A Gustave Geffroy.
CHLOÉ
Mais lequel des deux instruirait l'autre?
Souviens-toi d'Eve : ils achèteraient un Serpent.
Un mari vierge est ridicule, le nies-tu?
Ridicule, la propreté du cœur! Où prenez-vous ce goût des hommes impurs?
Ils sont éprouvés.
Ils n'ont que servi. Vous voulez être, notre unique amour, et peu vous importe que nous ayons connu d'autres femmes avant vous.
Tu oses me comparer...
Il lui déplaisait, à elle aussi, d'être comparée.
Qui ça, Elle? je veux savoir tout de suite.
Celle qui m'a le plus adouci mes devoirs de noceur.
Je suis la plus heureuse des femmes. Et toi?
N'insultons pas au malheur des autres.
Tu te plains sans cesse.
Je me plains comme j'entends. C'est chez moi un sens et je m'applique à découvrir sous sa couche de sable la grasse terre rouge du terre à terre.
Va! pérore en mauvais style à quatre épingles! La vérité, c'est que ma robe ne me coûte que dix-neuf francs, et je l'ai réussie moi-même, seule ! Es-tu content?
Vingt sous de plus, elle t'allait presque.
Faites donc des frais!
Contre remboursement.
Quel plaisir éprouves-tu à me dire des choses dures?
Il ne faut pas croire que cela m'amuse toujours.
Tu ne les penses pas, au moins ?
Non ; ce sont elles qui me passent par la tête!
Ta littérature te fait mal.
Oui, oui : culte de l'art! religion du beau! c'est ça! Il n'y a pas de Christ sans épines.
Tu te rappelles comme nous nous sommes roulés sur l'herbe!
Mais nous avons peu roulé sur l'or.
Bah! quand nous serons riches!...
Nous serons donc riches?
Mon Daphnis, dès que tu auras gagné beaucoup d'argent, nous serons riches. Oh! je ne tiens pas à l'argent.
Avec un chiffre de combien assuré? Je me disais, jeune marié : « Voilà une femme courageuse que la misère n'effraiera pas et qui vivra avec moi sous une cabane de cantonnier! » et je ne demandais au Seigneur que de nous donner notre pain quotidien, du pain de ménage si c'était possible, jusqu'au jour de ma mort où tu ferais la grande collecte définitive.
Tu m'honorais. Mais si cette bonne opinion de moi t'encourage à la paresse, je préfère tout de même que tu arrives.
Quand tu es là, devant ton bureau, et que tu n'écris pas, qu'est-ce que tu fais? Assurément, penser, c'est travailler. Il est des paresses fécondes. Remarque comme je retiens aisément tes phrases. Mais (suis-je sotte?) j'aime mieux te voir, dans ton intérêt, un porte-plume à la main.
Il fallait le dire! tranquillise-toi. Désormais j'aurai un manche de pioche.
Tu seras célèbre.
Diable ! y tiens-tu? je ne te le garantis pas.
Tu seras célèbre, j'en suis sûr, quand tu seras vieux, ou ce que disent les journaux ne signifierait rien.
En ce temps-là, je n'écrirai plus que des préfaces pour les jeunes. Il faudra être bon pour eux, les recevoir tous.
Par fournées.
J'y veillerai. Protectrice accueillante et constamment en train de sourire, sur le seuil de ta porte, c'est moi qui leur dirai, les poussant d'une tape amicale : « Entrez, le maître est là! »
Je mets des heures à écrire une ligne. Est-ce que je travaille trop ou pas assez? je ne sais plus.
Est-il nécessaire que tu remplisses de si gros livres?
Les éditeurs te diront qu'il ne faut pas voler le public.
Du courage! je serai ta compagne fidèle.
Prends garde! c'est un emploi qui exige du savoir et de la délicatesse. Chauffe tes parfums à distance. Verse doucement la louange, comme si tu préparais une absinthe, et ne t'arrête jamais, sous aucun prétexte, d'admirer toujours « ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici! »
Alexandre Dumas père avait-il du talent? Je te demande cela parce qu'il m'amuse, tu sais!
Donc il en avait. Son fils en pense le plus grand bien. Tu n'apprécies pas la littérature moderne?
Si, j'ai lu quelques-uns de tes livres préférés. Des fois, bon Dieu, que c'est intense! Oh! la! la! On y trouve aussi moins de répétitions, mais tes écrivains voient trop noir.
L'optique progresse. Son éducation faite, l’œil regarde au fond des choses, et toutes les choses, avec le temps, déposent.
Dommage! Je lis pour mon plaisir.
Achève le vers : et non pour ton supplice!
Car, moi, je suis gaie, gaie!
Marions-nous encore.
Et je sens que jamais je ne m'habituerai à la tristesse.
C'est qu'alors tu mourras jeune, bientôt.
Tu ne m'as pas dit tes idées en politique. Tu-ne votes même pas. Es-tu inscrit? je parierais que non.
Et pourtant, un gouvernement « c'est de l'air qu'on respire! » Conseille-moi.
Je n'y entends rien, mais quand mes amies me demandent : « Ton mari est-il républicain? » je suis confuse et je réponds tantôt oui, tantôt non, au hasard. Déroutées, elles finissent par ne plus savoir à quoi s'en tenir. Je t'aimerai bien : choisis un parti, celui que tu voudras, pour nous fixer.
J'entre volontiers dans une église, me rafraîchir. Mais, je l'avoue, je ne prierais, à mon aise, sans choisir mes mots, que devant la belle nature.
Et sur une hauteur, afin d'élever plus vite ton cœur dirigeable vers Dieu polyglotte.
Tu vois, tu te moques quand je fais la bête, et tu te moques quand je comprends tout. Suis-je pas la femme d'un libre-penseur?
Nous irons tous deux à la messe demain.
Entêtée! Il y a vingt ans qu'on te dit que si.
Jules Renard.