Renoir

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G.-Albert Aurier, «Renoir», Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 103-106


RENOIR
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 Il me faut, malgré moi, devant cet aimable et pomponné microcosme, d'aspect si charmeusement artificiel, si adorablement pas-très-vrai, que surent susciter les presque lascifs pinceaux de Renoir, il faut imaginer une âme d'artiste naïve, avec des subtilités de naissance ; bonne, indulgente, joyeuse, avec d'insaisissables ironies qui s'apitoient ; une âme-enfant, ignorant nos grognons pessimismes, s'égayant, s'éjouissant, s'extasiant, dans le monde vrai, comme un bébé dans un bazar plein de poupées, de ballons et d'arches de Noé, comme un bébé très malin et quasi sceptique, mais sceptique avec tant de bon cœur ! et de candeur !
 Et d'ailleurs, si l'on pouvait approfondir, n'apparaitrait-elle point aussi vraie, aussi philosophique qu'une autre, cette compréhension de la vie, cette conception du monde, des êtres et des choses donnés comme joujoux à l'homme, bambin éternel, mais trop souvent bambin rageur préférant au jeu l'éventrement de ses polichinelles ? Et puis, en tous cas, n'est-ce-point, en art, cet instinctif ou volontaire puérilisme, un paradoxe vraiment intéressant, aujourd'hui que même les enfants ont des âmes de vieillards ?

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 Ce fut, en cet immense et joli bazar à jouets qu'était pour lui l'Univers, ce fut, naturellement, par les pommettes carminées, par les lèvres rouges immuablement sourieuses, par les beaux yeux d'émail si-d'azur des poupées, des adorables poupées, aux chairs porcelaine rose, aux chiffons miroitants de satin, que Renoir fut, surtout et d'abord, attiré.
 La femme, il voulut peindre la femme, l'exquise, la joliette babiole babilleuse, sautilleuse, qu'il adorait et dont l'âme, il le devinait, ne devait certes point être très différente d'un mouvement d'horlogerie, souvent détraqué, au reste.... et, parmi toutes les femmes, parmi toutes ces gentilles amusettes automatiques, parmi tous ces mignards étroïdes artificiels ; ce furent celles chez qui ce caractère d'artificiel était le plus marqué,le plus évident, qui le plus l'attirèrent et le séduisirent. D'instinct, il dédaigna un peu les robustes et saines femelles des campagnes, trop voisines, à, son gré, de la nature et de l'animalité et quasiment contradictoires de la coquette machinette-articulée qu'il concevait. Au contraire, ainsi qu'il était normal, il s'éprit de la mignonne et poupine poupée très civilisée des villes, de la poupée si nativement poupée et encore s'il se pouvait, artificialisée par une vie tonte conventionnelle ; toute aphysique, de la poupée la plus poupée, de la Parisienne....
 Cette originale et peut-être très sage conception du fameux «éternel féminin» ne semble point, il faut le répéter, être, en Renoir, la conséquence volontairement déduite d'un scepticisme acquis par d'amères expérimentations. Elle m'apparaît plus spontanée, plus naïve, plus instinctive, et si l'on veut qu'elle procède quand même de quelque scepticisme, ce sera d'un scepticisme pas du tout amer, pas du tout expérimental ni raisonné, ni même conscient, d'un gai scepticisme constitutionnel et natif....
 Avec de pareilles idées, avec une telle vision du monde et de la féminité, il était à craindre que Renoir ne créât une œuvre seulement jolie et seulement superficielle. - Superficielle, il n'en fut rien ; profonde, au contraire, car si, en fait, l'artiste a presque absolument supprimé l'intellectualité de ses modèles, il a, par compensation, prodigué dans ses tableaux sa propre intellectualité, et l'on vient de voir combien exceptionnellement curieuse était cette intellectualité. Quant au caractère de joli, il est, dans son œuvre, indéniable, mais combien différent ce joli là de l'insupportable joli que pratiquent les peintres à la mode. Le joli de Renoir, qui est le joli poussé au dernier degré de la mièvrerie, le joli par excellence et même le joli impossible, devient prodigieusement intéressant, d'abord par son excès même et ensuite parce qu'il est,en quelque sorte, un joli philosophique, un joli symbolique, symbolique de son âme d'artiste, de ses idées; de ses compréhensions cosmologiques.... Psychiquement organisé comme il nous est apparu, comment, en effet, eût-il pu percevoir les choses et les êtres autrement qu'avec des extériorités jolies, puisque la seule fin des êtres et des choses lui semblait de charmer, de réjouir, d'amuser son âme d'enfant, son âme d'artiste ?
 La femme, surtout, l'obsédante femme, à quoi lui serviraient d'autres plus intimes qualités ?... Il la voit, il veut la voir jolie, seulement jolie, et, en vérité, n'est-ce point assez ? Pourquoi serait-elle belle, puisqu'elle est jolie ? Pourquoi intelligente, pourquoi bête, pourquoi fausse, pourquoi méchante? Elle est jolie ! Pourquoi aimante, pourquoi ingrate, pourquoi dévouée ? Elle est jolie ! Pourquoi aurait-elle un cœur, un cerveau, une âme ? Elle est jolie ! elle est jolie !.... Et cela lui suffit et cela nous suffit.... A-t-elle même un sexe ? Oui, mais qu'on devine stérile et seulement propre à nos puériles amusailles. Sans doute sa chair est bien vraiment de pâte-tendre de saxe, et son sang de carmin à fleur de peau, et ses yeux d'insensible émail, et son âme de rouages ingénieux et fragiles... Elle ne vit pas, elle ne pense point. Nous autres, tous plus ou moins psychologues et encore plus sots que psychologues, bêtement, nous tenons à lui attribuer nos sentiments, nos émotions, nos rêves d'êtres-vivants. Nous lui votons un coeur compliqué, une intelligence retorse. Nous la décrétons volontiers ange ou démon, nous nous plaisons à la trouver sublime ou ignoble, machiavélique, vipérine, féline ! Pauvres fous ! nous semble dire le peintre. Comme si un chat, une vipère n'avaient point mille fois plus d'âme qu'une femme ! Soyez donc, ainsi que moi, raisonnables et ne prenez point au tragique, la pseudo-vitalité de ce merveilleux petit automate si adorablement joli que le bon Dieu vous donna pour vous amuser. Jouez avec votre poupée, complaisez-vous à lui attribuer des sentiments qu'elle ne saurait avoir, à la vivifier par vos imaginations, mais prenez garde de prendre tout cela trop au sérieux, car vous seriez ridicules comme des enfants qui, les larmes aux yeux et les poings tendus, invectivent un irresponsable Joujou !...
 Quoiqu'il en soit, Renoir a su tirer de cette philosophie, probablement inconsciente et instinctive, une œuvre curieuse et charmeuse. Qui n'aimerait y fréquenter dans ce mignard monde de joliettes figurines qui sourient éternellement, mi-femmes et mi-fillettes, roses, blanches, bleues et blondes, avec juste ce qu'il faut de vie pour faire croire qu'elles ont un vrai corps, qu'elles ont une âme, qu'elles peuvent nous comprendre, nous aimer ? Et qui, en leur amusante compagnie, ne se rappellerait aussi les adorables marionnettes du XVIIIe siècle, peintes, elle aussi, dans toute leur superficielle joliesse par Boucher, mais avec combien plus de mauvaise sensualité et combien moins de philosophie ingénue ! ...

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 Et c'est d'ailleurs encore, et c'est partout, que se retrouve en l'œuvre de Renoir cet involontaire parti-pris d'ainsi voir, d'ainsi comprendre, d'ainsi peindre le monde, comme un délicieux capharnaüm de gentilles choses dont l'unique but est de servir de jouets à l'homme-enfant...
 Dans ses fleurs, dans ses natures-mortes, tout autant que dans ses figures féminines, on le retrouve, cet involontaire parti-pris, et l'on sent bien que tous ces objets qu'on nous montreront perdu tout caractère pratiquement utilitaire, qu'ils ne sont presque plus des fruits, des fleurs, ayant des fonctions et des fins dans l'économie physique, mais qu'ils sont devenus, simplement, de jolis objets d'agrément où se sont exagérés les caractères de formes et de couleurs propres à égayer, à amuser la prunelle et l'âme du peintre. Ils ne sont plus, eux aussi, que de jolis jouets.
 Et c'est la même singulière déformation dans ses paysages, où l'on constate, et sans regret, que n'existent plus d'arbres, de ciels, de gazons, de mers, de montagnes, mais uniquement de vagues et réjouissantes formes de tout cela, exquisément teintées de bleu, de rose, de vert, douces à l'œil comme des ouates multicolores, des satins effrangés, des peluches et des velours de nuances tendres et dont le seul but est encore sans conteste, de constituer un agréable décor de bazar à joujoux où puissent s'ébattre, dans de doux émerveillements, nos rêves enfantins...
 Maintenant dans ce creuset où bouillonnent pour les féeriques cristallisations que nous savons cette enfantine gaité, ce goût si naïf, si spontané de l'artificiel, cet indulgent optimisme, ces chatoiements de couleur attendrie, ces mièvres joliesses de forme, laissez tomber une ou deux larmes pas très amères, larmes de gamin boudeur ou de fillette trop heureuse, quelques parcelles d'épigrammes, mais si sucrées de bonté, un grain d'esplièglerie presque lascive, mais si gamine, un peu des belles crâneries de Manet, mais si estompées et tant, si l'on peut dire, dix-huitièmesièclisées, un peu aussi de cette poudre de projection sans laquelle on n'est point artiste, et vous aurez,je crois, la plupart des éléments qui il fallut à Renoir pour l'alchimie de son œuvre.


 Tout cela, on l'imagine, constitue un art singulier, à la fois simple et complexe, un art captivant, fait de la mystérieuse conciliation d'inconciliables idées.
 N'est-ce point un cas paradoxal et déconcertant que celui de ce peintre, vraiment candide comme un enfant, et pourtant si compliqué, qui a, mais lui sans nulle vicieuse préméditation, des goûts d'artificiel dignes du subtil des Esseintes, de ce peintre ingénu et naïf, sachant par je ne sais quelle révélation des philosophies aussi raffinées, de cet un peu crédule sceptique, tout instinctif, qui, si intuitivement convaincu de la futilité de la vie, de la vanité de la femme, de l'illusoire du monde, loin de tomber, pour cela, dans l'aigre pessimisme, s'égaie au contraire de ces choses, glorifie leur futilité, leur vanité, leur illusoire, et, heureux aux larmes, les proclame les très admirables, très précieux et très jolis joujoux nécessaires aux enfantines récréations de son âme...


G.-Albert Aurier.


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