Théâtre d'Art: La Geste du Roy. — Les Aveugles. — Le Concile féerique. — Théodat. — Le Cantique des Cantiques.

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Julien Leclercq, «  Théâtre d'Art: La Geste du Roy. — Les Aveugles. — Le Concile féerique. — Théodat. — Le Cantique des Cantiques », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 83-87.



THÉATRE D'ART.


 Programme : La Geste du Roy, traductions de Stuart Merrill, Adolphe Retté et Camille Mauclair ; Le Cantique des Cantiques, traduction et mise à la scène de P. N. Roinard, adaptations musicales de Mme Flamen de Labrély ; Le Concile féerique, de Jules Laforgue; Les Aveugles, de Maurice Maeterlinck; Théodat, de Remy de Gourmont.... Programme bien chargé, mais c'est de tradition au Théâtre d'Art ! Il me semble avoir assisté à une grand'messe trop longue où, pourtant, m'égaya durant quelques minutes une boutade inconvenante d'insolent et merveilleux poète. Je parle du Concile fèerique, de Jules Laforgue. Cette fantaisie mieux qu'amusante, à qui manque l'étendue d'une œuvre dramatique, est une page exquise d'ironique cruellement rieur dont le désir ne fut pas d'écrire pour la scène.
 Stuart Merrill a traduit en vers sonores un fragment choisi de la Chanson de Roland ; Adolphe Retté, qui s'est écarté du texte dans Berte au grand pié, a écrit des vers qui ont plus généralement été appréciés; quant à ceux de Camille Mauclair, dans Fierabras, ils n'ont point étonné. — Les adaptations musicales de Mme Flamen de Labrély pour le Cantique des Cantiques sont d'une heureuse simplicité, et Paul Roinard, dont la tentative profane nous inquiétait, a en belle prose rhythmée donné une impression juste du poème éternel de Salomon et fait preuve d'une grande habileté de metteur en scène. La décoration, du meilleur effet, était de sa composition et de sa main propre. Déplorons que le silence ait été troublé par les éternuements d'un public que nous ne croyions pas si raffiné et si difficile sur la qualité des parfums; peut-être avait-on oublié d’accorder les vaporisateurs.
 Je n'hésite pas à avouer que la représentation des Aveugles m'a péniblement déçu. À la lecture, ce drame apparaît supérieur à l’Intruse. Sur la scène, c'est un évanouissement. J'en ai, je crois, trouvé la cause. L'élément dramatique qui existe dans l’Intruse n'existe pas dans les Aveugles. Le drame, au théâtre, naît d'un choc ; deux pôles, l'un négatif, l'autre positif, s'attirant et produisant l'étincelle, telle est, par analogie scientifique, la définition d'une scène. Dans l’Intruse, le drame se passe entre l'aïeul aveugle et les quatre ou cinq personnages qui l'entourent. Eux et lui voient différemment. Dans les Aveugles, tous ont une même perception : c'est un chœur, non pas un scène. Qu'on n'accuse personne, et surtout pas les interprètes, de la non-réussite de l'œuvre de Maeterlinck. C'est une belle œuvre qu'il ne faut pas laisser s'évader des pages du livre.
 Tout vrai chef-d'œuvre est composé comme la Bible. Sous la lettre, qui, par un sens parallèle, doit complètement satisfaire les ignorants, se développe philosophiquement, pour les initiés, l'idée en ce qu'elle a d'éternel. Or, le chef-d'œuvre naît de l'équilibre, de l'harmonie, de la parité du sens exotérique et du sens ésotérique, qui seront parfaits chacun en soi. Pour les Aveugles, dans le sens ésotérique (le symbole philosophique), nous sentons une perfection probable, et si nous n'en sommes pas absolument certains, c'est que le sens exotérique est incomplet, trouble, et, au lieu d'éclairer l'ésotérisme du drame, il le laisse dans une demi-obscurité où nous ne découvrons une beauté que grâce à notre sens personnel d'artiste. Donc, les Aveugles ne sont pas un chef-d'œuvre.
 Quoi qu'on dise, Maurice Maeterlinck n'a pas encore prouvé qu'il est un grand dramaturge. Il a dressé sa tente dans une presqu'île d'un monde où régnent le trouble, la terreur, l'effroi, et il s'attarde là tandis qu'un Shakespeare avait — quelques lustres avant lui — exploré ce monde du nord au sud et de l'est à l'ouest. Je me tais sur Edgar Poe, puisqu'il ne fut pas un auteur dramatique. Dans l’Intruse, la conception est inférieure à l'exécution ; dans les Aveugles, la conception est supérieure à l'exécution. Cela permettrait de supposer qu'à une certaine hauteur la pensée chez Maeterlinck est en péril; il nous donne l'idée d'un homme qui veut monter très haut avec une échelle trop courte. Pour tout dire, l'instrument manque d'étendue. Tant que Maurice Maeterlinck s'entêtera dans l'emploi d'un procédé unique, il y aura des choses qu'il n'exprimera pas ou exprimera mal.
 L'art du théâtre a été considéré avec un tel mépris par les quatre dernières générations d'écrivains, qu'aujourd'hui encore, dès que l'on a la conception d'une idée grandiose (je dirais magnifique si l'on n'avait tenté de spécialiser ce mot), on s'empresse de l'amoindrir sous le vêtement précaire qu'on lui prête. Il y a une tendance à mettre tout son art dans une phrase qui fait le plus grand tort à l'éclosion des chefs-d'œuvre. Refuser délibérément à une idée le développement, l'étendue qu'elle comporte, c'est faire profession de dilettantisme. On établit une maquette consciencieusement ouvrée, mais l'on se récuse pour l'érection en belle place publique du monumental palais exposé en réduction.
 Parlons de Théodat, par Remy de Gourmont, qui est l'auteur de l'un des vingt ou trente bons romans écrits depuis Flaubert. La conception de ce drame était originale et puissante. Un prêtre du viiie siècle, élevé à l'épiscopat, doit renoncer à l'épouse par obéissance aux conciles. Maximienne fuit le monastère où elle devrait achever son âge, et, dans la fidélité de son amour devenu coupable malgré sa légitimité, elle vient troubler Théodat dans son désir d'obéissance, le tente, et il succombe. Les intentions de Remy de Gourmont apparaissent clairement pour qui pénétre les secrets de la genèse d'une œuvre; malheureusement, il n'a presque rien exprimé de ce qu'il avait à dire, je devine que le drame existe dans le renoncement à la chair, renoncement d'autant plus terrible que l'épouse obligatoirement délaissée a toutes les grâces de l'épouse fidèle, qu'elle a en son pouvoir des armes légitimes forgées des mains mêmes de Théodat, qu'elle est le séduisant souvenir de plaisirs connus ; je devine toutes ces choses, qui font de la tentation de Théodat une tentation autrement humaine et douloureuse que celle de Saint-Antoine, mais Remy de Gourmont nous a montré seulement d'une façon explicite un prêtre tenté par la chair qui, sous le masque de Maximienne, arrive et déploie ses moyens de séduction purement sataniques. Maximienne a le rire malin, l'attitude frivole, et il était nécessaire, puisque Dieu était acteur, qu'on vît le Diable, mais ce n'était pas là tout le drame. Aussi la scène d exposition entre Théodat et ses clercs, scène où le caractère un peu sec de ce prélat de temps encore barbares était éloquemment indiqué, est-elle bien supérieure à la scène de la tentation et de la chute; le caractère de Maximienne est équivoque.
 Lugné-Poë est un acteur extrêmement intelligent, qui a rempli comme il convenait le rôle de Théodat, et si Mlle Georgette Camée a étonné par sa malice, c'est que tels étaient les désirs de l'auteur. D'ailleurs, Mlle Camée, que le public du Théâtre d'Art connaît bien, aime et admire, n'est guère susceptible de se tromper. Elle a été très applaudie dans Berte au grand pié. Les poètes restent fous d'elle pour sa supérieure diction du vers. Lugné-Poe, qui, par l'importance de son rôle, menait les Aveugles, a été égal à lui-même. Dans ce drame, la belle voix de M. Emile Raymond a surtout impressionné, et dans le Cantique des Cantiques, toujours à cause de sa voix si puissamment sexuée, il a remporté un grand et juste succès à côté de Mme Renée de Pontry, dont l'amoureux contralto était au diapason de ce poème d'amour ésotérique. Mme Suzanne Gay a joué avec émotion la vieille des Aveugles, et M. Fenoux, d'une belle prestance, n'articule malheureusement pas très bien. Je m'excuse de ne pouvoir dire un mot sur chacun des artistes dont le concours a été précieux pour ce spectacle. Encouragements aux uns, félicitations aux autres: à Mlle Page, une jolie débutante, et à MM.R.Lagrange, H.Durtal, Baudouin, Château, Geo. Ragot, Donnet, A. Girault, A. Felix, qui a joué avec une admirable santé un frère portier dans Théodat et l'Écho du Concile féerique.

Julien Leclercq.


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