"Histoire générale de la vélocipédie"

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Jules Renard, « Histoire de la vélocipédie », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 298




« HISTOIRE
GÉNÉRALE DE LA VÉLOCIPÉDIE »


 A remarquer d'abord le portrait de l'auteur, les places fortes de ses épaules, l'ossature nette de sa face, et son nez renifleur de bon air. M. Baudry de Saunier doit faire sérieusement toutes les gymnastiques, et estimer grandement ceux qui « sortent vainqueurs de la lutte », quelle qu'elle soit.
 Le poète Richepin présente le livre dans une préface-express : « Que les malingres, dit-il, nous jugent ridicules, si cela les console ! Ainsi se consolait le pauvre renard à la queue coupée. Il théorisait aussi contre les queues de ses confrères. N'empêche qu'il est beau de l'avoir, sa queue, c'est-à-dire d'être complet. Or l'homme complet, harmonique, doit être athlète autant qu'artiste. Et puisque le vélocipède y aide, vive le vélocipède ! »
 Voilà une belle exclamation.
 La difficulté était d'écrire un tel livre avec esprit. M. de Saunier,en bonne humeur, s'en est donné. On ne le croira pas dupe ou fanatique. Il fait un choix dans le monde des cyclistes, si mêlé, plus encombré de sots que la politique, de naïfs qu'une religion, et voici un charmant couplet qui lui vaudra un amical signe de tête des gens bien élevés : « Le véloceman est l'être doux et sans tapage, qui n'éclabousse aucun pantalon clair dans les villes, n'écrase aucun enfant dans les villages ; l'enthousiaste discret, qui ne pédale sur les nerfs de personne, et se contente d'avoir mis à ses pieds deux roues ailées pour voler dans la campagne près des blés jaunes ou sous les bois frais. Il chérit son véloce comme Platon voulait qu'on chérît sa patrie, comme une maîtresse, et vos beaux écrous, petite bicyclette, le font mourir d'amour. »
 Et c'est ainsi tout le long du livre. M. de Saunier raconte cette histoire de la vélocipédie en ironiste finement moqueur, en littérateur qui joue et construit, pour se reposer, des phrases du genre élégant. Sa manière rappelle celle des Goncourt dans leurs études sur le dix-huitième siècle. Selon son expression, « il chiffonne un peu dans le tas des systèmes nouveaux, sans dédain, avec égards même, non avec des pincettes d'or, mais sans crochets ». Les documents sont triés avec soin, et il ne cache pas son goût pour ceux qui font sourire.
 Quel peut être l'ancêtre de la vélocipédie ? La Fortune sur sa roue d'or, Noé descendant rapidement les côtes dans une barrique de vin, le premier des rémouleurs, le premier des joueurs d'orgue de barbarie, ou le premier cul-de-jatte qui osa confier à un chariot rudimentaire la moitié de sa personne ?
 Le défilé qui a commencé pittoresquement continue sans monotonie. Notons au passage :
 — La vélocipédransiavaporiana, sorte de voiture rapide qui « fait quatorze lieues en quinze jours ». — La voiture manuvotive : « J'ai eu l'occasion, dit un journaliste de l'époque, de monter sur cette machine, et j'en ai conclu que, pour donner de l'exercice au corps, elle n'était pas précisément mauvaise ; mais pour voyager, je vous avoue franchement que je préfère la diligence ». — Le vélocipède à selle tournante ainsi qu'un tabouret de piano et permettant au vélocipédiste de se détourner, pour voir, disaient les loustics, si la roue de derrière suit le train. — Un appareil compliqué dont la partie essentielle est une roue unique, et qu'on a vu, dans les Champs-Elisées, monté par un homme grisonnant, Courbet, le peintre de l'Enterrement d'Ornans. — Le monocycle à contre-poids : d'un côté de la roue le cavalier s'assied, de l'autre est installée une boîte de zinc qui renferme de l'eau.— Le monocycle Rousseau « qui n'allait bien qu'aux pentes ». — Le monocycle à deux roues de front : « Sur les épaules du cavalier se trouvait un large collier de bois relié à la machine, pour que dans les montées trop dures il pût porter sa machine à la façon des porteurs d'eau. — Le vélocipède de l'âge mûr : il est à trois roues et ne peut verser. — Le vélocipède à double selle : « Ainsi, dit le marchand dans sa réclame, disparaît le reproche d'égoïsme que l'on fait au bicycle. Il jouira désormais du privilège des palefrois sur lesquels les preux portaient les dames en croupe ! Je vends le nouveau bicycle 275 francs.» — Un coquet bicycle spécialement construit pour dames : « L'attention que nécessite la direction du vélocipède détourne les jeunes esprits des pensées vagues et dangereuses auxquelles leur âge et leur sexe les prédisposent fatalement ». Mais le coquet bicycle n'eut pas de succès. Ce qu'il fallait aux dames, c'était « des machines d'hommes ». — Le bicycle de trois mètres, de Renard : « Six marchepieds conduisaient au faîte de ce colosse de 70 kilos, qui développait 9m 50 à chaque tour, mettait son guidon à toutes les fenêtres et ne trouvait jamais gîte à sa taille ». — Un tricycle dit « vélocimane », modèle d'un nouveau véhicule mis en mouvement « par la personne même qui est dessus ». — Le véloce Fantôme : « A peine est-il en marche, que tous les rayons semblent s'évanouir, et l'œil ne perçoit plus qu'une sorte de vapeur fantastique qui voltige des jantes au moyeu ». — Le vélocipède aérien, le vélocipède plongeur et le vélocipède moulin...
 Ici s'arrête la revue incomplète des petits monstres de la vélocipédie. Ils lui ont valu quelques persécuteurs. M. Sarcey demande à la police, dans la France de mai 1869, de supprimer « cette excentricité dont il ne voit nullement l'avenir ». — Le maire du bourg obscur de Luc, en Provence, interdit la circulation dans ses États de tous les vélocipèdes, « sauf de ceux qui seront conduits par une personne à pied ». — Le Gaulois déclare : « Les vélocipédistes sont des imbéciles à roulettes. » Le Parlement riposte : « O vélocipède, chameau de l'Occident ! » — En 1869, l'entrée du bois de Boulogne est fermée à tout vélocipède « qui n'est pas en fiacre ». — Enfin, en 1870, Madame de Puyparlier exige la séparation de biens d'avec son mari : « Il est fou, dit-elle. En doutez-vous ? Mais la seule preuve en serait qu'il monte à vélocipède ! »
 Prenez donc ce livre gai. Vous rirez en vous instruisant. Vous avez bien le temps de lire des traités de littérature. Pour une fois qu'on s'amuse !
 Il va de soi que M. de Saunier n'a pas écrit son livre seulement parce que « les billets de banque, dont on brise l'échine pour leur donner l'habitation chaude du gousset, ont un bruit délicieux de froissement de feuilles d'or ». Il voudrait encore convertir son lecteur.
 Je reste froid.
 Oui, je sais, on va vite sur une bicyclette, plus vite qu'à pied. O jouissance, dites-vous, courir, fût-ce sur un cercle de tonneau ! courir, dût-on en mourir !
 Pourtant, quand on a bien couru, faut-il encore recommencer ?
 Et puis, c'est si bon de ne pas jouir trop vite.

Jules Renard.

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