Rêve

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Louis Denise, « Rêve », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 366-367.


RÊVE


Je m'en allais seul, par une
Nuit froide, profil obscur
Plaqué sur le clair de lune
Artificiel et dur.

Un vieux clown hyperbolique,
Brillant comme un arc-en-ciel,
Vint, gracieux mais oblique...
Un vrai péché véniel.

Cet homme avait dans sa poche
De la corde de pendu.
Je lui fais signe : il s'approche
Avec un air entendu.

 « Combien vends-tu la ficelle ?
Il met ses yeux dans mes yeux,
Puis, vif comme une étincelle,
Gicle en un saut périlleux ;

Un saut périlleux bizarre
Qui me jeta sur le nez.
Mais avec un sang-froid rare
Et des gestes obstinés :

 « Allons, vieux, vends-moi ta corde,
Vite, ou je vais t'assommer,
— Vit-on pas, miséricorde !

La lune au ciel se pâmer.

J'aime la lune : j'eus honte
De sa mauvaise gaité.
 « Cœur douteux, parole prompte »,
Dit le vieillard pailleté.

« Sais-tu comment on me nomme ?
« Un nom banal :le Bonheur.
« Tant pis, je te veux, jeune homme,
« Du bien, parole d'honneur ! »

Un mur blanc comme ou linceul,
Une tache d'ombre, un clou…
Je me retrouvai tout seul,
Avec une corde au cou.

Et ma longue forme brune
S'allongea contre le mur,
Calme, dans le clair de lune
Artificiel et dur.

Louis Denise


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