"Les XX"

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Pierre-M. Olin, « Les XX », Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 236-240.


LES XX



 Voici la huitième fois que, fidèles à leurs idées progressives, les XX ouvrent leur Salon d'Art. Cette association de talents aux tendances diverses eut, en Belgique, cet immense et incontesté mérite de faire connaître de très notoires artistes, y restés inconnus ou presque, il est pénible de l'avouer : Besnard- Raffaelli — Claude Monet — Renoir — Pissarro — Seurat — Signac — Dubois-Pillet — Anquetin — Henri Cros — Toulouse Lautrec — Gauguin — Cross — Rodin — Carriès — Redon — Bracquemond — Cezanne — Van Gogh — Berthe Morizot — Stott — Swan — Steer — Thornley — Chase — Whistler — Crane —Oberlander — : on le voit,mieux qu'une pléiade. Ils sont, ici, les seuls représentants en arts plastiques de la formidable poussée en avant qui aujourd'hui balaye impitoyablement ceux qui, vains fantoches, tentent de la braver : des conférences littéraires et des concerts complètent cette courageuse tentative.
 Cette année, malheureusement, plusieurs Vingtistes d'un art particulièrement suggestif n'ont exposé, et l'absence de Rops, Rodin, Picard, Schlobach, Van de Velde, est vraiment déplorable.
 Néanmoins, l'ensemble reste l'une des plus intéressantes manifestatious d'art que nous ayions vues.  Dès l'entrée, une série de toiles de l'admirable artiste feu Vincent Van Gogh ; nous regrettons qu'on n'ait pas envoyé celles, plus belles, exposées l'an dernier aux Indépendants. Cependant le Semeur est un tableau à la couleur et à l'allure tragiques, le Bouquet d'Iris est d'une merveilleuse splendeur, et le cloisonnisme de Van Gogh semble particulièrement apte à figurer ces étranges fleurs héraldiques. Ses dessins sont très supérieurs à ses peintures, et plusieurs d'entre eux : Fontaine, Dans le jardin de l'hospice, Marine, sont de purs chefs-d'œuvre.
 Après le très bel article publié le mois précédent en ce Mercure de France, nous ne nous étendrons pas aussi longuement que nous l'eussions désiré sur Paul Gauguin. Notre admiration va très sincère à ce grand artiste, et nous y avions senti ce que M. A. Aurier a éloquemment dit ici même. Ce qui nous a surtout frappé, c'est le côté éminemment décoratif de ses étranges bas-reliefs en bois. (Il y en a trois : Soyez amoureuses — Soyez mystérieuses — Des négresses).Tout ce que le vice contient de misère et de souffrances abjectes, de jouissances abrutissantes et de grandeur résignée, se démontre en ce panneau décoratif dont nous ne détestons que l'inscription : Soyez amoureuses, vous serez heureuses, diminue l'impression, donnant un sens exact, déterminé, enlevant la suggestion et créant une façon de rebus. Hélas, que n'est-il quelque veau d'or, un peu moins bête que ses contemporains, pour employer à quelque grande besogne le génie décoratif de ce prodigieux artiste. Quelques merveilles de poterie émaillée complètent l'exposition de Paul Gauguin.
 Le hasard du tirage au sort a mis l'un à côté de l'autre Seurat et Signac. Hasard vraiment heureux, car, tout en faisant éclater la splendeur du procédé de la division des tons, ce voisinage démontre, ce que d'aucuns niaient, la personnalité si différente de ces deux artistes.
 Outre son chahut, toile très intéressante mais plus de technique que d'art pur, Seurat a envoyé six études de toute beauté. L'atmosphère est d'une étonnante transparence, et rien n'égale la douceur des colorations ; un seul reproche, et ce surtout en son chahut, parfois un peu de sécheresse.
 Chez Signac, un éploiement de lumières vibrantes,un étincellement de tous chauds d'une incomparable beauté. De plus, Signac a su rendre d'une façon inconnue les menus mouvements d'eau, les longues et frêles vagues des rivières, alors qu'en des horizons orange et de feu le soleil s'en va, s'en va en des gloires mortelles. L'op. 206 est à cet égard l'un des tableaux nous ayant le plus impressionné, et tous ceux ayant l'amour de l'eau et du fleuve resteront frappés de toute la mélancolie des souvenirs devant cette si suggestive toile.
 L'envoi de Camille Pissarro est vraiment iusuffisant, et nous saluons le maître glorieux d'après ce que nous connaissons de lui et non d'après les quelques toiles qu'il a envoyées.
 D'Angrand nous ne dirons pas grand chose, la plupart des œuvres actuellement à Bruxelles avant été vues aux Indépendants l'an dernier. Nous citerons cependant une coquetterie : Angrand, en même temps que des toiles datant de 90, en a envoyé une de 85. La distance séparant ces productions est énorme, et très à l'honneur de leur auteur.
 Quelques affiches et deux pastels pas extraordinaires rappellent Chéret plutôt qu'ils ne font connaître le très grand artiste qu'il est.

 Deux artistes bien différents exposent aussi en ce si composite Salon : Walter Crane et Oberlander.
 Walter Crane est célèbre à la fois par ses illustrations d'album et par la poussée qu'il a donnée, en Angleterre, à divers arts industriels : outre la collection (admirable mais très connue) de ses Albums, il a envoyé deux exquises aquarelles : Pegasus — Flora. Parmi ses Picture books nous mettrons hors pair, et parmi les plus pures productions de l'art contemporain : Pan Pipes, The Sirens Three, Flora steast, etc. Oberlander est, lui, l'incomparable humoriste des Fliegende Blatter de Munich, et celui qu'en le transformant un peu ont imité les Caran d'Ache et Cie. Il a aux XX des albums et des planches d'une gaieté vraiment folle. Les cinq dessins : le chevalier Eisenhart de Blechengen montrant un héros bardé de fer attaqué en le désert par un couple de lions, qui y laissent leurs dents, sont certainement des chefs-d'œuvre de bonne humeur caricaturale. Que dire de ces ironies, qui, bien qu'allemandes et bavaroises, sont très fines en leur sel spécial: le Salut, Au Port d'Armes, les Eléphants. Une collection d'albums complète l'envoi.
 Nous prendrons maintenant les XX proprement dits (nous avons déjà parlé de l'un d'eux, Paul Signac, élu l'an dernier).
 Nous avons déjà signalé quelques abstentions regrettables.
 Parmi les exposants se signalent à des titres divers Minne, van Rysselberghe, Khnopff, Toorop.
 Minne, dont, l'an dernier, les étranges et si belles sculptures provoquèrent une explosion d'enthousiasmes et de clameurs dénigrantes, n'envoie cette fois qu'un groupe : Deux hommes, très beau, et un dessin : une mère emportant son enfant mort, la sœur suit. Dire la quintessence de misère et de désolation contenue en ce tout petit cadre ne nous est pas possible ; toute la douleur maternelle , et pour la petite le désespoir inconscient d'une chose pas encore très bien comprise, sont fixés sur ce frêle papier. Certes, ceux qui affirmèrent qu'en Minne ils voyaient apparaître l'un des plus émotionnants artistes de l'époque, ceux-là virent bien. De telles œuvres consolent de tant d'autres.
 Van Rysselberghe continue la marche graduelle et sûre de ses progrès, mais est actuellement, évidemment, préoccupé du perfectionnement de son métier, qui s'affirme de jour en jour. Sa gloire est d'avoir su, seul jusqu'à présent, avec le procédé du pointillé, créer des personnages vivants, remuants et tenant vraiment dans l'atmosphère. A cet égard, sa grande toile est certes la plus réussie produite par le néo-impressionnisme. Quelque belle que soit sa marine : le Per Kiridy, elle n'égale pas encore en lumière, en blondeur, les marines de Signac et de Seurat. Ses dessins Intimité et Cirque sont très beaux. Nous aimons beaucoup moins son Portrait, qui est un peu sec.
 Fernand Khnopff est pour la journaillerie locale le triomphateur. Il est la seule excuse des turpitudes exposées en un local de l'Etat qui fait vraiment, là, preuve d'une inexcusable indifférence. Nous regrettons pour M. Khnopff ce concert universel de louanges, mais il faut avouer qu'il semble se l'être attiré volontairement. Par un symbolisme de pacotille, que nous appellerons un simple rébusisme, il a sollicité l'attention ; un faire fignolé et méticuleux lui a instantanément attiré la sympathie d'Israël, qui fut si féru de van Beers (le petit portrait de gamin exposé cette année par Khnoptï n'est pas un médiocre van Beers), quelques jolies têtes qui parurent énigmatiques à des artistes mal renseignés les séduisirent; mais la connaissance croissante des Burne Jones, des Rossetti et des Gustave Moreau a beaucoup diminué l'admiration que ceux-là eurent. Le grand défaut, l'impardonnable faiblesse de Khnopff est sa stagnation. Ce qu'il fait aujourd'hui, il le fit il y a six ou sept ans, et alors il le faisait mieux. Son exposition actuelle est de beaucoup la moins bonne qu'il fit. Nous ne voyons rien à y citer.
 Toorop, dont la sauvage nature javanaise ne parvenait pas à s'accommoder au procédé vraiment trop civilisé du pointillé, l'a courageusement abandonné et est retourné tout droit aux tons presque plats à traits noirs. Il a envoyé deux morceaux de premier ordre dont nous mettrons hors pair : En levant l'ancre : au fond d'un bateau de pêche qui prend le large (un large dont on voit les émeraudes se briser en opales à l'avant frappé), des marins, des pêcheurs poussent et tirent au cabestan ; ce qu'ils sont de leur métier et à leur besogne ! Quels autres gaillards que les marins hâleurs de Chariot, sculpteur peut-être très consciencieux, mais dont on se demande la raison d'être aux XX. Paul Dubois se signale par de très rares dons d'élégance qui font pardonner à plusieurs de ses sculptures leur insuffisance de personnalité. Mlle Anna Boch est certainement la femme peignant le mieux en Belgique ; mais c'est de l'art de femme, c'est-à-dire où se découvrent toujours et quoi qu'on fasse certaines influences masculines. Nous citerons également les curieux essais de peinture céramique de Willy Finch, et des dessins de Lemmen. D'autres artistes seraient encore à citer, mais ils ont exposé soit des œuvres insuffisantes, ou bien certains voisinages leur ont-ils nui. Mais Steer (sauf une bien jolie scène de ballet et une marine), Guillaumin, Filliger, Sisley, sont restés au dessous de l'impression qu'on espérait d'eux. Il en est d'autres aussi dont il vaut mieux ne pas parler.


Pierre-M. Olin.


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