Sur le Respect

De MercureWiki.
 
Herold, A.-Ferdinand, « Sur le respect », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 97-102


SUR LE RESPECT


 Quand un pédagogue, familial ou mercenaire, veut donner aux enfants dont il doit guider la jeune intelligence cette éducation conventionnelle généralement qualifiée de bonne, il leur inculque d'abord ce principe: « Soyez respectueux », et pour leur en démontrer l'éternelle excellence, il les accable de punitions sitôt que, à son égard, ils manquent de s'y conformer. Et les enfants grandissent, persuadés qu'il est nécessaire d'être respectueux.
 Si, par hasard, il en est qui résistent, et qui, plus tard, se permettent de ne pas admirer ce qu'il est reçu d'admirer, ou de penser que les institutions sur lesquelles est fondée la société actuelle n'assurent pas un excessif bonheur à l'humanité, et d'insinuer que peut-être pourrait s'améliorer par des révolutions ou simplement des réformes le sort des malheureux, aussitôt ils s'entendent crier: « Vous n'êtes pas respectueux », et la foule à qui, hélas, le mot de respect impose, se détourne d'eux, et les voilà classés parmi les hommes dangereux, et qu'il faut fuir.
 Est-ce donc un sentiment si noble, si digne de régir la pensée et l'action humaines, que le sentiment du respect? Il nous apparaît, au contraire de ce que pense la foule, qu'égarent trop facilement les sophistes privilégiés et conservateurs, comme un sentiment dangereux, le plus dangereux peut-être de tous.
 Il importe d'abord de définir exactement ce qu'est le respect: car ceux qui jugèrent utiles pour soi de se faire respecter abusèrent étrangement du mot et s'en servirent pour désigner des sentiments - certains même fort louables - tout autres que le respect; ils créèrent ainsi des ambiguïtés qui leur profitèrent singulièrement, et grâce à qui de bons esprits peu respectueux dans la réalité, croient pourtant le maintien du respect nécessaire.
 Respect, qui vient du latin re-spectus, veut dire proprement regard en arrière: c'est une sorte de mouvement qui nous détourne la tête de ce qui est devant nous, et par qui nos yeux s'attardent à contempler ce qui est derrière nous, ce qui vient d'être, le passé. Nos regards restent fascinés par ce spectacle, nous tombons dans un état hypnotique où notre corps, devenu inerte, perd la faculté d'agir, et où notre intelligence, rendue impuissante, oublie la pensée. Le respectueux ne songe pas qu'autre peut être ce qui sera que ce qui a été; ne voyant jamais devant lui, il ne vit que pour les choses anciennes, et il ne souffre pas qu'on y modifie si peu que ce soit. Il ne sortira de sa torpeur que pour gémir contre les insolents « rêveurs », contre les malfaisants « utopistes », contre les « fauteurs de désordre » qui disent des paroles « malsaines » et s'efforcent vers le nouveau.
 Une telle manière d'être ne peut procéder que d'un sentiment d'essence, conservateur et ennemi de toute pensée libre et de toute action féconde; et tel est le respect. Et les faits, d'ailleurs, prouvent sa nature: car c'est au nom de ce respect saint et sacré que, dans la politique comme dans la science et dans l'art, on a souvent empêché, et retardé toujours, le triomphe des idées neuves et hardies.
 Il faut bien se garder de confondre le respect avec le sentiment qui nous pousse à défendre la gloire des hommes qui découvrirent les grandes lois scientifiques, qui édifièrent d'harmonieuses philosophies ou qui créèrent de belles oeuvres d'art. Pour de tels hommes, ce que nous ressentons est de l'admiration et de la sympathie. Aussi, quand nous les entendons attaquer, nous souffrons, tandis qu'un respectueux n'est qu'ennuyé, agacé au plus, quand on conteste l'excellence de ce qu'il respecte.
 La preuve que ce n'est pas le respect qui attache aux savants ou aux artistes du passé, est en ce fait que l'on produit après eux, et surtout que l'on cherche à reproduire autrement qu'eux. Respectueux, l'on se dirait: « Ils ont trouvé toutes les formes, ils ont découvert toutes les lois », et l'on resterait inactif; ou bien l'on imiterait servilement les devanciers, le libre essor s'arrêterait de la pensée créatrice; l'idée et le style s'étioleraient dans le lien des formules, et l'oeuvre cesserait d'être vivace. Les exemples ne manquent pas, d'ailleurs, de soi-disant artistes qui furent respectueux: en littérature, Crébillon, Voltaire le tragique et tous leurs contemporains quand ils versifièrent, - les universitaires, les vaudevillistes et MM. de Bornier et Richepin; - en peinture, les Bolonais du XVIIe siècle, - MM. Bouguereau, Bonnat et Gervex; - en musique, Aubert, Donizetti, - MM. Ambroise Thomas et Massenet, - ont montré ou montrent encore ce que vaut le respect.
 Il y a une irréductible antinomie entre le respect et le génie créateur, et, par la raison même qu'il chercha - et trouve - du nouveau, nul philosophe, nul savant, nul artiste admirable ne fut respectueux. De là les luttes que tous eurent d'abord à soutenir: est-il besoin de rappeler quelles railleries et quelles huées accueillirent Hugo et Baudelaire, Delacroix et Manet, Beethoven et Wagner?
 De même chaque fois qu'un homme, ou un groupe d'hommes, songe à améliorer le sort des misérables, à leur donner la part de bien-être que les lois de la justice, très différentes des lois juridiques, accordent à tout homme, et, pour cela, à détruire quelques institutions oppressives, le respect est là, qui le fait honnir, car ce sont les institutions sociales, surtout, qu'une sage éducation apprend à respecter. Des aphorismes rythmés et éminemment respectueux - tels que:
   Il y aura toujours des pauvres et des riches,
ou:
   Où peut-on mieux être qu'au sein de sa famille?
ou:
     Mourir pour la patrie
   Est le sort le plus beau, le plus digne d'envie,

et beaucoup d'autres dont un gros livre, rédigé en un français déplorables et qui honore peu la littérature du premier Empire (Les Codes Français), réunit une copieuse anthologie, - sont, dès le bas âge, enseignés aux citoyens futurs; on veille à ce qu'ils les sachent par coeur, et cette utile précaution perpétue le respect des institutions; et les gouvernements, qui ont pour mission de veiller au maintien des iniquités créées par elles, les peuvent espérer immuables.
 Et pourtant, par les siècles, il s'est levé des irrespectueux grâce à qui nous commençons à sortir de la primitive sauvagerie; si ceux-là n'avaient pas paru, sans doute nous habiterions encore au fond des cavernes, nous défendant à coups de pierres contre la faim des fauves et celle de nos pareils, avec, pour seule idée politique et sociale: « Haïssons-nous les uns les autres. » L'irrespect de certains a, depuis lors, légèrement amélioré notre vie; mais on n'en raille et on n'en persécute pas moins ceux qui veulent aller encore vers le mieux, et renverser ce qui est toujours debout des vieilles institutions.
 De ces institutions, il n'en est pas une qui ne soit oppressive, qui ne protège les riches, les forts et les intrigants contre les pauvres; les faibles et les sincères. De plus, toutes maintiennent,comme principe fondamental des sociétés, le principe d'autorité; et les législations des États ont multiplié les cas où un homme, parce que la fortune, la platitude rusée, ou le hasard de la naissance, lui ont permis d'orner ses manches de galons, a le droit de commander — et sans réplique - à d'autres hommes. Quant à la justice, les usurpateurs du pouvoir et du bien-être ont partout oublié son existence; et même, par un raffinement d'hypocrisie, et sans doute avec l'espoir qu'ils la rendraient haïssable aux opprimés, ils ont emprunté son nom pour le donner à la jurisprudence, et, allant plus loin, à la magistrature; et quelquefois à la police.
 D'ailleurs, on a si souvent démontré le mal de nos institutions sociales et politiques qu'il serait oiseux, et un peu ridicule, d'entreprendre une fois de plus cette démonstration. Il n'est pas d'esprit un peu libre, un peu réfléchi, qui, aujourd'hui, n'ait condamné l'actuelle constitution sociale. Beaucoup même, plus passifs, sentent que le mal est maître dans le monde, mais, dominés par l'hérédité d'habitudes séculaires, croient qu'on le guérira avec des larmes. Le respect les empêche de réfléchir, et, bien que parfois ils ne soient pas méchants, ils applaudissent à l'oppression, et continuent à opprimer eux-mêmes.
 Parmi les hommes à qui le respect défend toute action, il y en a qui, vraiment, sont d'un ridicule suprême. Ce sont ceux qui assument la tâche de prêcher à leurs pareils la vie et l'action. Vainement,bien des fois, leur a-t-on demandé : « Vous nous criez d'agir : mais vers quel but entendez-vous que se dirige notre action ? » À cette indiscrète question jamais nul d'entre eux n'a répondu : ils omettent de définir ce qu'ils comprennent par les mots vie et action. Et, de cela, il ne faut pas trop leur en vouloir : il leur était impossible de fixer un but à leur action, parce qu'ils ne peuvent pas agir. Des semblants d'idées qu'ils manifestent dans leurs livres il se conclut qu'ils ne voient rien hors ce qui est ou a été. Et leur désir d'action sera toujours vain et illusoire: ils auront beau crier : « Agissons! » ils n'agiront pas, et ils rappellent ces chœurs des opéras meyerbeeresques qui chantent pendant des quarts d'heure: « Marchons! Courons! » ou: « Volons à son secours ! » et restent en scène, immobiles.
 Certes, actuellement, nous croyons qu'il y a lieu d'agir. — Et incidemment il sied de répéter une fois de plus que l'homme qui écrirait des poèmes aussi beaux que les Fleurs du mal ou un roman comparable à la Tentation de saint Antoine, que celui qui créerait un drame musical égal à Tristan ou une symphonie luttant avec la neuvième, aurait accompli une action meilleure et plus féconde que d'aller tirer des coups de fusil contre les nègres de l'Afrique. - Mais, pour ne parler que d'action sociale, il nous semble qu'aujourd'hui on ne peut guère songer à édifier. Qui ne traiterait de fou l'architecte qui voudrait bâtir une maison boulevard des Italiens sans d'abord en démolir une? Dans la société, toutes les institutions se tiennent, ne laissant entre elles nul espace pour en glisser de nouvelles, et, avant d'y édifier, il faut y détruire. Et, pour début, il y faut détruire le respect, grâce à qui le reste subsiste encore; il faut qu'il ne se trouve plus personne pour opposer aux propagateurs d'idées nouvelles cette absolue fin de non recevoir: « Vous manquez de respect! » Il faut que, sans voir se hausser les épaules, on puisse développer les idées dites « subversives » par ceux qui spéculent sur la naïveté des foules. Le rôle des actifs est donc de tuer le respect: le respect mort, nous verrons tomber d'elles-mêmes les institutions qui nous oppriment encore, la propriété, les églises, la famille et la patrie.

A.-Ferdinand Herold.

Outils personnels