Une Passion espagnole à Alger

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Paul Margueritte, « Une Passion espagnole à Alger », Mercure de France, t. I, n° 7, juillet 1890, p. 225-227.


UNE PASSION ESPAGNOLE À ALGER


 En même temps que la Passion du poète Haraucourt se déclamait, le Vendredi-Saint, au Cirque d'Été, ― à Alger, dans un cirque également, une troupe d'amateurs espagnols représentait la Passion, selon les Évangiles.
 Ce drame, en six actes et 14 tableaux, dialogué par Enrique Escrich, et remanié par le sieur Garijo, le Judas de la troupe, offrait cet intérêt d'être joué par des pêcheurs, des ouvriers, des femmes du peuple, tout comme les mystères du moyen-âge et les représentations d'Oberammergau.
 Ces artisans aux jambes nues et aux mains calleuses n'avaient, jusque-là, figuré encore qu'à huis-clos, dans un répertoire ancien et moderne, sur un théâtre à eux, perdu sous les voûtes noires et âcres de la Pêcherie, devant un public recruté dans la plèbe espagnole, très nombreuse ici. C'était la première fois qu'ils paraissaient devant la foule bigarrée des hiverneurs cosmopolites, des Algériens, et du commun italien, maltais, juif et arabe. Aussi le cirque Bab-el-Oued était il plein.
 Ce que furent les acteurs et la pièce, on le devine aisément : celle-ci naïve, ceux-là assez gauches, et l'effet produit à la fois amusant et touchant ; car si parfois la simplicité des décors et des costumes déroutait le sérieux des spectateurs, en revanche la poésie et la beauté du poème jetaient une sorte de grâce triste sur la nudité des accessoires et la pauvreté des interprètes.
 D'ailleurs, il faut s'entendre. Il ne saurait être question d'art. Ces bonnes gens n'étaient pas des acteurs : ils ne savaient ni se camper, ni marcher, ni déclamer en histrions ; mais c'étaient des hommes, des femmes, des enfants, êtres primitifs et d'instinct ; aussi apportaient-ils sur les planches une sincérité d'attitude inattendue, un parfait ensemble de personnages humbles, des silhouettes frappantes de vie et de vérité, toutes choses qui — pour les esprits raffinés et les cœurs simples ― rendaient cette Passion émouvante, bonhomme et cordiale, à la façon des Noëls provençaux, et des « Chemins de la Croix » qu'on voit dans les églises de village.
 Oui, au cours du drame, empruntant ses détails aux quatre évangélistes Matthieu, Marc, Luc et Jean, et se déroulant, selon l'art Shakespearien, en des scènes courtes et des changements à vue, peu à peu et de plus en plus un charme enfantin et populaire revêtait ces acteurs simplets, aux immobilités de figures de cire ou aux gestes lents et rares de mannequins en bois. Leurs visages offraient, chez Magdeleine, Pierre, Judas et les autres apôtres, des expressions naturelles, peu accentuées, bien conformes à la tradition des images de piété coloriées. Le Christ surtout — un typographe — hâve, décharné, brun, la barbe et la chevelure sombres de Christ espagnol, montrait, à défaut d'émotion et de sourire, une tristesse résignée de pauvre homme, les méditations absorbées, l'œil fixe d'un rêveur utopiste ; et lorsqu'il disait au traître, avec un accent de reproche poignant : «  Ah ! Joudas ! Joudas ! » l'illusion naissait presque.
 Et l'impression religieuse aussi ! Par moments, un grand silence descendait sur cette foule mêlée, mi-partie indifférente et crédule : on entendait alors la voix presque haute, psalmodiante, du souffleur, à laquelle les répliques des acteurs faisaient écho, comme les répons d'une litanie.
 Jusqu'à cette langue espagnole qui exerçait une séduction: si douce pour les cantiques de l'Entrada triunfal en Jérusalem, si sonore pour le repentir et d'amour de Magdeleine, si gutturale pour la Desesperacion de Judas !
 Je ne sais si avec de vrais, de grands acteurs, les symboles de fraternité évangélique répandus dans la Passion, prendraient autant de vie et de relief qu'ils en ont eu, en s'incarnant dans les faits et gestes de ces artisans sans éducation : la Cène, le lavement des pieds, le pain partagé, le baiser d'adieu aux disciples, apparaissaient là comme des actes de la vie journalière, à la fois très familiers et très grands.
 Aujourd'hui le Christ, Judas et Pierre sont retournés à leur barque ou à leur échoppe, les Saintes Femmes et Magdeleine à leur atelier ; leur illusion d'un jour est finie ; sans doute, ils y repenseront souvent, avec regret peut-être.
 « Heureux les pauvres d'esprit ! » a dit le Christ. Cette maxime ne s'applique-t-elle pas à ces braves gens, qui ont eu la joie imaginaire et naïve de voir s'ouvrir pour eux le royaume du ciel, en cette heure où, à peu près de dix-neuf cents ans de distance, ils interprétaient, héritiers inconscients du moyen-âge, un drame unique, le plus beau, le plus pur, le plus émouvant qu'il y ait au monde ?

Paul Margueritte.

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