Sonnets

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Julien Leclercq, Sonnets, Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 432-433


L'INEXORABLE

À Jean Lorrain.


Sous le ciel gris teinté de mauve et d'hyacinthe,
Dans le paisible soir peuplé de guêpes d'or,
La Tour qu'entoure un charme funèbre de mort
S'érige en long fuseau sur la Colline Sainte.

Un monstre fabuleux de flammes lampassé
En garde nuit et jour la porte verrouillée...
Mais la Divine Prisonnière, agenouillée,
Sur la terrasse attend pourtant son Fiancé.

Elle l'attend, le Chevalier des Rêveries,
Celui qui doit de son glaive libérateur
Fracasser le vantail et chevaucher sans peur
Le monstre fabuleux aux yeux de pierreries ;

Le Chevalier qui doit, dans ses bras d'Épousé,
L'emporter tonte nue au Pays des Chimères.
Loin de l'encens et loin des cultes éphémères
Des mornes pèlerins au cœur martyrisé.



***



Dans la nuit où s'exalte un faste de Mystère,
De fiévreux vagabonds épuisés de Désir
Conclament dolemment qu'ils vont bientôt mourir
Pour avoir contemplé la Vierge solitaire.

Et levant leurs bras las vers l'Apparition,
Dans les cratères d'or que burina leur Rêve,
Ils offrent à l'envi le sang pur qui sans trève
Éclabousse l'orgueil vain de leur Passion.

Mais la Vierge insensible au tragique Offertoire,
Sans un regard pour eux, cueille les fleurs du Ciel...
Les Vagabonds dans un élan démentiel
Alors heurtent leur front à la porte d'ivoire,

Et lorsqu'ils sont enfin férus mortellement,
Ils exhalent leur Âme en un dernier cantique
D'espérance et d'amour, que le vent prophétique
Change en un long sanglot de désenchantement.



***



L'Aube blonde a noyé le cauchemar nocturne ;
Le Ciel s'est refleuri des Roses du Matin,
Et le vent traîne, des traînes de blanc satin.
Par-dessus les créneaux de la Tour taciturne.

Des javelines d'or massacrent le vitrail,
Le grand vitrail qui semble une Patène en flammes
Exposée aux baisers religieux des Âmes
Qui doivent expirer Sur le seuil du Portail.

Et voici que déjà les naïves Hosties
Promises au sanglant sacrifice du soir
Gravissent la colline avec le fol Espoir
De maîtriser le Monstre aux yeux de pierreries.

Mais, présidant au Rêve où sombra le Passé,
Du plus haut de sa Tour, de sa Tour verrouillée,
L'inexorable Prisonnière, agenouillée,
Attend toujours et pour jamais son Fiancé.

Jean Court


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