Sarcey Génial, conte invraisemblable

De MercureWiki.
 
Gabriel Randon, « Sarcey Génial, conte invraisemblable », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 224-232



SARCEY GÉNIAL

conte invraisemblable


 Or, un matin, il advint que M. Sarcey fut « frappé de génie ». Cela le prit à son réveil, absolument comme un pernicieux accès de fièvre chaude. Aussi, grande fut la rumeur dans Paris et considérable l'émoi dans les salles de rédaction où le maître fréquentait. Pour employer une locution courante dans la banalité du langage, mais si claire et conséquemment si indispensable a l'intelligence générale, disons que « les commentaires allaient leur train. »
 Car la légitime stupeur dans laquelle cette information, scrupuleusement vérifiée, avait plongé une grande partie de la société française, s'expliquait par l'évidente absurdité de sa proposition. Sarcey génial! Cela défiait tout sens commun. Sarcey génial! Cela dépassait les bornes permises à la fantaisie la plus funambulesque. Certes, il y avait dans l'invraisemblance de cette nouvelle de quoi révolter les convictions littéraires les plus infaillibles. Sarcey génial! Volontiers, si, pour nous répéter, l'information n'en eût été sévèrement contrôlée, volontiers l'on eût conclu à l'éclosion d'un canard newyorkais ou a quelque fumisterie de la jeune gendelettraille. En cela nul n'aurait été surpris, car on se souvenait de l'antagonisme violent qui avait toujours existé entre le Maître et cette jeunesse littéraire, — jeunesse insupportable entre toutes . Par malheur, l'anecdote était vraie . Pas l'ombre d'une plaisanterie n'avait présidé à sa confection. Sarcey avait été bel et bien « frappé de génie ». Le fait était confirmé, et les personnalités les plus autorisées affirmaient « qu'il en aurait pour longtemps ».
 Sarcey génial!
 Qui aurait jamais arboré l'outrecuidance d'une telle hypothèse? Qui aurait jamais soupçonné chez l'éminent critique la moindre prédisposition à cette maladie ? Car, enfin, depuis longtemps il était irréfutablement prouvé par la science que ce que l'on nommait communément « génie » n'était qu'une variété de névrose affectant certains lobes cérébraux. L'histoire était là, qui légitimait la défiance des gens sages; l'histoire fourmillait d'exemples! Des hommes que l'on n'avait point sollicités s'étaient révélés à des époques successives, soit en grands capitaines, en grands prophètes ou en grands inventeurs; ces gaillards, se prétendant prédestinés, avaient réformé des dogmes, innové des systèmes, ruiné des civilisations, bref s'étaient complu à mille extravagances dont ils auraient pu nous épargner les suites.
 C'était avéré ; le « génie » ne relevait que de la science ; le plus souvent il résultait de désordres dans l'organisme d'un individu, désordres amenant une surexcitation cérébrale dont les effets étaient habituellement préjudiciables au repos de l'humanité. Qui ne savait que Mahomet avait eu des écrouelles? Napoléon une blennhorrée chronique, et Jésus, au dire d'un cuistre obscur, une méningite tuberculeuse à l'influence de laquelle il fallait attribuer l'humeur rénovatrice de son propriétaire? Qui donc ignorait ces choses ? Qui pouvait douter un instant que le génie ne fût une forme de l'aliénation mentale, aliénation contagieuse, il est vrai, mais dont aucun mystère ne favorisait l'essor? Qui? Personne, et pas même M. Sarcey, dont un long passé de pondération et de stabilité intellectuelle devait être un sûr garant envers les masses toujours impressionnables.
 Mais voilà qu'à son tour cette intelligence des mieux équilibrées dans la nation était devenue la proie d'un surprenant vertige ! Voilà qu'une personnalité que l'on s'était plu à considérer comme incarnant les authentiques aspirations d'une majorité d'esprits sains et loyaux avait sombré dans un gouffre ! Voilà que ce normalien était devenu anormal ! C'était une malhonnêteté, une façon d'escroquerie, une trahison!
 Sarcey avait été « frappé de génie ». Et où allait-on, Bon Dieu, si les temps étaient propices à d'aussi imprésumables phénomènes ? Que penser d'une époque où des cérébralités de la robustesse de celle-ci s'effondraient à leur tour dans le détraquement universel?
 Sarcey génial ! Lui, le Pape fameux de la « scène à faire » ? Lui, le gentilhomme fermier de ce domaine appelé bonhomie ? Lui, l'incoercible bœuf finaud et jovial qui, depuis cinquante ans, désopilait ses contemporains en piétinant et en broutant dans les plates-bandes puériles de l'Art ? Lui, l'immuable proboscidien, le pachyderme inébranlable, le précieux, l'hiératique et granitique mammouth gardien incorruptible de la logique, de la gaité et du gros bon sens? Lui génial ! C'était par trop fort, et cette catastrophe blessait obscurément les âmes élevées jusqu'alors cuirassées d'un idéal imperméable. On ne savait quel sentiment manifester, car on avait le choix entre un noble dégoût ou la dignité amure. On penchait pour l'amertume digne, seule attitude qui convienne aux altesses qu'a foudroyées le Malheur!
 Il fallait se résigner pourtant, et bientôt l'étonnante crise dont souffrait le Maitre intéressa des curiosités. On se plut à observer les ravages que cette maladie dite « génie » opérait sur une organisation de sa trempe. Hélas! l'expérience fut concluante à tout jamais, et les désordres relatés dépassèrent les prévisions et les diagnostics les plus pessimistes.
 Ici, notons, pour la clarté du récit, le principal motif qui détermina M. Sarcey à tenter l'expérience mémorable qu'il avait résolue. Car il va sans dire que le critique ne fut « illuminé » jusqu'à l'épilepsie que grâce à une certaine part d'auto-suggestion volontaire qui le portait à se croire un grand inspiré. Dans son accès névrosiaque, il faut reconnaître le souci d'une imitation fidèle des désordres extérieurs propres aux monomanes appelés « génies ». Il faut proclamer que, durant son vœu, M. Sarcey n'inventa rien de son crû, qu'il ne fut jamais original, et que les actes les plus étranges qui le signalèrent à la pitié des foules ne révélaient que sa vaste érudition. Il faut aussi avouer que M. Sarcey, en risquant cette épreuve, n'avait d'autre dessein que de ridiculiser à jamais les Inconnus sublimes qui menacent toujours notre Démocratie. Peut-être encore voulait-il confondre des intelligences malveillantes qui depuis longtemps lui créaient une réputation de solennité prudhommesque et de balourdise incurable, réputation qu'elles avaient 'essayé de rendre proverbiale. Oui, des esprits audacieux tentaient de saper l'influence du Maître. Ils n'y avaient pas réussi, mais, néanmoins, une atmosphère de discrédit environnait sa haute personnalité.
 Avouons-le à notre honte : en certains milieux littéraires, on affectait un dédain parfait des conseils paternels du grand critique ; mieux encore , on interprétait ses moindres lignes de manière à les présenter sous l'aspect de bourdes grandioses ou d'âneries méritant le royaume des cieux. C'était une conspiration tacite, une mode de couvrir de ridicule M. Sarcey en le dépeignant comme un esprit étranger à la Beauté, capable seulement d'honorer des platitudes, et dont les plus faibles cogitations étaient irrémédiablement empreintes de gâtisme et de stupidité.
 On citait de ses phrases, si claires pourtant, qui, perçues sous un certain angle de dérision, s'érigeaient alors de façon altière en impérissables monuments d'imbécillité. Oui, depuis près d'un demi-siècle, il apparaissait à beaucoup d'esprits simples sous les dehors d'un monstre pétri d'argile originelle, épandant un éternel relent de crasseuse ignorance!
 C'était un mythe, un symbole, qui a lui seul se stratifiait comme l'expression la plus tangible de la Bêtise humaine, bêtise extraite de toutes les races dès les commencements, et accumulée enfin en bloc unique, indestructible, triomphant et vertigineux! Soyons impartiaux et avouons tout ce qu'il y avait d'exagéré à laisser voir sous un tel jour une de nos plus évidentes gloires nationales.
 A la longue, M. Sarcey s'irrita de cette incroyable mauvaise foi. Et, bien qu'il se consolât en répétant in-petto un axiome original, quoique familier, qu'il avait fait sien et qui s'énonce ainsi: « On ne peut contenter tout le monde et son père », à la longue, disons-nous, M. Sarcey pleura de se voir méconnu, il gémit dans le secret de son cœur contre ce procédé ignoble qui ne tendait à rien moins qu'à le classer dans la Légende au rang des plus fastueux crétins. Et il chercha longtemps le moyen de ruiner d'un coup l'échafaudage pervers élevé dans l'opinion par ses tristes ennemis. Il chercha longtemps et enfin il trouva !
 Un jour qu il s'était reconnu dépourvu de génie, comme le lui insinuaient effrontément les moins recommandables feuilles de choux, un jour qu'il songeait à cette « absence totale de feu sacré », comme on dit, qui caractérisait ses moindres réflexions, il résolut d'en acquérir volontairement à quelque prix que ce fût. Il pensa, avec juste raison croyons-nous, qu'il suffisait à un homme habile comme il était d'imiter complètement les allures et les façons de vivre extérieures de certains énergumènes qualifiés géniaux, pour, aux veux de la foule, passer comme tel et faire cesser ainsi la réputation de misère cérébrale dont son nom était devenu le synonyme. C'était bien calculé. Voilà un des mobiles qui détermina M. Sarcey à tenter cette cruelle expérience qui faillit lui coûter cher, et durant l'accomplissement de laquelle il crut perdre sa fortune, ses amis, sa santé, sa liberté !
 Fort de quelques recherches préliminaires opérées à la Bibliothèque touchant le mode de vivre d'individus réputés grands hommes, notre auguste Zoïle résolut d'apparaître à ses contemporains sous l'aspect nouveau qu'il avait décidé. Et un matin les journaux annoncèrent son accès et relatèrent ses premières fredaines. Nous l'avons dit, l'émotion causée fut immense, elle scandalisa le pays où se répercuta un sentiment de réprobation universelle. Un deuil, presque, plana au firmament si bleu de la vieille Gaule ! La France, sans en excepter un canton, l'Algérie, la Corse, les Colonies les plus anciennes comme les plus récentes, frémirent douloureusement ! Sarcey était génial !
 A cette pensée, les forces composant l'unité nationale se sentirent insultées, le monde des Arts, des Théâtres, des Cercles, le monde parlementaire, l'Armée, la Marine, l'Agriculture, les Travaux Publics, furent indignés. Le demi-monde également fut transporté d'une impuissante colère. A l'étranger ce fut bien pis. Nos relations extérieures subirent le contre-coup de cette débâcle d'un cerveau, et l'on constata une fois de plus la place que M. Sarcey tenait dans le monde. Ainsi l'Angleterre, cette perfide Albion, nous adressa quelques remontrances sur l'immoralité de nos mœurs, qui, selon elle, amenait de telles catastrophes parmi nos enfants ; l'Italie s'en réjouit hypocritement, calculant la perte irréparable que nous venions de faire dans le rang éclairci de nos grands hommes ; l'Allemagne songea sérieusement à nous ravir d'autres provinces, spéculant sur le détraquement possible de notre corps social entier ; et quant à Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, avec l'ordinaire brutalité moscovite, il manifesta carrément le désir de rompre avec une nation où la solidité reconnue d'intelligences célèbres offrait si peu de garanties : « Dame ! » beugla-t-il, « si celui-là a été frappé de génie, qu'est-ce que vous voulez que je foute des autres ! »
 Véritablement Sarcey devint un péril pour sa patrie au lieu d'en être demeuré l'orgueil.
 Pour débuter, il stupéfia les traditionnels abonnés du Temps par un article éreintant Gandillot, que, jusqu'alors, il avait encensé:
 J'ai été frappé de la grâce, clamait-il, j'ai acquis au prix de laborieux efforts une nouvelle manière de voir ; j'entends qu'on me respecte et qu'on me suive. Courbe la tête, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré.

 Le malheureux tartinait ainsi pendant trois cents lignes ! Pendant trois cents lignes le pauvre vaudevilliste était voué aux gémonies, traîné dans l'ordure, bombardé d'invectives et mis au ban de l'opinion publique. Il en conçut un tel chagrin que l'on craignit un instant qu'il ne se suicidât. Sarcey, son père spirituel, qui l'avait trahi et renié, Sarcey à qui l'on fit part de ce dessein funeste, en manifesta la joie la plus vive et parla d'aller sur la tombe de son ex-protégé danser le cavalier seul de la satisfaction. Hélas, notre éminent critique était perdu ! Cet article révéla le singulier délire qui menaçait de dissiper à jamais la logique saine et le droit jugement du Maître. Cet article causa l'impression que l'on sait, impression qui de plus en plus s'accentua à mesure que le public fut entretenu des péripéties du naufrage intellectuel de son censeur préféré.
 Bientôt après parurent des apologies furieuses de Wagner, Dante, Shakespeare, Baudelaire, Maeterlinck, etc., où Sarcey, rompant avec son habituelle sagacité, développait des considérations veuves de sens artistique. Il publia même une étude que, pour notre part, nous ne pourrons expliquer et qui s'intitulait « Promèthée ou l'Absence de Foi ! » Mais ce qui mit le comble à l'indignation du monde civilisé, c'est que, par la suite, on apprit qu'il ne se contentait pas de jongler idéalement avec des paradoxes, mais qu'il avait inauguré un mode d'existence en concordance avec sa nouvelle tournure d'esprit. Lui, si rangé, si sobre, lui qui craignait les mauvaises fréquentations et les perverses lectures à l'égal des allumettes et des fiacres, lui que l'on citait volontiers comme le modèle des pères, le plus charmant des débiteurs et le plus avisé des hommes de lettres, lui, en quinze jours, sous l'influence de son génie, ou plutôt du démon qui le possédait, devint le plus endurci des bohèmes, le plus déplorable des pique-assiettes, le plus raté des ratés, enfin !
 Rien ne saurait donner une idée exacte du désordre de sa vie d'alors, sinon quelques extraits de son journal quotidien, qu'il publiera plus tard sous ce titre : Trois mois de génie par un Homme de Bon Sens. Ces extraits, que nous devons à l'obligeance du Maître heureusement rétabli, édifieront les critiques futurs sur les dangers qui peuvent les menacer au cours de leur périlleuse carrière. On pourrait en tirer une sorte de manuel d'hygiène cérébrale, destiné à les garantir des enthousiasmes ridicules et des compréhensions généreuses. Qu'ils jugent. Textuellement nous copions :
 1er mai. — Zut ! j'en ai assez d'être traité de buse, de serin, de vieille rosse, etc., dans toutes les gazettes possibles. Je m'en vais avoir du génie ! Ça ne doit pas être très difficile à imiter. C'est ça qui épatera Paris !
 2 mai. — Je suis allé à la Bibliothèque prendre des renseignements sur la vie privée de quelques gens remarquables. Sapristi ! il va falloir les singer. Ainsi, Gérard de Nerval traînait dans les rues un homard vivant attaché par une faveur ; qu'est-ce que je vais bien faire pour le dépasser ? En attendant, j'écris un feuilleton éreintant Gandillot.
 3 mai. — A peine levé, je cours embrasser mon Âne, car je possède un Âne que je mignote tous les matins. Cet animal brait quand il me voit ; et vous direz ce que vous voudrez : il me rappelle Mounet-Sully dans « Hernani ». Mon Âne, c'est la Muse de ma maison ; quand je l'ai bien cajolé, je me sens tout ragaillardi, plein d'idées, et je me mets a écrire des articles. A ce propos, il faut que j'en fasse un sur Wagner. Il faut que je le trouve très fort.
 4 mai. — Mon article a paru dans le Temps, et de tous les côtés je reçois des lettres et des coupures de journaux me demandant si je suis devenu fol. Non, tas de brutes ! Seulement, sachez que je vais avoir du génie ! Attendez un peu et vous allez voir les articles que je vais consacrer au théâtre de Maeterlinck, Ibsen, etc.
 5 mai. — Ce matin, j'ai embrassé mon Âne et Je suis sorti débraillé sans avoir mes souliers cirés. C'était exprès. Mon valet de chambre ne me reconnait plus. Ma cuisinière est furieuse. Je suis rentré en retard et le fricot était brûlé. Dame ! je suis resté hier soir à la terrasse d'un café, en extase devant un artichaut que j'avais plongé dans mon absinthe. Ma contemplation à duré une heure, et le boulevard se tordait, positivement. Tas d'idiots ! vous ignorez donc qu'un homme de génie, Oscar Wilde, en a fait autant avec un lys ?... Ce soir, j'irai au Moulin-Rouge chercher une Béatrice. Tant pis si elle est en carte.
 6 mai. — C'est décidé, je vais me laisser pousser les cheveux très longs et tâcher de maigrir un peu. Un bon génie saule-pleureurisant doit être maigre et avoir l'air fatal ! Il doit se flanquer des cuites, manquer de domicile, prendre des fiacres sans les payer, en un mot oublier les contingences et les réalités bourgeoises.
 7 mai. — J'ai porté hier un article au Temps : on me l'a refusé. — Voilà ce que c'est que d'être génial ! Dans quelques mois je serai méconnu, oublié comme tout bon génie doit l'être. Et alors je connaîtrai la Misère et coucherai sur la paille avec mon Âne.


 8 mai. — J'ai été présenté à quelques jeunes gens pâles qui m'ont admis à présider un dîner appelé le « Dîner de la Plume ». Figurez-vous que c'était un dîner où l'on ne mange rien du tout. Les plats sont fictifs, et l'on somme de remporter les restes des domestiques supposés réels qui soi-disant circulent autour de vous. Ça, c'est très commode pour manger ce qu'on veut : il y en a qui préfèrent du perdreau, les autres des pâtés succulents, les autres des pâtisseries rares ; bien entendu, tout cela imaginaire ; moi, je ne savais pas qu'on pouvait se nourrir comme ça quand on était génial. Enfin ! J'avais apporté un peu de saucisson que j'ai dévoré en cachette. N'empêche que ces jeunes gens sont charmants. Ils prennent du haschich, disent des vers, se prêtent leurs femmes et souffrent les misères d'ici-bas avec un stoïcisme admirable.
 9 mai. — Je passe maintenant presque toutes mes nuits dehors. Je ne rentre qu'au petit jour. Après, je dors. Je n'écris plus rien du tout. A quoi bon, puisque je suis génial ! Je fume, je bois beaucoup d'absinthe. Je cours les mauvais lieux. Dans peu de temps je n'aurai plus le sou ; alors je ferai de la fausse monnaie, comme jadis Villon !
  (Trois mois de génie par un Homme de Bon Sens.)

 Nous arrêtons là nos citations. Elles suffisent pour montrer sur quelle déplorable pente glissaient l'honneur et la raison de l'éminent critique.
 Apprenons encore à nos lecteurs terrifiés que M. Sarcey continua pendant quatre-vingt-dix jours la série de ses fantaisies. Disons qu'après des feuilletons incohérents l'accès des journaux lui fut interdit, et que, rejeté du sein des rédactions honnêtes, il tomba dans la misère la plus noire, juste châtiment de ses folies. Il devint morphinomane, il eut des duels, il rossa des gardiens de la paix, il fréquenta ses illustres « Plumitifs » et coucha dans leurs taudis. Oui, durant un trimestre, M. Sarcey fut un objet d'horreur pour les ménagères engrossées, car il se promenait dans les rues de la capitale les cheveux incultes, les yeux purs levés au firmament comme un martyr des premiers temps chrétiens... Disons enfin qu'acculé aux dernières limites de l'exaltation il tenta de faire sauter à la dynamite le Conservatoire. On l'arrêta comme il allait perpétrer ce crime, et l'on mit un terme à ses vociférations en l'envoyant à Sainte-Anne. Là, M.Sarcey recouvra la santé spirituelle après un court séjour, santé précieuse que depuis, Dieu merci ! il n'a jamais plus reperdue.
 Il est assagi désormais, il a reconnu ses erreurs, et il nous souvient de sa première chronique datant de sa mise en liberté. Cette chronique, sorte de confession intime ou d'amende honorable à l'opinion publique justement offensée, rendit à l'esthète l'estime de la foule et replaça l'écrivain au rang qu'il avait dédaigné. Cette chronique débutait ainsi :
 Ah ! mes enfants, ah ! mes enfants !
 Voici trois mois passés durant lesquels j'ai eu du génie ! Durant trois mois, je n'ai plus gagné d'argent, j'ai couché dehors, on m'a vendu mon hôtel et mon Âne, j'ai crevé de faim et j'ai été exploité de toutes les façons. Pour vous citer un fait entre mille, sachez qu'étant génial on est distrait ; eh bien, j'avais l'habitude d'oublier chez les gens que j'allais voir mes parapluies. J'avais beau y introduire ma carte pour qu'on me rapportât mes riflards : peine perdue. Je n'en ai jamais retrouvé un seul. Voyez- vous, mes enfants, le génie coûte trop cher.
 Ah ! si vous m'aviez vu, j'étais presque nu, sans souliers, sans pantalons. Là-dessus, j'ai compromis ma santé en prenant du haschich, de la morphine et toutes sortes de drogues. Je suis devenu maigre et presque poitrinaire. J'ai écrit des folies impardonnables, j'ai causé du scandale dans les rues, j'ai fait de l'occultisme, du spiritisme, quoi encore ? Ça ferait un joli vaudeville pour Gandillot, qui doit m'en vouloir pas mal. Mais il comprendra que toutes ces secousses qui m'ont agité, c'était parce que j'étais « génial » !
 Eh bien, mes enfants, vous savez comment tout cela s'est terminé, n'est-ce pas ? Eh bien, je vais vous dire : j'en ai assez, du génie, on ne m'y repincera plus !

 Suivaient des anecdotes et des impressions personnelles au Maître pendant cette crise singulière, où l'on retrouvait la facile plaisanterie et le bon sens d'antan, avec la pointe d'humeur joyeuse particulière aux convalescents qui reviennent de loin. Puis l'article se terminait par ces conseils, que nous approuvons sans réserves :
 En vérité, mes enfants, en vérité, c'est moi qui vous le dis, ne soyez jamais, jamais géniaux, et dites bien à vos fils qu'ils se gardent de cette fièvre appelée « génie » comme de la peste... oui.

Gabriel Randon

.


Outils personnels