Sur un mort

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Ernest Raynaud, « Sur un mort », Mercure de France, t. I, n° 2, février 1890, p. 46-47.


SUR UN MORT



Le soir s'attriste d'un cadavre sur la berge.
N'est plus, l'Homme qui tout à l'heure, aux yeux profonds,
Portait en lui le Monde entier, et comme font,
Vous et moi, respirait la vie avec l'air vierge,
Qu'un amas, dans le soir, de boue et de chiffons.


Ce qui fut un enfant à la mamelle, tout
Joie et lumière, avec des roses au visage
Où les baisers allaient comme en pèlerinage,
Ce qui fut un enfant charmeur, sur le rivage,
Au dernier tirerait à présent des dégoûts.


O toi qui, tout à l'heure, encore plein d'insolence,
T'enflais superbe, avec la vie et le remous,
Du sang, qui fait la pluie et le soleil en nous,
Pourtant si haut tes airs de tête et tes courroux,
Tu n'es plus que cette ombre où s'assied le silence.


Tes mains de dieu païen, tes mains m'ont mis à nu
Ton âme et m'ont livré ton secret dans leurs lignes ;
À ta lèvre ironique, âpre et crispée en signe
De dédain, comme l'ont ceux qui ne se résignent,
C'est un frère qu'en toi j'ai soudain reconnu.


Le pli noir de ton front atteste la tristesse
De n'avoir jamais pu forcer leur masse épaisse
À ces sens envieux de se faire plus vils !
Et de n'avoir vécu qu'en chien qu'on mène en laisse,
Pire ! en pantin obscur dont un autre a les fils.


Ton âme fière suffoquait dans l'édifice,
— Il serait plus séant de dire la prison —
De chair où chaque aïeul a déposé son vice,
En obstacle au vouloir que le Bien s'accomplisse :
Faisant de tous tes sens autant de trahisons.

N'ayant l'esprit léger de ceux où tu pris place,
Ah ! tu l'as su leur rire insultant et moqueur
Et l'Ennui, quand le cœur est triste et sans vigueur,
Et l'ennui, quand le cœur n'est pas selon la race,
L'ennui de ne pouvoir s'évader de son cœur !


Te voilà — c'est, du moins, un espoir que je fonde —
Te voilà, comme il le fallait, libre aujourd'hui !
D'un saut brusque éveillant tous les cercles de l'onde,
Ton vouloir héroïque a rejeté le monde
Et c'est gaîment que tu t'es secoué de lui !


Que te vaudraient les Lys et toute Efflorescence
Et les moissons d'Or et de Roses des élus ?
Les Tiens ont moins besoin d'Éden que de silence :
Réalisé, seul il serait ta récompense,
Cet espoir que les yeux des morts ne s'ouvrent plus !


Ernest Raynaud.

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