Stéphane Mallarmé à propos de Pages

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Pierre Quillard, « Stéphane Mallarmé à propos de "Pages" », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 4-8


STÉPHANE MALLARMÉ
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a propos de « PAGES »



....Les bras de doute envolés comme qui porte aussi un lot d'une splendeur secrète.
(Stéphane Mallarmé. - La Gloire)



 Pages, le titre simulant le dédain voudrait nier l'existence d'un livre et prétendre qu'ici, par quelque hasard, des feuilles éparses furent rassemblées, simplement pour favoriser la joie de ceux qui lisent, et leur éviter la peine de rechercher en des recueils divers d'admirables poêmes en prose et de précieux avertissements sur le théâtre et la parole écrite, tout en leur permettant de s'offrir, au gré de l'heure, le décor de la forêt automnale ou le prince en deuil de soi-même, Hamlet. Apparence de caprice, prestige d'inattendu : l'unité interne — la seule qui nous agrée — est si puissante que si, par quelque jalousie des dieux, l'œuvre de Stéphane Mallarmé venait à disparaître totalement, les penseurs des âges futurs reconstruiraient en une facile synthèse ce que devaient être Hérodiade, L'Après-midi d'un Faune, la Prose pour des Esseintes, et comprendraient aisément la maîtrise qu'exerce un artiste aussi personnel et aussi solitaire sur tant d'esprits parfois très différents du sien.
 Et ce n'est point sans doute par un accident de plume, pour la beauté des mots ou l'exigence du rhythme, que j'écris « quelque jalousie des dieux » : l'irritation de démiurges dépités et maladroits serait, en bonne conscience, fort excusable envers le seul créateur réel, le Poète, qui attribue un

sens à l'énigme et façonne le monde selon son rêve. Tous les autres hommes vivent dans la servitude ; ils rampent comme des chiens battus sous le fouet des choses qui passent ; une Circé triviale et dérisoire les arrête à tous les détours de la route et les mue en bêtes dociles à l'abjection, crédules au honteux mensonge, émerveillées de bauges sordides complaisamment dites palais, et de fleurs vulgaires qui raillent les lys vénérables sur le voile en haillons de la bateleuse saluée impératrice. Seul le Poète est libre : les images tourbillonnent autour de lui, dansent leur ronde de tentation, secouent leur clinquant ; il les écarte, sans condescendre à tirer le glaive, par la seule magie du silence. Son assentiment refusé suffit pour qu'elles n'existent pas, et s'il en veut élire une, sa parole la consacre pour l'éternité, en même temps que la foule tue s'enfonce dans l'ombre, irrévocablement ; ainsi il confère la vie à l'accident, le soustrait à la forme du temps, et l'interprétation qu'il en donne est la seule valable désormais, empreinte d'une frappe authentique parmi les fausses monnaies aussi vaines que les coquilles des noix vidées.
 Cette suprématie plus que divine du Poète, Stéphane Mallarmé l'a établie avec plus de netteté que personne comme une indiscutable certitude, et quand sur des tréteaux quelconques il a vu, à l'exclusion de tous, un drame d'absolu, il déclare : « Je me levai comme tout le monde pour aller respirer au dehors, étonné de n'avoir pas senti, cette fois encore, la même impression que mes semblables, mais serein : car ma façon de voir, après tout, avait été supérieure, et même la vraie. » Sans doute les monades les plus rudimentaires — il est inutile de descendre jusqu'à la sorte d'âme d'un H. F. ou d'un F. S. — les mousses et les lichens créent leur représentation du monde et peuvent l'affirmer vraie. Cela n'empêche point la hiérarchie et que telle conception des choses soit plus complexe, plus riche, partant plus vraie, parce qu'elle implique plus de réalité vivante et suppose en elle tous les ordres inférieurs de la pensée. L'Évangile dit de même : « In domo patris mei mansiones multae sunt ; il y a maintes retraites dans la maison de mon père » ; et un beau mythe de Jean Scot Erigène, le dernier platonicien avant les grandes ténèbres du Xme siècle, montre comment l'œuvre des sept jours est un spectacle de faute ou de grâce selon qu'on le contemple avec les yeux de la sagesse ou de la bestialité. Voici, dit-il, un vase d'or enrichi de perles et de gemmes, d'une noble forme, digne de lèvres royales ; l'avare et le sage le regardent, celui-ci n'en considère que la beauté et goûte une pure joie, tandis que l'autre brûle aussitôt d'une flamme mauvaise, et se plonge dans les plus fétides bourbiers du désir.
 Il me semble que dans la hiérarchie des esprits, l'auteur de « Pages » tient un rang éminent : il est de ceux qui ont l'intuition de l'absolu et connaissent les Idées pures. C'est ainsi qu'il faut entendre ce qu'il appelle le rêve, en s'étonnant qu'il n'y ait point en toute grande ville de notre âge civilisé une association de rêveurs occupés uniquement à dégager la signification des faits habituels avant que les reporters l'aient obscurcie sous prétexte d'exactitude : pour lui, il refuse de rien considérer autrement, et par une sorte de volonté de l'intelligence appréhende toujours immédiatement l'impérissable dans la fuite des fantômes caducs. Cette reconstruction du monde normal est faite dans la première partie du livre, une suite de poèmes en proses à propos d'évènements qui ne seraient point extraordinaires pour le troupeau : un enfant qui passe en chantant dans la rue, l'arrivée un jour d'octobre à la gare de Fontainebleau, ou par « un Juillet de flamme » la venue en yole vers le parc d'une absente, et de là ces merveilles de transfiguration : Pauvre enfant pâle, La Gloire. Le Nénufar blanc. Faut-il dire que toutes ces aventures projetées dans l'infini s'ennoblissent d'une langue évocatoire et s'illustrent d'images linéaires résumant en elles d'innombrables visions sublimées ? Cette discrétion suprême de ne point tout dire pour laisser à l'inconnu l'impériale part qui lui est due éveille précisément les frissons d'angoisse, de tristesse ou de grave sérénité qui courent en nous à la lecture de certaines syllabes et de certains mots, et, pour faire court, la plus auguste impression d'art qu'il y ait. Je veux en témoignage transcrire la fin de ce lumineux chef-d'œuvre, Le Nénufar blanc : « Résumer d'un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d'un site, l'un de ces magiques nénufars clos qui y surgissent, tout à coup, enveloppant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n'aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d'une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu, sans du heurt briser l'illusion ni que le clapotis de la bulle visible d'écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur.
 Si, attirée par un sentiment d'insolite, elle a paru, la Méditative ou la Hautaine, la Farouche, la Gaie, tant pis pour cette indicible mine que j'ignore à jamais ! car j'accomplis selon les règles la manœuvre : me dégageai, virai, et je contournais déjà une ondulation du ruisseau, emportant comme un noble œuf de cygne, tel que n'en jaillira le vol, mon imaginaire trophée, qui ne se gonfle d'autre chose sinon de la vacance exquise de soi qu'aime, l'été, à poursuivre, dans les allées de son parc, toute dame, arrêtée parfois et longtemps, comme au bord d'une source à franchir ou de quelque pièce d'eau. »
 Toute différente est l'allure de la phrase dans les morceaux didactiques où est fixée une doctrine sur le théâtre ou sur le vers. C'est alors un parti pris évident de simplicité classique, la résignation

austère de toute parure, la nudité d'une langue cursive et initiale : aucune épreuve n'est plus redoutable que celle-là, s'exposer sans armure d'ombres au monstre populaire, et il y faut la souriante tranquillité d'un héros. Tel en d'inoubliables causeries du soir, pour quelques-uns pleins de respect et d'affection, tel ici le Poète parle à tous, mais ayant renoncé à l'incantation de la voix, à la douce tyrannie du geste ; et cependant les mots gardent la même saveur de miel âpre et la bonne amertume de quelques Attiques. Les plus sagaces opinions s'y énoncent touchant l'alexandrin et la rime, trop méprisés peut-être par certains des nouveaux venus, et c'est un charme sans égal que les commentaires sur les inutiles spectacles contemporains. Puis, en de brusques sursauts, des chants éclatent en cette prose, ainsi des soleils d'aurore, par exemple quand survient Hamlet, « le seigneur latent qui ne peut devenir... l'adolescent évanoui de chacun de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts et pensifs par le deuil qu'il se plaît à porter. »
 Ces gloses écrites, un scrupule me reste. Je crains, à la minute de signer, de n'avoir point dit assez hautement notre fervente admiration pour l'œuvre de Stéphane Mallarmé : il importe de la proclamer souvent, dût s'en offusquer la mauvaise foi têtue de la critique, qui justifiera, je pense, une fois de plus, par son silence ou son rire inepte le vers de Jules Laforgue :

Les dieux s'en vont ; plus que des hures !

Pierre Quillard.


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