Théâtre Libre : Simone. - Les Maris de leurs filles

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Alfred Vallette , «  Théâtre Libre : Simone. - Les Maris de leurs filles », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 170-172.


THÉATRE LIBRE


 Simone, pièce en 3 actes, en prose, de M. Louis de Gramont, musique. de M. Xavier Leroux. — Les Maris de leurs filles, pièces en 3 actes, en prose, de M. Pierre Wolff.

 Dans une lettre adressée à M. Jules Roques, directeur du Courrier Français, qui lui demandait quelques renseignements sur sa nouvelle œuvre, M. Louis de Gramont déclare ceci : « Je pense que l'idée première de cette pièce m'est venue de la lecture d'ouvrages de médecine relatifs au mariage, à la vie conjugale, notamment d'un petit volume bien connu : Le bréviaire de l'amour expérimental, du Dr Jules Guyot. Il m'a paru que le secret des alcôves, la souffrance des femmes, l'origine de bien des adultères était justement la méconnaissance, par certains maris, des sages préceptes de ce manuel. Je crois qu'il entre dans l'amour plus de physiologie que de psychologie. On en fait un peut trop une question de sentiment : n'est-ce pas, au moins, au moins au début une affaire de sensation ? M. de la Palisse lui-même dirait que, quand un homme se sent attiré vers une femme, cela vient de ce qu'elle appartient à un sexe différent du sien. Quand un homme aime et désire une femme, cela ne veut pas dire qu'elle lui paraisse jolie, ni qu'il la croie bonne ou fidèle : cela veut dire simplement qu'il suppose qu'elle et lui doivent vibrer à l'unisson. Lorsque cet unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame. Il m'a semblé qu'il pouvait être intéressant d'étudier cette situation. j'ai cherché le drame qui pouvait en découler, et quand j'ai cru l'avoir trouvé, je me suis mis à écrire Simone. »
 Voilà de quoi effarer les personnes sentimentales. D'ailleurs, thèse contestable dans sa première partie, car si l'on a évidemment tort en faisant de l'amour « un peut trop une question de sentiment », il semble bien qu'on n'ait pas raison d'y voir uniquement, « au moins au début une affaire de sensation » : c'est au contraire au début surtout que l'amour est divers, selon le tempérament, l'éducation et les circonstances, et il faut le réduire à l'instinct pour que l'affirmation de M. de Gramont trouve son application exacte. Mais, dans la pièce, il ne s'agit point de ce que Gourmont a si joliment appelé le « jeu des sensations élémentaires » ; l'union des de Stampes — quel mari! — n'a du reste pas eu de prolégomènes ; l'expérience a commencé quand le rideau se lève, et la proposition physiologique de l'auteur est alors de certitude absolue : lorsque l' « unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame ». Or, c'est l'homme, instruit d'avance, qui devra rechercher si sa femme est capable — puisqu'il est patent que d'aucunes ne le sont point — de « vibration », puis le degré possible de vibration de son tempérament, quitte à la femme, une fois son intelligence ouverte au problème, à tendre vers la concordance. Et il y a... incompatibilité d'humeur — non reconnue, hélas, par la loi — si les facultés vibratoires des conjoints sont par trop inégales, ou si, ce qui est la même chose, le mari s'en tient par un préjugé assez sot et malgré leur inefficacité aux rapports « classiques », alors que la situation commanderait ― car le but est sacré — d'autres moyens. C'est ce que le Dr Dugast, un ami de la famille de Stampes, essaie de faire entendre à Pierre, qui n'a su donner à Simone qu'une déplorable idée du mariage. Non pas qu'il s'abstienne, au sens vulgaire d'être son mari ; mais il a sur la dignité des relations conjugales, même les plus intimes, de solides principes : on ne doit point traiter sa femme en maîtresse. Il se fâche presque aux insinuations du docteur, qui se garde bien d'y revenir. Mais voilà qu'une amie de Simone, Rose, retour de son voyage de noces, lui raconte sur la vie conjugale des choses extraordinaires ; — et peu de temps après le mari de Rose, le compositeur de Mauryas, révèle à Simone, pendant un voyage de Pierre, les délices soupçonnées. Le reste de la pièce ne sert qu'à terminer l'action : nouvelle du retour de Pierre, sur une pressante lettre de parente trop zélée qui veut sauver Simone ; refus par Lucien de s'enfuir avec sa maîtresse. Puis, comme le mari a résolu enfin de suivre les conseils du docteur, Simone, accablée déjà par ce qu'elle juge une lâcheté de son amant, ne supporte point l'idée d'être à Pierre, et elle s'empoisonne.
 M. de Gramont a mené cette situation périlleuse avec beaucoup de talent et de tact ; il s'est souvenu, il l'avoue, de la Physiologie du Mariage, de Balzac, et il n'en a pas moins écrit une œuvre intéressante et neuve. Je ne lui reprocherai que le personnage de Pierre. Alors que tous les autres son simplement humains, celui-ci, qui n'est point le sujet, en somme, semble avoir été poussé à la synthèse : soin inutile, et même dangereux ici, car ce mari en bois, indifférent, brutal malgré ses airs de galant homme, devait subir sa mésaventure ; tandis qu'en nous montrant un mari plus tendre, moins rustaud, et répugnant seulement aux conseils du docteur, M. de Gramont se fût plus strictement conformé à son plan : le mari n'était plus cocu parce que, ayant cinq ou six défauts dont un seul y suffisait, il devait l'être en toute justice avec n'importe quelle femme, mais il l'était pour n'avoir pas compris que là où « l'unisson n'existe pas dans les vibrations conjugales, il y a déception, malaise, drame ».
 L'interprétation fut excellente. Il serait difficile de mieux jouer que Mme Henriot le personnage de Simone, que la moindre fausse intonation pouvait si souvent ridiculiser ; j'en sais qui n'eussent point manqué de prendre des attitudes de pensionnaire ignorante ou de choir dans la naïveté feinte, ce qui eût tout gâté. M. Grand, toujours très bien, n'est-il pas cependant toujours un peu trop le même dans toutes les pièces ? Les transformations de M. Gémier, cette fois un vieux docteur, sont bien étonnantes, et — si cela peut lui être agréable — je lui dirai la stupéfaction de plusieurs personnes en apprenant que le cantonnier de Blanchette était un jeune homme. Les autres rôles étaient bien tenus par M. Léon Christian (quel mari!) MMmes Théven, Barny, Zapolska, etc.

 La pièce de M. Pierre Wolff, Les Maris de leurs filles moitié vaudeville, quart comédie, quart bouffonnerie, n'est pas de celles dont on aime à s'occuper en ce Recueil. Elle est d'ailleurs fort bien faite, amusante, avec une science parfaite de ce qu'on appelle « Le Théâtre » ; et c'est précisément à cause de ces qualités — et je prie l'auteur de ne voir là aucune ironie — que sa place serait au boulevard et non au Théâtre Libre. Bonne interprétation, et M. Antoine a eu un très beau moment.

Alfred Vallette.


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