Sur « Un Hollandais à Paris en 1891 »

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Alfred Vallette, «  Sur "Un Hollandais à Paris en 1891" », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 162-166.



SUR
« UN HOLLANDAIS A PARIS EN 1891 » (1)


 Ce livre, dont nous avons publié (2) un fragment alors inédit en notre langue, a paru à Leyde quelques semaines avant de nous être donné en France, et les compatriotes de l’auteur l’ont déjà jugé — et condamné.
 La critique officielle, par la plume de M. Jan Ten Brink, s’est égayée que M. Byvanck ait pris souci de tant de gens obscurs, grands hommes archi-inconnus (Eugène Carrière, Auguste Rodin, Catulle Mendès, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Maurice Barrès, Jean Richepin, J.-H. Rosny, ect.), et notamment de ce Marcel Schwob sorti comme un diable de sa boîte et que l’on a l’air d’estimer si fort. Puis — il nous l’avoua naguère (3) — de ce qu’il n’aime point M. Stéphane Mallarmé, M. Jan Ten Brinck administre en passant une volée de bois vert à Verlaine, tout en s’étonnant que M. Byvanck ait manqué d’esprit d’à propos jusqu’à ne point jeter son bock au visage de Moréas à l’exposé de ses théories. Ce dernier détail, affligeant surtout en ce qu’il abolit nos illusions sur la proverbiale placidité des mœurs hollandaises, a suggéré à l’un de nos amis cette réflexion que M. Ten Brinck, comme notre cher maître M. Francisque Sarcey, discerne du premier coup la scène à faire.
 La jeune critique hollandaise, celle de la revue De Nieuwe Gids, n’est pas non plus avec le Hollandais à Paris, qu’elle éreinte aussi et plus violemment peut-être ; mais, si elle a d’autres raisons, ses arguments ne sont pas meilleurs. M. L. van Deyssel (4) insiste principalement sur deux points : M. Byvanck n’a pas plus réellement vu les gens dont il parle qu’entendu les discours qu’il rapporte ; il a pris ses matériaux dans divers articles et ouvrages, par exemple l’Enquête de M. Jules Huret et les Confessions de George Moore. De telles affirmations, faciles à contrôler, sont pour le moins imprudentes : nul n’ignore ici que M. Byvanck a parfaitement vu et entendu les personnes qu’il cite ; et, comme maint fait relaté par lui fut accompli depuis les Confessions, déjà anciennes, depuis l’Enquête plus récente, et encore depuis certains articles du Nieuwe Gids, l’imputation tombe d’elle-même. En conscience, on ne saurait inférer la nullité de l’ouvrage de ce que l’auteur, après vérification, confirme tel caractéristique détail noté ailleurs, ou se sert d’un mot typique employé par M. Jules Lemaitre ou M. Renan.
 Il y avait sans doute autre chose à dire du livre de M. Byvanck, même à s’en tenir à la critique de fait, la plus déplorable de toutes, avec laquelle on le combat. M van Deyssel part de ce grief, que je résume : « Quand M. Byvanck écrit d’objets qui me sont chers, il me les amoindrit ». Parbleu ! L’idée que — de loin — on se forme d’objets qui vous sont chers est à la vulgaire exactitude comme l’illusion est à la réalité tangible. Achevons le syllogisme : comme il est certain que l’objet n’a point de réalité propre, et que la seule vérité réside dans l’idée qu’on s’en forme, il est tout à fait légitime d’excommunier quiconque aura, sous prétexte de vérité — vérité de sens commun, vérité de vision du plus grand nombre, fausse vérité en un mot —, adultéré, amoindri, avili ou détruit notre foi. M. van Deyssel a gardé la sienne, mais il s’est dispersé en ces maladroites insignifiances : — qu’il n’est pas vrai que les discours rapportés par M. Byvanck aient été tenus soit devant lui, soit dans son entourage ; qu’il est ridicule de prétendre qu’un prosateur de premier ordre comme Jules Renard se soit épanché en sa présence ; qu’il voudrait bien faire croire qu’il a invité Verlaine à dîner ; — au lieu de, simplement et conséquemment à ses prémisses, prononcer l’anathème contre le livre en bloc, comme ressortissant à un ordre d’ouvrages d’autant plus condamnables qu’ils sont plus sincères et plus exacts, hommes et choses ayant tout à perdre à être regardés de trop près. J’eusse alors été, pour ma part, avec M. van Deyssel contre M. Byvanck, de même que contre tous ceux qui montrent des écrivains et des artistes dans leur ordinaire humanité. Ne le vois-je pas, l’écrivain, à travers ses œuvres ? Et je suis fâché d’apprendre qu’il est bossu, ou épileptique, ou beau comme un garçon coiffeur pour dames, ou bon citoyen et de la Ligue pour le relèvement de la Morale publique — et cependant pédéraste. Ah ! l’ère aimable d’interviews et de photographies, de clichages, de bustes et de statues, qui escamote en prestige aux artistes ce qu’elle leur prodigue en réclame, gloire démocratisée absolument digne de ce temps niveleur d’hommes, laurier banal, vénal souvent, dont furent couronnés tant de fronts stupides qu’il commence à produire l’effet opposé au seul résultat qui le justifierait : non seulement l’acheteur n’y croit plus, mais il s’en méfie. Et, trompé sur la marchandise, le public n’est pas renseigné plus exactement sur l’homme : les photographies sont retouchées, les clichages viennent mal, le bustes ne ressemblent jamais, les statues posent en des attitudes dont rougiraient les malheureux qu’elles « restituent ». Quant aux interviews, maint sujet de M. Huret, si scrupuleux pourtant dans son Enquête, ressentit à lire le chapitre qu’il avait « parlé » le même plaisir, ou, selon l’humeur, le même dépit qu’on éprouverait à reconnaitre un esprit orienté à peu près comme le vôtre, avec qui l’on aurait même quelques communes habitudes de pensée ; — et le mois dernier Jean Moréas me confiait que l’Anglais Moore était un garçon tout à fait charmant, qui avait eu cependant le tort de l’accommoder d’étrange sorte dans ses Confessions.
 Mais si l’on admet le genre d’ouvrages auquel appartient le Hollandais à Paris, quoi lui reprocher ? Outre les noms « obscurs » cités déjà, on y voit figurer MM. Georges de Porto-Riche, Ernest Raynaud, Alphonse Allais, Maurice Donnay, Aristide Bruant, Claude Monet, Léon Cahun : de la confusion, sans doute ; mais un volume sous-titré Sensations de Littérature et d’Art n’est pas un livre de critique raisonnée ou de discussion méthodique ; et, si l’on peut regretter que tel portrait manque à la galerie, M. Byvanck est fondé à répondre qu’il le regrette tout le premier, mais que son unique souci fut de rassembler les souvenirs et les impressions que lui laissèrent d’eux, lors de ses promenades dans Paris, ceux que les circonstances avaient placés sur son chemin, sans qu’il les cherchât. Qu’on ne le soupçonne point, au surplus, d’avoir découvert Baruch. Longuement, à plusieurs reprises, il nous entretient d’un des esprits les plus intéressants de notre époque, et qui a jusqu’à présent négligé de faire parler de lui autrement qu’à propos d’un livre de qualité rare, Cœur double : j’ai nommé ce Marcel Schwob si mal avec les nerfs de M. Jan Ten Brink. Le Hollandais à Paris nous rapporte l’appréciation, peu connue, de M. Maurice Barrès sur le théâtre contemporain, et sa conception d’un théâtre à venir. Il nous révèle les études historiques de M. Léon Cahun. Il nous initie à quantité de détails inédits sur l’art, les idées et l’intimité de jeunes gens à qui la célébrité viendra peut-être demain. Et M. Byvanck, dit M. Anatole France, « doué de ce sens héréditaire du vrai qui anime tout l’art hollandais, découvre et dépeint avec l’exactitude d’un Téniers les coins littéraires de la capitale, cafés, brasseries, et la maisonnette rustique du chansonnier et le grenier du savant poète… ». J’ajouterai qu’il a traduit lui-même son livre en excellent français, et que, par endroits, telle tournure de phrase inattendue ou comme une naïveté d’expression sont un ragoût pour le lecteur blasé. En somme, si les gens de lettres n’ignoraient pas absolument la plupart des choses que l’auteur a notées, le public ne les sait guère et trouvera de l’intérêt à les lire.
 Alfred Vallette.


(1) 1 vol. par W. G. C. Byvanck, avec une préface d’Anatole France (Perrin et Cie).
 (2) Poésie Romane (t. IV, p.289).
 (3) Mercure de France (t. V, p.81).
 (4) De Nieuwe Gids (avril 1892, pp. 76 et suiv.).


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