguait les formes liliales de femmes essaimant des fleurs dans le sillage. Le vent apporta des chants de citharèdes , des soupirs et des langueurs de harpes éoliennes ; et ces voix s'atténuant, et la méprise de ces virginités, évoquaient les vieilles parthénies et les convois des vestales...
 Cependant, les voix, sur l'eau, très loin, disaient :
 — Femme blonde, sœur de péché! Femme de mon cœur! Sœur de ma chair! Ton cœur étrange et doux, le cher cœur de nos rêves ; ton cœur aventuré, la belle aux cheveux roux; ton cœur s'endort— ton pauvre cœur — ton cœur est mort!
 Fille de roi, fille d'amour! Est-ce la mort du rêve, ou rêvons-nous la mort et l'exil éternel de l'erreur charitable? — O sœur de mon péché, comme ton cœur est triste — ton triste cœur — comme ton cœur est las!... On entendit encore :
 — C'est le soir bienvenu de notre délivrance ; voici neiger l'oubli sur nos joies criminelles et voici le repos du sommeil reconquis ! .. Nous emportons le fol espoir et la beauté des pécheresses ! Vos cœurs n'auront plus à saigner — vos lamentables cœurs — filles d'amour sont en allées !...
 Les barques et les voiles peu à peu s'évanouirent, disparurent dans les maléfiques vapeurs du large. Et rien ne demeura que le sanglot des hommes et le ricanement sinistre du flot — qui déferlait dans la nuit inexorable, par l'immensité des grèves.

(1) La musique, pour soutenir ces déclamatious, et les chœurs, sont de M. Eugène Lacroix.

Charles Merki


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