Tablettes de Provence : Le Trépas du Puits. - Matin dominical. - Soir de brebis. - Sous le glas

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Saint-Pol-Roux, « Tablettes de Provence : Le Trépas du Puits. - Matin dominical. - Soir de brebis. - Sous le glas », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 12-19.


TABLETTES DE PROVENCE

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LE TRÉPAS DU PUITS

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A Remy de Gourmont.


 Moulin ruineux qui serait dans le sol.
 Haillons de lichens. Margelle usée par les cruches qui s'y posèrent, poules d'argile. Un rien de corde pend à la poulie, tresse défaite...
 Chérissant les puits — car ils doivent être, dans l'existence des Choses, les mère consolatrices — je me penchai pour interroger son âme. On l'avait bue. Quelques gouttes à peine, très au fond, comme en un creux de main : constellation lointaine au bout d'une lunette d'astrologue, ou bien caresses au sein d'une mémoire.
 J'eus pitié de cette carcasse où ne palpitait plus qu'un joyau frêle à vivre, et me pris à songer à ses oboles de fraîcheur.
 O l'eau : vif désir des blonds déserts ! Absolution de la soif, aperçu de l'Enfer !
 Vieillissant d'âge en âge le regard de ma pensée, je vis sourdre de l'atmosphère, peu à peu, des blés, des lys, des pommes, des framboises, des iris. Puis ces fruits et ces fleurs aboutirent à des formes humaines, et ce furent des bras, des gorges, des épaules, des joues, des yeux, des chevelures. Tout le jadis de femmes qui vinrent là, de l'enfance à l'agonie du puits. Derechef, enfin, la vision se transforma. Ces formes nombreuses, fusionnant sur la margelle, se synthétisèrent en une grande Flamme analogue à une grande langue pendante.
 — Je fus la Soif-de-ce-pays ! dit-elle par des étincelles en guise de paroles.
 — Infâme ! criai-je, qui pus tarir l'immense fleur miraculeuse et te fis rabats et baudriers de joie avec les perles de son supplice lent !...
 — Sa vie n'était-elle pas de mourir perle à perle ? objecta la Soif-de-ce-pays.
 — Rouge étendard de l'Égoïsme !
 — Pas plus égoïste ne fus moi que lui ne fut prodigue. Son orgueil était fait de gosiers éteints. Et si ce puits te semble chagrin, c'est des rares pistils laissés par mon respect final en son calice d'ombre.
 Or, mon ire sainte et la proximité de l'Apparition (devant laquelle je suais comme un quartier de venaison) m'ayant altéré, je descendis au fond du puits — et j'y cueillis les gouttes dernières...
 A l'orifice remonté, je ne vis plus la Soif-de-ce-pays; mais sur la margelle, à sa place, pétillait un héritage de rires sardoniques, — tandis qu'un crapaud, crachat énorme où se conservent des syllabes, coassait : Assassin!
 Je compris soudain.
 Follement je m'enfuis, n'osant me retourner vers le puits, grand œil aveugle désormais.
 En la forêt sombre où j'allai m'effacer, un oiseau rare chanta :
 — Le puits est mort joyeux de t'avoir fait plaisir, et je viens t'offrir sa gratitude intarissable.


  18 avril.

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MATIN DOMINICAL

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A G.-Albert Aurier.


 Jet de joies qui s'épivarde dans une vasque d'espérances !
 Sous la houppe solaire éparpillant une pulvère d'or, la mer belle offre son iris calme à la terre jolie. Un navire là-bas, qui fait le taureau, meugle en partance vers un lointain bercail où les pâtres oranges, rouges, noirs, aux plumages sur la tête et sur l'échine, ont des ongles si longs appelés javelots.
 Chaque chose dégage de l'aristocratie comme une Fille de lord caracolant au Hyde Park, à l'heure du fiancé.
 Même les oiseaux ne sont plus des oiseaux, mais uniquement deux moustaches-de-brise avec, au mitan, quelque chose qui chante. L'hirondelle vous gicle dessus, flèche lancée par l'Exil. Quant aux moutons, sur la hanche de la colline, ils évoquent de grosses caresses de nourrice : grosses caresses qui auraient des pattes.
 Ce décor me cisèle la multiple impression d'un paon épanoui, d'un concile de faisans, d'un jubilé de lèvres et de seins vierges, d'une corbeille de désirs, d'une passementerie d'idées juvéniles.
 Si les matins avaient un nom, celui-ci se nommerait Tendresse.
 Tendresse à ce point étrange, et s'infiltrant avec une persuasion telle qu'on se demande si le spectacle s'ourdit hors ou dans vous. Ce matin est une âme : la nôtre, je présume.
 J'évite d'approfondir, crainte d'anéantir ce charme qui est une illusion sans en être une. Or c'est exquis d'habiter cet Instant limitrophant le rêve et la réalité : pays de l'Inexistence-de-l'homme, à moins que ce ne soit celui de l'Existence-de-Dieu. Mais n'approfondissons pas, sinon l'enchantement va se casser comme un joujou. Plutôt évanouissons-nous dans cette limpide féerie de dimanche.
 Rêverie...
 O ce vertige! De par un tas d'oscillations ténues, et comme si la Nature soudain voulait marcher sur les mains, les Papillons et les Fleurs semblent s'intervertir. Et ce phénomène, on dirait qu'il se reflète en mon être bizarre.
 Une aile de papier se pose sur mes genoux, je l'endeuille de ceci :

Mon Aile gît, l'aile pesante de vils deuils;
Mon Corps s'envole, ayant aux flancs de beaux orgueils.
La pécheresse cuve la maligne absinthe,
Et le fol cingle vers les cimes d'hyacinthe.
(La Fleur a pris l'office du lourd Papillon
Qui versa vers la tige son bref pavillon.)
Mais le Corps n'a pas su savourer le ciel tendre,
Et mon Ame n'a pu sur les cailloux attendre.
Il s'est brisé l'orgueil sur les cailloux d'exil,
A jamais Elle a fui vers les saveurs d'avril.
(La Fleur a regagné sa tige malévole;
Il est déjà bien loin le Deux-Ailes frivole.)


 Las! j'ai voulu savoir; aussi, cassé le joujou! Le sable et le son du déboire m'inondent. Maintenant, la Tendresse ambiante me chagrine, et je suis triste comme une petite fille devant sa poupée qui, le ventre ouvert, sourit quand même, impitoyablement.


  26 avril 91.

SOIR DE BREBIS
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A Louis Denise.


 La tache de sang dépoint à l'horizon de ci.
 La goutte de lait point à l'horizon de là.
 Homme simple qui s'éparpille dans la flûte et dont la prudence a la forme d'un chien noir, le pâtre descend l'adolescence du coteau.
 Le suivent ses brebis, avec deux pampres pour oreilles et deux grappes pour mamelles, le suivent ses brebis : ambulantes vignes.
 Si pur le troupeau! que, ce soir estival, il semble neiger vers la plaine enfantinement.
 Ces menus écrins de vie ont, là-haut, brouté les cassolettes, et redescendent pleines.
 Mes Désirs aussi, stimulés par la flûte de l'Espoir et le chien de la Foi, montèrent ce matin le coteau du Mystère; et s'en furent plus haut que les brebis de mon hameau, les brebis de mon âme.
 Mais, parmi la prairie de jacinthes, l'odorante étoile incendia les dents avides qui voulaient dégrafer son corsage fertile.
 C'est pourquoi mon troupeau subtil, à l'heure d'angélus, rentre en moi-même, les flancs désespérés.
 — Les brebis sont au bercail, et l'homme simple va dormir entre sa flûte et son chien noir.


 29 avril 91.

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SOUS LE GLAS

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A Alfred Vallette.


 Prostré sur la falaise ici, pourtant je suis là-bas derrière le Mort qu'on porte au cimetière.
 Mon Ame apparemment, sage cadeau de mes aïeules, aura voulu, pieuse femme, accompagner le faiseur d'héritiers. Mon Corps est resté sous les tamaris et les pourpiers, sans autre âme que le souvenir de la Sienne, souvenir effectif à la manière d'un veuvage.
 Avant de quitter la tour d'argile, l'avisée ménagère a mis des cendres sur le foyer de mon cerveau, pour que le charbon des idées s'use le moins possible en son absence. Je me la figure parmi la couleuvre chagrine des amis et parents. Les villageoises, la regardant, doivent caqueter : « L'étrange étrangère qui n'est point mise ainsi que nous?! » Peut-être un clergeon rapide s'étonne d'avoir passé au travers d'Elle comme au travers de la fumée des encensoirs.
 On enterre le Boucher du pays.
 Mon Corps, tributaire du défunt, n'a pas daigné se déranger. Mon Ame alors — craignit-elle qu'autour des lampes l'on jasât? — partit sous son fichu d'éternité. Jamais, j'y songe, elle ne se servit chez le Boucher, se nourrissant d'abstinence. Elle est allée, quoique cela. O dentelle de la pudeur! ô mandoline de la délicatesse! ô la chrétienne de l'exil! ô la phalène des bûchers!
 Voici qu'en l'air ça tinte !!
 Morne clocher : forge dolente ou ruche du malheur dont les cafards sont les abeilles. Ça dégouline larme à larme et grince dent à dent. La chose lugubre inonde mon Corps par les soupiraux des sens. Mélancolie la parasite va-t-elle, en l'absence de l'Autre, s'imposer? Oh ça tinte, ça tinte, ça tinte ! Je ne sais déjà plus si j'entends les cloches, si je les respire, si je les mange, si je palpe des écus qui seraient des voyelles, si je contemple du vacarme comme en l'épinaline image de quelque bataille de Bonaparte...
 Dans cette passivité, j'exprime ces vers fols que blâmera la foule sage, vers tracés, au hasard de la sensation, avec peut-être tout mon corps sur l'énorme page verte de la falaise :


Mes pareilles
oreilles
sablent vos tangibles parfums,
grands liserons communs,
étincelants tribuns
des vifs matins
et des vêpres éteints,
des nés jolis et des vilains défunts.


Cloches,
bénévoles
poches,
sommelières des sons frivoles
qui convolent
volent,


vos dons
ce soir
vos digdandons
sont noirs
plus que les éteignoirs
et les péchés des pers manoirs
aux heures d'encensoir


Vous avez éteint
ma perruche ravie;
l'héliotrope de ma vie
titube, teint
de ténèbre
ainsi
que si
j'avais ouï
le vin funèbre
épandu par l'œil
épanoui
d'une
lune
en deuil.


Essaim de l'arpège
aux alarmes,
suis-je un ver foudroyé;
bouchons de liège
sur les larmes,
suis-je le noyé?


Danses
de crinolines roides,
lances
dites par des armures froides,
vous m'évoquez un baptême à l'envers
où le parrain
d'airain
parsème des bonbons tintamarrés de vers :
baptême
de chrysanthème
où le prêtre
de hêtre
au menton d'hyacinthe
pleure la perle sainte
sur un cadavre
qu'apportèrent au havre
quatre vagues d'épaules,
au havre
des cyprès et des saules :
reposoirs
des malheurs
dont les douleurs
sont les arrosoirs.


Frigides harpagons de la chair abolie,


fossoyeurs d'enfer
aux ongles en fer,
submergez avec le Mort
éventé si fort
par les sonores plumes
des liturgiques enclumes,
submergez vite en la glèbe jolie
Mélancolie,
l'incube de folie
qui pourrit mes oliviers
sous son déluge d'éperviers !


Afin que gazouille un mois-de-marie
dans ma forêt guérie,
pour me repeindre à neuf comme un enfant
et pour sarcler à tout jamais le sordide olifant,
frigides harpagons de la chair abolie,
annihilez sous la glèbe jolie
l'incube de folie
qui pourrit mes oliviers
sous son déluge d'éperviers
Mélancolie
l'ensevelie !


Dès lors, les nymphes de mes yeux
verdelets
tariront leurs pierreries,
coquetteries.
des adieux
violets :
ma bouche, clavecin d'abeilles,
arborera les verbales corbeilles;
et les cloches,
malgré les pioches,
m'auront l'air de cabris
bêlant vers le lait, qui s'envole des abris
au vallon de mes espérances;
et je croirai, cloches d'égalité,
savourer une danse
émise par vos cornes d'abondance
ou boire des révérences
dans vos coupes d'éternité!


 Mon Âme est rentrée qui, silencieuse, s'accoude à la balustrade des cils, — et regardons la mer.
 Comme elle est sentimentale, on songe aux noyés qui marinent là-bas, avec dans l'œil un désir de rivage et de croix dernière. O ces poissons qui rentrent dans leurs bouches ! ces doigts où spère à jamais une bague attentive ! cette montre, en le gousset, qui marchait encore près du cœur arrêté depuis des heures!
 Puis Elle et Lui, tristes, nous rentrâmes.
 Quand on s'assit pour le repas, fut apporté certain gigot — sortant de chez le Mort.
 Mais un seul couvert brillait sur la table, comme un rire sarcastique...


  6 mai 91.

Saint-Pol-Roux.

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