Visions

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Albert Samain, « Visions », Mercure de France, t. IV, n°28, avril 1892, p. 306-307.


VISIONS


I

J'ai rêvé d'une terre ardente aux fleurs profondes,
Moite dans des touffeurs de musc et de toisons,
D'une jungle du sud, ivre de floraisons,
Où fermentait l'or des pourritures fécondes.

J'étais tigre parmi les tigresses lubriques
Dont l'échine ondulait de lentes pâmoisons.
J'étais tigre!... et dans l'herbe, où suaient les poisons,
L'amour faisait vibrer nos croupes électriques.

Le feu des nuits sans lune exaspérait les moelles ;
Dans l'ombre, autour de nous, fourmillantes étoiles.
Des yeux phosphorescents s'allumaient à nous voir.

Un orage lointain prolongeait ses décharges ;
Et des gouttes d'eau chaude, ainsi que des pleurs larges,
Voluptueusement, tombaient du grand ciel noir.

II

J'ai rêvé d'un vieux monde à l'âme réprouvée,
Où j'apportais — prophète — un cœur ardent et doux.
Mes yeux forçaient le Doute à tomber à genoux ;
Et je faisais du ciel avec ma main levée.

Vers ma robe accouraient les pitiés orphelines ;
Un soir, je rencontrai, pauvresse des sentiers,
L'Espérance en haillons et lui lavai les pieds ;
Et des douceurs d'encens traînaient sur les collines...


Puis j'étais mis à mort par l'ordre du Tyran ;
De ma poitrine, alors, jaillissait un torrent,
Où venait s'étancher l'antique soif des Ames.

J'étais Celui qu'on prie aux lentes fin de jour,
Et mon pâle visage, en un nimbe d'amour,
Flottait, lune mystique, au cœur triste des femmes.

III

J'ai rêvé d'un jardin primitif où des âmes
Cueillaient le trèfle d'or en robes de candeur,
Où des souffles d'azur, veloutés de tiédeur,
Berçaient des fleurs d'argent, sveltes comme des femmes.

A l'ombre, au bord des eaux, sous des arbres légers,
Les mystiques Amants rêvaient leur solitude;
Et tout était extase, et joie, et plénitude,
Et les agneaux de Dieu paissaient dans les vergers,

L'amour sanctifié, sans hâtes et sans fièvres,
Buvait à l'urne exquise et profonde des lèvres...
O songe d'un désir parfumé par le ciel!

Et j'étais là, debout parmi les marjolaines,
Virginal, et l'archet des blanches cantilènes
A mes doigts effilés d'ange immatériel.

Albert Samain.


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