Réflexions sur les arts dits d'expression

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Alfred Mortier, « Réflexions sur les arts dits "d'expression" », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 136-138


RÉFLEXIONS
SUR LES ARTS DITS « D'EXPRESSION »

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I


 Sans doute, n'es-tu pas sans avoir fréquenté quelque peu chez les comédiens. Je ne t'apprendrai rien sur eux, si ce n'est qu'il faut les cerner d'un grand respect, car la bassesse, la bêtise et la vanité se jouent sur le masque qui est cette fois leur vraie face, à la clarté non trompeuse du jour, chez des vivants pourtant coutumiers de singeries et de dol.
 Le dol est clair.
 Ils interprètent. Traduttore traditore.
 Tes stances, ô poète — vaniteux, toi, sans bassesse ni bêtise, vaniteux noblement — ils les travestissent inéluctablement. Ils découpent à jour leur opaque pensée sur ta lumière, et ne laissent passer à la foule noire que le transparent de ton âme. Ainsi se mue le soleil à la nuit tombante en rampe à gaz historiée du doigt indicateur vers des beuglants sous bizantins, parmi les bocks amers et les troubles absinthes.


II


 Là, ou ailleurs, tu vas ouïr sur les scènes subventionnées, académie nationale ou premier théâtre français:
 D'une part —
 Hommes et femmes, solidaires de la pensée moderne efflorescente en les actuels Shakespeares — porte-voix de l'idéal — tuteurs de l'Art-grappe au suc décevant, ce qu'il y a de mieux comme article de Paris (S. G. D. G.) breveté sans garantie du Conservatoire.
 D'autre part —
 Les mêmes — misérables histrions bornés à des horizons de sociétariat et qui en meurent fous; chers instruments dont s'inquiète la nation potinière, curieuse des bulletins sanitaires, affûtée à l'esquinancie d'un ténor, mais indifférente à l'Agonie d'un poète, parce qu'il est Turc, Allobroge ou Lombard.
 Mais tout ceci importe assez peu.


III


 Rêves de gloire — Puissance de l'idée fixe.
 En omnibus, les feux rouges, verts, jaunes semblent au poète rêveur: rubis, émeraudes, topazes: beaux horizons diamantés, paysages de Golconde, fleuves sacrés charriant les pépites dont une seule triomphera du corps divin d'Angèle, rat on ne peut plus rat de l'opéra.
 Tout ça pour 0 fr. 30 à l'intérieur, — correspondance pour l'Infini.
 Dans la chambre d'hôtel tout se transforme : le reps rouge prend des rythmes pourprés ; la table de nuit en noyer se mue en bois parfumé d'Iles mal découvertes ; le linge douteux devient certain, la femme se gondole, passe-temps à la fois vénitien et vénérien. Mais sa chair s'est frottée à celle du poète, et n'en faut pas plus pour allumer l'incendie des illusions génésiques: la créature ores est belle mieux que Titania ; spasme rime à Swinburne, pauvrement il est vrai — mais dans une chambre d'hôtel si pauvre...


 
IV


 « Diamants et femmes, la gloire me donnera cela. » Poète injoué, tu as raison, mais tu te trompes.
 S'il est vrai qu'en tes cartons se gangrènent des lambeaux de cris humains découpés en (actes) tranches au scapel, ou des idéalités représentables quoique ruineuses, en lesquelles tu prodiguas sur le papier des cauchemars asiatiques, réjouis-toi d'être injoué, bénis les directeurs sévères.
 Génuflexe en frappant le sol de ton front, les mains jointes, les lèvres tremblantes d'hosannahs discrètement formidables, clame:

Vous n'aurez pas la peau

de mon ours.

La peau, chers directeurs, la peau.


 Un pris de Rhum te fera là-dessus d'assez profitable musique, dans le genre Beethoven, mais plus moderne.


V


 Voici pourquoi:
 Toute réalisation implique déchéance.
 De formuler son rêve, déjà quels désespoirs, quelle gésine, quel avortement. Et le filtre à travers la veulerie cabotine ! Ah non ! Chante pour qu'on t'écoute avec l'âme.
 Sans doute peu de cerveaux auront la puissance exquise d'évoquer par un pur effort mental la substance de tes visions. Qu'importe, si de ceux-là tu es le père chéri, l'élu dont les muses ont stellé le front....


Alfred Mortier.

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