Stratagèmes

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Remy de Gourmont, « Stratagèmes », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 282-292


STRATAGÈMES

A Octave Mirbeau.


 Amères flâneries parmi des femmes successives.
 Lointaine et première souvenance. Elle vient à moi : gaucheries d'une fille grandelette dans le sarreau d'école. Au sarreau, des taches d'encre au nez, des taches de son. Les yeux couleur de mûres ; les dents comme des noisettes : — mûres mangées ensemble, noisettes croquées le long des haies, par les chemins creux, et dans les herbes, les rosées, les fleurs fraîches.
 Ensuite... Oh! celle-ci fut vraiment la vraie. Près d'elle, à lui parler, à rire, à rougir, il y avait une joie toute neuve, une joie de floraison. Les cheveux frisaient joliment sur le front.
 Chloé chantait, lavandière à la rivière. Ah ! fille de roi! Ah! vieil Homère! Je crus que c'était Nausicaa.

Il mit la main sur mon estomac,
Je lui ai dit : mettez-la plus bas,
Je lui ai dit : mettez-la plus bas!


 Chloé chantait, lavandière à la rivière.
 Après?

...............................


 C'est tout ce que j'en sais.
 Après? Les stores baissés : passent les poteaux, les arbres, les maisonnettes. Sur les plaques tournantes, les roues grondent. L'ombre est violette. Le roulis roule le fugace enlacis... Par la portière, adieu! Jamais plus? Jamais plus. Ton nom ? Ta demeure ? Les baisers ont pris toutes les lèvres, les lèvres n'ont pas remué pour des paroles. Ah! ce train qui va, qui va! Ah! ma vie qui va, qui va!
 Après? Rencontres. Non. Non plus. Oui. Pourquoi ne pas revivre une minute ceci : l'agréable rêveuse sur mon épaule pleurait son exil. Elle avait peur, la nuit, dormant seule...
 Petite bourgeoise du petit bourgeois, très avenante dans l'attifage économique d'une femme d'ordre : « Pas de cadeaux, disait sa voix ferme et discrète, une ligne nouvelle, plutôt, sur mon livret. Comme cela, mon mari est content, il m'appelle sa fourmi. Quand le mille est complet, cela fait de la rente, de la bonne rente, mon mimi. » Elle était charmante, vraiment, dans ses silences.
 A pas muets sur le parquet criant. La porte se pousse, à l'heure dite déverrouillée. De l'imprudente lumière, mais le plaisir, en l'ombre, s'alangit trop. Pourtant, il y a des yeux au bout des doigts, des yeux de chat faits pour les ténèbres... La lumière, parfois, je la souffle. J'aime mieux ton cœur que la couronne brodée sur ton cœur, — et tu n'aimes pas les distractions. Les feuilles tombèrent. A Paris? Là, elle avait ses habitudes et l'imprévu.
 Je me souviens qu'elle n'aimait pas les distractions.
 Vraiment, cela vaut-il la peine? La peine qu'on se donne ?

Adieu, mon pucelage,
Ha! Tu vas me quitter!


 Disait la petite pucelotte... Vraiment, cela vaut-il la peine?
 La Suédoise m'aima et nous eûmes de jolies chevauchées frileuses vers le bleu pâle des nuits polaires. Ah ! comme elle pleura, un jour, et comme je fus mauvais pour celle qui était bonne!
 Telle est la fin, et je n'ai trouvé rien depuis le bleu frileux des chevauchées polaires...
 ... Mettre de l'esprit dans la saveur, de l'âme dans le parfum, du sentiment dans le toucher...



 Désirs, grenades pleines de rubis prisonniers dont un coup de dent fait ruisseler l'éblouissance, — un coup de dent de femme.  
Des femmes, au bon endroit, savent mordre. Elles ne doivent pas être méprisées, ces conservatrices des traditions milésiennes, — mais c'est bien monotone et les artistes sont rares.  
.. Faut-il reprendre l'amère flânerie parmi des femmes successives ?...



 Au Louvre, devant la Mater Dolorosa dont les yeux sont deux gouttes de sang,

(O quam tristis et afflicta!)


 Une femme en extase (je le crus, - mais elle s'ennuyait, tout simplement), qui, du coup, m'intéressa, quand elle eut tourné la tête vers l'indiscret accoudé, par la froideur éteinte de son regard, l'ironie vague d'un sourire gelé... Le blond de la chevelure allait au roux clair, sous le chapeau noir, que fermaient, vers les oreilles perlées d'améthystes (assez équitablement assorties au violet mourant des prunelles), des brides épinglées d'une argenterie ancienne.
 Je me provoquai à des riens qu'elle répéta...
 Quand elle marcha, m'ayant d'un cillement — presque doux — permis de l'accompagner, la lenteur ondulée des mouvements décelait un corps développé selon l'esthétique orientale, avec des os minces, une flexible charpente, la chair tassée, — non sans une tendance a rompre un peu la proportion.
 Nous sortîmes par les Mantegna. De brèves paroles, et devant les symboles nous demeurions des instants, perplexes de nous-mêmes... Elle voulut bien, excitée par telles énigmes, et d'une voix pareille à l'indolente procession de son allure, dévoiler un peu de sa spiritualité : alors, je la vis inavouée et imprécise, appelée, sans conscience de ses tendances secrètes, par celui qui dirait : « Voici ce que tu veux. »
 En descendant l'escalier vers Ariane, au milieu elle s'arrêta, remonta quelques degrés, comme saluant d'un adieu la Victoire. Mais je compris que c'était la moitié d'une ruse, car elle se retourna très brusquement : elle voulait me voir sans prendre l'air de me regarder.
  « À demain! » dis-je avec une certaine ferveur.
 Elle daigna rire un peu, baissant sa voilette mimant un peut-être pas trop problématique, — puis s'en va.



 Je la retrouve gravissant l'escalier. Nous laissons la robe de pourpre frissonner aux vents glorieux de l'Archipel, et, d'un accord muet, nous gagnons la porte, — amis déjà, à ce qu'il paraît.
 Entendre les doléances nécessaires : nul homme, plus d'une seconde, n'a séduit son désir... Elle eut le mari qui échoit pareillement à chacune, initiateur de tous les à peu près... Il est mort... C'était un personnage occupé à gravir avec élégance et décision les bâtons de perroquet du perchoir social...
 Je n'écoute pas. Que m'importe ce qu'elle est, fille ou marquise, ou les deux? Et je songe : voici un compagnon pour le jeu des sensations élémentaires, une chair malléable aux expériences du presque et une âme qui s'ennuie assez pour accepter des navigations vers l'île où les Chimères jouissent d être chimères...
 « —... Riche... »
 A ce mot de conversation, j'interromps pour dire :
 « — Le seul parfum d'un brin de réséda peut mener très loin, et toutes les véracités de l'opulence sont dépassées par le simple froissis d'un morceau de soie ancienne...»
 La Seine franchie, nous atteignons les déserts de l'avenue de Breteuil (où s'est réfugiée sa Solitude), pendant que, apprivoisée, elle me questionne avec une désespérance qui flatte mon rôle choisi de consolateur extravagant :
 « — De combien un très perspicace esprit peut-il pénétrer en tel autre?
 — De très peu.
 — Qu'est-ce donc que l'intimité?
 — Le troc des volontés. »
 Je réponds cela, — et pourquoi pas?
 Elle me congédie. Nous nous séparons, toujours inconnus. C'est imprudent, mais quand j'y pense, il est trop tard. « Puis, que m'importe, redis-je encore, le baptême de son essence, — et de moi, si je te fais agréablement souffrir, quels comptes subsidiaires exigeras-tu, à moins d'être insensée? »



 Elle vient chez moi.
 « — Un moine en scapulaire chante des antiphones à la Vierge qui pleure de terreur et d'amour...
 — Où?
 — Là, sur ce parchemin rayé de rouge et ponctué de noir, ne vois-tu pas? — et cet autre qui, à la flamme d'une lampe de fer (plus tordue qu'une viourne), amollit la cire-vierge des sceaux de l'Abbaye, ne le vois-tu pas? — et cet autre qui arrose les flambes sacrés du jardin des rêves, ne le vois-tu pas?...
 — C'est toi!
 — Elle commence à comprendre.»



 « — Daphné! Vois comme le Laurier leurra l'Apollon nimbé d'or. Elle eut, la méchante, l'ironie de s'investir d'écorce, — et les boutons de pourpre de ses seins imbaisés fleurissent entre les cornes d'or de la Diane jalouse. Nulle chèvre n'a brouté les lichens axilaires de ses branches nues, et le Faune ivre a délaissé pour la fente des frênes pervers l'hiatus impollué de son sexe gemmé d'ambres et de topazes... Apollon t'aurait plu, à toi ? Vois comme il est beau, et plus amoureux qu'un thyrse turgescent, qu'un chaton cambré d'où pleurent des larmes de pollen...
 — Oui, mais ce nimbe?



 « Oh! je t'aimerai! je t'aimerai, — lorsque le Dragon vert aura perdu ses cornes! »
 « — Qui a parlé, chère, est-ce moi, ou toi?
 — Oh! moi, quand je parle, c'est pour dire des choses à la portée de tout le monde. »



 Pareil à cet Almindor que poudra Eisen, je m'étends un peu sur l'herbe des coussins et je lui fais compliment de son teint très blanc.
 Un coup d'éventail sur les doigts me répond.
  « — Sommes-nous pas embarqués pour Cythère?
 — Nulle brise ne gonfle les voiles de soie mauve et nous n'avons point de rameurs.
 — Je vous l'assure, je ramerai, charmante Alcine, et vous régirez le gouvernail.
 — Ho! Je suis si peureuse. Une distraction...
 — N'en attendez pas de ma part!
 — Ho! je ne m'y risquerai! »



 Chez elle.
 Pendant que me troublent les enchantements de la Sonate que le hasard de mon doigt lui a désignée, je m'assieds, loin-d'elle, sur le sofa, les yeux fermés.
 « — ...Ah! Ce sont donc mes propres désirs qui t'ont déchiré? Voilà le premier trait, le premier cri, le premier sourire, le premier pleur, le premier doute... Elle fuit! Reviens, reviens! Reviens, la pourpre de ta robe ensanglante mes yeux, je vois le néant rouge où ma vie va sombrer, tout est rouge: ta bouche et ma chair dévorée! Ton sein fleuri de rouge fut doux et douloureux... Joies! c'était l'âpre rêve où s'écorche le cœur: sa bouche me parfume et ses cheveux m'effleurent! »
 Nuit: plus de notes, plus de lumière.
 « — Où donc êtes-vous? »
 A demi je la prends: sa bouche me parfume et ses cheveux m'effleurent...
 « — Lisez-moi et j'éveillerai sur le clavecin de très mourants accords.

— « Un soir, dans la bruyère...


 — Où lisez-vous?
 — Je ne lis pas, je dis par cœur.
 — Quel ton?
 — Mineur, oh! mineur.



  « Un soir, dans la bruyère délaissée,
  Avec l'amie souriante et lassée:
  O soleil, fleur cueillie, ton lourd corymbe
  Agonise et descend tout pâle vers les limbes, —
  Ah! si j'étais avec l'amie lassée,
  Un soir, dans la bruyère délaissée!


  Les rainettes, parmi les reines des prés
  Et les roseaux, criaient énamourées;
  Les geais bleus font fléchir des branches frêles,
  On entendait les cris énamourés
  Des rainettes, parmi les reines des prés.


  Un chien, au seuil d'une porte entr'ouverte,
  Là-haut, pleure à la lune naissante et verte,
  Qui rend un peu de joie au ciel aveugle;
  La vache qu'on va traire s'agite et meugle, —
  Un chien pleure à la lune naissante et verte,
  Là-haut, au seuil d'une porte entr'ouverte.


  Nos pieds meurtrissent l'herbe diamantée,
  Nous gravissons la ravine argentée,
  Pente mourante à la sente effacée,
  Les genoux, las et les, cœurs délassés, —
  En gravissant la ravine argentée
  Nos pieds meurtrissent l'herbe diamantée.


  Pendant que nous montons, l'âme inquiète
  Et souriante, vers la courbe du faîte,
  Le Rêve, demeuré à mi chemin,
  S'assied pensif, la tête dans sa main,
  Et nous montons vers la courbe du faîte,
  Nous montons souriants, l'âme inquiète.»


 Je suis parti, courageusement, à moitié dupe.

 Passer près d'une femme des heures en une intimité qui va jusqu'aux contacts et ne point tenter la pénétration décisive: je ne retrouve plus, quand je la regarde, l'ironie vague du sourire, — ses yeux, plutôt, expriment maintenant l'inquiétude... Voyons, le tacite accord qui nous lie n'est-il pas exclusif de la joie dernière? ...
 ...Comme il était entendu, tu es venue me prendre et le chemin de fer nous emporte à travers des bois roussis et dorés par les flammes de l'été. L'automne est joyeux et doux ainsi qu'une fin prématurée: les hêtres sourient à la mort prochaine; échevelés, tels des bacchants, les ormes s'endorment; les chênes, gladiateurs aux muscles tordus, attendent, ironiques, l'aura suprême, et les pins, seuls, et les mélèzes s'attristent d'être immortels.
 Le train s'arrête, pionnier, en pleine forêt. Nulles maisons, nul chemin visible; un sentier dans les broussailles: à l'aventure.
 Autour de nous, des airs voilés de syringe, des odeurs bruissent: le chèvre-feuille alangui, le sureau âcre comme un accord imparfait, les mousses murmurantes, les criantes feuilles mortes; les autres notes fondues en une indécise mélopée.
 Quelques pas, et, sous la grisaille des aunes, de la menthe humide se vaporise: sa fraîcheur poivrée nous grise.
 Daphné (Daphné, — elle croit presque s'appeler ainsi) s'assied, s'étale un peu, et, couché près d'elle, c'est elle que je respire. Parfums inattendus: les cheveux orangés, qui, par illusion peut-être, fleuraient des fois l'orange, à cette heure exhalent les odeurs composites des foins fanés au soleil; la peau de la nuque évoque les feuilles du frêne, et sur le cou, vers la gorge, c'est un jonchis de mineures digitales... « Arbuste charmant couché par un vent de désir, je ne veux m'intéresser qu'à l'extrémité de tes branches, à ces mains qui sentent l'herbe où elles trempent, à ces poignets empreints de l'odeur des pâquerettes, — à ta tête, à cette bouche, source où coule l'humidité violente de la menthe en fleur...»
 D'un tour de jarret, la voici debout, puis:
 « — Partons, n'est-ce pas? »  La voix, très brève, s'énerve vers de la colère, — amusante colère d'oiseau qui a cru boire un peu dans le creux d'une feuille, a renversé son verre en se posant dessus.
 Nos pas, côte à côte, s'allongent, et nous nous taisons, attentifs seulement à l'émanation compliquée de la forêt, qui, le soir, s'évapore plus abondamment, — femme, lasse de la réserve du jour, libérant, au premières ombres, les prisonnières folies.
 Le train nous attendait, car à peine fûmes-nous assis dans notre coin qu'il siffla. Il nous attendait et il nous ramena, tels que nous étions partis.
 « C'était bien la peine, » disaient les yeux de Daphné!
 A la porte, avant d'ouvrir la voiture, je pris sa main et la baisai, — sa main qui sentait encore l'herbe fraîche, où elle avait trempé.



 Chez elle.
 Je la trouve parmi des corbeilles de vieux chiffons de soie, l'air très amusé, sérieuse, toute la sensation amassée dans les doigts qui s'exacerbent aux chatoyantes caresses. Le pouce sur les trames se frotte et voit le dessin des fleurs, les nuances d'après la forme du relief.
 Elle ferme les yeux:
 « Des roses, des roses avivées de quelque carmin, des églantines plutôt, et au cœur, n'est-ce pas? il y a du blanc jauni pour les pistils apparents. Un feuillage de deux verts les entoure un peu, s'épanouit plus large, et roses et feuilles s'en vont le long de l'étoffe comme les grains alternatifs d'un chapelet oriental, déroulées lentetement sur le fond d'un très pâle vert, pâle tel que le reflet dans l'eau du retroussis des feuilles. »
 Elle jette l'étoffe sans la regarder.
 « — Oui, je vois mieux, certains jours, avec les doigts, et la perception est plus fine, pénètre la chair comme des piqûres très douce... Combien cela doit être absurde, dites, des piqûres très douces! »
 Je ne souris qu'un peu, car me voici, à mon tour, à genoux dans les soies, et la contagieuse névrose me gagne: c'est amollissant, bien plus que l'herbe... Oh! voici un pourpre brûlé d'où s'émancipe une tiédeur charnelle, Galathée (Elle croit presque s'appeler Galathée, maintenant), charnelle comme de tes joues en fièvre, et ce velours cerise attire mes lèvres comme tes lèvres...
 « — Vous embrassez mes chiffons, maintenant! »
 Elle rit, se renverse un peu, les reins sur les talons. Je me penche, elle se redresse. Pour me rendre l'équilibre, ma main s'appuie au hasard: c'est le talon nu de Galathée, nu, sortant de la sandale, et les doigts s'amusent à une telle douceur, sentent la peau rosir vers la cheville et frémir un peu aux articulations... Le talon m'a échappé: elle s'est assise sur un coussin et la robe au rouge étrange, rouge chiffonné de coquelicot, a été ramenée jusque par-dessus les sandales.
 Nous recommençons à pétrir les amusantes soies. Les mystiques bleus surgissent, pâlissant les rouges et faussant les verts. Adieu, les herbes, les ombres virescentes promenant sur l'eau des reflets de retroussis! Adieu les pourpres brûlés par le désir! Adieu, charnels pourpres!... Les fenêtres ouvertes sont bleues, nous voici partis vers des ciels pâles... Pourtant, je reprends pied: au contact de ce velours bleu vert j'ai sauté de la nacelle et je te retrouve, Galathée, je baise le bleu vert des veines qui se ramifient à tes poignets... Vert? De quel vert? Non, bleu, décidément, ce poignet, par les bleus qui le ceignent de leurs ombres bleues... O Sang! emporte-moi vers le cœur de Galathée, ô galop chimérique des veines, emporte-moi! Et là, prends-moi, galop chimérique des artères, prends-moi et promène-moi par les allées secrètes et par l'intimité de sa chair... D'abord, je suivrai les contours... Mais le rêve cède aux mains: Galathée s'abandonne aux mains précises: voici les bras formés en leur vraie forme, avec la jointure composite du coude, la saignée où des cordes tendues se rebellent, et, en dessous, la double pointe arrondie, et, vers l'épaule, la courbe adorable et fugitive du muscle de l'étreinte... Les épaules, le cou, la nuque aux petits cheveux ébrélés, les oreilles ourlées, océaniens coquillages, conques mythologiques où bruit un chuchotis d'amour... Le dos, comme une onde, frissonne, et voilà que les flots se divisent en deux vagues gémellées; croupe marine vouée à l'Aphrodite! .. Hanches, orgue féminin si compliqué!... Ceinture, je te dessine de mes mains jointes, et de quel doigté délicat je vous modèle, mamelles de Galathée, et toi, ventre, oreiller plus doux que l'oreiller de nuées où Phœbé repose son front lunaire... La nuit est venue, sournoise: Adieu, Galathée.



 Chez moi.
 Basse, comme pour des enfants, émergeant un peu de l'accumulation des coussins, la petite table de citronnier porte le dragon de bronze, où déjà médite le thé jaune, et les opalines coquilles d’œuf pour le boire; le steinberger en sa flûte bohème; de spéciales pâtisseries aux épices; puis, quelques confitures, tamarins, airelles et gingembre de Chine.
 A son entrée, ce capricieux préparatif l'inquiète. Cela sent le philtre: de secrets aphrodisiaques sans doute se cachent savamment dosés et dilués dans les pâtes, les fruits et les fluides... Comme elle s'entend vraiment à pénétrer mes intentions, et qu'elle est singulière de ne plus vouloir, alors qu'elle croit que je veux!
 Mais je ne m'embarrasse pas d'une telle disposition, et souriant, lui contant d'amusantes galanteries, je la dévêts de la voilette, du chapeau, du manteau, des gants.
 Tout d'un coup, elle reprend son manchon jeté en arrivant sur un fauteuil et le lance en l'air jusqu'au plafond, le rattrape, recommence, le manque. Je l'atteins, nous jouons à la raquette, elle s'ébouriffe, court à la glace, tapote les ébrélures, s'assied: c'est tout.
 La défiance, dans le jeu, s'est évaporée : elle me dit sa journée; moi, les minutes de l'attente, très douces quand on a foi en la promesse donnée, avec pourtant le petit frisson de l'incertitude: enfin, le pas connu qui piétine l'escalier des vertèbres, — le baiser de prise de possession...
 « — Bien faible prise, réplique Galathée, car on peut même se laisser prendre... prendre, enfin... sans se déposséder soi-même.
 « — Du moins, c'est l'oiseau en cage et privé, jusqu'au bon vouloir du geôlier, de sa liberté matérielle... Plus vraie, oui, doit être la joie de l'oiseleur si c'était une âme qu'il eut captivée, mais le sait-on jamais? Comment pénétrer les métempsychoses et s'assurer si la proie est animée du souffle divin?
 — Quel est le signe de l'âme?
 — S'il en est un, je ne le connais pas. Telle bête a une intime spiritualité, tel humain est comme un rameau de buis jeté en la fontaine pétrifiante, matérialisé d'une imperméable couche qui s'oppose aux transsudations mentales.
 — Moi? demande Galathée.
 — Âme chère à ma perversité, est-ce que je t'aimerais si je n'avais pas senti en toi une âme?
 —Pervers? oh! »
 Évidemment, elle croit que la perversité c'est de faire chopper une femme sur des combinaisons de coussins ou de tapis, et, là, violant les mystères de la lingerie et du caramara, de lui faire bien aise, malgré elle, — non sans impertinence.
 « Ne suis-je pas, songe-t-elle, en plus d'une âme, douée de quelque corporéite formulée selon une esthétique assez estimable?... Achève-la, ta Galathée.»
 Je n'ai pas l'air de comprendre et lui verse du thé. Au thé trop parfumé, Galathée préfère l'énervant steinberger et la voilà, très excitée, qui me donne à manger dans sa cuillère de la confiture d'airelles, à croquer le gâteau rompu par ses dents, à boire le vin dont viennent de se mouiller ses lèvres... Moi, je baise les doigts qui ont goût de gingembre et je me sens faim de chair vive, d'une peau plus odorante que le thé jaune, — de tes cheveux épicés, Galathée, des émanations fines de ta flore, fleur, — des violents piments de ta faune, femme... Non, pas plus, seulement te boire et te manger...
 ... Ah ! quelles saveurs j'ai trouvées, inédites et réconfortantes!...
 ... Non! Le reste, Daphné, éternisons-le par le désir: entre dans ton écorce et rêve pendant que, nimbé d'or, je viendrai poser mes lèvres attristées sur la chair arborescente de mes amours stérilisés...
 Ici finit le jeu des sensations élémentaires.

Remy de Gourmont.


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